Correspondance (article sur Pasteur)

Jules Davaine et
Correspondance (article sur Pasteur)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 461-464).
CORRESPONDANCE


Paris, 28 décembre 1884.


Monsieur le directeur,

L’auteur de l’article, publié le 15 décembre dernier, sur les travaux de M. Pasteur a commis un certain nombre d’erreurs qu’il est de mon devoir de relever. Il résume en quelques pages les études de l’illustre savant sur les maladies parasitaires ; mais, en voulant faire ressortir le mérite de ces études, il néglige de reconnaître l’importance des découvertes d’un autre savant, le docteur Davaine, qui n’est plus là pour réclamer ce qui lui appartient. Je viens donc vous prier, monsieur le directeur, de vouloir bien insérer ces quelques lignes rectificatives, persuadé que vous les accueillerez par un sentiment de justice et d’équité. M. Denys Cochin a le tort d’associer trois expérimentateurs qui n’ont jamais été d’accord et qui seraient bien surpris de se trouver ensemble : MM. Leplat et Jaillard, et le docteur Davaine. Les deux premiers, dès le début des travaux de mon père, se posèrent en adversaires de sa théorie. Ils se livrèrent à des expériences contradictoires et nièrent la présence de la bactéridie charbonneuse chez une vache morte du charbon, ce qui leur valut trois réponses qui furent insérées dans les comptes-rendus de l’Académie des sciences des 21, 28 août et 25 septembre 1865. Ces réponses réduisirent à néant- leurs expériences et les convainquirent d’erreur. M. Denys Cochin ne les en tient pas moins pour être du même avis que le docteur Davaine : « MM. Jaillard et Leplat et M. Davaine, dit-il, ne s’étaient pas trompés ; ils s’étaient arrêtés en bon chemin, ne sachant pénétrer dans ce monde des infiniment petits, où M. Pasteur, grâce à des prodiges de sagacité, a seul pu se reconnaître. Voici ce que M. Pasteur parvint à établir. Quand un cadavre est abandonné à la putréfaction, il est presque toujours envahi par des vibrions nommés septiques et agens de la maladie dite septicémie. L’inoculation d’un sang putride donne la septicémie et la mort. Il ne faut pas confondre les vibrions septiques avec les bactéridies… » Tout cela est très clair et très vrai. L’auteur de l’article se trompe seulement en un point : c’est que cette importante distinction du virus septique et de la bactéridie charbonneuse (c’est Davaine qui l’a ainsi baptisée) est l’œuvre de Davaine seul. Mais là ne s’étaient pas bornées des études dont il est regrettable que M. Cochin n’ait pas eu connaissance. Dès 1863 (il importe de noter cette date), le docteur Davaine publiait dans les comptes-rendus de l’Académie des Sciences, de l’Académie de médecine et de la Société de biologie une série de communications qui se succédèrent presque sans interruption jusqu’en 1880. Ces communications eurent un grand retentissement dans le monde savant et provoquèrent d’ardentes polémiques. Mon père eut beaucoup à lutter : il lui fallut entasser preuves sur preuves et répéter vingt fois ses expériences pour amener la conviction dans tous les esprits. La lumière se fit enfin grâce à lui, grâce à lui seul, et, quand M. Pasteur aborda la question, la solution en était suffisamment avancée pour que le nom de Davaine y restât attaché. Voilà ce que toute personne désireuse de connaître la vérité pourra constater en consultant les trois recueils précédemment cités.

Ces travaux, continués pendant vingt ans avec une patience si persévérante, ont été résumés de la façon la plus lumineuse par M. le professeur Laboulbène dans un éloge prononcé à la Société de biologie le 2 février 1884. Et, dans cette même société, c’est à Davaine que M. Paul Bert rendait hommage en ces termes : « Le grand mouvement de là pathogénie contemporaine a son origine dans les travaux de Davaine, à qui revient tout entière la gloire de la découverte initiale. » Enfin, en 1877, M. Pasteur lui écrivait : « Je me félicite d’avoir été si souvent le continuateur de vos savantes recherches. »

Dans la ferveur de son zèle et de son admiration, M. Cochin fait trop bon marché des découvertes d’un savant qui, non-seulement a ouvert la voie à M. Pasteur dans ses études sur les maladies parasitaires de l’homme et des animaux, mais encore, avant lui, avait fait faire un immense pas à la science. La part de M. Pasteur est assez large ; sa renommée est universelle et il n’a pas besoin de ce supplément de gloire.

Agréez, je vous prie, monsieur le directeur, l’assurance de mes sentimens distingués.


JULES DAVAINE.

Monsieur le directeur,

M. Jules Davaine, en venant rappeler les titres de gloire de son père, obéit au sentiment le plus honorable. Je le prie de croire avant tout au profond respect que j’ai gardé pour la mémoire de ce savant distingué et à ma haute estime pour ses travaux, — qui me sont moins inconnus assurément que M. Jules Davaine ne parait le penser.

Mais je ne puis, sans essayer de me défendre, me laisser accuser d’avoir commis un certain nombre d’erreurs, et je vous demande la permission, monsieur le directeur, de rappeler les faits.

M. Davaine signala, dès 1850, dans le sang des animaux morts du charbon, la présence de corps filiformes qu’il appela plus tard bactéridies. En 1863, M. Pasteur ayant depuis deux ans publié ses observations sur le vibrion de la fermentation butyrique, l’attention de M. Davaine fut rappelée sur les corpuscules qu’il avait vus treize années auparavant, et devant l’Académie des sciences (séance du 27 juillet 1863). Il prononçait les paroles suivantes : « Les corpuscules filiformes que j’avais vus dans le sang des moutons atteints du sang-de-rate (ou charbon) ayant une grande analogie de forme avec ces vibrions (les vibrions butyriques), je fus amené à examiner si des corpuscules analogues ou du même genre que ceux qui déterminent la fermentation butyrique, introduits dans le sang d’un animal, n’y joueraient pas de même le rôle d’un ferment. » En effet, le sang d’un animal charbonneux, inoculé à un animal sain, lui communiquait la maladie du charbon. La citation que je viens de faire montre, malgré la découverte initiale dont l’honneur revient assurément à M. Davaine, combien il serait difficile de décider lequel des deux savans a ouvert la voie à l’autre.

Vinrent les expériences de MM. Jaillard et Leplat, qui inoculaient du sang, provenant de cadavres charbonneux et ne trouvaient point de bactéridies. La lutte fut vive entre ces deux expérimentateurs et M. Davaine. Je n’ai eu garde de prétendre qu’ils fussent d’accord ; mais j’ai voulu dire que, de deux côtés opposés, MM. Jaillard et Leplat et M. Davaine avaient aperçu une part de la vérité. Au milieu de ces contradictions apparentes, est-il possible de soutenir que la lumière se fit « grâce à Davaine et grâce à lui seul ? » Si M. Pasteur n’avait pas établi que tout cadavre charbonneux est capable d’engendrer une maladie septique toute particulière, succédant presque nécessairement au charbon ; si M. Pasteur n’avait pas cultivé à part, en dehors de l’organisme, la bactéridie et le vibrion septique ; si M. Pasteur n’avait pas déterminé les conditions de vie de ces deux êtres, le premier avide d’oxygène, le second tué par l’oxygène libre, le premier, parasite du corps vivant, le second, l’un des agens de la décomposition des cadavres, la lumière ne se serait pas faite.

À la vérité, dans un mémoire publié en 1869, M. Davaine annonce « que la putréfaction détruit le virus charbonneux[1]. » Et le savant expérimentateur constate, après Magendie, que la putréfaction détermine une maladie connue sous le nom de septicémie. — Affirmation trop générale, car, d’une part, la putréfaction détruit les corpuscules filiformes, mais non les germes de la bactéridie, et, d’autre part, la putréfaction donne des septicémies très diverses qui pourraient conduire les observateurs à des résultats très confus.

Avant M. Pasteur, les mots putréfaction, fermentation, contagion, étaient des mots d’un sens mal défini. C’est lui qui a fait connaître la cause de chacun de ces phénomènes en l’attribuant à l’action d’une espèce vivante déterminée. C’est lui qui a séparé ces espèces microscopiques et qui a su les cultiver sans mélange, de façon à étudier sans confusion les lois de leur reproduction et de leurs fonctions physiologiques. C’est à lui enfin qu’est due la découverte de la variabilité de leur virulence, découverte qui explique l’apparition et la décroissance des épidémies, et qui a permis de chercher non pas à guérir, mais à prévenir les maladies contagieuses.

Je ne saurais répondre, monsieur le directeur, à d’autres observations de M. Jules Davaine, qui portent plutôt sur des appréciations que sur des faits. M. Jules Davaine prétend que j’ai trop restreint la part de reconnaissance due à son père : en cela, M. Pasteur serait le premier à me blâmer. En tête de son premier mémoire sur le charbon, alors que les Allemands s’attribuaient la découverte de la bactéridie charbonneuse, il a revendiqué les droits du docteur Davaine. Je suis prêt, d’ailleurs, à avouer toute la ferveur de mon zèle ; mais si M. Jules Davaine pense qu’elle m’entraîne trop loin, qu’il me permette de le lui dire, aux yeux de tout le monde il passera pour un juge encore plus partial que moi ; le reproche lui fait trop d’honneur pour que j’hésite à le lui adresser.

Veuillez agréer, monsieur le directeur, l’assurance de mes sentimens les plus distingués.


DENYS COCHIN.

  1. Notice sur les travaux scientifiques de M. Davaine, p. 107. — Comptes-rendus de l’Académie des sciences 1869 (25 janvier et 1er février.)