Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 72-73).


LXIX

À NAIGEON[1]


Cet homme[2] dites-vous, est né jaloux de toute espèce de mérite. Sa manie de tout temps a été de rabaisser, de déchirer ceux qui avaient quelque droit à notre estime. Soit ; mais qu’est-ce que cela fait ? Est-on un sot, parce que cet homme l’a dit ? Non. Qu’en arrive-t-il ? Le cri public s’élève en faveur du mérite rabaissé, déchiré, et il ne reste au censeur injuste que le titre d’envieux et de jaloux.

Cet homme, dites-vous, est ingrat. Son bienfaiteur est-il tombé dans la disgrâce, il lui tourne le dos, et se hâte d’aller encenser l’idole du moment. Soit ; mais qu’est-ce que cela fait ? En méprise-t-on moins l’idole et son encenseur ? Non. Qu’en arrive-t-il ? On dit peut-être de l’homme disgracié qu’il avait mal placé sa faveur, et de l’autre, qu’il est un ingrat.

Cet homme, dites-vous, a fait l’apologie d’un vizir dont les opérations écrasaient les particuliers, sans soulager l’empire. Soit ; mais qu’est-ce que cela fait ? Le peuple en est-il plus opprimé, et le vizir moins digne du mortier d’Amurat ? Non. Et que dit-on du vizir ? On dit en soupirant qu’il est toujours en faveur, et l’on attend. Et de son apologiste ? que c’est un lâche ou un insensé.

Mais ce jaloux est un octogénaire qui tint toute sa vie son fouet levé sur les tyrans, les fanatiques, et les autres grands malfaiteurs de ce monde.

Mais cet ingrat, constant ami de l’humanité, a quelquefois secouru le malheureux dans sa détresse, et vengé l’innocence opprimée.

Mais cet insensé a introduit la philosophie de Locke et de Newton dans sa patrie, attaqué les préjugés les plus révérés sur la scène, prêché la liberté de penser, inspiré l’esprit de tolérance, soutenu le bon goût expirant, fait plusieurs actions louables, et une multitude d’excellents ouvrages. Son nom est en honneur dans toutes les contrées et durera dans tous les siècles.

Hé bien, à l’âge de soixante et dix-huit ans, il vint en fantaisie à cet homme tout couvert de lauriers de se jeter dans un tas de boue ; et vous croyez qu’il est bien d’aller lui sauter à deux pieds sur le ventre, et de l’enfoncer dans la fange, jusqu’à ce qu’il disparaisse ! Ah ! monsieur, ce n’est pas là votre dernier mot.

Un jour cet homme sera bien grand, et ses détracteurs bien petits.

Pour moi, si j’avais l’éponge qui pût le nettoyer, j’irais lui tendre la main, je le tirerais de son bourbier, et le nettoierais. J’en userais à son égard comme l’antiquaire avec un bronze souillé. Je le décrasserais avec le plus grand ménagement pour la délicatesse du travail et des formes précieuses. Je lui restituerais son éclat, et je l’exposerais pur à votre admiration.

Bonjour, nous penserons diversement, mais nous ne nous en aimerons pas moins.


E facera ogn’uno al suo senno.



  1. Publiée, comme la lettre à Mme Diderot, dans les Mélanges de la Société des Bibliophiles français (t. V, 1827), par M. H. de Chateaugiron, qui tenait l’original (sans date ni signature) de Mme Dufour de Villeneuve, sœur de Naigeon. Il en existe un tirage à part.
  2. Voltaire.