Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXX (p. 66-68).


LXVI

AU DOCTEUR CLERC[1].
À La Haye, ce 15 juin 1774.

Il faut, monsieur et cher docteur, que je vous fasse une histoire ou un conte. Un galant homme de notre pays eut deux procès à la fois ; l’un avec sa femme qui l’accusait d’impuissance, l’autre avec une maîtresse qui l’accusait de lui avoir fait un enfant ; il disait : Je ne saurais les perdre tous deux. Si j’ai fait un enfant à ma maîtresse, je ne suis pas impuissant et ma femme en aura un pied de nez. Si je suis impuissant, je n’ai pas fait un enfant à ma maîtresse, et celle-ci en aura le nez camus. Point du tout, il perdit ses deux procès, parce qu’on les jugea l’un après l’autre. Cela vous paraît bien ridicule ; eh bien ! c’est ce qui vient de m’arriver tout à l’heure à moi-même avec un auteur et un libraire à qui j’avais vendu le manuscrit de l’auteur. Je disais : Si le libraire est mécontent, l’auteur sera satisfait ; et si l’auteur n’est pas satisfait, le libraire sera content. Point du tout. Ils me chantent pouille tous deux.

Je vous proteste, docteur, que j’ai fait de mon mieux ; vous ne pensez pas qu’il est ici d’usage de ne rien payer ; vous ne pensez pas que je n’aurais pas eu un écu de plus à Paris, et qu’on vous y aurait mis en capilotade. Votre manuscrit est fourré de lignes qu’aucun censeur royal n’aurait osé vous passer. Ainsi, madame Clerc, dites à votre mari qu’il se taise et qu’il me laisse en repos.

Je n’enverrai point votre billet à M. de Matinfort ; il est plus sûr, il me semble, de le confier à Grimm, que nous attendons d’un jour à l’autre, que de le risquer par la poste. C’est Rey qui se charge de vous expédier votre ballot d’ exemplaires, et qui s’en acquittera mieux que moi. Je ferai, du reste, ce que vous me prescrirez.

Comment ! vrai ! l’Encyclopédie est une affaire décidée ! Point de mauvaise plaisanterie, docteur, s’il vous plaît ; quoi ! je ne mourrai pas sans avoir fait encore une bonne action et refait un grand ouvrage ; une bonne action, en dotant, pour ma part, un établissement élevé pour l’humanité ; refait un grand ouvrage, en le conformant au plan sur lequel il avait été projeté ; je ne mourrai pas sans m’être bien dignement vengé de la méchanceté de mes ennemis ; je ne mourrai pas sans avoir élevé un obélisque sur lequel on lise : « À l’honneur des Russes et de leur souveraine et à la honte de qui il appartiendra ! » je ne mourrai pas sans avoir imprimé sur la terre quelques traces que le temps n’effacera pas ! J’y mettrai les quinze dernières années de ma vie ; mais, à votre avis, qu’ai-je à faire de mieux ?

J’étais en train, lorsque j’ai reçu votre lettre, de préparer une édition complète de mes ouvrages ; j’ai tout laissé là. Ces deux entreprises ne peuvent aller ensemble ; faisons l’Encyclopédie, et laissons à quelque bonne âme le soin de rassembler mes guenilles, quand je serai mort.

À présent que j’y réfléchis plus sérieusement, la circonspection de M. le général ne me surprend plus. L’affaire d’intérêt ne pouvait pas être aussi claire pour lui que celle d’utilité et de gloire pour la souveraine. Il s’est donné le temps d’entendre et de me connaître. Les grands sont si sujets à rencontrer des fripons qu’ils se méfient des honnêtes gens. Si nous avions été dix ou douze ans à leur place, nous nous méfierions comme eux.

M. de Sartine, je ne dis pas mon protecteur, mais mon ami de trente ans, remplace M. de La Vrillière ; jugez comme cela faciliterait ma besogne, si elle était sujette à difficultés. Renouvelez les assurances de dévouement et de respect de ma part à MM. Durand, De Lacy et de Noltken.

L’édition va son train ; nous gémissons sous deux presses, l’une à Amsterdam, l’autre ici. J’y mets tout ce que je sais. Maudit arabe que vous êtes, qui toisez l’amitié sur l’importance des services, faites-vous couper le prépuce, et puis judaïsez, et jurez après cela tant qu’il vous plaira.

Mon respect à tous les dignes commensaux de la table ronde.

Je vais sonder mes coopérateurs ; et je ne tarderai pas à vous en rendre compte.

Je vous dirais bien quelques nouvelles publiques, mais le lendemain détruit l’ouvrage du jour ou de la veille.

Je vous embrasse, j’embrasse Mme Clerc et le petit ourson blanc ; s’il vous vient quelque mot bien saugrenu et bien doux, adressez-le de ma part à Mlle Anastasia.

Mais, dites-moi, ne pouvez-vous pas engager M. le général à m’expédier les fonds qu’il m’a promis, plutôt au commencement qu’à la fin de septembre ? Cela fait la différence de trois mois et peut-être de six pour mes arrangements. Les grands seigneurs, qui n’ont l’embarras de rien, ne savent pas ce que c’est qu’un déménagement, et un déménagement dans la mauvaise saison.

Le prince Orloff m’a promis des minéraux, j’ai laissé un petit catalogue à M. le vice-chancelier. Ce sont tous de fort honnêtes gens ; mais ces honnêtes gens-là ont tant d’affaires, comme de boire, manger et dormir, dans toutes les combinaisons possibles !

J’ai écrit, il y a quelques jours, à le M. vice-chancelier un petit billet pantagruélique. C’est style d’ancien welche. Peut-être n’y entendra-t-il rien.

J’attends mes malles et tous vos envois ; n’oubliez pas la suite des anecdotes polonaises. Adieu, mon cher docteur : lorsque la mélancolie vous prendra, faites-vous dire à l’oreille, deux ou trois fois de suite, par Mme Clerc, le soir et le matin, la formule mais bien articulée.



  1. Inédite. Communiquée par M. le baron de Boyer de Sainte-Suzanne.