XLIV


À L’ABBÉ GAYET DE SANSALE,
CONSEILLER AU PARLEMENT ET DOCTEUR DE LA MAISON DE SORBONNE.
Paris, ce 1er août 1768.
Monsieur,

Il est de la dernière importance pour votre cliente qu’elle soit promptement jugée : elle n’est pas en état de supporter plus longtemps les dépenses du séjour de Paris.

Je ne puis, sans manquer à l’humanité et à la justice, m’empêcher de vous représenter :

1° Que les prétendues spoliations dont elle est accusée et dont elle s’est rendue suspecte ne peuvent jamais l’indemniser de la fatigue qu’elle a supportée dans la maison, des soins qu’elle a pris de son père et de sa mère, de la servitude dans laquelle elle a vécu pendant de longues années, d’un concours continu à conserver et augmenter le bien de la maison avec les parents, des dépenses qu’on faisait pour réparer les extravagances de ses frères, des insultes qu’elle a reçues, des peines qu’elle a souffertes de leur part. Elle aurait été cent fois mieux récompensée et cent fois moins malheureuse si elle eût été la servante et non la fille de la maison.

2° Que si l’on accordait à ses frères l’indemnité qu’ils demandent et qu’elle perdît son procès, elle serait absolument ruinée. Il est bien dur d’avoir servi toute sa vie, de n’avoir commis d’autre faute que celles auxquelles la férocité de ses frères la contraignait et de tomber dans la misère.

3° Que ses frères lui ont fait un tort réel en faisant saisir mal à propos des marchandises qui sont restées sur son compte. C’est, ce me semble, au saisissant à répondre des suites d’une saisie mal faite.

4° Que les violences qu’elle a essuyées de ses frères, brisant les portes pendant la nuit et s’introduisant chez elle, doivent entrer en considération, soit pour excuser les démarches inconsidérées de leur sœur, soit pour apprécier la sorte d’indemnité qui leur est due.

5° Que sur la connaissance que j’ai des pauvres ménages des ouvriers de province, je ne saurais vous dire le peu de valeur des spoliations possibles, fussent-elles réelles et démontrées.

6° Que l’ayant interrogée moi-même sur des draps et autres guenilles, en un mot sur la circonstance qui paraît la charger davantage, elle y a satisfait avec beaucoup d’ingénuité et de vraisemblance. Elle nomme ceux à qui ces effets appartiennent, et elle en motive l’emprunt par la nature de la maladie de sa mère, qui exigeait plus de linge qu’il n’y en avait à la maison.

7° Que moi qui connais un peu ce que c’est que le linge des ouvriers de province, je puis vous assurer qu’on n’en ferait pas ici des torchons de cuisine. Imaginez qu’une fille portait sur ses bras quatre paires de ces draps.

8° Que, quoique la maladie de sa mère eût été dispendieuse et longue, il se trouve plus de bien à sa mort qu’il n’y en avait à la mort du mari.

9° Que cette fille se trouve dans la position la plus effroyable ; que si elle perd son procès, elle sera réduite à la dernière extrémité, et que si elle le gagne, elle sera forcée de s’expatrier, à moins qu’elle ne veuille s’exposer à périr de la main de ses frères.

10° Que ses frères ont leur talent et que l’unique ressource de la sœur est d’entrer au service.

11° Qu’il ne lui restera pas seulement l’honneur intact, parce que la moindre indemnité l’accuse de vol.

12° Que s’il y a des cas où interdum pœna justo juri recidit, c’en est un que celui-ci. Quoi ! des méchants, des hommes injustes, me forceront à des fautes inconsidérées et ils se serviront ensuite de ces fautes pour me ruiner et me déshonorer ! Cela est bien dur.

Voilà, monsieur, les réflexions que je me suis permises depuis ma première lettre et à laquelle je joins celle-ci.

Je suis, avec respect, etc., etc.