Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 493-498).


XL


AU GÉNÉRAL BETZKY.
Paris, 29 décembre 1767.
Monsieur,

Monsieur, je suis confondu, je reste stupéfait des bontés nouvelles dont il a plu à Sa Majesté Impériale de me combler. Jamais grâces n’ont été moins méritées, plus inattendues ; et jamais reconnaissance ne fut plus vivement sentie et plus difficile à témoigner.

Grande princesse, je me prosterne à vos pieds, je tends mes deux bras vers vous ; je voudrais parler ; mais mon âme se serre, ma tête se trouble, mes idées s’embarrassent, je m’attendris comme un enfant, et les vraies expressions du sentiment qui me remplit expirent sur les bords de ma lèvre.

Monsieur, prenez mon ami Falconet par la main ; conduisez-le au pied du trône, et qu’il tâche de parler pour moi. Mais non ; n’en faites rien, il est touché de mon bonheur comme du sien, et il ne dira pas mieux que moi. Ah ! malheur à celui qui jouirait de tout son esprit à ma place ; cet homme aurait un cœur bien froid.

Sans doute il y a eu des souverains bienfaisants ; mais qu’on m’en cite un seul qui ait mis à ses bienfaits cette singulière délicatesse qu’y met votre souveraine et la mienne. Oui, monsieur, elle est aussi la mienne ; puisque c’est elle qui m’honore, qui me protège, et qui se charge d’acquitter la dette de mon pays.

Catherine ! soyez sûre que vous ne régnez pas plus puissamment sur les cœurs à Pétersbourg qu’à Paris. Vous avez ici une cour et vos courtisans, et ces courtisans ont des âmes nobles, hautes, honnêtes, généreuses, et leur caractère principal est de ne l’être que des héros et de vous. Ce sont tous nos habiles gens ; ce sont tous nos honnêtes gens ; ce sont tous mes amis.

Depuis que la nouvelle des bienfaits récents de Sa Majesté s’est répandue, voilà les hommes dont je suis entouré. Que ne peut-elle être témoin de leurs embrassements ! Que ne peut-elle entendre les éloges qui les accompagnent ! Quel spectacle pour son âme ! Quel concert pour son oreille ! « Qu’elle est grande, s’écrient-ils, qu’elle est noble, cette souveraine ! quelle délicatesse elle met à tout ! Nous autres hommes, continuent-ils, nous n’avons que des vertus d’emprunt ; une âme moitié nôtre, moitié à ceux qui la pétrissent dans l’enfance. On nous fait ce que nous sommes. Une femme, quand elle est grande, l’est d’elle-même. Elle ne doit rien qu’au ciel qui la forma ; et quand elle agit, il y paraît bien. »

Voilà les discours qui retentissent autour de moi. Cependant une épouse sensible, une mère tendre qui les entend, en verse des larmes de joie. Elle est debout à côté de son enfant qui la tient embrassée. Je les regarde et je ne sais plus ce que je deviens. Un noble enthousiasme me gagne ; mes doigts se portent d’eux-mêmes sur une vieille lyre dont la philosophie avait coupé les cordes. Je la décroche de la muraille où elle était restée suspendue ; et la tête nue, la poitrine découverte, comme c’est mon usage, je me sens entraîné à chanter ;


Vous, qui de la Divinité
Nous montrez sur le trône une image fidèle ;
Vous, qui partagez avec elle
Le plaisir, par les rois si rarement goûté,
De consacrer l’autorité,
Sans cesse formidable et quelquefois cruelle,
Au bonheur de l’humanité ;
Souffrez qu’aujourd’hui je révèle,
Entre tant de vertu, cette unique bonté
Qui seule aurait suffi pour vous rendre immortelle.
Je servirais mon siècle et la postérité
Si, dans l’ivresse de mon zèle,
Je peignais dignement de ma félicité
L’histoire touchante et nouvelle ;
Si je pouvais apprendre aux rois
Que Catherine, leur modèle,
Dédaignant ces affreux et trop communs exploits
Qui malheureusement conduisent à la gloire,

Enchanta l’univers par les mêmes vertus
Qui font adorer la mémoire
Des Antonins et des Titus.
Que sa grande âme, en ressources féconde,
S’élançait des bornes du monde
Pour honorer les arts et faire des heureux ;
Qu’elle daigna chercher et parvint à connaître
Un étranger obscur, sans brigue, sans aïeux,
Ignoré même de son maître,
Et souffrant sans murmure un destin rigoureux ;
Qu’elle vint le surprendre au sein de la misère,
Et lui montrer, dans ses dons généreux,
La magnificence des dieux
Et la tendresse d’une mère.
Au récit consolant de ces faits précieux.
Tout mortel sensible respire,
Et crie à ces héros dont le glaive odieux
Veut du sang à répandre et des murs à détruire,
Qu’il est un art plus doux, plus sûr, plus glorieux,
D’asservir sans carnage et de vaincre sans nuire ;
Que de la Reine que j’admire
Tous les infortunés devinrent les sujets ;
Qu’elle sut à la fois gouverner, plaire, instruire,
Et reculer par ses bienfaits
Les limites de son Empire[1].


Et vous croyez donc, monsieur, que je consumerai dans une stérile oisiveté les jours heureux que l’impératrice m’a faits ? Vous croyez que je laisserai les instruments qu’elle m’a confiés se couvrir d’une honteuse poussière ? Non, il n’en sera rien. Je jure qu’avant de mourir j’aurai élevé à sa gloire une pyramide qui touchera le ciel, et où dans les siècles à venir les souverains verront, parce que le sentiment seul de la reconnaissance aura entrepris et exécuté, ce qu’ils auraient obtenu du génie si leurs bienfaits l’avaient cherché.

Jeune élève de Praxitèle, hâtez-vous de rendre les traits de mon auguste bienfaitrice. Oubliez-moi ; car si vous vous rappelez que vous avez sous vos yeux celle à qui je dois mon bonheur, je connais votre âme, l’ébauchoir vous tombera des mains, et vous pleurerez. Si c’est en vain que je vous préviens et qu’il vous échappe une larme, essuyez-la bien vite. Songez que les instants précieux que Sa Majesté vous accorde sont pris sur le temps qu’elle doit aux grandes choses que sa tête projette ; songez qu’elle est pressée de parcourir les diverses contrées de son vaste empire, et de porter les espérances d’une félicité future à cent peuples qui l’attendent et dont vous suspendez les acclamations. Hâtez-vous donc ; cependant rendez bien cette physionomie pleine de bonté, de douceur, de grâces, de finesse et de dignité ; et qu’en voyant ce buste sur le piédestal que je lui destine, il me transporte, m’anime, m’en impose, et ne me permette pas d’écrire une ligne médiocre.

Monsieur, j’ai assez de fortune si je sais en quoi consiste le vrai bonheur et je n’en aurai jamais assez si j’ignore ce point. Arrêtez donc, je vous en supplie, la main bienfaisante de Sa Majesté Impériale. Mais je n’ai d’elle qu’une bien mauvaise gravure. S’il est vrai que Mlle  Victoire fasse son portrait, et que vous vouliez mettre le comble à toutes les obligations que je vous ai, vous ordonnerez qu’on m’en envoie une copie réparée par la jeune artiste.

Vous ne voulez donc plus être Excellence : eh bien, monsieur, soyez satisfait ; mais vous resterez excellent, malgré que vous en ayez.

Non, mon excellent, non, je ne m’en dépars pas, c’est l’affabilité du prince de Galitzin, le désintéressement de l’artiste, et peut-être, s’il faut dire tout, le noble désir de s’illustrer par un grand monument, qui ont arraché mon artiste philosophe à sa retraite, qui lui était plus chère encore que sa patrie. Je ne saurais accepter un mérite que je n’ai point. S’il a plu à Sa Majesté Impériale de récompenser magnifiquement une marque légère de mon zèle à la servir, je n’en suis point surpris : c’est qu’il convient aux souverains comme elle de récompenser magnifiquement les moindres bagatelles qu’on fait pour eux.

Je suis trop heureux d’avoir arrangé à la satisfaction de Sa Majesté et à la vôtre les conditions du voyage de Falconet, Ah ! vous me promettez le bonheur de mon ami, de Falconet ; monsieur, après m’être jeté aux pieds de Sa Majesté Impériale, permettez que je me jette à votre cou. Je ne vous dissimulerai point que le départ de l’impératrice et votre absence de la Russie ne m’aient causé les plus vives alarmes. Je jugeais de votre cour par la nôtre, où le déplacement, la mauvaise volonté d’un commis suffisent pour embarrasser, retarder, faire échouer les projets les plus importants. Un certain Agatocles, je crois, disait qu’il était l’homme le plus puissant de la Grèce, parce qu’il disposait d’Aspasie, qui disposait de Périclès, qui disposait de la Grèce ; mais le prince de Galitzin m’a dit qu’il n’y avait ni commis ni Agatocles à redouter en Russie, et j’ai recouvré le sommeil.

Je n’ai point douté, monsieur, que vous ne reconnussiez en mon ami les lumières, l’honnêteté, le talent et les mœurs que je vous en avais promis ; et je m’attendais aux reproches obligeants que vous me faites sur Mlle  Collot. C’est qu’il y a quelques circonstances heureuses où il est possible à l’amitié d’exagérer. Au reste, et le maître et l’élève ont la tête tournée des bontés de Sa Majesté et des vôtres, et moi, je l’ai du récit qu’ils m’en ont fait.

Continuez, monsieur, de les honorer l’un et l’autre de votre protection. Le temps ne leur ôtera rien de leurs bonnes qualités ; faites qu’il ne leur ôte rien de la bienveillance du premier instant. Si Falconet exécute une grande et belle chose, comme je n’en doute pas, on devra son succès autant au repos qu’il tiendra de vous qu’à l’excellence de son talent.

Eh bien, monsieur, me voilà donc obligé en conscience de vivre cinquante ans ; bien pis, de ne plus mourir, puisque Sa Majesté Impériale m’assure à jamais un bienfait limité précédemment à la seule durée de ma vie. J’ignore de combien je puis demeurer en reste ; mais je sais que tous mes jours seront marqués par des vœux, et ces vœux, vous croyez sans doute qu’ils seront faits pour elle ; non, monsieur, ils seront tous pour le peuple qu’elle gouverne. Lorsque la Providence destine à un trône, c’est toujours un malheureux qu’elle condamne à des travaux infinis. Il n’y a presque pas une journée pure pour le père d’une si nombreuse famille. Et puis, quels redoutables engagements Catherine n’a-t-elle pas pris avec l’univers ! Il a les yeux attachés sur elle. La voilà dans la nécessité de montrer que la nature n’a fait les obstacles que pour discerner les grandes âmes des âmes communes ; et on le verra.

J’ai vu entre les mains de Mme Geoffrin une lettre dont j’ai commencé par baiser les sacrés caractères. Ils étaient tracés de la main de ma bienfaitrice. Mais jugez de l’état de mon âme à la lecture des choses touchantes que j’y ai trouvées. Il me semblait n’avoir plus mie goutte de mon sang qui m’appartînt. Que les souverains ne feraient-ils pas de nous s’ils daignaient en prendre la peine !

C’est par vous, monsieur, que mon bonheur a commencé ; c’est vous qui fîtes pour la première fois entendre mon nom à votre auguste souveraine. C’est à ce titre que je vous dois tous les sentiments tendres d’un enfant pour son père ; et c’est avec ce profond respect que j’ai l’honneur d’être, etc.



  1. Dans la lettre XIII à Falconet, Diderot a déjà parlé de ces vers « qui n’étaient pas mauvais ». Sont-ils bien réellement de lui ? Le Recueil de quelques articles tirés de différents ouvrages périodiques, de Jean Devaisnes (imp. d’abord à 14 ex. au château de Dampierre), contient cette pièce de vers avec de très-légères variantes et cette note : « Diderot pria un de ses amis d’exprimer sa reconnaissance pour l’achat de sa bibliothèque, et celui-ci fit cette épître qui fut envoyée à Catherine en 1706. (sic). »