Correspondance générale, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 472-473).


XXXI

À D’ALEMBERT[1].
[1765.]

Grand merci, mon ami. Je vous avais déjà lu et vous m’avez fait grand plaisir[2]. Ils n’en diront rien, mais ils n’en enrageront pas moins. Je voudrais bien qu’il y eût une gazette moliniste, comme il y en a une janséniste, afin que votre épigraphe se vérifiât et que vous eussiez le plaisir de voir l’une approuvant ce que l’autre blâmerait, et réciproquement votre impartialité bien constatée. La belle nuée d’ennemis secrets que vous allez vous faire ! Mais il faut en passer par là, ou renoncer à dire la vérité. Recevez mon compliment et mon remerciement. Faites-nous souvent de ces ouvrages-là, pour l’honneur de la philosophie, le vôtre et votre santé. Car il est impossible qu’on n’ait pas grand plaisir à écrire ce qu’on en a tant à lire. C’est bien dommage que cela n’ait pas paru plus tôt ; j’en aurais tiré bon parti. Les ennemis de la philosophie sont faits pour recevoir coup sur coup toutes ces sortes de désagréments : l’année est mauvaise pour eux. Voici un événement qui ne les réjouira pas plus que votre ouvrage. J’avais fait proposer par Grimm, à l’impératrice de Russie, d’acheter ma bibliothèque. Savez-vous ce qu’elle a fait ? Elle la prend, elle me la fait payer ce que j’en ai demandé, elle me la laisse et elle y ajoute cent pistoles de pension ; et il faut voir avec quelle attention, quelle délicatesse, quelle grâce tous ces bienfaits sont accordés. Me voilà donc heureux et complètement heureux ; et ce qui me convient beaucoup, j’ai l’obligation de mon bonheur à mon ami et à une souveraine qui a tout fait pour vous appeler auprès d’elle. C’est un peu de l’estime particulière qu’elle fait de vous qui aura réfléchi sur moi avec un penchant naturel à la bienfaisance. Si vous avez occasion d’écrire à cette cour, joignez, je vous prie, vos remerciements aux miens. Qu’on y voie que tous les honnêtes gens de ce pays-ci sont sensibles au choix qu’elle a fait de moi parmi ceux qui partagent ses grâces. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Portez-vous mieux.



  1. Publiée dans les Œuvres posthumes de d’Alembert, Paris, Pougens, an VII (1799), 2 v. in-12, t. I, p. 424.
  2. Il s’agit de la brochure : Sur la destruction des Jésuites par un auteur désintéressé, 1765, in-12.