Corneille (Gustave Lanson)/01

Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 5-29).

CHAPITRE I

LA VIE ET L’HOMME[1]

Pierre Corneille est un pur Normand.

Il naquit à Rouen, le 6 juin 1606, sur la paroisse de Saint-Sauveur, dans une vieille maison de la rue de la Pie, que son aïeul paternel avait acquise vingt-deux ans auparavant. Son père, Pierre Corneille, avocat au Parlement, et, depuis 1602, maître enquêteur et réformateur particulier des eaux et forêts du bailliage de Rouen, était fils d’un autre Pierre Corneille, qui fut conseiller référendaire en la chancellerie du Parlement de Rouen. La famille était originaire de Conches (Eure).

Le père et l’aïeul de notre poète prirent femme dans la vieille bourgeoisie rouennaise : sa mère, Marthe le Pesant, était fille d’un bailli de Longueville, petite-fille d’un avocat de Rouen.

Si l’on se plaît à retrouver dans l’œuvre d’un écrivain l’empreinte de la race, l’origine normande de Corneille expliquera ce goût de chicane et de plaiderie que ses héros apportent à délibérer ou défendre leurs actes, ce caractère si nettement pratique et actif, exclusif des poétiques rêveries et des mélancolies sentimentales, qui est l’un des traits les plus marqués de son génie dramatique.

Lorsque le maître enquêteur mourut en 1639, il laissa cinq enfants vivants[2] : après Pierre étaient venus Marie, Antoine, Marthe, Thomas. Marie était mariée depuis cinq ans. Antoine était chanoine de Saint-Augustin : il eut plus tard la cure de Fréville. Marthe, née en 1623, épousera en 1650 l’avocat rouennais Le Bovyer de Fontenelle. Thomas, qui devait suivre les traces de son aîné, n’avait pas quatorze ans ; il était élevé aux Jésuites de Rouen.

C’était une honorable famille bourgeoise, considérée, sans être illustre, et, sans être riche, aisée. Le père, à sa mort, laissa les deux maisons de la rue de la Pie, « une maison manante, grange, étable et fournil », avec 24 hectares de terre, à Petit-Couronne, divers biens encore au Val de la Haye, à Cléon, à Orival, et des fonds, qui, par les placements qu’on connaît, lui donnaient un revenu, appréciable alors, de 1 652 livres. Ce n’était pas, certes, un héritage de misère.

Pierre Corneille, le fils, étudia chez les Jésuites de 1615 à 1622 : on connaît deux prix qu’il y obtint, en troisième et en rhétorique ; et tous les deux sont des prix de vers latins, strictæ orationis latinæ præmia. Jusqu’à ses derniers jours Corneille tournera élégamment le vers latin ; et en français aussi, il fera preuve d’une rare facilité de versification. Les prix de collège, cette fois, étaient un sûr indice de vocation.

En juin 1624, âgé de dix-huit ans, il se fit recevoir avocat au Parlement de Rouen. On ne sait s’il plaida jamais : il parlait moins aisément qu’il n’écrivait ; il « barbouillait », « prenait un mot pour un autre ». Il préféra, comme son père et son aïeul, prendre une charge : il acquit en 1628 les deux offices d’« avocat du roi au siège des eaux et forêts », et de « premier avocat du roi en l’amirauté de France au siège général de la table de marbre du Palais de Rouen », pour lesquels il prêta serment l’année suivante. Il les résigna en 1650. Il fut aussi, de 1650 à 1651, procureur-syndic des États de Normandie pendant une disgrâce du titulaire de la charge, qui était entré dans la révolte du duc de Longueville. Il n’eut rien à faire dans cette dernière qualité qu’à toucher des gages. Mais pendant vingt et un ans il s’acquitta exactement de ses deux autres fonctions, et par là s’explique le long séjour de Corneille en sa province.

Pendant ses loisirs d’avocat et de magistrat, il commença de rimer : ses Mélanges poétiques, qu’il imprima en 1632, ne lui auraient pas donné la gloire. Mais, à cette date, il avait trouvé sa voie : il avait fait jouer Mélite en 1629.

La tradition veut que cette comédie soit née d’une aventure réelle : Corneille, dit-on, introduit par un ami chez une jeune fille qui en était aimée, supplanta son introducteur comme Tirsis supplante Éraste auprès de Mélite ; le plaisir de ce succès lui donna l’idée d’en faire une comédie, où il introduisit un sonnet qu’il avait fait pour la demoiselle, et qui lui avait plu.

L’abbé Granet nous apprend que Mélite était une « Madame du Pont, femme d’un maître des comptes de Rouen », et que le poète l’avait connue « toute petite fille ». Elle s’appelait Catherine Hue, était née en 1611. Il y avait beau temps que leurs amours avaient cessé, lorsque la belle devint, au plus tard en 1637, Madame du Pont. Corneille nous a longuement parlé de son ancienne passion dans l’Excuse à Ariste, publiée en 1637.

J’ai brûlé fort longtemps d’une amour assez grande,
Et que jusqu’au tombeau je dois bien estimer,
Puisque ce fut par là que j’appris à rimer.
Mon bonheur commença quand mon âme fut prise ;
Je gagnai de la gloire[3] en perdant ma franchise.
Charmé de deux beaux yeux, mon vers charma la cour,
Et ce que j’ai de nom, je le dois à l’amour.
J’adorai donc Philis ; et la secrète estime
Que ce divin esprit faisait de notre rime,
Me fit devenir poète aussitôt qu’amoureux :
Elle eut mes premiers vers, elle eut mes derniers feux ;

Et bien que maintenant cette belle inhumaine
Traite mon souvenir avec un peu de haine,
Je me trouve toujours en état de l’aimer :
Je me sens tout ému quand je l’entends nommer,
Et par le doux effet d’une prompte tendresse,
Mon cœur, sans mon aveu, reconnaît sa maîtresse.
Après beaucoup de vœux et de submissions,
Un malheur rompt le cours de nos affections ;
Mais toute mon amour en elle consommée,
Je ne vois rien d’aimable après l’avoir aimée :
Aussi n’aimai-je plus, et nul objet vainqueur
N’a possédé depuis ma veine ni mon cœur.
Vous le dirai-je, ami ? tant qu’ont duré nos flammes.
Ma muse également chatouillait nos deux âmes.
Elle avait sur la mienne un absolu pouvoir ;
J’aimais à le décrire, elle à le recevoir.
Une voix ravissante, ainsi que son visage,
La faisait appeler le phénix de notre âge….

Voilà, je crois, tout ce que l’on peut savoir de l’amour de Corneille pour Catherine Hue : une jolie fille, qui avait une belle voix et de l’esprit, prit du goût pour le poète et pour ses vers. Tout le détail qu’on ajoute est légende suspecte ou fausse broderie. Tout au plus peut-on accepter le dire de Fontenelle, que la situation principale de la comédie reproduit l’incident caractéristique de la passion de l’auteur. Mais prétendre tourner toute la comédie en souvenirs précis de la vie, ou interpréter comme document biographique un dialogue de Tirsis et Caliste qu’on trouve dans les Mélanges poétiques, c’est pure fantaisie. Dans quelle comédie ne voit-on pas l’ingénue résister à l’appât du « bien », et préférer un amant moins pourvu, mais plus aimable ? Quant au dialogue, le rythme seul, avec le refrain, est original : Montemayor, Desportes avaient traité le même thème en distiques alternés ; cet entretien de deux amants qui s’assurent de leur foi réciproque n’est qu’un lieu commun de la poésie du xvie siècle. J’estime même que ni dans Mélite, ni dans le fameux sonnet, ni dans aucune pièce galante des Mélanges, l’amour ne s’exprime aussi bien que dans les vers de l’Excuse à Ariste qu’on vient de lire :

Je me sens tout ému quand je l’entends nommer,


dit le poète, et il semble qu’il ait plus de tendresse dans le souvenir de l’amour qu’il n’en avait dans l’amour même : au moins il y parle nuement, sans prendre le style à la mode, et la sincérité du sentiment transparaît. Il semble même que ce n’est pas une parole de poète, quand Corneille déclare à Ariste qu’il n’a plus aimé depuis que cette belle passion a pris fin. Du moins ne trouve-t-on plus trace dans ses œuvres diverses d’une galanterie sérieuse ; ce fut au seuil de la vieillesse seulement qu’il sentit son cœur se réveiller. Peut-être une fière justice qu’il se rendit le retira-t-elle de l’emploi d’amoureux : il avait pu être galant en sa première jeunesse ; l’âge l’emportait ; mais, en mûrissant, il connut ses moyens, sa difficile et pesante élocution, sa gaucherie, qui le faisaient peu propre à la cajolerie :

En matière d’amour, je suis fort inégal ;
J’en écris assez bien, et le fais assez mal ;
J’ai la plume féconde et la bouche stérile,
Bon galant au théâtre, et fort mauvais en ville ;
El l’on peut rarement m’écouter sans ennui
Que quand je me produis par la bouche d’autrui.


Comme au reste la tendresse et la passion n’étaient pas des besoins de sa nature, il s’abstint par amour-propre de chercher les occasions d’être vaincu par des gens qui ne le valaient pas. L’amour ne pouvait être la carrière de ce bourgeois tranquille et laborieux : et le poète qui était en lui trouvait plus de bonheur à faire jouer les belles passions dans des êtres imaginaires qu’à les exercer en propre personne.

Cependant Mélite avait réussi : d’autres pièces avaient suivi ; le petit robin de Rouen était l’égal des plus illustres auteurs, de M. du Ryer, de M. de Scudéry, de M. Mairet. Il pouvait dire dès 1633 :

Me pauci hic fecere parem nullusque secundum.

« Peu sont mes égaux au théâtre, et personne ne me passe. » Il écrivait cela dans une Excuse en vers latins qu’il adressait à l’archevêque de Rouen pour décliner l’invitation de consacrer son talent poétique à chanter Louis XIII et Richelieu : le roi et le cardinal étaient aux eaux de Forges, et le prélat voulait faire sa cour par la bouche des poètes de son diocèse. Mais Corneille, avec une fière modestie, ne s’aventura pas à rivaliser avec les Godeau et les Chapelain ; il affirma sa volonté de se restreindre à la scène, où il ne craignait personne. En ce temps-là, il ne touchait pas encore de pension.

On ne lui sut pas mauvais gré de son refus. Le cardinal, s’il ne connaissait pas encore les comédies de Corneille, en vit jouer sans doute quelqu’une par Mondory pendant le séjour de Forges : et bientôt après nous trouvons le poète embrigadé parmi les cinq auteurs qui travaillaient sur les idées du maître. La tradition veut que Corneille ait collaboré à la Comédie des Tuileries (1635) et qu’il ait été congédié pour avoir changé quelque chose au plan d’un acte qui lui était confié : le cardinal, selon Voltaire, lui aurait reproché de n’avoir pas l’esprit de suite. Il est difficile de savoir la vérité sur cet épisode de la vie de notre poète. Deux choses sont certaines : c’est qu’il fit partie des cinq auteurs, et qu’il n’en fit pas partie longtemps.

Le Cid, malgré toutes les critiques, élève Corneille au-dessus de tous ses rivaux ; et la suite des chefs-d’œuvre se déroule. Nous étudierons plus loin le développement de son génie dramatique ; pour l’instant, nous cherchons l’homme, dans sa vie domestique.

En janvier 1637, Pierre Corneille le père, l’ancien maître des eaux et forêts, fut anobli par lettres royales avec « ses enfants et postérité, mâles et femelles, nés et à naître en loyal mariage ». Quoique l’ordonnance rappelât « l’extrême soin et fidélité » avec lesquels le sieur Corneille avait conservé les forêts du roi « durant plus de vingt ans », on a voulu que le fils ait plus que le père contribué à cette élévation de la famille. C’est possible, à la condition qu’on n’en fasse pas la récompense du Cid. Comment Richelieu se fût-il déjugé au point de gratifier ainsi l’auteur de la pièce qu’il allait si obstinément poursuivre ? Puis, le Cid ayant paru au plus tôt dans les derniers jours de décembre 1636, il eût fallu, au premier éclat du succès, bien de la hâte à demander chez le poète, bien de l’empressement à accorder chez Richelieu pour qu’en moins d’un mois l’ordonnance fût préparée, signée et publiée. La faveur dut être sollicitée avant le Cid, donnée au succès encore supportable des dernières œuvres, et, quand le Cid fit courir tout Paris, les lettres d’anoblissement étaient prêtes : il n’y avait pas moyen de les révoquer.

Je ne sais si Corneille se sentit très fier d’être noble : il eut grand soin de se parer en toute occasion convenable du titre d’écuyer auquel il avait maintenant droit. Il défendit sa noblesse quand elle fut menacée : en 1664, un édit ayant révoqué toutes les lettres d’anoblissement données en Normandie depuis 1630, il adressa un sonnet au roi et finit par obtenir, avec son frère Thomas, en 1669, la confirmation de leur noblesse. Quoi qu’il en ait dit dans son sonnet, ce n’était pas pour ses vers que le grand Corneille craignait de retomber en roture, c’était d’abord pour sa bourse. Il appréciait fort les avantages financiers de la noblesse, si j’en juge par l’énergie qu’il mit, en 1643, à réclamer l’exemption d’une taxe nouvellement imposée « sur les boissons et denrées entrant en la ville de Rouen ». Pierre Corneille, écuyer, malgré qu’il en eût, paya l’octroi comme un bourgeois.

Après la mort de son père, et après Cinna, à la fin de 1640, Corneille se maria : il était l’aîné, le chef désormais de la famille ; il ne devait pas laisser le nom s’éteindre. Je ne sais ce qu’il faut croire de l’anecdote rapportée par Fontenelle : la tristesse du poète amoureux à qui un père avare refusait sa fille, l’intervention de Richelieu mandant ce père à Paris pour lui dire l’intérêt qu’il prenait au bonheur de l’écrivain. Fontenelle même ne garantit pas la vérité de son récit qui a bien l’air d’une légende. Il n’y a d’assuré là dedans que le mariage du poète avec Marie de Lampérière, fille du « lieutenant particulier civil et criminel du bailli de Gisors au siège d’Andely ». C’est toujours, on le voit, le même monde de petite robe, de bourgeois de province s’acheminant peu à peu par les magistratures locales à faire souche de noblesse. La famille était honorable, avait du bien : le parti était raisonnable. Corneille eut de ce mariage six enfants : Marie, née en 1642, mariée deux fois, et par son second mariage, trisaïeule de Charlotte Corday ; Pierre, né en 1643, qui fut capitaine de cavalerie et gentilhomme ordinaire de la chambre du roi ; un autre fils, qui fut tué en 1674 étant lieutenant de cavalerie ; Thomas, qui fut abbé d’Aiguesvives ; Marguerite, la dominicaine, enfin Charles, qui mourut à treize ans en 1665, chez les Jésuites.

La vie du poète s’écoulait, bourgeoise et paisible, sans événements, coupée de séjours à Paris, pendant lesquels il traitait avec les comédiens ou visitait quelques hommes de lettres, Boisrobert, Chapelain, Pellisson, l’abbé de Pure. Il parut quelquefois à l’hôtel de Rambouillet ; il fit des vers pour la Guirlande de Julie, la Tulipe, la Fleur d’orange, l’Immortelle blanche. Il lut chez la Marquise son Polyeucte, où la dévotion ennuya ces gens du monde. Rien, en tout cela, n’indique d’étroites relations, et si Somaize a classé plus tard Corneille parmi les Précieux, c’était l’œuvre et le style, non la personne et les commerces de la vie, qu’il regardait.

Il entra à l’Académie en 1647, après deux échecs : on lui préféra Salomon, un avocat général au Grand Conseil, puis du Ryer, poète dramatique, peut-être sans cabale, et seulement parce que ceux-ci résidaient à Paris. Corneille fut élu, lorsqu’il eut prévenu la Compagnie qu’il avait arrangé ses affaires pour passer une partie de l’année à Paris. De cet engagement date peut-être la résolution, exécutée trois ans plus tard, de quitter ses offices.

La poésie n’enlevait Corneille à aucune des fonctions de la vie bourgeoise : il n’est poète que dans son œuvre. Il élève sa nombreuse famille ; il dirige son cadet, Thomas, qu’il aime tendrement, en grand frère qui fait la fonction du père. Il a sa charge, qui n’est pas une sinécure. Dans les années où il écrit Pompée, le Menteur et Rodogune, nous voyons l’avocat du roi Pierre Corneille occuper souvent le siège du ministère public devant les tribunaux des eaux et forêts et de l’amirauté. Il veut provoquer une enquête sur une vente de bois dans les forêts d’Arqués et d’Eawy ordonnée par le duc d’Orléans, lieutenant général du royaume. Il réclame une information sur un enfant hambourgeois qui s’est noyé. Dans toute une série d’audiences, du 14 juin au 12 septembre, siégeant jusqu’à trois fois en dix jours, il soutient les armateurs du Havre contre les pilotes de Villequier qui veulent les « obliger d’accepter leurs services, entrant de force dans leurs navires, et les dirigeant malgré eux » ; il fait rejeter la prétention des gens de Villequier, auxquels se sont joints en vain les pilotes de Quillebœuf. On entrevoit dans ces trop rares renseignements une physionomie de magistrat provincial, actif et paisible, point surchargé, mais point inoccupé non plus, appliqué en conscience à régler de petits intérêts et pacifier des conflits locaux : cela contraste curieusement avec ce haut essor de la pensée dans les tragédies. Enfin Corneille tient avec une scrupuleuse exactitude les comptes de sa paroisse, dont nous le trouvons marguillier en 1652 : il a tout ce qui fait l’homme bien posé et considéré dans son voisinage. Sa dévotion était exacte et solide. Il demeura toujours en fort bons termes avec les pères jésuites qui l’avaient élevé, et nous en avons le témoignage dans les affectueuses dédicaces de quelques exemplaires de ses tragédies.

Au moment où, abandonnant ses charges, il allait avoir plus de loisirs, il résolut de s’appliquer à une œuvre de piété.

Ayant lu les vers latins du pape Alexandre VII, les « rares pensées de la mort » qu’il y trouva semées le « plongèrent dans une réflexion sérieuse qu’il fallait comparaître devant Dieu et lui rendre compte du talent dont il l’avait favorisé. Je considérai ensuite, nous dit-il, que ce n’était pas assez de l’avoir si heureusement réduit à purger notre théâtre des ordures que les premiers siècles y avaient comme incorporées, et des licences que les derniers y avaient souffertes ; qu’il ne me devait pas suffire d’y avoir fait régner en leur place les vertus morales et politiques, et quelques-unes même des chrétiennes, qu’il fallait porter ma reconnaissance plus loin et appliquer toute l’ardeur du génie à quelque nouvel essai de ses forces qui n’eût point d’autre but que le service de ce grand maître et l’utilité du prochain. C’est ce qui m’a fait choisir la traduction de cette sainte morale, qui, par la simplicité de son style, ferme la porte aux plus beaux ornements de la poésie, et, bien loin d’augmenter ma réputation, semble sacrifier à la gloire du souverain auteur tout ce que j’en ai pu acquérir en ce genre. »

Par mortification donc, et pour offrir à Dieu son talent, Corneille donna en 1651 les vingt premiers chapitres du premier livre de l’Imitation. Survint la chute de Pertharite, qui le dégoûta du théâtre. Il s’appliqua alors tout entier à sa traduction qui fut complète en 1656. Dieu ne fut pas ingrat, comme il l’a noté lui-même, et lui fit gagner plus d’argent par ce pieux travail que par aucune de ses tragédies. Plus tard, un pareil souci de piété lui fit traduite le poème des Louanges de la Sainte Vierge, attribué à saint Bonaventure (1665) ; enfin, en 1670, il fit paraître a l’Office de la Sainte Vierge, traduit en français, tant en vers qu’en prose, avec les sept psaumes pénitentiaires, les vêpres et complies du dimanche, et tous les Hymnes du bréviaire romain ». Corneille n’a presque point laissé de poésies intimes et personnelles : ce qu’il a fait de vers, en dehors du théâtre, est presque toujours traduit ; et avec quelques pièces de louanges officielles pour le roi, ce sont surtout des poésies sacrées et pieuses. C’est le travail d’un versificateur dévot, que ne tourmente point l’inquiétude expansive de la faculté lyrique.

Comme il venait de terminer son édifiante version de l’Imitation, le théâtre le reprit. Il relisait ses pièces pour préparer l’édition qui parut en 1660 ; il les examinait, réfléchissait sur son art, en discutait les règles et jugeait sa pratique dans des Discours et des Examens. Ce glorieux passé qu’il remuait le préparait à écouter l’invitation que lui adressa le surintendant Fouquet ; il crut se retrouver tout entier :

Je sens le même feu, je sens la même audace
Qui fit plaindre le Cid, qui fit combattre Horace ;
Et je me trouve encor la main qui crayonna
L’âme du grand Pompée et l’esprit de Cinna.

À ce rajeunissement contribua sans doute une troupe de comédiens, qui séjourna à Rouen en 1658. Molière et ses camarades jouèrent certainement les chefs-d’œuvre de Corneille et lui donnèrent le désir de montrer qu’il pouvait seul encore en faire de pareils.

Ici se place l’unique épisode qui, avec celui de Mlle Hue, nous découvre dans l’existence si peu orageuse du bourgeois normand un éclair de vie sentimentale. Il y avait dans la troupe de Molière une jeune actrice de vingt-cinq ans, Marquise Thérèse de Gorla, mariée à l’acteur Du Parc : elle devait brouiller plus tard Molière et Racine, lorsque celui-ci l’enleva à la troupe du Palais-Royal pour lui faire jouer Andromaque à l’Hôtel de Bourgogne. Elle semble avoir été le grand amour de Racine. Corneille ne la vit pas non plus avec indifférence ; il lui adressa des vers où l’esprit enveloppe discrètement le sentiment.

Il se plaignait de n’être pas aimé : avec une originale fierté, il comparait les charmes du visage de la comédienne aux charmes de son esprit de poète :

Vous en avez qu’on adore,
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés…

Chez cette race nouvelle
Où j’aurai quelque crédit
Vous ne passerez pour belle
Qu’autant que je l’aurai dit.

Pensez-y, belle Marquise :
Quoiqu’un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu’on le courtise,
Quand il est fait comme moi.

La belle, semble-t-il, était pis que cruelle, elle opposait une égale et désespérante douceur à la galanterie du vieux poète : il eût préféré être haï ; et, comme fera plus tard son Attila, il provoquait les mépris qui devaient le rendre à lui-même :

Hélas ! et j’espérais que votre humeur altière
M’ouvrirait les chemins à la révolte entière ;
Ce cœur que la raison ne peut plus secourir,
Cherchait dans votre orgueil une aide à se guérir ;
Mais vous lui refusez un moment de colère !…
Une heure de grimace ou froide ou sérieuse,
Un ton de voix trop rude ou trop impérieuse.
Un sourcil trop sévère, une ombre de fierté,
M’eût peut-être à vos yeux rendu ma liberté.
J’aime, mais en aimant je n’ai pas la bassesse
D’aimer jusqu’aux mépris de l’objet qui me blesse :
Ma flamme se dissipe à la moindre rigueur….

Cet amour ne fut pas une passion, ce fut un sentiment vif, où le désir discret et la souffrance fine se masquaient d’esprit et de fierté. Le vieillard resta bien maître de lui : il se voyait, il ne prétendait pas « cœur pour cœur », n’avait pas de colère contre la coquette, contre ses rivaux :

J’en ai, vous le savez, que je ne puis haïr.


Il voulait parler de son frère Thomas, qui, avec moins de génie et moins d’âge, était mieux le fait de la comédienne. Il saluait le départ de la belle indifférente d’une pièce charmante, dont on vient de lire quelques vers. Il terminait gaillardement la déclaration de son tourment par cette bravade :

Ainsi parla Cléandre, et ses maux se passèrent,
Son feu s’évanouit, ses déplaisirs cessèrent :
Il vécut sans la dame, et vécut sans ennui,
Comme la dame ailleurs se divertit sans lui.

C’était faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Il retira du moins un profit de cette dernière aventure ; il y prit l’idée d’un caractère de vieillard amoureux, sans folie et sans ridicule, qu’il se plut à réaliser dans un Sertorius et un Martian : il se trouva sans doute ainsi mieux payé de ses inquiétudes par lui-même qu’il n’eût pu l’être par la dame.

Au moment où, sur l’invitation de Fouquet, il venait de se rengager au théâtre. Corneille prit une résolution qui bouleversa sa vie. Il vint, à la fin de 1662, résider à Paris. Il avait eu quelque temps la jouissance d’une chambre à l’hôtel de Guise : c’était une faveur que le duc faisait à un poète de marque, et dont Tristan avait bénéficié avant Corneille. Mais, lorsqu’il amena sa nombreuse famille, il lui fallut un domicile plus large : il s’installa rue des Deux Portes, puis rue de Cléry, et enfin, vers 1681 ou 1682, rue d’Argenteuil, où il mourut. Les raisons du déménagement de 1662 sont assez obscures. Espéra-t-il reprendre plus aisément la faveur du public ? ou plutôt crut-il qu’il serait en meilleure posture pour négocier avantageusement avec les trois troupes de comédiens de l’Hôtel, du Marais et du Palais-Royal ? Comme il avait perdu en 1661 la pension de Fouquet, voulut-il s’offrir de plus près aux libéralités royales ? Chapelain, qui l’encourageait à quitter sa province, et qui allait l’inscrire sur sa liste des talents à récompenser, lui fit peut-être comprendre la nécessité d’être là, quand Colbert ouvrirait la bourse du roi. Peut-être lui rappela-t-il son devoir envers l’Académie, et l’engagement pris depuis quinze ans. Mais il serait possible aussi que ce transport de domicile eût été souhaité par Thomas plutôt que par Pierre. On sait l’étroite union des deux frères. Leurs maisons de la rue de la Pie se touchaient. En 1650, Pierre avait fait épouser son cadet la sœur de sa femme, Marguerite de Lampérière. Ils n’avaient pas même songé à partager le bien de leurs femmes : le partage ne se fit qu’en 1685, après la mort de Pierre. À Paris, ils se logèrent dans des appartements voisins, dans la même maison. Ils ne se séparèrent que lorsque Pierre alla rue d’Argenteuil : et Thomas n’alla pas loin ; il s’installa rue du Clos-Gougeot. Inséparables donc comme ils étaient, il ne serait pas surprenant que le cadet eût entraîné l’aîné. Thomas, qui avait sa fortune à faire, tempérament de journaliste, à l’affût de l’actualité, serviteur du public pour en exploiter les engouements et les caprices, avait besoin de Paris. Ses raisons durent faire effet sur Pierre, qui put croire que ses intérêts aussi lui commandaient de quitter Rouen.

Le plus prompt effet du déménagement dut être de grever les finances du poète. Un provincial qui vient demeurer à Paris sur le tard sent presque toujours de la gêne : les dépenses croissent quand les revenus ne changent pas ; la vie est plus chère et moins large. À Rouen, Corneille habitait sa maison, et recevait des provisions de ses fermiers : à Paris, il fallut payer loyer et tout prendre aux marchands contre argent. Puis c’était le moment où il venait de donner une dot à sa fille Marie, qu’il avait établie l’année précédente ; et il avait dû se saigner un peu pour la bien établir. Les autres enfants grandissaient : en 1664, Pierre entre au service ; il faut l’y faire subsister décemment. Il faudra bientôt lui acheter une compagnie : c’est une grosse somme, pas moins de 9 à 10 000 livres. Il faut entretenir le second fils, page de la duchesse de Nemours ; il faut payer pension pour Thomas, qui est au couvent, attendant un bénéfice lent à venir. Il faut payer pension pour Charles, qui est au collège. Enfin il faut payer pour Marguerite, qui est déjà, en 1662, au couvent du faubourg Cauchoise ; il faudra la doter à sa profession ; et Corneille s’engagera, en 1668, envers les dominicaines pour une rente de 300 livres.

Ces charges s’allégèrent, tristement, par la mort de deux fils : plus heureusement pour Thomas, en 1680, par la collation du bénéfice d’Aiguesvives ; mais elles se firent sentir lourdement dans les premières années du séjour à Paris. Ont-elles accablé le poète ? Quelles ressources avait-il pour y faire face ? Fut-il réduit à la misère, comme on le dit souvent ?

En aucun temps Corneille ne fut misérable. Sa part d’héritage et celle de sa femme, maisons, terres, argent comptant, rentes, ses gages d’avocat du roi et les épices qui presque les triplaient, le produit de ses tragédies, jouées ou imprimées, des dédicaces productives comme celle de Cinna, les pensions de Richelieu, puis de Mazarin, tout cela lui donnait le moyen de vivre largement.

En 1652 ou 1653, Sarrazin écrivait que Corneille était « un gentilhomme de deux mille écus de rente ». En ce temps-là, c’était l’aisance, surtout dans la vie provinciale.

En venant habiter Paris, le poète ne perdit aucune de ses ressources. Les éditions de son théâtre se multiplient de 1660 à 1668. Entré dans la gloire, il est payé pour des pièces dont le public ne veut plus, mieux que pour ses chefs-d’œuvre : Molière lui donne 2 000 livres à Attila, autant de Tite et Bérénice. De 1669 à 1673, de 1682 à 1684, il touche 2 000 livres de pension annuelle du roi.

Corneille n’a pas été riche comme Racine, c’est sûr ; il a eu des moments de gêne, c’est possible. On voit sans peine que, de 1674 à 1680, il dut avoir des années dures : deux fils et une fille, Pierre, Thomas, Marguerite, à entretenir ; plus de pension, plus de pièces depuis Suréna ; plus de dédicaces, plus d’éditions. Mais dans les dernières années, loin d’empirer, la situation s’améliora ; et s’il aliéna dans sa dernière année ses biens du Val de la Haye et sa maison de la rue de la Pie, ce ne fut pas par besoin d’argent comptant.

Contre les faits, des anecdotes suspectes ne sauraient prévaloir : l’histoire, niaise plutôt que touchante, du soulier que le grand Corneille, au cours d’une promenade, fit raccommoder chez un savetier, fait son apparition dans le Journal de Paris en 1788. M. Bouquet l’a établi, me semble-t-il, irréfutablement : la misère de Corneille est une légende. Ou, si l’on veut à toute force parler de misère, il faut entendre la misère bourgeoise, la gêne, les tracas, le souci de joindre les deux bouts, non la vraie pénurie, le péril de la faim et du froid. C’est la misère des gens qui ont un patrimoine et laissent un héritage.

Mais pourtant les plaintes du poète ? les appels au roi, à Colbert, au Père de La Chaise ? Tous les mendiants ne sont pas des gueux et tous les grands poètes ne font pas fi de l’argent. On prétend que Corneille a dit : « Je suis saoul de gloire et affamé d’argent ». Cela nous garantit le désir et non pas le besoin. Il se faisait plus misérable qu’il n’était pour attendrir et obtenir : sa sollicitation, comme sa flatterie, était gauche, pesante, outrée. Il n’avait pas réfléchi que les grands accordent plus volontiers à l’agrément de la requête qu’à l’évidence de la nécessité ; et il exagérait sa nécessité. Il avait gardé les idées de ses devanciers inconnus, de ces trouvères et jongleurs pour qui la « largesse » était la vertu cardinale du prince et du baron ; il écrivait à la gloire de Mazarin, lorsqu’il fut son pensionnaire :

Je la revois enfin cette belle inconnue,
Et par toi rappelée, et pour toi revenue,…
Cette haute vertu, cette illustre bannie,
Cette source de gloire en torrents infinie,
Cette reine des cœurs, cette divinité ;
J’ai retrouvé son nom : La Libéralité.

Après tout, ce n’est pas la seule fois qu’un grand poète a eu l’esprit très positif et attaché aux intérêts matériels. Le bon Corneille avait de plus son idée de derrière la tête : les pensions, gratifications, parts d’auteur, produits de la vente, c’étaient les signes certains du succès, de la gloire. Les louanges se laissent aisément surprendre ; mais les gens gardent bien leur bourse, et le dernier effort du génie est de faire mettre la main à la poche : comment douter d’une admiration qui se traduit en espèces sonnantes ? Pour sa gloire, Corneille tenait à être bien payé.

Là est la vraie misère de ses dernières années. Ce qu’il sollicite si âprement, ce n’est pas l’argent seul, dont il ne fait pas fi ; c’est surtout l’estime, dont l’argent porte le témoignage : il veut garder son rang, qui était le premier. Être sur l’état des pensions, obtenir pour soi, pour son fils, c’est la marque que le nom de Corneille a toujours sa valeur, qu’on ne l’oublie pas. La détresse du poète est celle d’une fierté que l’abandon du public humilie douloureusement. Lorsqu’il apprit que le roi, dans l’automne de 1676, avait fait représenter devant lui, à Versailles, six de ses tragédies, il en fut comblé de joie. Il en fit un remerciement qui se termine en supplique : mais, s’il coula dans un vers la demande d’une abbaye pour son fils Thomas, plus instamment et plus nettement, il sollicita pour ses dernières œuvres la faveur d’être jouées devant la cour. « Achève, dit-il à Louis XIV,

Achève : les derniers n’ont rien qui dégénère,
Rien qui les fasse croire enfants d’un autre père ;
Ce sont des malheureux étouffés au berceau
Qu’un seul de tes regards tirerait du tombeau…
Et ce choix montrerait qu’Othon ni Surena
Ne sont pas des cadets indignes de Cinna.
Sophonisbe à son tour, Attila, Pulchérie
Reprendraient pour te plaire une seconds vie ;
Agesilas en foule aurait des spectateurs.
Et Bérénice enfin trouverait des acteurs.

Dès sa jeunesse, il avait eu l’amour-propre éveillé, ombrageux : l’affaire du Cid l’émut profondément. Il subit le jugement de l’Académie, sans consentir jamais à laisser dire qu’il l’avait acceptée pour juge. Vingt ans après, il avait encore ce jugement sur le cœur. Il s’examinait lui-même à la rigueur, mais il tombait difficilement d’accord et du mal et du bien même que les autres disaient de ses pièces. Quand nous lisons la Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac, nous estimons qu’il met Corneille à sa place ; en vingt endroits, il l’excepte seul et l’élève par-dessus tous. Mais çà et là il avait fait des réserves, marqué des défauts : Corneille en fut blessé, et voulut lui montrer qu’il avait loué et blâmé sans raison. Il se fit donc théoricien contre les théoriciens, pour expliquer les vraies beautés et les vraies imperfections de ses œuvres.

Il resta toujours persuadé, depuis l’affaire du Cid, que les doctes et les poètes ne lui donnaient d’avis, ne lui faisaient de critiques que pour l’égarer ; aussi était-il fort indocile aux conseils, et il n’en croyait que lui-même : en quoi peut-être n’avait-il pas si tort que le pense Chapelain, conseilleur obstiné et pointilleux.

Lorsqu’il se décida à travailler de nouveau pour le théâtre, ce lui fut un chagrin mortel de n’être plus seul et incontesté, comme il avait été entre 1640 et 1650. Il eut des mots de dépit en présence des succès de Quinault :

Et la seule tendresse est toujours à la mode.

Il s’inquiéta de la gloire de Molière ; il craignit pour ses tragédies l’éclat de l’École des Femmes, l’empressement du public ; il faut qu’il ait, par quelque signe de sa mauvaise humeur, piqué Molière qui, dans la Critique, rabaissa durement, injustement la tragédie héroïque. Les deux auteurs se réconcilièrent, et la générosité du chef de troupe fit oublier au vieux Corneille les triomphes du poète comique. Mais alors s’éleva Racine : l’auteur du Cid et d’Agésilas ne put assister sans une amère mélancolie au bonheur d’Andromaque, à toute la série des chefs-d’œuvre qui suivirent. Boursault nous le montre, tout seul dans une loge, morose et boudeur, à la première de Britannicus : son déplaisir fut assez visible pour que Racine le prît à partie, avec son aigre et fine méchanceté, dans la Préface de sa pièce. Il était là aussi, le jour de Bajazet : il haussait les épaules devant des Turcs si peu Turcs ; Segrais nous a conservé son propos ; de très bonne foi il croyait ses Huns plus Huns, et ses Parthes plus Parthes.

Ainsi s’empoisonnait sa vie, par les inquiétudes de sa gloire plus que par les soucis d’argent.

De pires tristesses ne manquèrent pas à ses vieux jours. Il perdit en 1665 son plus jeune fils, Charles, encore au collège. De trois autres, les deux aînés entrèrent au service ; déjà leur sœur Marie avait épousé un officier. Ainsi montaient communément les familles bourgeoises : des offices de robe ; la noblesse, de droit ou par grâce ; et enfin l’épée. Les deux fils de Corneille, en servant, décrassent la noblesse récente de leur maison ; ils effacent le souvenir de la robe portée par trois ou quatre générations, qui avaient commencé par là de se hausser ; ils deviennent dans le monde ce que leur père n’était que dans les actes des notaires, des gentilshommes. Mais, comme le dit fièrement Corneille :

Ils s’offrent tout entiers aux hasards du devoir.


Le gendre du Buat se fait tuer à Candie ; le plus jeune des Corneille, dès sa première campagne, en 1767, est blessé au siège de Douai et rapporté chez son père à Paris sur un brancard dont la paille répandue par la rue valut au poète une assignation à comparaître en simple police au Châtelet. Sept ans plus tard, devenu lieutenant de cavalerie au régiment de Carcado, enfermé dans Grave avec sa compagnie, le jeune homme fut tué dans une sortie. Par lui, la noblesse des Corneille avait eu son baptême de sang. Son père le pleura, avec un peu de la fierté du vieil Horace.

Corneille mourut en son domicile de la rue d’Argenteuil, dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1684. Il eut son frère Thomas pour successeur à l’Académie, et Racine, retiré, pénitent, racheta sa préface de Britannicus par un éloge impartial et magnifique de son ancien rival. Il est doux d’être juste envers un mort.

Un bourgeois honnête et laborieux, probe, pieux, très homme de famille, de mœurs régulières et sérieux, plus porté aux affections domestiques qu’aux libres passions, de cœur paisible et de tête solide, assez attaché à l’argent, très humble dans la vie sociale et se tenant à son rang, même un peu plus courbé qu’il n’eût fallu devant toutes les grandeurs de nom, de puissance et de fortune, forçant la révérence, le compliment, l’adulation, par gaucherie plutôt que par bassesse, fier au fond, mais dépourvu de cet agrément mondain et de cette souple aisance par où un homme sait sauver sa dignité dans les démarches délicates, poète orgueilleux autant qu’il était humble bourgeois, et se sentant prince de la république des lettres, superbe à ce titre, ombrageux, prompt à se défier et à souffrir : voilà quel nous apparaît Corneille dans sa vie. C’est un bonhomme, d’extérieur simple, un peu vulgaire, sans brillant d’esprit, qui parle mal, et pesamment. Rien dans l’homme ne décèle le génie ; rien dans la vie ne promet l’œuvre.

À peine quelques points de correspondance se peuvent-ils marquer. Cet avocat normand fera les héros les plus disputeurs, les plus experts en subtiles plaidoiries qu’on ait vus au théâtre ; cet élève des adversaires de Jansénius sera le poète de la liberté ; ce provincial suivra mal la mode en sa littérature ; ce promeneur des quais de Rouen y verra un jour monter avec le flux la flotte des Maures, et le port de sa ville natale lui suggérera le moyen d’amener les ennemis à Séville même, pour exercer l’héroïsme de Rodrigue. Ce tendre frère, ce bon père de famille fera une place considérable dans son théâtre aux liaisons du sang et aux alliances : comparez-le sur ce point à Racine, orphelin, célibataire, repoussé et séparé de tous les siens.

Tous ces rapports admis, il reste que l’on a à peine touché l’œuvre. Elle subsiste à part de la vie, très dissemblable de l’homme extérieur, pur produit d’une interne et inexplicable nécessité.

  1. Outre la Notice de M. Marty-Laveaux et les travaux qu’elle résume, je suis très redevable pour cette esquisse à M. F. Bouquet, dont les minutieuses recherches renouvellent sur tant de points la biographie de Corneille (Points obscurs et nouveaux de la vie de Corneille, Hachette, 1888 in-8o).
  2. Il avait eu en outre deux filles du nom de Madeleine. M. Bouquet dit qu’on ne sait rien de la première, née en janvier 1618. Je croirais volontiers qu’elle était morte le 27 juin 1629, quand le père donna le même nom de Madeleine à un septième enfant, qui mourut avant lui vers 1635.
  3. Donc c’est bien une comédie qu’il a rimée ; car de Mélite seule, et non de ses autres vers, il peut dire qu’il tira de la gloire.