Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 2 La Suivante/À Monsieur

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome II (p. 116-120).
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À MONSIEUR ***[1].
Monsieur,

Je vous présente une comédie qui n’a pas été également aimée de toutes sortes d’esprits ; beaucoup, et de fort bons, n’en ont pas fait grand état, et beaucoup d’autres l’ont mise au-dessus du reste des miennes. Pour moi, je laisse dire tout le monde, et fais mon profit des bons avis, de quelque part que je les reçoive. Je traite toujours mon sujet le moins mal qu’il m’est possible, et après y avoir corrigé ce qu’on m’y fait connaître d’inexcusable, je l’abandonne au public. Si je ne fais bien, qu’un autre fasse mieux ; je ferai des vers à sa louange, au lieu de le censurer. Chacun a sa méthode ; je ne blâme point celle des autres, et me tiens à la mienne : jusques à présent je m’en suis trouvé fort bien ; j’en chercherai une meilleure quand je commencerai à m’en trouver mal. Ceux qui se font presser à la représentation de mes ouvrages m’obligent infiniment ; ceux qui ne les approuvent pas peuvent se dispenser d’y venir gagner la migraine ; ils épargneront de l’argent, et me feront plaisir. Les jugements sont libres en ces matières, et les goûts divers. J’ai vu des personnes de fort bon sens admirer des endroits sur qui j’aurais passé l’éponge, et j’en connais dont les poëmes réussissent au théâtre avec éclat, et qui pour principaux ornements y emploient des choses que j’évite dans les miens. Ils pensent avoir raison, et moi aussi : qui d’eux ou de moi se trompe, c’est ce qui n’est pas aisé à juger. Chez les philosophes, tout ce qui n’est point de la foi ni des principes est disputable : et souvent ils soutiendront, à votre choix, le pour et le contre d’une même proposition : marques certaines de l’excellence de l’esprit humain, qui trouve des raisons à défendre tout ; ou plutôt de sa faiblesse, qui n’en peut trouver de convaincantes, ni qui ne puissent être combattues et détruites par de contraires. Ainsi ce n’est pas merveille si les critiques donnent de mauvaises interprétations à nos vers, et de mauvaises faces à nos personnages. « Qu’on me donne, dit M. de Montagne[2], au chapitre XXXVI du premier livre, l’action la plus excellente et pure, je m’en vais y fournir vraisemblablement cinquante vicieuses intentions. » C’est au lecteur désintéressé à prendre la médaille par le beau revers. Comme il nous a quelque obligation d’avoir travaillé à le divertir, j’ose dire que pour reconnaissance il nous doit un peu de faveur, et qu’il commet une espèce d’ingratitude, s’il ne se montre plus ingénieux à nous défendre qu’à nous condamner, et s’il n’applique la subtilité de son esprit plutôt à colorer et justifier en quelque sorte nos véritables défauts, qu’à en trouver où il n’y en a point. Nous pardonnons beaucoup de choses aux anciens ; nous admirons quelquefois dans leurs écrits ce que nous ne souffririons pas dans les nôtres ; nous faisons des mystères de leurs imperfections, et couvrons leurs fautes du nom de licences poétiques. Le docte Scaliger[3] a remarqué des taches dans tous les latins, et de moins savants que lui en remarqueroient bien dans les grecs, et dans son Virgile même, à qui il dresse des autels sur le mépris des autres. Je vous laisse donc à penser si notre présomption ne serait pas ridicule, de prétendre qu’une exacte censure ne pût mordre sur nos ouvrages, puisque ceux de ces grands génies de l’antiquité ne se peuvent pas soutenir contre un rigoureux examen. Je ne me suis jamais imaginé avoir mis rien au jour de parfait, je n’espère pas même y pouvoir jamais arriver ; je fais néanmoins mon possible pour en approcher, et les plus beaux succès des autres ne produisent en moi qu’une vertueuse émulation, qui me fait redoubler mes efforts afin d’en avoir de pareils :

Je vois d’un œil égal croître le nom d’autrui,
Et tâche à m’élever aussi haut comme lui,
Sans hasarder ma peine à le faire descendre.
La gloire a des trésors qu’on ne peut épuiser,
Et plus elle en prodigue à nous favoriser,
Plus elle en garde encore où chacun peut prétendre.

Pour venir à cette Suivante que je vous dédie, elle est d’un genre qui demande plutôt un style naïf que pompeux. Les fourbes et les intrigues sont principalement du jeu de la comédie ; les passions n’y entrent que par accident. Les règles des anciens sont assez religieusement observées en celle-ci. Il n’y a qu’une action principale à qui toutes les autres aboutissent ; son lieu n’a point plus d’étendue que celle du théâtre, et le temps n’en est point plus long que celui de la représentation, si vous en exceptez l’heure du dîner, qui se passe entre le premier et le second acte. La liaison même des scènes, qui n’est qu’un embellissement, et non pas un précepte[4], y est gardée ; et si vous prenez la peine de compter les vers, vous n’en trouverez pas en un acte plus qu’en l’autre[5]. Ce n’est pas que je me sois assujetti depuis aux mêmes rigueurs. J’aime à suivre les règles ; mais, loin de me rendre leur esclave, je les élargis et resserre selon le besoin qu’en a mon sujet, et je romps même sans scrupule celle qui regarde la durée de l’action, quand sa sévérité me semble absolument incompatible avec les beautés des événements que je décris. Savoir les règles, et entendre le secret de les apprivoiser adroitement avec notre théâtre, ce sont deux sciences bien différentes ; et peut-être que pour faire maintenant réussir une pièce, ce n’est pas assez d’avoir étudié dans les livres d’Aristote et d’Horace. J’espère un jour traiter ces matières plus à fond, et montrer[6] de quelle espèce est la vraisemblance qu’ont suivie ces grands maîtres des autres siècles, en faisant parler des bêtes et des choses qui n’ont point de corps. Cependant mon avis est celui de Térence : puisque nous faisons des poëmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire à la cour et au peuple, et d’attirer un grand monde à leurs représentations[7]. Il faut, s’il se peut, y ajouter les règles, afin de ne déplaire pas aux savants, et recevoir un applaudissement universel ; mais surtout gagnons la voix publique ; autrement, notre pièce aura beau être régulière, si elle est sifflée au théâtre, les savants n’oseront se déclarer en notre faveur, et aimeront mieux dire que nous aurons mal entendu les règles, que de nous donner des louanges quand nous serons décriés par le consentement général de ceux qui ne voient la comédie que pour se divertir.
Je suis,

MONSIEUR,
votre très humble serviteur,
Corneille.

  1. Voyez la Notice, p. 115. l’Épître dédicatoire n’est que dans les éditions de 1637-1657.
  2. C’est ainsi que le mot est ecrit dans toute les éditions qui ont paru du vivant de Corneille.
  3. Jules-César Scaliger, né en 1484, mort en 1558, auteur d’une Poétique (Poetices libri VII, Lyon, 1561), où il passe en revue les ouvrages des poëtes les plus célèbres et les juge avec une grande séverité.
  4. Voyez tome I, p. 3 et 4, l’avis Au lecteur de l’édition de 1648.
  5. Chaque acte est de trois cent quarante vers.
  6. L’édition de 1657 porte par erreur : « de montrer. »
  7. Poeta, quum primum animum ad scribendum appulit,
     Id sibi negoti credidit solum dari,
     Populo ut placerent, quas fecisset fabulas.
    (Térence, Andria, prologue, vers 1-3.)

    Corneille revient ailleurs sur cette pensée : voyez les Dédicaces de Médée et de la Suite du Menteur. C’est aussi la maxime de Molière et de la Fontaine. « Je voudrois bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, » dit le premier dans la Critique de l’École des Femmes, scène vii. « Mon principal but est toujours de plaire, » dit le second dans la Préface de Psyché.