Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 1 La Veuve À Madame de la Maisonfort

Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome I (p. 375-376).
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À MADAME DE LA MAISONFORT[1].
Madame,

Le bon accueil qu’autrefois cette Veuve a reçu de vous l’oblige à vous en remercier, et l’enhardit à vous demander la faveur de votre protection. Étant exposée aux coups de l’envie et de la médisance, elle n’en peut trouver de plus assurée que celle d’une personne sur qui ces deux monstres n’ont jamais eu de prise. Elle espère que vous ne la méconnoîtrez pas, pour être dépouillée de tous autres ornements que les siens, et que vous la traiterez aussi bien qu’alors que la grâce de la représentation la mettoit en son jour[2]. Pourvu qu’elle vous puisse divertir encore une heure, elle est trop contente, et se bannira sans regret du théâtre pour avoir une place dans votre cabinet. Elle est honteuse de vous ressembler si peu, et a de grands sujets d’appréhender qu’on ne l’accuse de peu de jugement de se présenter devant vous, dont les perfections la feront paroître d’autant plus imparfaite ; mais quand elle considère qu’elles sont en un si haut point, qu’on n’en peut avoir de légères teintures sans des priviléges tous particuliers du ciel, elle se rassure entièrement, et n’ose plus craindre qu’il se rencontre des esprits assez injustes pour lui imputer à défaut le manque des choses qui sont au-dessus des forces de la nature : en effet, Madame, quelque difficulté que vous fassiez de croire aux miracles, il faut que vous en reconnoissiez en vous-même, ou que vous ne vous connoissiez pas, puisqu’il est tout vrai que des vertus et des qualités si peu communes que les vôtres ne sauroient avoir d’autre nom. Ce n’est pas mon dessein d’en faire ici les éloges : outre qu’il seroit superflu de particulariser ce que tout le monde sait, la bassesse de mon discours profaneroit des choses si relevées. Ma plume est trop foible pour entreprendre de voler si haut : c’est assez pour elle de vous rendre mes devoirs, et de vous protester, avec plus de vérité que d’éloquence, que je serai toute ma vie,

MADAME,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Corneille.

  1. Cette dédicace a été réimprimée dans les éditions de 1644-1657. Au moment où Corneille l’écrivait, Élisabeth d’Estampes était veuve de Louis de la Châtre, baron de la Maisonfort, maréchal de France, mort en octobre 1630 ; mais ce n’était pas une jeune veuve comme l’héroïne de notre poëte : elle avait cinquante-deux ans. Elle mourut à Coubert en Brie, le 14 septembre 1654, âgée de soixante-douze ans.
  2. Var. (édit. de 1644-1637) : les grâces de la représentation la mettoient en son jour.