Corinne ou l’Italie/Livre XIX

La librairie stéréotipe (Tome IIp. 410-464).
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Tome II – Livre XIX


LIVRE XIX.

LE RETOUR D’OSWALD EN ITALIE

CHAPITRE PREMIER.


RAPPELONS maintenant les événemens qui se passèrent, en Écosse après le jour de cette triste fête où Corinne fit un si douloureux sacrifice. Le domestique de lord Nelvil lui remit ses lettres au bal : il sortit pour les lire ; il en ouvrit plusieurs que son banquier de Londres lui envoyait, avant de deviner celle qui devait décider de son sort ; mais quand il aperçut l’écriture de Corinne, mais quand il vit ces mots : vous êtes libre, et qu�’il reconnut l’anneau, il sentit tout à la fois une amère douleur, et l’irritation la plus vive. Il y avait deux mois qu’il n’avait reçu de lettres de Corinne, et ce silence était rompu par des paroles si laconiques, par une action si décisive ! Il ne douta pas de son inconstance ; il se rappela tout ce que lady Edgermond avait pu dire de la légèreté, de la mobilité de Corinne ; il entra dans le sens de l’inimitié contre elle, car il l’aimait assez encore pour être injuste. Il oublia qu’il avait tout-à-fait renoncé depuis plusieurs mois à l’idée d’épouser Corinne, et que Lucile lui avait inspiré un goût assez vif. Il se crut un homme sensible trahi par une femme infidèle ; il éprouva du trouble, de la colère, du malheur, mais surtout un mouvement de fierté qui dominait toutes les autres impressions, et lui inspirait le désir de se montrer supérieur à celle qui l’abandonnait. Il ne faut pas beaucoup se vanter de la fierté dans les attachemens du cœur ; elle n’existe presque jamais que quand l’amour-propre l’emporte sur l’affection ; et si lord Nelvil eut aimé Corinne comme dans les jours de Rome et de Naples, le ressentiment contre les torts qu’il lui croyait ne l’eût point encore détaché d’elle.

Lady Edgermond s’aperçut du trouble de lord Nelvil : c’était une personne passionnée sous de froids dehors ; et la maladie mortelle dont elle se sentait menacée ajoutait à l’ardeur de son intérêt pour sa fille. Elle savait que la pauvre enfant aimait lord Nelvil, et tremblait d’avoir compromis son bonheur en le lui faisant connaître. Elle ne perdait donc pas Oswald un instant de vue, et pénétrait dans les secrets de son ame avec une sagacité que l’on attribue à l’esprit des femmes, mais qui tient uniquement à l’attention continuelle qu’inspire un vrai sentiment. Elle prit le prétexte des affaires de Corinne, c’est-à-dire de l’héritage de son oncle qu’elle voulait lui faire passer, pour avoir le lendemain matin un entretien avec lord Nelvil ; dans cet entretien, elle devina bien vite qu’il était mécontent de Corinne, et flattant son ressentiment par l’idée d’une noble vengeance, elle lui proposa de la reconnaître pour sa belle-fille. Lord Nelvil fut étonné de ce changement subit dans les intentions de lady Edgermond ; mais il comprit cependant, quoique cette pensée ne fût en aucune manière exprimée, que cette offre n’aurait son effet que s’il épousait Lucile ; et dans l’un de ces momens oû l’on agit plus vite que l’on ne pense, il la demanda en mariage a sa mère. Lady Edgermond ravie put a peine se contenir assez pour ne pas dire oui avec trop de rapidité, le consentement fut donné, et lord Nelvil sortit de cette chambre lié par un engagement qu’il n’avait pas eu l’idée de contracter en y entrant.

Pendant que lady Edgermond préparait Lucile à le recevoir, il se promenait dans le jardin avec une grande agitation. Il se disait que Lucile lui avait plu, précisément parce qu’il la connaissait peu, et qu’il était bizarre de fonder tout le bonheur de sa vie sur le charme d’un mystère qui doit nécessairement être découvert. Il lui revint un mouvement d’attendrissement pour Corinne, et il se rappela les lettres qu’il lui avait écrites, et qui exprimaient trop bien les combats de son ame. — Elle a eu raison, s’écria-t-il, de renoncer à moi, je n’ai pas eu le courage de la rendre heureuse, mais il devait lui en coûter davantage, et cette ligne si froide … Mais qui sait si ses larmes ne l’ont pas arrosée ? — et en prononçant ces mots les siennes coulaient malgré lui. Ces rêveries l’entraînèrent tellement, qu’il s’éloigna du château, et fut long-temps cherché par les domestiques de lady Edgermond, qu’elle avait envoyés pour lui faire dire qu’il était attendu : il s’étonna lui-même de son peu d’empressement, et se hâta de revenir.

En entrant dans la chambre il vit Lucile à genoux, et la tête cachée dans le sein de sa mère ; elle avait ainsi la grâce la plus touchante : lorsqu’elle entendit lord Nelvil, elle releva son visage baigné de pleurs, et lui dit en lui tendant la main ; — N’est-il pas vrai, mylord, que vous ne me séparerez pas de ma mère ? — Cette aimable manière d’annoncer son consentement intéressa beaucoup Oswald. Il se mit à genoux a son tour, et pria lady Edgermond de permettre que le visage de Lucile se penchât vers le sien ; et c’est ainsi que cette innocente personne reçut la première impression qui la faisait sortir de l’enfance. Une vive rougeur couvrit son front ; Oswald sentit en la regardant quel lien pur et sacré il venait de former, et la beauté de Lucile, quelque ravissante qu’elle fût en ce moment, lui fit moins d’impression encore que sa céleste modestie.

Les jours qui précédèrent le dimanche qui avait été fixé pour la cérémonie se passèrent en arrangemens nécessaires pour le mariage. Lucile, pendant ce temps, ne parla pas beaucoup plus qu’à l’ordinaire ; mais ce qu’elle disait était noble et simple ; et lord Nelvil aimait et approuvait chacune de ses paroles. Il sentait bien cependant quelque vide auprès d’elle ; la conversation consistait toujours dans une question et une réponse ; elle ne s’engageait pas, elle ne se prolongeait pas ; tout était bien, mais il n’y avait pas ce mouvement, cette vie inépuisable, dont il est difficile de se passer quand une fois on en a joui. Lord Nelvil se rappelait alors Corinne ; mais comme il n’entendait plus parler d’elle, il espérait que ce souvenir deviendrait à la fin une chimère, objet seulement de ses vagues regrets.

Lucile, en apprenant par sa mère que sa sœur vivait encore, et quelle était en Italie, avait eu le plus grand désir d’interroger lord Nelvil à son sujet ; mais lady Edgermond le lui avait interdit, et Lucile s’était soumise, selon sa coutume, sans demander le motif de cet ordre. Le matin du jour du mariage, l’image de Corinne se retraça dans le cœur d’Oswald plus vivement que jamais, et il fut effrayé lui-même de l’impression qu’il en recevait. Mais il adressa ses prières à son père ; il lui dit au fond de son cœur que c’était pour lui, que c’était pour obtenir sa bénédiction dans le ciel, qu’il accomplissait sa volonté sur la terre. Raffermi par ces sentimens, il arriva chez lady Edgermond, et se reprocha les torts qu’il avait eus dans sa pensée envers Lucile. Quand il la vit, elle était si charmante, qu’un ange qui serait descendu sur la terre n’aurait pu choisir une autre figure pour donner aux mortels l’idée des vertus célestes. Ils marchèrent à l’autel. La mère avait une émotion plus profonde encore que la fille ; car il s’y mêlait cette crainte que fait éprouver toujours une grande résolution, quelle qu’elle soit, à qui connaît la vie. Lucile n’avait que de l’espoir ; l’enfance se mêlait en elle à la jeunesse, et la joie à l’amour. En revenant de l’autel, elle s’appuyait timidement sur le bras d’Oswald ; elle s’assurait ainsi de son protecteur. Oswald la regardait avec attendrissement ; on eût dit qu’il sentait au fond de son cœur un ennemi qui menaçait le bonheur de Lucile, et qu’il se promettait de l’en défendre.

Lady Edgermond, revenue au château, dit à son gendre : — Je suis tranquille à présent ; je vous ai confié le bonheur de Lucile : il me reste si peu de temps encore à vivre, qu’il m’est doux de me sentir si bien remplacée. — Lord Nelvil fut très-attendri par ces paroles, et réfléchit, avec autant d’émotion que d’inquiétude, aux devoirs qu’elles lui imposaient. Peu de jours s’étaient écoulés, et Lucile commençait à peine à lever ses timides regards sur son époux, et à prendre la confiance qui aurait pu lui permettre de se faire connaître à lui, lorsque des incidens malheureux vinrent troubler cette union ; elle s’était annoncée d’abord sous des auspices plus favorables.


CHAPITRE II.


M. DICKSON arriva pour voir les nouveaux mariés, et s’excusa de n’avoir point assisté à la noce, en racontant qu’il était resté long-temps malade de l’ébranlement causé par une chute violente. Comme on lui parlait de cette chute, il dit qu’il avait été secouru par une femme la plus séduisante du monde. Oswald, dans cet instant, jouait au volant avec Lucile. Elle avait beaucoup de grâce à cet exercice ; Oswald la regardait et n’écoutait pas M. Dickson, lorsque celui-ci lui cria, d’un bout de la chambre à l’autre : — Mylord, elle a sûrement beaucoup entendu parler de vous, la belle inconnue qui m’a secouru, car elle m’a fait bien des questions sur votre sort. — De qui parlez-vous ? répondit lord Nelvil en continuant à jouer. — D’une femme charmante, reprit M. Dickson, bien qu’elle eût l’air déjà changée par la souffrance, et qui ne pouvait parler de vous sans émotion. — Ces mots attirèrent cette fois l’attention de lord Nelvil ; et il rapprocha de M. Dickson, en le priant de les répéter. Lucile, qui ne s’était point occupée de ce qu’on avait dit, alla rejoindre sa mère qui l’avait fait appeler. Oswald se trouva seul avec M. Dickson, et lui demanda quelle était cette femme dont il venait de lui parler. — Je n’en sais rien, répondit-il, sa prononciation m’a prouvé qu’elle était Anglaise. Mais j’ai rarement vu, parmi nos femmes, une personne si obligeante et d’une conversation si facile ; elle s’est occupée de moi, pauvre vieillard, comme si elle eût été ma fille, et pendant tout le temps que j’ai passé avec elle, je ne me suis pas aperçu de toutes les contusions que j’avais reçues. Mais, mon cher Oswald, seriez-vous donc aussi un infidèle en Angleterre, comme vous l’avez été en Italie ? car ma charmante bienfaitrice pâlissait et tremblait en prononçant votre nom. — Juste ciel ! de qui parlez-vous ? Une Anglaise, dites-vous ? — Oui, sans doute, répondit M. Dickson, vous savez bien que les étrangers ne prononcent jamais notre langue sans accent. — Et sa figure ? — Oh ! la plus expressive que j’aie vue, quoiqu’elle fût pâle et maigre à faire de la peine. — La brillante Corinne ne ressemblait point à cette description, mais ne pouvait-elle pas être malade ? ne devait-elle pas avoir beaucoup souffert, si elle était venue en Angleterre, et si elle n’y avait pas vu celui qu’elle venait chercher ? Ces craintes frappèrent tout à coup Oswald ; et il continua ses questions avec une inquiétude extrême. — M. Dickson lui disait toujours que l’inconnue parlait avec une grâce et une élégance qu’il n’avait rencontrées dans aucune autre femme, qu’une expression de bonté céleste se peignait dans ses regards, mais qu’elle semblait languissante et triste. Ce n’était pas la manière accoutumée de Corinne, mais encore une fois, ne pouvait-elle pas être changée par la peine ? — De quelle couleur sont ses yeux et ses cheveux, dit lord Nelvil ? — Du plus beau noir du monde. — Lord Nelvil pâlit. — Est-elle animée en parlant ? — Non, continua M. Dickson ; elle disait quelques paroles de temps en temps pour m’interroger et me répondre ; mais le peu de mots qu’elle prononçait avait beaucoup de charmes. — Il allait continuer, quand lady Edgermond et Lucile rentrèrent : il se tut, et lord Nelvil cessa de le questionner, mais tomba dans la plus profonde rêverie, et sortit pour se promener, jusqu’à ce qu’il pût retrouver M. Dickson seul.

Lady Edgermond, que sa tristesse avait frappée, renvoya Lucile pour demander à M. Dickson s’il s’était passé quelque chose dans leur conversation qui put affliger son gendre : il lui raconta naïvement ce qu’il avait dit. Lady Edgermond devina dans l’instant la vérité et frémit de la douleur qu’Oswald ressentirait, s’il savait avec certitude que Corinne était venue le chercher en Écosse ; et prévoyant bien qu’il interrogerait de nouveau M. Dickson, elle lui dit ce qu’il devait répondre pour détourner lord Nelvil de ses soupçons. En effet, dans un second entretien M. Dickson n’accrut pas son inquiétude à cet égard ; mais il ne la dissipa point, et la première idée d’Oswald fut de demander à son domestique si toutes les lettres qu’il lui avait remises depuis environ trois semaines venaient de la poste, et s’il ne se souvenait pas d’en avoir reçu autrement. Le domestique assura que non ; mais comme il sortait de la chambre, il revint sur ses pas, et dit à lord Nelvil : Il me semble cependant pue le jour du bal un aveugle m’a remis une lettre pour votre seigneurie ; mais c’était sans doute pour implorer ses secours. — Un aveugle, reprit Oswald ; non, je n’ai point reçu de lettre de lui : pourriez-vous me le retrouver ? — Oui, très-facilement, reprit le domestique, il demeure dans le village. — Allez le chercher, dit lord Nelvil ; et ne pouvant pas attendre patiemment l’arrivée de l’aveugle, il alla au-devant de lui, et le rencontra au bout de l’avenue.

— Mon ami, lui dit-il, on vous a donné une lettre pour moi le jour du bal au château : qui vous l’avait remise ? — Mylord voit que je suis aveugle, comment pourrais-je le lui dire ? — Croyez-vous que ce soit une femme ? — Oui, mylord, car elle avait un son de voix très-doux, autant qu’on pouvait le remarquer, malgré ses larmes, car j’entendais bien qu’elle pleurait. — Elle pleurait, reprit Oswald, et que vous a-t-elle dit ? — Vous remettrez cette lettre au domestique d’Oswald, bon vieillard : puis, se reprenant tout de suite elle a ajouté, à lord Nelvil. — Ah, Corinne ! s’écria Oswald, et il fut obligé de s’appuyer sur le vieillard, car il était prêt à s’évanouir. — Mylord, continua le vieillard aveugle, j’étais assis au pied d’un arbre quand elle me donna cette commission ; je voulus m’en acquitter tout de suite ; mais comme j’ai de la peine à me relever à mon âge, elle a daigné m’aider elle-même, m’a donné plus d’argent que je n’en avais eu depuis long-temps, et je sentais sa main qui tremblait en me soutenant, comme la vôtre, mylord, à présent. — C’en est assez, dit lord Nelvil, tenez, bon vieillard, voilà aussi de l’argent comme elle vous en a donné, priez pour nous deux. — Et il s’éloigna.

Depuis ce moment un trouble affreux s’empara de son ame : il faisait de tous les côtés de vaines perquisitions, et ne pouvait concevoir comment il était possible que Corinne fût arrivée en Écosse sans demander à le voir, il se tourmentait de mille manières sur les motifs de sa conduite, et l’affliction qu’il ressentait était si grande, que, malgré ses efforts pour la cacher, il était impossible que lady Edgermond ne la devinât pas, et que Lucile même ne s’aperçût combien il était malheureux : sa tristesse la plongeait elle-même dans une rêverie continuelle, et leur intérieur était très-silencieux. Ce fut alors que lord Nelvil écrivit au prince Castel-Forte la première lettre, que celui-ci ne crut pas devoir montrer à Corinne, et qui l’aurait sûrement touchée, par l’inquiétude profonde qu’elle exprimait.

Le comte d’Erfeuil revint de Plymouth où il avait conduit Corinne avant que la réponse du prince Castel-Forte à la lettre de lord Nelvil fût arrivée : il ne voulait pas dire à lord Nelvil tout ce qu’il savait de Corinne, et cependant il était fâché qu’on ignorât qu’il savait un secret important, et qu’il était assez discret pour le taire. Ses insinuations, qui d’abord n’avaient pas frappé lord Nelvil, réveillèrent son attention dès qu’il crut qu’elles pouvaient avoir quelque rapport avec Corinne ; alors il interrogea vivement le comte d’Erfeuil, qui se défendit assez bien dès qu’il fut parvenu à se faire questionner.

Néanmoins, à la fin, Oswald lui arracha l’histoire entière de Corinne, par le plaisir qu’eut le comte d’Erfeuil à raconter tout ce qu’il avait fait pour elle, la reconnaissance qu’elle lui avait toujours témoignée, l’état affreux d’abandon et de douleur où il l’avait trouvée ; enfin il fit ce récit sans s’apercevoir le moins du monde de l’effet qu’il produisait sur lord Nelvil, et n’ayant d’autre but en ce moment que d’être, comme disent les Anglais, le héros de sa propre histoire. Quand le comte d’Erfeuil eut cessé de parler, il fut vraiment affligé du mal qu’il avait fait. Oswald s’était contenu jusqu’alors ; mais tout à coup il devint comme insensé de douleur : il s’accusait d’être le plus barbare et le plus perfide des hommes, il se représentait le dévouement, la tendresse de Corinne, sa résignation, sa générosité dans le moment même où elle le croyait le plus coupable, et il y opposait la dureté, la légèreté dont il l’avait payée. Il se répétait sans cesse que personne ne l’aimerait jamais comme elle l’avait aimé, et qu’il serait puni, de quelque manière, de la cruauté dont il avait usé envers elle : il voulait partir pour l’Italie, la voir, seulement un jour, seulement une heure, mais déjà Rome et Florence étaient occupées par les Français, son régiment allait s’embarquer, il ne pouvait s’éloigner sans déshonneur ; il ne pouvait percer le cœur de sa femme et réparer les torts par les torts et les douleurs par les douleurs. Enfin il espérait les dangers de la guerre, et cette pensée lui rendit du calme.

Ce fut dans cette disposition qu’il écrivit au prince Castel-Forte la seconde lettre, que celui-ci résolut encore de ne pas montrer à Corinne. Les réponses de l’ami de Corinne la peignaient triste, mais résignée ; et comme il était fier et blessé pour elle, il adoucit plutôt qu’il n’exagéra l’état de malheur où elle était tombée. Lord Nelvil crut donc qu’il fallait ne pas la tourmenter de ses regrets après l’avoir rendue si malheureuse par son amour, et il partit pour les îles avec un sentiment de douleur et de remords qui lui rendait la vie insupportable.


CHAPITRE III.


LUCILE était affligée du départ d’Oswald ; mais le morne silence qu’il avait gardé envers elle pendant les derniers temps de leur séjour ensemble avait tellement redoublé sa timidité naturelle, qu’elle ne put se résoudre à lui dire qu’elle se croyait grosse, il ne le sut qu’aux îles par une lettre de lady Edgermond, à qui sa fille l’avait caché jusqu’alors. Lord Nelvil trouvai donc les adieux de Lucile très-froids, il ne jugea pas bien ce qui se passait dans son ame, et comparant sa douleur silencieuse avec les éloquens regrets de Corinne lorsqu’il se sépara d’elle à Venise, il n’hésita pas à croire que Lucile l’aimait faiblement. Cependant, durant les quatre années que dura son absence, elle n’eut pas un jour de bonheur. À peine la naissance de sa fille put-elle la distraire un moment des dangers que courait son époux. Un autre chagrin aussi se joignait à cette inquiétude ; elle découvrit par degrés tout ce qui concernait Corinne et ses relations avec lord Nelvil.

Le comte d’Erfeuil qui passa près d’une année en Écosse, et vit souvent Lucile et sa mère, était fortement persuadé qu’il n’avait pas révélé le secret du voyage de Corinne en Angleterre, mais il dit tant de choses qui en approchaient, il lui était si difficile, quand la conversation languissait, de ne pas ramener le sujet qui intéressait si vivement Lucile, qu’elle parvint à tout savoir. Tout innocente qu’elle était, elle avait encore assez d’art pour faire parler le comte d’Erfeuil, tant il en fallait peu pour cela.

Lady Edgermond, que sa maladie occupait chaque jour davantage, ne s’était pas doutée du travail que faisait sa fille pour apprendre ce qui devait lui causer tant de douleurs ; mais quand elle la vit si triste, elle obtint d’elle la confidence de ses chagrins. Lady Edgermond s’exprima très-sévèrement sur le voyage de Corinne en Angleterre. Lucile en recevait une autre impression : elle était tour à tour jalouse de Corinne et mécontente d’Oswald, qui avait pu se montrer si cruel envers une femme dont il était tant aimé ; et il lui semblait qu’elle devait craindre, pour son propre bonheur, un homme qui avait ainsi sacrifié le bonheur d’une autre. Elle avait toujours conservé de l’intérêt et de la reconnaissance pour sa sœur, ce qui ajoutait encore à la pitié qu’elle lui inspirait ; et, loin d’être flattée du sacrifice qu’Oswald lui avait fait, elle se tourmentait de l’idée qu’il ne l’avait choisie que parce que sa position dans le monde était meilleure que celle de Corinne ; elle se rappelait son hésitation avant le mariage, sa tristesse peu de jours après, et toujours elle se confirmait dans la cruelle pensée que son époux ne l’aimait pas. Lady Edgermond aurait pu lui rendre un grand service dans cette disposition d’ame, si elle l’avait calmée ; mais c’était une personne sans indulgence, et qui, ne concevant rien que le devoir et les sentimens qu’il permet, prononçait l’anathème contre tout ce qui s’écartait de cette ligne. Elle ne pensait pas à ramener par des ménagemens, et s’imaginait, au contraire, que le seul moyen d’éveiller les remords était de montrer du ressentiment ; elle partageait trop vivement les inquiétudes de Lucile, s’irritait de la pensée qu’une aussi charmante personne n’était pas appréciée par son époux, et loin de lui faire du bien, en lui persuadant qu’elle était plus aimée qu’elle ne le croyait, elle confirmait ses craintes à cet égard, pour exciter davantage sa fierté. Lucile, plus douce et plus éclairée que sa mère, ne suivait pas rigoureusement les conseils qu’elle lui donnait, mais il en restait toujours quelques traces : et ses lettres à lord Nelvil étaient bien moins sensibles que le fond de son cœur.

Oswald, pendant ce temps, se distingua dans la guerre par des actions d’une bravoure éclatante ; il exposa mille fois sa vie, non-seulement par l’enthousiasme de l’honneur, mais par goût pour le péril. On remarquait que le danger était un plaisir pour lui ; qu’il paraissait plus gai, plus animé, plus heureux le jour des combats ; il rougissait de joie quand le tumulte des armes commençait, et c’était dans ce moment seul qu’un poids qu’il avait sur le cœur se soulevait et le laissait respirer à l’aise. Adoré de ses soldats, admiré de ses camarades, il avait une existence très-animée, qui, sans lui donner du bonheur, l’étourdissait au moins sur le passé comme sur l’avenir. Il recevait des lettres de sa femme, qu’il trouvait froides, mais auxquelles cependant il s’accoutumait. Le souvenir de Corinne lui apparaissait souvent dans ces belles nuits des tropiques, où l’on prend une si grande idée de la nature et de son auteur ; mais comme le climat et la guerre menaçaient tous les jours sa vie, il se croyait moins coupable eu étant si près dépérir ; on pardonne à ses ennemis, lorsque la mort les menace ; on se sent aussi, dans une situation semblable, de l’indulgence pour soi-même. Lord Nelvil pensait seulement aux larmes de Corinne, lorsqu’elle apprendrait qu’il n’était plus, il oubliait celles que ses torts lui avaient fait répandre.

Au milieu des périls qui font si souvent réfléchir sur l’incertitude de la vie, il songeait bien plus à Corinne qu’à Lucile ; ils avaient tant parlé de la mort ensemble, ils avaient si souvent approfondi toutes les pensées les plus sérieuses, qu’il croyait encore s’entretenir avec Corinne, quand il s’occupait des grandes idées que retrace le spectacle habituel de la guerre et de ses dangers. C’était à elle qu’il s’adressait quand il était seul, bien qu’il dût la croire irritée contre lui. Il lui semblait qu’ils s’entendaient encore, malgré l’absence, malgré l’infidélité même ; tandis que la douce Lucile, qu’il ne croyait pas offensée contre lui, ne s’offrait à son souvenir que comme une personne digne d’être protégée, mais à laquelle il fallait épargner toutes les réflexions tristes et profondes. Enfin les troupes que lord Nelvil commandait furent rappelées en Angleterre ; il revint : déjà la tranquillité du vaisseau lui plaisait bien moins que l’activité de la guerre. Le mouvement extérieur avait remplacé, pour lui, les plaisirs de l’imagination, qu’autrefois l’entretien de Corinne lui faisait goûter. Il n’avait pas encore essayé du repos loin d’elle. Il avait su tellement se faire aimer de ses soldats, et leur avait inspiré tant d’attachement et d’enthousiasme, que leurs hommages et leur dévouement renouvelèrent encore pour lui, pendant le passage, l’intérêt de la vie militaire. Cet intérêt ne cessa complètement que quand on fut débarqué.


CHAPITRE IV.


LORD Nelvil partit alors pour la terre de lady Edgermond dans le Northumberland, il fallait qu’il fit de nouveau connaissance avec sa famille dont il avait perdu l’habitude depuis quatre ans. Lucile lui présenta sa fille, âgée de plus de trois ans, avec autant de timidité qu’une femme coupable en pourrait éprouver. Cette petite ressemblait à Corinne : l’imagination de Lucile avait été fort occupée du souvenir de sa sœur pendant sa grossesse ; et Juliette, c’était ainsi qu’elle se nommait, avait les cheveux et les yeux de Corinne : lord Nelvil le remarqua et en fut troublé ; il la prit dans ses bras, et la serra contre son cœur avec tendresse. Lucile ne vit dans ce mouvement qu’un souvenir de Corinne, et dès cet instant elle ne jouit pas, sans mélange, de l’affection que lord Nelvil témoignait à Juliette. Lucile était encore embellie, elle avait près de vingt ans. Sa beauté avait pris un caractère imposant, et inspirait à lord Nelvil un sentiment de respect. Lady Edgermond n’était plus en état de sortir de son lit, et sa situation lui donnait beaucoup d’humeur et de chagrin. Elle revit pourtant avec plaisir lord Nelvil, car elle était très-tourmentée par la crainte de mourir en son absence, et de laisser sa fille ainsi seule au monde. Lord Nelvil avait tellement pris l’habitude d’une vie active, qu’il lui en coûtait beaucoup de rester presque tout le jour dans la chambre de sa belle-mère, qui ne recevait plus personne que son gendre et sa fille. Lucile aimait toujours beaucoup lord Nelvil ; mais elle avait la douleur de ne pas se croire aimée, et lui cachait par fierté ce qu’elle savait de ses sentimens pour Corinne et la jalousie qu’ils lui causaient. Cette contrainte ajoutait encore à sa réserve habituelle, et la rendait plus froide et plus silencieuse qu’elle ne l’eût été naturellement. Lorsque son époux voulait lui donner quelques conseils sur le charme qu’elle aurait pu répandre dans la conversation, en y mettant plus d’intérêt ; elle croyait voir dans ces conseils un souvenir de Corinne, et se blessait, au lieu d’en profiter. Lucile avait une grande douceur de caractère, mais sa mère lui avait donné des idées positives sur tous les points ; et quand lord Nelvil vantait les plaisirs de l’imagination et le charme des beaux-arts, elle voyait toujours dans ce qu’il disait les souvenirs de l’Italie, et rabattait assez sèchement l’enthousiasme de lord Nelvil, parce qu’elle pensait que Corinne en était l’unique cause. Dans une autre disposition elle eût recueilli avec soin les paroles de son époux pour étudier tous les moyens de lui plaire.

Lady Edgermond, dont la maladie augmentait les défauts, montrait une antipathie croissante pour tout ce qui sortait de la monotonie et de la règle habituelle de sa vie. Elle voyait du mal à tout, et son imagination, irritée par la souffrance, était importunée de tous les bruits au moral comme au physique. Elle eût voulu réduire l’existence aux moindres frais possibles, peut-être pour ne pas regretter aussi vivement ce qu’elle était prête à quitter, mais comme personne n’avoue le motif personnel de ses opinions, elle les appuyait sur les principes généraux d’une morale exagérée. Elle ne cessait de désenchanter la vie, en faisant un tort des moindres plaisirs, en opposant un devoir à chaque emploi des heures qui pouvait différer un peu de ce qu’on avait fait la veille. Lucile, qui, bien qu’elle fut soumise à sa mère, avait cependant plus d’esprit qu’elle et plus de flexibilité dans le caractère, se serait réunie à son époux pour combattre doucement l’austérité et l’exigence toujours croissante de lady Edgermond, si celle-ci ne lui avait pas persuadé qu’elle se conduisait ainsi seulement pour s’opposer au penchant de lord Nelvil pour le séjour de l’Italie. — Il faut lutter sans cesse, disait-elle, par la puissance du devoir contre le retour possible d’une inclination si funeste. — Lord Nelvil avait certainement aussi un grand respect pour le devoir, mais il le considérait sous des rapports plus étendus que lady Edgermond. Il aimait à remonter à sa source, il le croyait parfaitement en harmonie avec nos véritables penchans, et pensait qu’il n’exigeait point de nous des sacrifices et des combats continuels. Il lui semblait enfin que la vertu, loin de tourmenter la vie, contribuait tellement au bonheur durable, qu’on pouvait la considérer comme une sorte de prescience accordée à l’homme sur cette terre.

Quelquefois Oswald, en développant ses idées se livrait au plaisir d’employer des expressions de Corinne ; il s’écoutait avec plaisir quand il empruntait son langage. Lady Edgermond montrait de l’humeur dès qu’il se laissait aller à cette manière de penser et de parler : les idées nouvelles déplaisent aux personnes âgées ; elles aiment à se persuader que le monde n’a fait que perdre, au lieu d’acquérir depuis qu’elles ont cessé d’être jeunes. Lucile, par l’instinct du cœur, reconnaissait, dans l’intérêt plus vif que lord Nelvil mettait à ses propres discours, le retentissement de son affection pour Corinne ; elle baissait les yeux pour ne pas laisser voir à son époux ce qui se passait dans son ame ; et lui, ne se doutant pas qu’elle fût instruite de ses rapports avec Corinne, attribuait à la froideur du caractère de sa femme son immobile silence pendant qu’il pariait avec chaleur. Ne sachant donc à qui s’adresser pour trouver un esprit qui répondît au sien, les regrets du passé se renouvelaient plus vivement que jamais dans son ame, et il tombait dans la plus profonde mélancolie. Il écrivit au prince Castel-Forte pour avoir des nouvelles de Corinne. Sa lettre n’arriva point à cause de la guerre. Sa santé souffrait extrêmement du climat d’Angleterre, et les médecins ne cessaient de lui répéter que sa poitrine serait attaquée de nouveau s’il n’allait pas passer l’hiver en Italie ; mais il était impossible d’y songer, puisque la paix n’était pas faite entre la France et l’Angleterre. Une fois il parla devant sa belle-mère et sa femme des conseils que les médecins lui avaient donnés et de l’obstacle qui s’y opposait. — Quand la paix serait faite, lui dit lady Edgermond, je ne pense pas, mylord, que vous vous permissiez à vous-même de revoir l’Italie. — Si la santé de mylord l’exigeait, interrompit Lucile, il ferait très-bien d’y aller. — Ce mot parut assez doux à lord Nelvil, et il se hâta d’en témoigner sa reconnaissance à Lucile ; mais cette reconnaissance même la blessa : elle crut y voir le dessein de la préparer au voyage.

La paix se fit au printemps, et le voyage d’Italie devint possible. Chaque fois que lord Nelvil laissait échapper quelques réflexions sur le mauvais état de sa santé, Lucile était combattue entre l’inquiétude qu’elle éprouvait et la crainte que lord Nelvil ne voulut insinuer par-là qu’il devrait passer l’hiver en Italie : et tandis que son sentiment l’aurait portée à s’exagérer la maladie de son époux, la jalousie qui naissait aussi de ce sentiment, l’engageait à chercher des raisons pour atténuer ce que les médecins mêmes disaient du danger qu’il courait en restant en Angleterre. Lord Nelvil attribuait cette conduite de Lucile à l’indifférence et à l’égoïsme, et ils se blessaient réciproquement, parce qu’ils ne s’avouaient pas leurs sentimens avec franchise.

Enfin lady Edgermond tomba dans un état si dangereux, qu’il n’y eut plus entre Lucile et lord Nelvil d’autre sujet d’entretien que sa maladie ; la pauvre femme perdit l’usage de la parole un mois avant de mourir ; l’on ne devinait plus qu’à ses larmes ou à sa façon de serrer la main ce qu’elle voulait dire. Lucile était au désespoir ; Oswald, sincèrement touché, veillait toutes les nuits auprès d’elle ; et, comme c’était au mois de novembre, il se fit beaucoup de mal par les soins qu’il lui prodigua. Lady Edgermond parut heureuse des témoignages de l’affection de son gendre. Les défauts de son caractère disparaissaient à mesure que son affreux état les eut rendus plus excusables, tant les approches de la mort tranquillisent toutes les agitations de l’ame ; et la plupart des défauts ne viennent que de cette agitation.

La nuit de sa mort elle prit la main de Lucile et celle de lord Nelvil, et les mettant l’une dans l’autre elle les pressa toutes les deux contre son cœur, alors elle leva les yeux au ciel, et ne parut point regretter la parole qui n’eût rien dit de plus que ce regard et ce mouvement. Peu de minutes après elle expira.

Lord Nelvil, qui avait fait effort sur lui-même pour être capable de soigner sa belle-mère, devint dangereusement malade ; et l’infortunée Lucile, au moment d’une cruelle douleur, eut à souffrir la plus affreuse inquiétude. Il paraît que dans son délire lord Nelvil prononça plusieurs fois le nom de Corinne et celui de l’Italie. Il demandait souvent dans ses rêveries du soleil, le midi, un air plus chaud ; quand le frisson de la fièvre le prenait il disait : il fait si froid dans ce nord, que jamais on ne pourra se réchauffer. Quand il revint à lui il fut bien étonné d’apprendre que Lucile avait tout disposé pour le voyage d’Italie ; il s’en étonna : elle lui donna pour motif le conseil des médecins. — Si vous le permettez, ajouta-t-elle, ma fille et moi nous vous accompagnerons : il ne faut pas qu’un enfant soit séparé de son père ni de sa mère. — Sans doute, reprit lord Nelvil, il ne faut pas que nous nous séparions : mais ce voyage vous fait-il de la peine ? parlez, j’y renoncerai. — Non, reprit Lucile, ce n’est pas cela qui me fait de la peine…. — Lord Nelvil la regarda, lui prit la main : elle allait s’expliquer davantage ; mais le souvenir de sa mère, qui lui avait recommandé de ne jamais avouer à lord Nelvil la jalousie qu’elle ressentait, l’arrêta tout à coup, et elle reprit en disant : — Mon premier intérêt, mylord, vous devez le croire, c’est le rétablissement de votre santé. — Vous avez une sœur en Italie, continua lord Nelvil. — Je la sais, reprit Lucile ; en avez-vous des nouvelles ? — Non, dit mylord Nelvil, depuis que je suis parti pour l’Amérique j’ignore absolument ce qu’elle est devenue. — Hé bien, mylord, nous le saurons en Italie. — Vous intéresse-t-elle encore ? — Oui, mylord, répondit Lucile, je n’ai point oublié la tendresse qu’elle m’a témoignée dans mon enfance. — Oh, il ne faut rien oublier, dit lord Nelvil en soupirant ; — et le silence de tous les deux finit l’entretien. Oswald n’allait point en Italie dans l’intention de renouveler ses liens avec Corinne ; il avait trop de délicatesse pour se laisser approcher par une telle idée : mais s’il ne devait pas se rétablir de la maladie de poitrine dont il était menacé, il trouvait assez doux de mourir en Italie, et d’obtenir, par un dernier adieu, le pardon de Corinne. Il ne croyait pas que Lucile pût savoir la passion qu’il avait eue pour sa sœur ; encore moins se doutait-il qu’il eût trahi, dans son délire, les regrets qui l’agitaient encore. Il ne rendait pas justice à l’esprit de sa femme, parce que cet esprit était stérile, et lui servait plutôt à deviner ce que pensaient les autres, qu’à les intéresser par ce qu’elle pensait elle-même. Oswald s’était donc accoutumé à la considérer comme une belle et froide personne, qui remplissait ses devoirs et l’aimait autant qu’elle pouvait aimer ; mais il ne connaissait pas la sensibilité de Lucile : elle mettait le plus grand soin à la cacher. C’était par fierté qu’elle dissimulait dans cette circonstance ce qui l’affligeait ; mais dans une situation parfaitement heureuse, elle se serait encore fait un reproche de laisser voir une affection vive, même pour son époux. Il lui semblait que la pudeur était blessée par l’expression de tout sentiment passionné ; et, comme elle était cependant capable de ces sentimens, son éducation, en lui imposant la loi de se contraindre, l’avait rendue triste et silencieuse : on l’avait bien convaincue qu’il ne fallait pas révéler ce qu’elle éprouvait, mais elle ne prenait aucune plaisir à dire autre chose.


CHAPITRE V.


LORD Nelvil craignait les souvenirs que lui retraçait la France ; il la traversa donc rapidement : car Lucile ne témoignant, dans ce voyage, ni désir ni volonté sur rien, c’était lui seul qui décidait de tout. Ils arrivèrent au pied des montagnes qui séparent le Dauphiné de la Savoie, et montèrent à pied ce qu’on appelle le pas des échelles : c’est une route pratiquée dans le roc, et dont l’entrée ressemble à celle d’une profonde caverne ; elle est sombre dans toute sa longueur, même pendant les plus beaux jours de l’été. On était alors au commencement de décembre, il n’y avait point encore de neige ; mais l’automne, saison de décadence, touchait elle-même à sa fin, et faisait place à l’hiver. Toute la route était couverte de feuilles mortes, que le vent y avait apportées : car il n’existait point d’arbres dans ce chemin rocailleux, et près des débris de la nature flétrie, on ne voyait point les rameaux, espoir de l’année suivante. La vue des montagnes plaisait à lord Nelvil ; il semble, dans les pays de plaines, que la terre n’ait d’autre but que de porter l’homme et de le nourrir ; mais, dans les contrées pittoresques, on croit reconnaître l’empreinte du génie du Créateur et de sa toute-puissance. L’homme cependant s’est familiarisé partout avec la nature, et les chemins qu’il s’est frayés gravissent les monts et descendent dans les abîmes. Il n’y a plus pour lui rien d’inaccessible, que le grand mystère de lui-même.

En entrant dans la Maurienne, l’hiver devint à chaque pas plus rigoureux. On eût dit qu’on avançait vers le nord en s’approchant du Mont-Cenis : Lucile, qui n’avait jamais voyagé, était épouvantée par ces glaces qui rendent les pas des chevaux si peu sûrs. Elle cachait ses craintes aux regards d’Oswald, mais se reprochait souvent d’avoir emmené sa petite fille avec elle ; souvent elle se demandait si la moralité la plus parfaite avait présidé à cette résolution, et si le goût très-vif qu’elle avait pour cette enfant, et l’idée aussi qu’elle était plus aimée d’Oswald, en se montrant à lui toujours avec Juliette, ne l’avait pas distraite des périls d’un si long voyage. Lucile était une personne très-timorée, et qui fatiguait souvent son ame à force de scrupules et d’interrogations secrètes sur sa conduite. Plus on est vertueux, plus la délicatesse s’accroît, et avec elle les inquiétudes de la conscience ; Lucile n’avait de refuge contre cette disposition que dans la piété, et de longues prières intérieures la tranquillisaient.

Comme ils avançaient vers le Mont-Cenis, toute la nature semblait prendre un caractère plus terrible ; la neige tombait en abondance sur la terre déjà couverte de neige : on eût dit qu’on entrait dans l’enfer de glace si bien décrit par Le Dante. Toutes les productions de la terre n’offraient plus qu’un aspect monotone, depuis le fond des précipices jusqu’au sommet des montagnes ; une même couleur faisait disparaître toutes les variétés de la végétation ; les rivières coulaient encore au pied des monts ; mais les sapins, devenus tout blancs, se répétaient dans les eaux comme des spectres d’arbres. Oswald et Lucile regardaient ce spectacle en silence ; la parole semble étrangère à celle nature glacée, et l’on se tait avec elle ; lorsque tout à coup ils aperçurent, sur une vaste plaine de neige, une longue file d’hommes habillés de noir qui portaient un cercueil vers une église. Ces prêtres, les seuls êtres vivans qui parussent au milieu de cette campagne froide et déserte, avaient une marche lente, que la rigueur du temps aurait hâtée, si la pensée de la mort n’eût pas imprimé sa gravité à tous leurs pas. Le deuil de la nature et de l’homme, de la végétation et de la vie ; ces deux couleurs, ce blanc et ce noir, qui seules frappaient les regards et se faisaient ressortir l’une par l’autre, remplissaient l’ame d’effroi. Lucile dit à voix basse : — Quel triste présage ! — Lucile, interrompit Oswald, croyez-moi, il n’est pas pour vous. — Hélas ! pensa-t-il en lui-même, ce n’est pas sous de tels auspices que je fis avec Corinne le voyage d’Italie ; qu’est-elle devenue maintenant ? Et tous ces objets lugubres qui m’environnent m’annoncent-ils ce que je vais souffrir ? —

Lucile était ébranlée par les inquiétudes que lui causait le voyage. Oswald ne pensait pas à ce genre de terreur très-étranger à un homme, et surtout à un caractère aussi intrépide que le sien. Lucile prenait pour de l’indifférence ce qui venait uniquement de ce qu’il ne soupçonnait pas dans cette occasion la possibilité de la crainte. Cependant tout se réunissait pour accroître les anxiétés de Lucile : les hommes du peuple trouvent une sorte de satisfaction à grossir le danger, c’est leur genre d’imagination ; ils se plaisent dans l’effet qu’ils produisent ainsi sur les personnes d’une autre classe dont ils se font écouter en les effrayant. Lorsqu’on veut traverser le Mont-Cenis pendant l’hiver, les voyageurs, les aubergistes vous donnent à chaque instant des nouvelles du passage du mont, c’est ainsi qu’on l’appelle : et l’on dirait qu’on parle d’un monstre immobile, gardien des vallées qui conduisent à la terre promise. On observe le temps pour savoir s’il n’y a rien à redouter, et lorsqu’on peut craindre le vent nommé la tourmente, on conseille fortement aux étrangers de ne pas se risquer sur la montagne. Ce vent s’annonce dans le ciel par un nuage blanc qui s’étend comme un linceul dans les airs, et peu d’heures après tout l’horizon en est obscurci.

Lucile avait pris secrètement toutes les informations possibles à l’insçu de lord Nelvil ; il ne se doutait pas de ces terreurs et se livrait tout entier aux réflexions que faisait naître en lui le retour en Italie. Lucile, que le but du voyage agitait encore plus que le voyage même, jugeait tout avec une prévention défavorable, et faisait tacitement un tort à lord Nelvil de sa parfaite sécurité sur elle et sur sa fille. Le matin du passage du Mont-Cenis, plusieurs paysans se rassemblèrent autour de Lucile, et lui dirent que le temps menaçait de la tourmente. Néanmoins ceux qui devaient la porter elle et sa fille assurèrent qu’il n’y avait rien à craindre. Lucile regarda lord Nelvil, elle vit qu’il se moquait de la peur qu’on voulait leur faire, et de nouveau blessée par ce courage, elle se hâta de déclarer qu’elle voulait partir. Oswald ne s’aperçut pas du sentiment qui avait dicté cette résolution, et suivit à cheval le brancard sur lequel étaient portées sa femme et sa fille. Ils montèrent assez facilement. Mais quand ils furent à la moitié de la plaine qui sépare la montée de la descente un horrible ouragan s’éleva. Des tourbillons de neige aveuglaient les conducteurs, et plusieurs fois Lucile n’apercevait plus Oswald, que la tempête avait comme enveloppé de ses brouillards impétueux. Les respectables religieux qui se consacrent, sur le sommet des Alpes, au salut des voyageurs, commencèrent à sonner leurs cloches d’alarme, et bien que ce signal annonçât la pitié des hommes bienfaisans qui le faisaient entendre, ce son en lui-même avait quelque chose de très-sombre, et les coups précipités de l’airain exprimaient mieux encore l’effroi que le secours.

Lucile espérait qu’Oswald proposerait de s’arrêter dans le couvent et d’y passer la nuit ; mais comme elle ne voulut pas lui dire qu’elle le désirait, il crut qu’il valait mieux se hâter d’arriver avant la fin du jour ; les porteurs de Lucile lui demandèrent avec inquiétude s’il fallait commencer la descente ? — Oui, répondit-elle, puisque mylord ne s’y oppose pas. — Lucile avait tort de ne pas exprimer ses craintes, car sa fille était avec elle ; mais quand on aime et qu’on ne se croit pas aimé, on se blesse de tout, et chaque instant de la vie est une douleur et presque une humiliation. Oswald restait à cheval, bien que ce fut la plus dangereuse manière de descendre ; mais il se croyait ainsi plus sûr de ne pas perdre de vue sa femme et sa fille.

Au moment où Lucile vit du sommet du mont la route qui en descend, cette route si rapide qu’on la prendrait elle-même pour un précipice, si les abîmes qui sont à côté n’en faisaient sentir la différence, elle serra sa fille contre son cœur avec une émotion très-vive. Oswald le remarqua, et laissant son cheval, il vint lui-même se joindre aux porteurs pour soutenir le brancard. Oswald avait tant de grâce dans tout ce qu’il faisait, que Lucile, en le voyant s’occuper d’elle et de Juliette avec beaucoup de zèle et d’intérêt, sentit ses yeux mouillés de larmes ; mais à l’instant il s’éleva un coup de vent si terrible que les porteurs eux-mêmes tombèrent à genoux et s’écrièrent : Ô mon Dieu, secourez-nous ! Alors Lucile reprit tout son courage, et se soulevant sur le brancard, elle tendit Juliette à lord Nelvil, en lui disant : — Mon ami, prenez votre fille. — Oswald la saisit et dit à Lucile : — Et vous aussi venez, je pourrai vous porter toutes deux. — Non, répondit Lucile, sauvez seulement votre fille. — Comment sauver, répéta lord Nelvil, est-il question de danger ? et se retournant vers les porteurs il s’écria : Malheureux, que ne disiez-vous… — Ils m’en avaient avertie, interrompit Lucile… — Et vous me l’avez caché, dit lord Nelvil, qu’ai-je fait pour mériter ce cruel silence ? — En prononçant ces mots, il enveloppa sa fille dans son manteau, et baissa les yeux vers la terre dans une anxiété profonde, mais le ciel, protecteur de Lucile, fit paraître un rayon qui perça les nuages, apaisa la tempête, et découvrit aux regards les fertiles plaines du Piémont. Dans une heure toute la caravane arriva sans accident à la Novalaise, la première ville de l’Italie par-delà le Mont-Cenis.

En entrant dans l’auberge, Lucile prit sa fille dans ses bras, monta dans une chambre, se mit à genoux, et remercia Dieu avec ferveur. — Oswald, pendant qu’elle priait, était appuyé sur la cheminée, d’un air pensif, et quand Lucile se fut relevée, il lui tendit la main et lui dit : Lucile, vous avez donc eu peur ? — Oui, mon ami, répondit-elle : — Et pourquoi vous êtes-vous mise en route ? — Vous paraissiez impatient de partir. — Ne savez-vous pas, répondit lord Nelvil, qu’avant tout je crains pour vous ou le danger ou la peine. — C’est pour Juliette qu’il faut les craindre, dit Lucile. — Elle la prit sur ses genoux, pour la réchauffer auprès du feu, et bouclait avec ses mains les beaux cheveux noirs de cet enfant, que la neige et la pluie avaient aplatis sur son front. Dans ce moment, la mère et la fille étaient charmantes. Oswald les regarda toutes les deux avec tendresse, mais encore une fois le silence suspendit un entretien qui peut-être aurait conduit à une explication heureuse.

Ils arrivèrent à Turin ; cette année là l’hiver était très-rigoureux : les vastes appartemens de l’Italie sont destinés à recevoir le soleil, ils paraissaient déserts pendant le froid. Les hommes sont bien petits sous ces grandes voûtes. Elles font plaisir pendant l’été par la fraîcheur qu’elles donnent, mais au milieu de l’hiver on ne sent que le vide de ces palais immenses dont les possesseurs semblent des pygmées dans la demeure des géans.

On venait d’apprendre la mort d’Alfiéri, et c’était un deuil général pour tous les Italiens qui voulaient s’enorgueillir de leur patrie. Lord Nelvil croyait voir partout l’empreinte de la tristesse ; il ne reconnaissait plus l’impression que l’Italie avait produite jadis sur lui. L’absence de celle qu’il avait tant aimée désenchantait à ses yeux la nature et les arts. Il demanda des nouvelles de Corinne à Turin ; on lui dit que depuis cinq ans elle n’avait rien publié, et vivait dans la retraite la plus profonde ; mais ou l’assura qu’elle était à Florence. Il résolut d’y aller, non pour y rester et trahir ainsi l’affection qu’il devait à Lucile, mais pour expliquer du moins lui-même à Corinne comment il avait ignoré son voyage en Écosse.

En traversant les plaines de la Lombardie Oswald s’écriait : — Ah ! que cela était beau quand tous les ormeaux étaient couverts de feuilles, et quand les pampres verts les unissaient entre eux ! — Lucile se disait en elle-même : — C’était beau quand. Corinne était avec lui. — Un brouillard humide, tel qu’il en fait souvent dans ces plaines traversées par un si grand nombre de rivières, obscurcissait la vue de la campagne. On entendait pendant la nuit, dans les auberges, tomber sur les toits ces pluies abondantes du midi qui ressemblent au déluge. Les maisons en sont pénétrées, et l’eau vous poursuit partout avec l’activité du feu. Lucile cherchait en vain le charme de l’Italie : on eût dit que tout se réunissait pour la couvrir d’un voile sombre à ses regards comme à ceux d’Oswald.


CHAPITRE VI.


OSWALD, depuis qu’il était entré en Italie, n’avait pas prononcé un mot d’italien, il semblait que cette langue lui fit mal, et qu’il évitât de l’entendre comme de la parier. Le soir du jour où lady Nelvil et lui étaient arrivés dans l’auberge à Milan, ils entendirent frapper à leur porte, et virent entrer dans leur chambre un Romain d’une figure très-noire, très-marquée, mais cependant sans véritable physionomie : des traits créés pour l’expression, mais auxquels il manquait l’ame qui la donne, et sur cette figure il y avait à perpétuité un sourire gracieux, et un regard qui voulait être poétique. Il se mit dès la porte à improviser des vers tout remplis de louanges sur la mère, l’enfant et l’époux ; de ces louanges qui convenaient à toutes les mères, à tous les enfans, à tous les époux du monde, et dont l’exagération passait par-dessus tous les sujets, comme si les paroles et la vérité ne devaient avoir aucun rapport ensemble. Le Romain se servait cependant de ces sons harmonieux qui ont tant de charmes dans l’italien ; il déclamait avec une force qui faisait encore mieux remarquer l’insignifiance de ce qu’il disait. Rien ne pouvait être plus pénible pour Oswald que d’entendre ainsi pour la première fois, après un long intervalle, une langue chérie ; de revoir ainsi ses souvenirs travestis, et de sentir une impression de tristesse renouvelée par un objet ridicule. Lucile s’aperçut de la cruelle situation de l’ame d’Oswald, elle voulait faire finir l’improvisateur ; mais il était impossible d’en être écouté, il se promenait dans la chambre à grands pas ; il faisait des exclamations et des gestes continuels, et ne s’embarrassait pas du tout de l’ennui qu’il causait à ses auditeurs. Son mouvement était comme celui d’une machine montée, qui ne s’arrête qu’après un temps marqué ; enfin ce temps arriva, et lady Nelvil parvint à le congédier.

Quand il fut sorti, Oswald dit : — Le langage poétique est si facile à parodier en Italie, qu’on devrait l’interdire à tous ceux qui ne sont pas dignes de le parler. — Il est vrai, reprit Lucile, peut-être un peu trop sèchement ; il est vrai qu’il doit être désagréable de se rappeler ce qu’on admire par ce que nous venons d’entendre. — Ce mot blessa lord Nelvil. — Bien loin de là, dit-il, il me semble qu’un tel contraste fait sentir la puissance du génie. C’est ce même langage si misérablement dégradé qui devenait une poésie céleste, lorsque Corinne, lorsque votre sœur, reprit-il avec affectation, s’en servait pour exprimer ses pensées. — Lucile fut comme altérée par ces paroles : le nom de Corinne ne lui avait pas encore été prononcé par Oswald pendant tout le voyage, encore moins celui de votre sœur qui semblait indiquer un reproche. Les larmes étaient prêtes à la suffoquer, et si elle se fût abandonnée à cette émotion, peut-être ce moment eût-il été le plus doux de sa vie ; mais elle se contint, et la gêne qui existait entre les deux époux n’en devint que plus pénible.

Le lendemain le soleil parut, et, malgré les mauvais jours qui avaient précédé, il se montra brillant et radieux comme un exilé qui rentre dans sa patrie. Lucile et lord Nelvil en profitèrent pour aller voir la cathédrale de Milan ; c’est le chef-d’œuvre de l’architecture gothique en Italie, comme St.-Pierre de l’architecture moderne. Cette église, bâtie en forme de croix, est une belle image de douleur qui s’élève au-dessus de la riche et joyeuse ville de Milan. En montant jusques au haut du clocher, on est confondu du travail scrupuleux de chaque détail. L’édifice entier, dans toute sa hauteur, est orné, sculpté, découpé, si l’on peut s’exprimer ainsi, comme le serait un petit objet d’agrément. Que de patience et de temps il a fallu pour accomplir un tel œuvre ! La persévérance vers un même but se transmettait jadis de génération en génération, et le genre humain, stable dans ses pensées, élevait des monumens inébranlables comme elles. Une église gothique fait naître des dispositions très-religieuses. Horace Walpole a dit que les papes ont consacré, à bâtir des temples à la moderne, les richesses que leur avait valu la dévotion inspirée par les églises gothiques. La lumière qui passe à travers les vitraux coloriés, les formes singulières de l’architecture, enfin l’aspect entier de l’église est une image silencieuse de ce mystère de l’infini qu’on sent au-dedans de soi, sans pouvoir jamais s’en affranchir, ni le comprendre.

Lucile et lord Nelvil quittèrent Milan un jour où la terre était couverte de neige, et rien n’est plus triste que la neige en Italie. On n’y est point accoutumé à voir disparaître la nature sous le voile uniforme des frimas ; tous les Italiens se désolent du mauvais temps, comme d’une calamité publique. En voyageant avec Lucile, Oswald avait pour l’Italie une sorte de coquetterie qui n’était pas satisfaite ; l’hiver déplaît là plus que partout ailleurs, parce que l’imagination n’y est point préparée. Lord et lady Nelvil traversèrent Plaisance, Parme, Modène. Les églises et les palais en sont trop vastes à proportion du nombre et de la richesse des habitans. On dirait que ces villes sont arrangées pour recevoir de grands seigneurs qui doivent arriver, mais qui se sont fait précéder seulement par quelques hommes de leur suite.

Le matin du jour où Lucile et lord Nelvil se proposaient de traverser le Taro, comme si tout devait contribuer à leur rendre cette fois le voyage d’Italie lugubre, le fleuve s’était débordé la nuit précédente ; et l’inondation de ces fleuves qui descendent des Alpes et des Apennins est très-effrayante. On les entend gronder de loin comme le tonnerre ; et leur course est si rapide, que les flots et le bruit qui les annoncent arrivent presque en même temps. Un pont sur de telles rivières n’est guères possible, parce qu’elles changent de lit sans cesse et s’élèvent bien au-dessus du niveau de la plaine. Oswald et Lucile se trouvèrent tout à coup arrêtés au bord de ce fleuve ; les bateaux avaient été emportés par le courant, et il fallait attendre que les Italiens, peuple qui ne se presse pas, les eussent ramenés sur le nouveau rivage que le torrent avait formé. Lucile, pendant ce temps, se promenait pensive et glacée ; le brouillard était tel que le fleuve se confondait avec l’horizon, et ce spectacle rappelait bien plutôt les descriptions poétiques des rives du Styx, que ces eaux bienfaisantes qui doivent charmer les regards des habitans brûlés par les rayons du soleil. Lucile craignait pour sa fille le froid rigoureux qu’il faisait, et la mena dans une cabane de pêcheur où le feu était allumé au milieu de la chambre comme en Russie. — Où donc est votre belle Italie ? dit Lucile en souriant à lord Nelvil. — Je ne sais quand je la retrouverai, répondit-il avec tristesse. —

En approchant de Parme et de toutes les villes qui sont sur cette route, on a de loin le coup-d’œil pittoresque des toits en forme de terrasse qui donnent aux villes d’Italie un aspect oriental. Les églises, les clochers ressortent singulièrement au milieu de ces plates-formes ; et quand on revient dans le nord, les toits en pointe, qui sont ainsi faits pour se garantir de la neige, causent une impression très-désagréable. Parme conserve encore quelques chefs-d’œuvre du Corrège ; lord Nelvil conduisit Lucile dans une église où l’on voit une peinture à fresque de lui, appelée la Madone délla Scala. Elle est recouverte par un rideau. Lorsque l’on tira ce rideau, Lucile prit Juliette dans ses bras pour lui faire mieux voir le tableau, et dans cet instant l’attitude de la mère et de l’enfant se trouva par hasard presque la même que celle de la Vierge et de son fils. La figure de Lucile avait tant de ressemblance avec l’idéal de modestie et de grâce que Le Corrège a peint, qu’Oswald portait alternativement ses regards du tableau vers Lucile, et de Lucile vers le tableau ; elle le remarqua, baissa les yeux, et la ressemblance devint plus frappante encore ; car Le Corrège est peut-être le seul peintre qui sait donner aux yeux baissés une expression aussi pénétrante que s’ils étaient levés vers le ciel. Le voile qu’il jette sur les regards ne dérobe en rien le sentiment ni la pensée, mais leur donne un charme de plus, celui d’un mystère céleste.

Cette Madone est prête à se détacher du mur, et l’on voit la couleur presque tremblante qu’un souffle pourrait faire tomber. Cela donne à ce tableau le charme mélancolique de tout ce qui est passager, et l’on y revient plusieurs fois, comme pour dire à sa beauté qui va disparaître un sensible et dernier adieu. En sortant de l’église, Oswald dit à Lucile : — Ce tableau dans peu de temps n’existera plus, mais moi j’aurai toujours sous les yeux son modèle. — Ces paroles aimables attendrirent Lucile ; elle serra la main d’Oswald : elle était prête à lui demander si son cœur pouvait se lier à cette expression de tendresse ; mais quand un mot d’Oswald lui semblait froid, sa fierté, l’empêchait de s’en plaindre ; et quand elle était heureuse d’une expression sensible, elle craignait de troubler ce moment de bonheur en voulant le rendre plus durable. Ainsi son ame et son esprit trouvaient toujours des raisons pour le silence. Elle se flattait que le temps, la résignation et la douceur amèneraient un jour fortuné qui dissiperait toutes ses craintes.


CHAPITRE VII.


LA santé de lord Nelvil se remettait par le climat d’Italie, mais une inquiétude cruelle l’agitait sans cesse : il demandait partout des nouvelles de Corinne, et on lui répondait partout, comme à Turin, qu’on la croyait à Florence, mais qu’on ne savait rien d’elle, depuis qu’elle ne voyait personne et n’écrivait plus. Oh ! ce n’était pas ainsi que le nom de Corinne s’annonçait autrefois ; et celui qui avait détruit son bonheur et son éclat pouvait-il se le pardonner ?

En approchant de Bologne, on est frappé de loin par deux tours très-élevées, dont l’une surtout est penchée d’une manière qui effraie la vue. C’est en vain que l’on sait qu’elle est ainsi bâtie, et que c’est ainsi qu’elle a vu passer les siècles, cet aspect importune l’imagination. Bologne est une des villes où l’on trouve un plus grand nombre d’hommes instruits dans tous les genres ; mais le peuple y produit une impression désagréable. Lucile s’attendait au langage harmonieux d’Italie qu’on lui avait annoncé, et le dialecte bolonais dut la surprendre péniblement ; il n’en est pas de plus rauque dans les pays du nord. C’était au milieu du carnaval qu’Oswald et Lucile arrivèrent à Bologne ; l’on entendait jour et nuit des cris de joie tout semblables à des cris de colère. Une population pareille à celle des Lazzaroni de Naples couche la nuit sous les arcades nombreuses qui bordent les rues de Bologne ; ils portent pendant l’hiver un peu de feu dans un vase de terre, mangent dans la rue, et poursuivent les étrangers par des demandes continuelles. Lucile espérait en vain ces voix mélodieuses qui se font entendre la nuit dans les villes d’Italie ; elles se taisent toutes quand le temps est froid, et sont remplacées à Bologne par des clameurs qui effraient quand on n’y est pas accoutumé. Le jargon des gens du peuple paraît hostile, tant le son en est rude ; et les mœurs de la populace sont beaucoup plus grossières dans quelques contrées méridionales, que dans les pays du nord. La vie sédentaire perfectionne l’ordre social ; mais le soleil qui permet de vivre dans les rues introduit quelque chose de sauvage dans les habitudes des gens du peuple[1].

Oswald et lady Nelvil ne pouvaient faire un pas sans être assaillis par une quantité de mendians, qui sont en général le fléau de l’Italie. En passant devant les prisons de Bologne, dont les Barreaux donnent sur la rue, les détenus se livraient à la joie la plus déplaisante ; ils s’adressaient aux passans d’une voix de tonnerre, et demandaient des secours avec des plaisanteries ignobles et des rires immodérés ; enfin tout donnait l’idée dans ce lieu d’un peuple sans dignité. — Ce n’est pas ainsi, dit Lucile, que se montre en Angleterre notre peuple concitoyen de ses chefs. Oswald, un tel pays peut-il vous plaire ? — Dieu me préserve, répondit Oswald, de jamais renoncer à ma patrie ; mais quand vous aurez passé les Apennins, vous entendrez parler le toscan ; vous verrez le véritable midi ; vous connaîtrez le peuple spirituel et animé de ces contrées, et vous serez, je le crois, moins sévère pour l’Italie. —

On peut juger la nation italienne, suivant les circonstances, d’une manière tout-à-fait différente. Quelquefois le mal qu’on en a dit si souvent s’accorde avec ce que l’on voit ; et d’autres fois il paraît souverainement injuste. Dans un pays où la plupart des gouvernemens étaient sans garantie, et l’empire de l’opinion presque aussi nul pour les premières classes que pour les dernières ; dans un pays où la religion est plus occupée du culte que de la morale, il y a peu de bien à dire de la nation considérée d’une manière générale, mais on y rencontre beaucoup de qualités privées. C’est donc le hasard des relations individuelles qui inspire aux voyageurs la satire ou la louange ; les personnes que l’on connaît particulièrement décident du jugement qu’on porte sur la nation, jugement qui ne peut trouver de base fixe, ni dans les institutions, ni dans les mœurs, ni dans l’esprit public.

Oswald et Lucile allèrent voir ensemble les belles collections de tableaux qui sont à Bologne. Oswald, en les parcourant, s’arrêta long-temps devant la Sibylle peinte par Le Dominiquin. Lucile remarqua l’intérêt qu’excitait en lui ce tableau, et voyant qu’il s’oubliait long-temps à le contempler, elle osa s’approcher enfin, et lui demanda timidement si la Sibylle du Dominiquin parlait plus à son cœur, que la Madone du Corrège. Oswald comprit Lucile, et fut étonné de tout ce que ce mot signifiait ; il la regarda quelque temps sans lui répondre, et puis il lui dit : — La Sibylle ne rend plus d’oracles ; son génie, son talent, tout est fini : mais l’angélique figure du Corrège n’a rien perdu de ses charmes ; et l’homme malheureux qui fit tant de mal à l’une ne trahira jamais l’autre. — En achevant ces mots, il sortit pour cacher son trouble.

  1. On avait annoncé pour deux heures après midi, une éclipse de soleil à Bologne, le peuple se rassembla sur la place publique pour la voir, et impatient de ce qu’elle tardait, il l’appelait impétueusement comme un acteur qui se fait attendre ; enfin elle commença : et comme le temps nébuleux empêchait qu’elle ne produisît un grand effet, il se mit à la siffler à grand bruit, trouvant que le spectacle ne répondait pas à son attente.