Corbeille du jeune âge/Part à deux

Desclée, de Brouwer et Cie (p. 24-28).


PART À DEUX.


Ils étaient nés le même jour : l’un, dans un berceau rose et blanc ; l’autre, dans un panier d’osier, qui avait sa place sous la table de la cuisine.

L’un, le petit André, était tout seul dans son berceau ; l’autre, le petit chat Misti, partageait son panier avec ses quatre frères.

Mais, au bout d’une heure, la cuisinière, sans pitié pour les cris de la mère-chatte, avait pris quatre petits, qu’on n’avait plus jamais revus, et Misti était resté aussi seul dans son panier qu’André était seul dans son berceau.

Comme les petits chats se débrouillent plus vite que les petits garçons, ce fut Misti qui rendit le premier visite à André et même, il faut l’avouer, quand le chat curieux et futé s’aventura dans la chambre d’André, le bébé d’un mois ne fut nullement sensible à sa visite. Cependant, si les petits garçons mettent plus de temps que les petits chats à se débrouiller, ils y arrivent, et, un beau jour, André sourit à Misti, un autre jour, il se roula sur le tapis avec Misti, et un autre jour, d’un pas encore incertain, il courut après Misti.

Ce jour-là, André n’était pas précisément un homme, mais c’était un beau petit garçon d’un an, qui n’eut bientôt plus à envier à Misti, ses courses folles, car il les partageait.

André se prit pour Misti d’un amour si tendre qu’il ne se séparait qu’à grand’peine de son petit chat.

— Vraiment ! disait la cuisinière, — celle qui avait emporté les frères de Misti le jour de leur naissance ; mais Misti ne lui en voulait pas, car il n’avait plus souvenance de ce fait, — vraiment, je crois impossible de s’aimer plus que ne le font cet enfant et ce chat.

Pourquoi faut-il que les amitiés les plus grandes subissent des épreuves ?

Un jour, c’est-à-dire un matin, — André s’apprêtait à manger sa bouillie, quand sa bonne entra, portant un énorme coq qu’elle venait d’acheter vivant au marché.

La vue du coq captiva André à un tel point qu’il en oublia sa bouillie ; mais Misti, moins captivé, profita de l’inattention de son ami pour vider l’assiette en un clin d’œil.

Ah ! ce ne fut pas long ! Quelle bonne bouillie ! Caroline, la cuisinière, soignait décidément mieux les repas d’André que ceux de Misti.

Le fripon se léchait tranquillement les babines quand André, rappelé à lui-même par le départ du coq et le cri de son estomac, se prépara à manger la fameuse bouillie.

— Mais… mais, elle est partie ! s’écria-t-il en fixant sur l’assiette vide ses yeux étonnés. Où est-elle partie ? Et, avisant Misti qui, bien repu, bien satisfait, continuait à se pourlécher les babines, il devina la vérité :

— Ah ! lui dit-il, c’est toi qui l’as mangée ! Eh bien, voilà ! Et la main potelée qui n’avait jamais donné à Misti que des caresses, s’abattit plusieurs fois énergiquement sur sa robe fourrée.

— Cela t’apprendra, cela t’apprendra… Oui, mais cela ne me rendra pas ma bouillie.

André éclata en sanglots.

Sa mère, attirée par ses pleurs, le consola, et lui fit faire une seconde bouillie ; mais l’incident n’était pas clos, et, de ce jour, une haine terrible anima contre André l’animal battu, et contre Misti, André, qui ne pouvait oublier le vol.



Cette haine dura deux jours.

Oh ! ne croyez pas que cela soit peu, deux jours de haine, c’est-à-dire quarante-huit heures, pendant lesquelles on médite contre son ennemi les plus noirs complots !

— Je mangerai toutes ses pâtées, pensait André, je lui casserai son panier d’osier et il n’aura plus de lit, je l’empêcherai de jouer avec ma balle, et je ne lui mettrai plus jamais, jamais, son petit collier rouge.

S’il m’était permis d’interpréter le silence de Misti, je dirais qu’il était gros de menaces.

Oh ! comme ses griffes étaient prêtes à égratigner les petites mains et même le bout du nez d’André ! Comme l’envie ne manquait pas à Misti d’aller chercher, pour le mettre en pièces, le moulin qu’André ne laissait jamais à sa portée, ou d’aller se blottir sous le manteau de velours d’André pour le couvrir de poils !

Ce qui vous étonnera peut-être, c’est de savoir que ces beaux projets de vengeance ne satisfaisaient ni André, ni Misti.

Non. Ils étaient encore plus mécontents d’eux-mêmes que de leur ennemi, et le deuxième jour, André, solitairement assis dans sa petite chaise, se demanda s’il n’avait pas bien durement châtié la première gourmandise de Misti.

À la même heure, pensivement allongé sur le fourneau de la cuisine, et pensant combien l’on était mieux sur le tapis d’André, Misti se demandait s’il ne s’était pas montré un peu… indélicat en goûtant d’une façon si complète le repas de son ami André.

Vous voyez, le remords naissait, et il naissait de leur désir de se rapprocher. On ne brise pas en un instant une amitié de trois ans. Ce n’est pas en vain que l’on grandit ensemble, que l’on joue ensemble, que l’on… mange ensemble ; car tout le crime de Misti n’avait-il pas été de vouloir partager le déjeuner de son ami ?

Il aurait pu, c’est vrai, en prendre une part moins copieuse, mais son exil de deux jours n’était-il pas une assez rude punition ?

Ah ! ils étaient bien près de se pardonner, que dis-je ? ils se pardonnaient déjà ; mais lequel des deux amis ferait le premier pas ?

— Ce sera moi, se dit André, car je l’ai battu.

— Ce sera moi, pensa Misti, car j’ai très mal agi en mangeant toute sa bouillie.

Ils quittèrent, l’un sa petite chaise, où il se trouvait si tristement, tout seul, l’autre le fourneau de la cuisine, où il s’était relégué faute de mieux, et ils se rencontrèrent à mi-chemin :

— J’allais te chercher, Misti, dit André.

— Moi aussi, répondit Misti dans un miaulement.

L’un portant l’autre, ils revinrent dans la chambre, en songeant qu’il est trop doux d’avoir un ami pour s’en séparer volontairement, et, de ce jour, Misti attendit patiemment la fin du repas d’André pour goûter à la bouillie, dont il était sûr d’avoir toujours sa part.


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