Traduction par Claude-Étienne Savary Voir et modifier les données sur Wikidata.
G. Dufour (1p. v-xiii).


PRÉFACE.




Le Coran[1] est le code des préceptes et des lois que Mahomet donna aux Arabes comme chef suprême de la religion et comme souverain. Il comprend cent quatorze chapitres divisés en versets. Tous ont des titres qui, tirés simplement d’un mot remarquable, ne sont point l’annonce des matières qu’on y traite. Tous, excepté le neuvième, ont pour épigraphe ces mots, qui sont le signe des Mahométans : au nom de Dieu clément et miséricordieux. Le Coran a pour dogme la croyance d’un Dieu unique dont Mahomet est le Prophète ; pour principes fondamentaux, la prière, l’aumône, le jeûne du mois de Ramadan et le pèlerinage de la Mecque. La morale qu’il prêche est fondée sur la loi naturelle, et sur ce qui convient aux peuples des climats chauds.

Le Coran fut publié dans l’espace de vingt-trois ans, partie à la Mecque, partie à Médine, et suivant que le législateur avait besoin de faire parler le ciel. Les versets furent écrits par ses secrétaires sur des feuilles de palmier, et sur du parchemin. Aussitôt qu’ils étaient révélés, ses disciples les apprenaient par cœur, et on les déposait dans un coffre ou ils restaient confondus. Après la mort de Mahomet, Abubecr les recueillit en un seul volume. Idolâtre de son maître, regardant comme divin tout ce qu’il avait enseigné, il ne s’attacha point à donner au Coran l’ordre dont il était susceptible, en arrangeant les chapitres suivant la date des temps où ils avaient paru ; il plaça les plus longs à la tête du recueil, et ainsi de suite. Celui qu’Ali lut dans l’assemblée du peuple, après la prise de la Mecque, étant le dernier que Mahomet ait publié, devrait terminer le volume ; il se trouve le neuvième. Les premiers versets qui ont été révélés à l’apôtre des Mahométans, ceux qui devraient commencer le Coran se trouve à la tête du quatre-vingt-seizième chapitre.

Ce bouleversement, dans un ouvrage qui est un recueil de préceptes donnés dans différents temps, et dont les premiers sont souvent abrogés par les suivans, y a jeté la plus grande confusion. On ne doit donc y chercher ni ordre, ni suite ; mais le philosophe y verra les moyens qu’un homme, appuyé sur son seul génie, a employés pour triompher de l’attachement des Arabes à l’idolâtrie, et pour leur donner un culte et des lois ; il y verra parmi beaucoup de fables et de répétitions, des traits sublimes et un enthousiasme propre à subjuguer des peuples d’un naturel ardent.

La traduction que j’offre au public a été faite en Égypte. Je l’ai entreprise sous les yeux des Arabes, au milieu desquels j’ai vécu pendant plusieurs années. C’est après avoir conversé avec eux, après avoir étudié leur mœurs, et le génie de leur langue, que j’ai mis la dernière main à cet ouvrage. Si le Coran, exalté dans tout l’Orient pour la perfection du style et la magnificence des images, n’offre sous la plume de Du Ryer qu’une rhapsodie plate et ennuyeuse, il faut en accuser sa manière de traduire. Ce livre est divisé en versets comme les Psaumes de David. Ce genre d’écrire adopté par les Prophètes, permet à la prose les tours hardis, les expressions figurées de la poésie. Du Ryer, sans respect pour le texte, a lié les versets les uns aux autres et en a fait un discours suivi. Pour opérer cet assemblage difforme, il a recours à de froides conjonctions, à des bouts de phrase qui détruisant la noblesse des idées, le charme de la diction, rendent l’original méconnaissable. En lisant sa traduction, on ne s’imaginerait jamais que le Coran est le chef-d’œuvre de la langue Arabe féconde en grands écrivains : c’est cependant le jugement qu’en a porté l’antiquité. Je citerai à ce sujet, un trait consacré dans l’histoire.

Les poëtes jouissaient de la plus haute considération en Arabie. Leurs meilleurs ouvrages, affichés sur la porte du Temple de la Mecque, étaient exposés aux regards du public. L’auteur, qui au jugement des connaisseurs remportait la palme, était immortalisé. Labid ebn Rabia, poëte fameux, y avait attaché un poëme de sa composition. Sa réputation et le mérite de son ouvrage écartaient les concurrens. Aucun ne se présentait pour lui disputer le prix. On mit à côté de son poëme le second chapitre du Coran. Labid, quoiqu’idolâtre, fut saisi d’admiration à lecture des premiers versets, et s’avoua vaincu.

Cette admiration que la lecture du Coran inspire aux Arabes, vient de la magie de son style, du soin avec lequel Mahomet embellit sa prose des ornements de la poésie, en lui donnant une marche cadencée, et en faisant rimer les versets. Quelquefois aussi, quittant le langage ordinaire, il peint en vers majestueux l’Éternel assis sur le trône des mondes, donnant des lois à l’univers. Ses vers deviennent harmonieux et légers lorsqu’il décrit les plaisirs éternels du séjour de délices ; ils sont pittoresques, énergiques, quand il offre la peinture des flammes dévorantes.

S’il est impossible de rendre l’harmonie des sons et des rimes arabes, on peut, en égalant son style à celui de l’auteur, en circonscrivant les tableaux dans le cadre qu’il leur a tracé, exprimer la vérité de ses traits, et en offrir une image vivante ; mais, pour y réussir, il ne faut pas unir les pensées qu’il a détachées, en ajouter d’intermédiaires, et faire, d’un ouvrage écrit avec chaleur, une prose froide et dégoûtante.

Maracci, ce savant religieux qui a passé quarante ans à traduire et à réfuter le Coran, a suivi la vraie marche. Il a séparé les versets comme ils le sont dans le texte ; mais négligeant ce précepte du grand maître,

Nec verbum verbo curabis reddere, fidus
Interpres, etc.

Il l’a rendu mot pour mot. Ce ne sont pas les pensées du Coran qu’il a exprimées, ce sont les mots qu’il a travestis dans un latin barbare. Cependant, quoique cette traduction fasse disparaître les beautés de l’original, elle est encore préférable à celle de Du Ryer. Maracci y a joint des notes savantes, et un grand nombre de passages arabes tirés des docteurs musulmans ; mais comme son but principal est la réfutation, il a soin de choisir ceux qui lui fournissent une plus ample matière. On peut lui reprocher de s’abandonner trop à l’ardeur de son zèle, et, sans respecter le titre d’écrivain, de souiller sa plume par les injures les plus grossières.

M. Sale a donné depuis peu une version du Coran en anglais. Je ne sais pas assez cette langue pour en apprécier le mérite ; mais elle doit être excellente si l’on peut en juger par ses Observations historiques et critiques sur le mahométisme, mise à la tête de la dernière édition de Du Ryer.

Persuadé que le mérite d’un traducteur consiste à rendre l’original avec vérité, je me suis efforcé de faire passer dans notre langue les pensées de l’auteur avec le coloris, la nuance qui les caractérisent ; j’ai imité autant qu’il a dépendu de moi la concision, l’énergie, l’élévation de son style ; et pour que l’image soit ressemblante au modèle, j’ai traduit verset pour verset. Le ton prophétique que prend Mahomet fait qu’il s’enveloppe souvent d’ombres qui lui donnent un air mystérieux ; j’ai respecté cette obscurité, aimant mieux laisser la pensée obscure que de l’affaiblir en l’éclaircissant. Les endroits les plus difficiles sont accompagnés de notes explicatives. Souvent aussi ces notes ne servent qu’à faire connaître le sentiment des commentateurs, les mœurs des Arabes, ou des faits qui, ayant rapport à l’ouvrage, peuvent intéresser le lecteur. J’avoue que je n’aurais jamais osé entreprendre la traduction d’un livre aussi difficile, si le long séjour que j’ai fait parmi les Orientaux ne m’eût mis à portée d’entendre un grand nombre de passages qui sans cela m’eussent paru inintelligibles.

L’abrégé de la vie de Mahomet, mis à la tête de l’ouvrage, est tiré des auteurs arabes les plus estimés. Il servira à donner une idée juste de cet homme extraordinaire, peint comme un monstre par les écrivains grecs et latins, représenté comme le plus grand des prophètes par les mahométans. Je me suis gardé de la partialité des uns et de l’enthousiasme des autres. Pour mettre le lecteur en état de prononcer avec sagesse sur le législateur de l’Arabie, j’ai rapporté fidèlement ses faits, et non les miracles ridicules que des fanatiques lui ont faussement attribués.

Je terminerai cette préface en rapprochant une page de la traduction de Du Ryer, et une page de la mienne, afin qu’on puisse en faire la comparaison.




CHAPITRE DE LA CHOSE JUGÉE,


contenant 45 versets, écrit à la Mecque.

Au nom de Dieu clément et miséricordieux.


« Je jure par l’Alcoran digne de louanges, que les habitans de la Mecque s’étonnent de ce qu’un homme de leur nation leur enseigne les tourmens de l’enfer ; ils disent qu’il dit des choses étranges. Quoi ! disent-ils, nous mourrons, nous serons terre et nous retournerons au monde ? Voilà un retour bien éloigné. Nous savons assurément ce que la terre fera d’eux ; nous avons un livre où tout est écrit ; ils impugnent la vérité connue, et sont dans une grande confusion : ne voient-ils pas le ciel au dessus d’eux, comme nous l’avons bâti, comme nous l’avons orné, et comme il n’a point de défaut ? Nous avons étendu la terre, élevé les montagnes, et avons fait produire toutes sortes de fruits pour signe de notre puissance. Nous avons envoyé la pluie bénite du ciel, nous en avons fait produire des jardins, des grains agréables aux moissonneurs, et des palmiers, les uns élevés plus que les autres, pour enrichir nos créatures ; nous avons donné la vie à la terre morte, sèche et aride, ainsi les morts sortirons des monumens. » (Du Ryer, tome II, page 383.)


CHAPITRE L.
K.[2]
donné à la Mecque, composé de 45 versets.

Au nom de Dieu clément et miséricordieux.


K. J’en jure par le Coran glorieux.

Surpris de voir un prophète de leur nation, les infidèles crient au prodige.

Victimes de la mort, disent-ils, lorsqu’il ne restera de notre être qu’un amas de poussière, serons-nous ranimés de nouveau ? Cette résurrection nous paraît chimérique.

Nous savons combien d’entre eux la terre a dévorés. Leurs noms sont écrits dans le livre.

Ils ont traité la vérité de mensonge. L’esprit de confusion s’est emparé d’eux.

Ne voient-ils pas comme nous avons élevé le firmament sur leurs têtes, comme nous l’avons orné d’astres lumineux ? Y aperçoivent-ils la moindre imperfection ?

Nous avons déployé la terre sous leurs pas ; nous y avons élevé les montagnes ; nous avons mis dans son sein les germes précieux de toutes les plantes.

Partout une magnificence divine éclate aux regards de nos fidèles adorateurs, et rappelle à leurs cœurs le souvenir d’un Dieu.

Nous versons des nuages la pluie bienfaisante ; elle fait éclore toutes les plantes qui ornent vos jardins, et les moissons qui ornent vos plaines.

Elle fait croître les palmiers élevés dont les dattes retombent en grappes suspendues.

Elles servent à la nourriture de nos serviteurs. La pluie rend la vie à la terre stérile, image de la résurrection, etc. (Le Coran, tome II, page 278)


  1. Al-Coran vient du verbe kara (lire). Ce mot, composé de l’article al et de Coran, signifie la lecture. On doit écrire en français le Coran, en arabe al-Coran, de même que l’on écrit en italien il libro ; mais on ne peut pas plus dire l’Alcoran que l’Illibro, parce que c’est répéter le même article dans deux langues différentes. Persuadé qu’il est toujours temps de s’affranchir du joug d’un usage mal établi, j’ai écrit le Coran.
  2. Les commentateurs ont diversement expliqué ces caractères qui se trouvent à la tête de plusieurs chapitres ; les plus habiles prétendent qu’ils sont mystérieux, et que Dieu seul en a l’intelligence.