Coquecigrues/Daphnis, Lycénion et Chloé

Ollendorff (p. 259-294).

DAPHNIS


LYCÉNION ET CHLOÉ


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RUPTURE.
MÉNAGE.
RUPTURE



À Georges d’Esparbès.



DAPHNIS, LYCÉNION


I


DAPHNIS. — Je viens de faire ma dernière course à la mairie. Tout estprêt. Que ne peut-on s’endormir garçon et se réveiller marié !

LYCÉNION. — Moi, je suis allée chez le fleuriste. Il s’engage à fournir tous les jours un bouquet de quatre francs. Oh ! j’ai marchandé ! Par ces temps froids, ce n’est pas cher.

DAPHNIS. — Non, s’il porte les fleurs à domicile et si elles sont belles.

LYCÉNION. — Naturellement. Ensuite, j’ai prié Myrtale de nous chercher un éventail, une bague, une bonbonnière et quelques bibelots ravissants. Elle n’avait rien en boutique. J’ai dit que nous voulions nous montrer généreux, sans faire de folies toutefois.

DAPHNIS. — Évidemment. Et ce sera payable ?…

LYCÉNION. — À votre gré.


II


LYCÉNION. — Vous avez vu la petite aujourd’hui ?

DAPHNIS. — Oui, cinq minutes seulement. Sa mère a fixé la date. Nous nous marierons dans trois mois, le 18 mai.

LYCÉNION. — Trois mois, c’est long.

DAPHNIS. — C’est trop long. Aussi, n’est-ce pas, nous ne sommes plus obligés de nous quitter tout de suite. Nous avons le temps.

LYCÉNION. — C’est cela. Vous voulez que vos amours se touchent, et qu’il n’y ait qu’à enjamber pour passer d’une femme à l’autre. Mon pauvre ami, il vous faudra pendant ces trois mois priver la petite bête.


III


LYCÉNION. — Dites-lui bien que le bleu sied aux blondes. J’ai là une gravure de toilette exquise que je vous prêterai. A-t-elle du goût ?

DAPHNIS. — On n’a pas de goût à son âge.

LYCÉNION. — Elle m’intéresse, moi, cette petite. Je voudrais faire son éducation, et je la défendrais contre vous-même. Voyons, aime-t-elle les jolies choses ?

DAPHNIS. — Oui, quand elles sont bien chères.

IV


DAPHNIS. — Assisterez-vous à mon mariage ?

LYCÉNION. — Suis-je invitée ?

DAPHNIS. — Certainement.

LYCÉNION. — J’irai.

DAPHNIS. — Vous n’avez pas peur de trop souffrir ?

LYCÉNION. — Rien ne gronde dans mon cœur. Quand je me suis donnée à vous, ne savais-je pas qu’il me faudrait un jour me reprendre ? Mais le décrochage a été pénible. Nous n’en finissions plus. Nos deux âmes tenaient bien.

DAPHNIS. — C’est vrai. L’affaire a un peu traîné en longueur.

LYCÉNION. — Si je ne me sentais pas tout à fait détachée de vous, je couperais à l’instant, sans pitié, les dernières ficelles.

DAPHNIS. — Et plus tard, après le mariage, viendrez-vous nous voir ? Je vous présenterais comme une amie, une parente même.

LYCÉNION. — Ou une institutrice pour les enfants à naître. Plus tard, je les garderais ; vous pourriez voyager.

DAPHNIS. — Je me dispense de plaisanter. Chez moi, vous serez chez vous. Votre couvert sera toujours mis.

LYCÉNION. — Et ma place dans votre lit toujours bassinée.

DAPHNIS. — Pauvre amie, tu souffres !

LYCÉNION. — Pas du tout. Mais vous m’agacez avec votre système de compensations.


V


DAPHNIS. — Ne parlons donc point du présent, parlons du passé — qui a passé si vite.

LYCÉNION. — Comme vous êtes nature ! Une belle fille, et l’aisance vous attendent. Vous voilà casé. Vous croyez me devoir, en dommages et intérêts, quelque pitié. Il vous plairait d’être sentimental un quart d’heure au moins. Vous vous dites : « Puisqu’on me prépare un bon dîner, je vais regarder mélancoliquement ce coucher de soleil. »

DAPHNIS. — Alors, parlons de votre avenir. Que ferez-vous ?

LYCÉNION. — Je veux être sérieuse,…

DAPHNIS. — Vous l’êtes déjà, et du bout des doigts vous tambourinez sur vos tempes comme un caissier qui trouve une erreur.

LYCÉNION. — Pratique. Ma santé ne me permettrait plus l’amour pour l’amour. Je chasserai au mari.

DAPHNIS. — Si la bête passe près de moi, je vous préviendrai.

LYCÉNION. — Riez. Dès demain matin, je commencerai mes courses.

DAPHNIS. — À quelle heure ?

LYCÉNION. — De bonne heure. Je me lève très bien, quand personne ne me retient au lit.

DAPHNIS. — Sincèrement, je vous enverrai des adresses.


VI


DAPHNIS. — C’est l’instant de nous énumérer nos qualités. Je commence : vous ferez une excellente épouse.

LYCÉNION. — Vous serez un bon mari, et si j’avais été plus jeune, je ne vous aurais pas cédé à une autre.

DAPHNIS. — Restons-en là.


VII


LYCÉNION. — Dites-moi : la petite est-elle propre ?

DAPHNIS. — Comme les fauteuils de sa mère un jour de réception.

LYCÉNION. — Veillez à ce qu’elle fasse régulièrement sa toilette intime : c’est très important.

VIII


DAPHNIS. — Avouez que, la première, vous avez songé à notre séparation. Moi, je me trouvais très bien.

LYCÉNION. — Encore !

DAPHNIS. — Oui, je vous ai aimée de toute ma force, et je crois qu’en ce moment même vous êtes ma vraie femme.

LYCÉNION. — Du calme, mon ami, vous allez dire des bêtises, et comme je ne vous permettrai pas d’en faire, vous me quitterez avec la faim.

DAPHNIS. — Tes lèvres ?

LYCÉNION. — Pas même mon front.

DAPHNIS. — Ta bouche, tout de suite…

LYCÉNION. — Faut-il sonner ?

DAPHNIS. — Comme au théâtre. C’est inutile. Votre esclave, votre femme deménage est partie.

IX


LYCÉNION. — Oh ! nous resterons amis, de loin.

DAPHNIS. — Amis de faïence. Soyez certaine que je ne dirai jamais de mal de vous.

LYCÉNION. — Vous êtes trop bon. Si, de mon côté, il m’arrive de vous noircir, ce sera par politique et pour les besoins de ma cause. Me rendez-vous mon portrait ?

DAPHNIS. — Je le garde.

LYCÉNION. — Il vaudrait mieux me le laisser ou le déchirer que de le jeter au fond d’une malle.

DAPHNIS. — Je tiens à le garder, et je dirai : C’est un portrait d’actrice qui était très bien dans une pièce que j’ai vue.

LYCÉNION. — Et mes lettres ?

DAPHNIS. — Vos lettres froides de cliente à fournisseur, je les garde aussi. Elles me défendront si on me soupçonne.
X


DAPHNIS. — Je me vois descendant les marches de l’église avec la petite en blanc. Et je pense — faut-il vous le dire ? — je pense à des histoires de vitriol.

LYCÉNION. — Ah ! vous me sondez ! Eh bien, mon ami, changez vos idées au plus tôt : elles vous donnent l’air niais. Est-ce assez vilain, un homme qui a peur ? Car vous avez peur, et vous vous tiendrez sur la défensive, le coude levé en parapluie. Ce sera drôle à divertir un saint dans sa niche. Vous mériteriez… — mais je craindrais de tacher ma robe.

LYCÉNION. — Je m’en vais.

DAPHNIS. — Oui, je sais, vous vous en allez — tout à l’heure.


XI


DAPHNIS. — Quel beau livre on pourrait écrire sur nos amours. Il n’y aurait qu’à réciter.

LYCÉNION. — Un livre gris, dont tout le noir serait pour moi et pour vous toute la neige.

DAPHNIS. — Je crois que ça se vendrait.


XII


DAPHNIS. — Dites-moi : nos petites affaires sont bien réglées. Vous ne me devez rien. Je ne vous dois rien.

LYCÉNION. — Oh ! mon ami.

DAPHNIS. — Permettez, Je crois ne vous avoir pas rendue trop malheureuse, et je tiens à ce que tout se termine correctement. Oui ou non, vous dois-je quelque chose ?

LYCÉNION. — Voulez-vous une quittance ?

DAPHNIS. — Ma chère, vous êtes amère comme une orange dont il ne reste plus que l’écorce.

LYCÉNION. — Vous seriez bien aimable de vous en aller.

DAPHNIS. — J’ai toute ma soirée à moi.

LYCÉNION. — Je ne vous la demande pas.

DAPHNIS. — Mauvaise ! c’est moi qui vous demande humblement la vôtre, y compris la nuit, bien entendu.

LYCÉNION. — La nuit aussi ? Je vous en prie, ne vous forcez pas.

DAPHNIS. — Je vous assure que cela me ferait plaisir.

LYCÉNION. — Ainsi, vous me proposez, bonnement, de faire, une dernière fois, quelque chose comme la belle en amour. Ensuite nous nous donnerions une poignée de main et l’honneur serait satisfait. Vous êtes malpropre.

DAPHNIS. — Madame !

LYCÉNION. — Voilà que vous faites ces petits préparatifs de faux départ qui consistent à prendre son chapeau et à le poser successivement sur toutes les chaises, pour le reprendre encore et le reposer.

XIII


DAPHNIS. — Nous sommes arrivés.

LYCÉNION. — Moi du moins, et je descends de voiture, tandis que vous continuerez vers des pays neufs.

DAPHNIS. — Je voudrais, sans être banal, vous dire quelque chose de très tendre.

LYCÉNION. — Oui, le mot de la fin, le mot fleuri qui parfumera mon souvenir pour la vie. Vous ne le trouvez pas. Cherchez.

DAPHNIS. — Il me vient et s’en retourne. J’ai comme de la ouate dans la gorge.

LYCÉNION. — Ne vous faites pas de mal. Désenlaçons-nous sans douleur. Allez, et aimez bien la petite.

DAPHNIS. — Ah ! je l’aimerai — plus tard.

LYCÉNION. — C’est vrai. Il faut le temps de donner un peu d’air à votre cœur.

DAPHNIS. — Je vous vois calme. Il me semble que je vous laisse sur une bonne impression et que le moment est venu de partir. Vos nerfs dorment. Je m’en vais, doucement, à l’anglaise. Ne vous dérangez pas, il fait encore clair dans l’escalier.

LYCÉNION. — Quel vide, tout de même, et que de choses vous emportez !

DAPHNIS. — Oui, mais il vous reste le beau rôle.


MÉNAGE


À Gustave Geffroy.



DAPHNIS. — CHLOÉ


I


CHLOÉ. — Tu ne sors pas assez. Si tu veux, ce soir, après dîner, nous ferons un tour.

DAPHNIS. — Par les allées où tombent les marrons, nous irons entendre les grenouilles de haie et les aigres sauterelles. Promets-moi que tu poseras un ver luisant dans tes cheveux, promets-le-moi.

CHLOÉ. — Nous regarderons aussi quelques étoiles. C’est à cette époque qu’il en file le plus.

DAPHNIS. — Elles fondent de chaleur et se décrochent. Tu aimes donc les étoiles ?

CHLOÉ. — J’aime tout ce que tu aimes.

DAPHNIS. — C’est commode. On n’a pas besoin de faire deux cuisines.


II


CHLOÉ. — Je sais qu’un garçon doit « faire la noce », et je ne suis pas jalouse de tes anciennes maîtresses.

DAPHNIS. — Tu me permettras de t’en parler quelquefois. Pourquoi n’en es-tu pas jalouse ? Ton dédain me froisse. Je les ai aimées, ces femmes. Elles ont compté dans ma vie. Plusieurs étaient fort bien.

CHLOÉ. — Je veux dire qu’un jeune homme doit jeter sa gourme.

DAPHNIS. — Pourquoi ? Pourquoi ? s’il n’a pas d’humeur et s’éponge régulièrement la tête.

CHLOÉ. — Mais lequel des deux instruirait l’autre ?

DAPHNIS. — Souviens-toi d’Ève : ils achèteraient un serpent.

CHLOÉ. — Un mari vierge est ridicule, le nies-tu ?

DAPHNIS. — Ridicule, la propreté du cœur ! Où prenez-vous ce goût des hommes impurs ?

CHLOÉ. — Ils sont éprouvés.

DAPHNIS. — Ils n’ont que servi. Vous voulez être notre unique amour, et peu vous importe que nous ayons connu d’autres femmes avant vous.

CHLOÉ. — Tu oses me comparer…

DAPHNIS. — Il lui déplaisait, à elle aussi, d’être comparée.

CHLOÉ. — Qui ça, Elle ? je veux savoir tout de suite.

DAPHNIS. — Celle qui m’a le plus adouci mes devoirs de noceur.

III


CHLOÉ. — Je suis la plus heureuse des femmes. Et toi ?

DAPHNIS. — N’insultons pas au malheur des autres.

CHLOÉ. — Tu te plains sans cesse.

DAPHNIS. — Je me plains comme j’entends. C’est chez moi un sens et je m’applique à découvrir sous sa couche de sable fin la grasse terre rouge du terre à terre.

CHLOÉ. — Va ! pérore en mauvais style à quatre épingles ! La vérité, c’est que ma robe ne coûte que dix-neuf francs, et je l’ai réussie moi-même, seule ! Es-tu content ?

DAPHNIS. — Vingt sous de plus, elle t’allait presque.

CHLOÉ. — Faites donc des frais !

DAPHNIS. — Contre remboursement.

CHLOÉ. — Quel plaisir éprouves-tu à me dire des choses dures ?

DAPHNIS. — Il ne faut pas croire que cela m’amuse toujours.

CHLOÉ. — Tu ne les penses pas, au moins ?

DAPHNIS. — Non ; ce sont elles qui me passent par la tête !

CHLOÉ. — Ta littérature te fait mal.

DAPHNIS. — Oui, oui : culte de l’art ! religion du beau ! c’est ça ! Il n’y a pas de Christ sans épines.


IV


CHLOÉ. — Tu te rappelles comme nous nous sommes roulés sur l’herbe !

DAPHNIS. — Mais nous avons peu roulé sur l’or.

CHLOÉ. — Bah ! quand nous serons très riches !…

DAPHNIS. — Nous serons donc très riches ?

CHLOÉ. — Mon Daphnis, dès que tu auras gagné beaucoup d’argent, nous serons très riches. Oh ! je ne tiens pas à l’argent.

DAPHNIS. — Avec un chiffre de combien assuré ? Je me disais, jeune marié : « Voilà une femme courageuse que la misère n’effraiera pas et qui vivra avec moi sous une cabane de cantonnier ! » et je ne demandais au Seigneur que de nous donner notre pain quotidien, du pain de ménage si c’était possible, jusqu’au jour de ma mort où tu ferais la grande collecte définitive.

CHLOÉ. — Tu m’honorais. Mais si cette bonne opinion de moi t’encourage à la paresse, je préfère tout de même que tu arrives.


V


CHLOÉ. — Quand tu es là, devant ton bureau, et que tu n’écris pas, qu’est-ce que tu fais ? Assurément, penser, c’est travailler. Il est des paresses fécondes. Remarque comme je retiens aisément tes phrases. Mais (suis-je sotte ?) j’aime mieux te voir, dans ton intérêt, un porte-plume à la main.

DAPHNIS. — Il fallait le dire ! Tranquillise-toi. Désormais j’aurai un manche de pioche.


VI


CHLOÉ. — Tu seras célèbre.

DAPHNIS. — Diable ! y tiens-tu ? je ne te le garantis pas.

CHLOÉ. — Tu seras célèbre, j’en suis sûr, quand tu seras vieux, ou ce que disent les journaux ne signifierait rien.

DAPHNIS. — En ce temps-là, je n’écrirai plus que des préfaces pour les jeunes.

CHLOÉ. — Il faudra être bon pour eux, les recevoir tous.

DAPHNIS. — Par fournées.

CHLOÉ. — J’y veillerai. Protectrice accueillante et constamment en train de sourire, sur le seuil de ta porte, c’est moi qui leur dirai, les poussant d’une tape amicale : « Entrez, le maître est là ! »


VII


DAPHNIS. — Je mets des heures à écrire une ligne. Est-ce que je travaille trop ou pas assez ? je ne sais plus.

CHLOÉ. — Est-il nécessaire que tu remplisses de si gros livres ?

DAPHNIS. — Les éditeurs te diront qu’il ne faut pas voler le public.

CHLOÉ. — Du courage ! je serai ta compagne fidèle.

DAPHNIS. — Prends garde ! c’est un emploi qui exige du savoir et de la délicatesse. Chauffe tes parfums à distance. Verse doucement la louange, comme si tu préparais une absinthe, et ne t’arrête jamais, sous aucun prétexte, d’admirer toujours « ce que j’ai fait de mieux jusqu’ici » !


VIII


CHLOÉ. — Alexandre Dumas père avait-il du talent ? Je te demande cela parce qu’il m’amuse, tu sais !

DAPHNIS. — Donc il en avait. Son fils en pense le plus grand bien. Tu n’apprécies pas la littérature moderne ?

CHLOÉ. — Si, j’ai lu quelques-uns de tes livres préférés. Des fois, bon Dieu, que c’est intense ! Oh ! la ! la ! On y trouve aussi moins de répétitions, mais tes écrivains voient trop noir.

DAPHNIS. — L’optique progresse. Son éducation faite, l’œil regarde au fond des choses, et toutes les choses, avec le temps, déposent.

CHLOÉ. — Dommage ! Je lis pour mon plaisir.

DAPHNIS. — Achève le vers : « et non pour mon supplice ! »

CHLOÉ. — Car, moi, je suis gaie, gaie !

DAPHNIS. — Marions-nous encore.

CHLOÉ. — Et je sens que jamais je ne m’habituerai à la tristesse.

DAPHNIS. — C’est qu’alors tu mourras jeune, bientôt.


IX


CHLOÉ. — Tu ne m’as pas dit tes idées en politique. Tu ne votes même pas. Es-tu inscrit ? je parierais que non.

DAPHNIS. — Et pourtant, un gouvernement « c’est de l’air qu’on respire » ! Conseille-moi.

CHLOÉ. — Je n’y entends rien, mais quand mes amies me demandent : « Ton mari est-il républicain ? » je suis confuse et je réponds tantôt oui, tantôt non, au hasard. Déroutées, elles finissent par ne plus savoir à quoi s’en tenir. Je t’aimerai bien : choisis un parti, celui que tu voudras, pour nous fixer.


X


CHLOÉ. — J’entre volontiers dans une église, me rafraîchir. Mais, je l’avoue, je ne prierais, à mon aise, sans choisir mes mots, que devant la belle nature.

DAPHNIS. — Et sur une hauteur, afin d’élever plus vite ton cœur dirigeable vers Dieu polyglotte.

CHLOÉ. — Tu vois, tu te moques quand je fais la bête, et tu te moques quand je comprends tout. Suis-je pas la femme d’un libre penseur ?

DAPHNIS. — Nous irons tous deux à la messe demain.


XI


CHLOÉ. — Veux-tu me faire un plaisir pour ma fête ? Rends-moi le droit que je t’ai donné d’assister à mes toilettes.

DAPHNIS. — Tu te négligerais.

CHLOÉ. — C’est si gênant ! pouah !

DAPHNIS. — Qu’est-ce que tu as de sale ?

CHLOÉ. — Il y a des choses qu’un mari ne doit pas voir.

DAPHNIS. — Ce sont celles-là que je veux voir. Dès qu’on aime moins, on se tient mal. L’amour vit de beaucoup d’eau fraîche. Je te sens mienne si, à quelque heure que je te surprenne, tu me montres des ongles plus lumineux que des croissants de lune, des cheveux rangés, en place, une bouche neuve comme l’intérieur des abricots. Lis la Bible : on s’y lave les pieds à tout bout de chemin. Je parle gravement. N’oublie pas notre convention.

CHLOÉ. — Non : « nous nous préviendrons mutuellement (car on ne se connaît pas soi-même) qu’une visite au dentiste paraît nécessaire. »

DAPHNIS. — C’est d’une importance immesurable. Une dent gâtée gâte tout.

CHLOÉ. — Compte sur moi. Comme nous nous aimons ! Qui dénombrera les êtres anéantis dans nos nuits d’amour ? Ma conscience a la chair de poule. S’il y avait crime !

DAPHNIS. — Put ! cinq minutes avant la vie on est encore mort ; aussi, ne te presse pas. N’anéantis pas trop vite. Ça jette un froid.

CHLOÉ. — Un mot, pendant que j’y pense, relatif à notre convention. Tu ne te fâcheras pas, mon Daphnis : il m’a semblé, ce matin, que ton haleine…


XII


CHLOÉ. — Nos enfants sont notre joie. Ils nous occupent toute la journée.

DAPHNIS. — Ils ne nous laissent pas un instant de liberté.

CHLOÉ. — C’est juste ! Nous avons dû renoncer au théâtre, au monde, et hier encore nous refusions une invitation à dîner.

DAPHNIS. — Les pauvres petits sont si gentils qu’on n’a pas le courage de leur en vouloir.

CHLOÉ. — Suppose un instant que nous n’en ayons pas.

DAPHNIS. — Ou qu’ils soient morts.

CHLOÉ. — Tu vas trop loin. Je disais cela comme autre chose. Que ferions-nous de notre liberté ? Le café-concert ne donne pas le bonheur, et ma vie aura été belle, si je meurs la première des quatre.

DAPHNIS. — Crois-tu que je ne demande pas, moi aussi, de mourir le premier ? Aurais-tu seule du cœur et des sentiments ? Il est dur de voir mourir ceux qu’on chérit. Certainement.

CHLOÉ. — Sois franc : te remarierais-tu ?

DAPHNIS. — Non ; je chercherais une vieille gouvernante pour les enfants, et pour moi, plus tard, une maîtresse quelconque que je verrais de temps en temps. Un homme n’est jamais embarrassé.

CHLOÉ. — Tu es franc. Si ta maîtresse venait ici, ôterais-tu mon portrait ?

DAPHNIS. — Elle n’y viendrait pas. D’ailleurs, repose tranquille. J’ai le respect du passé. Je garderais ce que tu aimes, avec soin, dans une armoire : tes chemises fines, ta dernière robe, ton boa, et ta fille devenue grande n’y toucherait que tout émue. Il est inutile que tu emportes au tombeau tes bagues et tes bijoux de prix. Elle les retrouvera. Si je voyais la paire de fins souliers où j’appris à marcher, je m’attendrirais. Où est-elle ?

CHLOÉ. — Tu plaisantes ; changeons de conversation.

DAPHNIS. — Ce serait dommage, car, avoue-le, celle-ci te plaît. Tu m’y provoques sans cesse. Je me blâmerais de te contrarier. Tu m’interroges, je réponds, et, afin de m’amuser aussi, je m’efforce d’égayer le sujet.

CHLOÉ. — Oh ! je voudrais tant savoir…

DAPHNIS. — Quoi ? La solution du problème de la destinée ?

CHLOÉ. — Je voudrais tant savoir ce que tu feras quand je ne serai plus là. Écoute ce que je ferai, moi. Ne t’en inquiètes-tu point ? Je jure de ne pas me remarier.

DAPHNIS. — Tu aurais tort de te gêner. Assez jeune, encore belle, au bout de trois ou quatre ans, mettons cinq, tu rencontreras un brave garçon enchanté de t’accueillir, toi et ta famille.

CHLOÉ. — Sans doute, mais si je tombe mal ?

DAPHNIS. — On n’a pas de chance tous les jours.

CHLOÉ. — Il désirera d’autres enfants, ce monsieur.

DAPHNIS. — Dame, mets-moi à sa place.

CHLOÉ. — Et les nôtres seront malheureux.

DAPHNIS. — Ne te remarie pas. Toutefois, si tu restes veuve par peur, quel mérite auras-tu ?

CHLOÉ. — Ne parlons plus de ces choses. Elles attristent.

DAPHNIS. — À ton gré. Je m’y habitue.

CHLOÉ. — Pourquoi ce ton d’ironie fausse et fatigante ? Tu crains la mort comme les autres et ton tour viendra.

DAPHNIS. — Je le céderai aussi souvent que possible. Je jetterai mon numéro par terre et l’écraserai du pied.

CHLOÉ. — Grand bête ! Réflexion faite, toi parti, je me consacrerai à mes enfants ; je les élèverai moi-même, je leur apprendrai à lire.

DAPHNIS. — Toute leur vie ?

CHLOÉ. — Non, hélas ! mais je m’engage à leur suffire quelques années. Rien ne leur manquera. Ta présence ne sera pas indispensable.

DAPHNIS. — Si j’allais me promener !

CHLOÉ. — Cesse de me taquiner, je t’en supplie. Laisse-moi finir. Oui, je me charge de commencer leur éducation. Puis, je devrai les mettre au lycée, songer à leur avenir, leur donner le goût d’une profession, les pousser dans le monde. Je perdrai la tête.

DAPHNIS. — Alors, tu souhaiteras qu’un homme à poigne se montre, le brave garçon d’abord dédaigné.

CHLOÉ. — Il faudra marier ma fille. M’y résoudrai-je, mon Dieu ?

DAPHNIS. — Un second homme à poigne sera nécessaire.

CHLOÉ. — Tu ris et j’ai envie de pleurer. On a beau dire, une mère n’est pas un père. J’exagérais tout à l’heure. Je ne puis que le débarbouiller, les chers petits, couper leurs ongles, les habiller coquettement, arrondir leurs joues, leur créer une santé forte. Une gouvernante bien payée me remplacerait.

DAPHNIS. — Je tâcherai de la choisir bonne.

CHLOÉ. — Je hais, sans la connaître, cette femme qui me volera mes enfants.

DAPHNIS. — As-tu remarqué ? Déjà, l’aîné se détourne de toi pour venir à moi. Tu le couvais, hier ; il s’échappe aujourd'hui, et maintenant il veut tout faire comme papa.

CHLOÉ. — Je m’en irais ce soir ou demain, que l’ingrat m’aurait oublié dans quinze jours.

DAPHNIS. — Et notre calme existence, un moment dérangée, reprendrait peu à peu son train quotidien. Décidément, tu as raison : il vaut mieux que tu meures la première.


XIII


CHLOÉ. — T’aurais-je épousé, si tu avais été impropre au service militaire ? Mais nous n’aurons pas la guerre, hein ?

DAPHNIS. — Entêtée ! Il y a vingt ans qu’on te dit que si.

CHLOÉ. — Accepte-t-on des ambulancières ? je te suivrai au bout du monde.

DAPHNIS. — Quel chapeau mettras-tu ?

CHLOÉ. — Je suis sérieuse. J’ai le pressentiment que tu ne reviendrais plus.

DAPHNIS. — Ne t’y fie pas.

CHLOÉ. — Oh ! je t’attendrai.

DAPHNIS. — Avec qui ?

CHLOÉ. — Je te défends de me parler ainsi, même en riant.

DAPHNIS. — Pleures-tu parce que je te fais de la peine ? Te fais-je de la peine, pour t’aider, parce que tu as périodiquement envie de pleurer ? Ou suis-je homme à t’en vouloir, simplement parce que je t’aime ?


XIV


DAPHNIS. — Il est sain, ma Chloé, de brûler d’un coup, de temps en temps, tous les torchons du ménage. On me l’a bien recommandé !

CHLOÉ. — Qui ça encore ? On !

DAPHNIS. — La même.

CHLOÉ. — Je te pardonne tes taquineries. Mais écoute, si je m’aperçois de quelque chose, tu m’entends, ce sera fini entre nous, ir-ré-vo-ca-ble-ment.

Daphnis. — On « lit » ça. Je vois l’adverbe écrit à la porte de ton cœur, en lettres de gaz.

Chloé. — Regardez-le serrer ses lèvres plates de lézard ! Houe ! le peut ! que tu m’agaces ! À la fin, qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qu’il te faut ? Qu’est-ce que tu veux ? Âne rouge !

Daphnis. — Je voudrais être tantôt le premier homme de lettres de France, et tantôt le dernier homme des bois.