Conversations de Goethe/Introduction

Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Delerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome premierp. i-xxii).

À M. CHARPENTIER
LIBRAIRE-ÉDITEUR
Ce 1er mai 1863.
Mon cher ami,

Vous désirez que je vous redise ce que j’ai déjà écrit sur les Entretiens de Goethe et d’Eckermann ; je rougis presque de penser qu’en tête d’un livre où parle un si grand homme, on croie utile de placer une autre parole que la sienne.

La France, il est vrai, avec tout son esprit et ses qualités charmantes, est le plus singulier pays dès qu’il s’agit de gloires étrangères ; elle est très-lente à les accepter tout entières et à les comprendre, ce qui n’empêche pas d’en parler beaucoup et d’en juger à tort et à travers.

On traduit, il est vrai, à la longue ce qu’il est honteux d’ignorer ; mais, trop souvent, comment traduit-on ? par quels degrés de tâtonnements et d’hésitations ne se croit-on pas tenu de passer ? Cela s’est vu pour Goethe et pour d’autres : on les coupe, on les dépèce, on donne ce qu’on appelle leurs pensées ; on traite le public comme on ferait un malade ou un convalescent, qui, ne pouvant supporter toute la longueur d’un festin, se contente de prendre quelques pâtes nutritives et d’emporter quelques tablettes de chocolat.

Vous avez pour votre compte, mon cher ami, des idées plus justes et plus saines ; vous avez trop souvent affaire à notre public pour ne pas le connaître, et cependant vous ne le flattez pas. Vous avez pensé notamment qu’à l’égard des Entretiens de Goethe et d’Eckermann, il fallait faire mieux qu’on n’a fait, et se donner le plaisir et le profit de ce commerce de chaque jour, de chaque heure, avec le plus beau génie traitant des sujets les plus variés. Je plaindrais les esprits qui n’y verraient que de la fatigue, et qui ne s’en trouveraient pas singulièrement fortifiés et nourris. C’est une bonne école, et la meilleure, que la compagnie journalière d’un grand esprit.

Et qu’était-ce d’abord que son interlocuteur, cet Eckermann, qui, venu à Weimar pour visiter et consulter l’oracle, y demeura durant les huit ou neuf dernières années que Goethe vécut encore ? Eckermann n’avait en lui rien de supérieur ; c’était ce que j’ai appelé ailleurs une de ces natures secondes, un de ces esprits nés disciples et acolytes, et tout préparés, par un fonds d’intelligence et de dévouement, par une première piété admirative, à être les secrétaires des hommes supérieurs. Ainsi, en France, avons-nous vu, à des degrés différents, Nicole pour Arnauld, l’abbé de Langeron ou le chevalier de Ramsai pour Fénelon ; ainsi eût été Deleyre pour Rousseau si celui-ci avait permis qu’on l’approchât. Eckermann sortait de la plus humble extraction ; son père était porte-balle, et habitait un village aux environs de Hambourg. Élevé dans la cabane paternelle jusqu’à l’âge de quatorze ans, allant ramasser du bois mort et faire de l’herbe pour la vache dans la mauvaise saison, ou accompagnant, l’été, son père dans ses tournées pédestres, le jeune Eckermann s’était d’abord essayé au dessin, pour lequel il avait des dispositions innées assez remarquables ; il n’était venu qu’ensuite à la poésie, et à une poésie toute naturelle et de circonstance. Il a raconté lui-même toutes ces vicissitudes de sa vie première avec bonhomie et ingénuité.

Petit commis, puis secrétaire d’une mairie dans l’un de ces départements de l’Elbe nouvellement incorporés à l’Empire français, il se vit relevé, au printemps de 1813, par l’approche des Cosaques, et il prit part au soulèvement de la jeunesse allemande pour l’affranchissement du pays. Volontaire dans un corps de hussards, il fit la campagne de l’hiver de 1813-1814. Le corps auquel il appartenait guerroya, puis séjourna dans les Flandres et dans le Brabant ; le jeune soldat en sut profiler pour visiter les riches galeries de peinture dont la Belgique est remplie, et sa vocation allait se diriger tout entière de ce côté. Mais à son retour en Allemagne, et lorsqu’il se croyait en voie de devenir un artiste et un peintre, une indisposition physique, résultat de ses fatigues et de ses marches forcées, l’arrêta brusquement : ses mains tremblaient tellement qu’il ne pouvait plus tenir un pinceau. Il n’en était encore qu’aux premières initiations de l’art ; il y renonça.

Obligé de penser à la subsistance, il obtint un emploi à Hanovre dans un bureau de la Guerre. C’est à ce moment qu’il eut connaissance des chants patriotiques de Théodore Kœrner, qui était le héros du jour. Le recueil intitulé La Lyre et l’Épée, le transporta ; il eut l’idée de s’enrôler à la suite dans le même genre, et il composa à son tour un petit poëme sur la vie de soldat. Cependant il lisait et s’instruisait sans cesse. On lui avait fort conseillé la lecture des grands auteurs, particulièrement de Schiller et de Klopstock ; il les admira, mais sans tirer grand profit de leurs œuvres. Ce ne fut que plus tard qu’il se rendit bien compte de la stérilité de cette admiration : c’est qu’il n’y avait nul rapport entre leur manière et ses dispositions naturelles à lui-même.

Il entendit pour la première fois prononcer le nom de Goethe, et un volume de ses Poésies et Chansons lui tomba entre les mains. Oh ! alors ce fut tout autre chose ; il sentit un bonheur, un charme indicible ; rien ne l’arrêtait dans ces poésies de la vie, où une riche individualité venait se peindre sous mille formes sensibles ; il en comprenait tout ; là, rien de savant, pas d’allusions à des faits lointains et oubliés, pas de noms de divinités et de contrées que l’on ne connaît plus : il y retrouvait le cœur humain et le sien propre, avec ses désirs, ses joies, ses chagrins ; il y voyait une nature allemande claire comme le jour, la réalité pure, en pleine lumière et doucement idéalisée. Il aima Goethe dès lors, et sentit un vague désir de se donner à lui ; mais il faut l’entendre lui-même :

« Je vécus des semaines et des mois, dit-il, absorbé dans ses poésies. Ensuite je me procurai Wilhelm Meister, et sa Vie, ensuite ses drames. Quant à Faust, qui avec tous ses abîmes de corruption humaine et de perdition, m’effraya d’abord et me fit reculer, mais dont l’énigme profonde me rattirait sans cesse, je le lisais assidûment les jours de fête. Mon admiration et mon amour pour Goethe s’accroissaient journellement, si bien que je ne pouvais plus rêver ni parler d’autre chose.

« Un grand écrivain, observe à ce propos Eckermann, peut nous servir de deux manières : en nous révélant les mystères de nos propres âmes, ou en nous rendant sensibles les merveilles du monde extérieur. Goethe remplissait pour moi ce double office. J’étais conduit, grâce à lui, à une observation plus précise dans les deux voies ; et l’idée de l’unité, ce qu’a d’harmonieux et de complet chaque être individuel considéré en lui-même, le sens enfin des mille apparitions de la nature et de l’art se découvraient à moi chaque jour de plus en plus.

« Après une longue étude de ce poëte et bien des essais pour reproduire en poésie ce que j’avais gagné à le méditer, je me tournai vers quelques-uns des meilleurs écrivains des autres temps et des autres pays, et je lus non-seulement Shakspeare, mais Sophocle et Homère dans les meilleures traductions… »

Eckermann, en un mot, travaille à se rendre digne d’approcher Gœthe quelque jour. Comme ses premières études (on vient assez de le voir) avaient été des plus défectueuses, il se mit à les réparer et à étudier tant qu’il put au gymnase de Hanovre d’abord, puis, quand il fut devenu plus libre, et sa démission donnée, à l’université de Gœttingue. Il avait pu cependant publier, à l’aide de souscriptions, un recueil de poésies dont il envoya un exemplaire à Goethe, en y joignant quelques explications personnelles. Il rédigea ensuite une sorte de traité de critique et de poétique à son intention. Le grand poëte n’avait cessé d’être de loin son « étoile polaire. » En recevant le volume de poésies, Gœthe reconnut vite un de ses disciples et de ses amis comme le génie en a à tous les degrés ; non content de faire à l’auteur une réponse de sa main, il exprima tout haut la bonne opinion qu’il avait conçue de lui. Là-dessus, et d’après ce qu’on lui en rapporta, Eckermann prit courage, adressa son traité critique manuscrit à Goethe, et se mit lui-même en route à pied et en pèlerin pour Weimar, sans autre dessein d’abord que de faire connaissance avec le grand poëte, son idole. À peine arrivé, il le vit, l’admira et l’aima de plus en plus, s’acquit d’emblée sa bienveillance, vit qu’il pourrait lui être agréable et utile, et, se fixant près de lui à Weimar, il y demeura (sauf de courtes absences et un voyage de quelques mois en Italie) sans plus le quitter jusqu’à l’heure où cet esprit immortel s’en alla.

Après la mort de Goethe, resté uniquement fidèle à sa mémoire, tout occupé de le représenter et de le transmettre à la postérité sous ses traits véritables et tel qu’il le portait dans son cœur, il continua de jouir à Weimar de l’affection de tous et de l’estime de la Cour ; revêtu avec les années du lustre croissant que jetait sur lui son amitié avec Goethe, il finit même par avoir le titre envié de conseiller aulique, et mourut entouré de considération, le 5 décembre 1854.

Il était dans sa trente-troisième année seulement à son arrivée à Weimar ; il avait gardé toute la fraîcheur des impressions premières et la faculté de l’admiration. Il y a des gens qui ne sauraient parler de lui sans le faire quelque peu grotesque et ridicule : il ne l’est pas. Il est sans doute à quelque degré de la famille des Brossette et des Boswell, de ceux qui se font volontiers les greffiers et les rapporteurs des hommes célèbres ; mais il choisit bien son objet, il l’a adopté par choix et par goût, non par banalité ni par badauderie aucune ; il n’a rien du gobe-mouche, et ses procès-verbaux portent en général sur les matières les plus élevées et les plus intéressantes dont il se pénètre tout le premier et qu’il nous transmet en auditeur intelligent. Remercions-le donc et ne le payons pas en ingrats, par des épigrammes et avec des airs de supériorité. Ne rions pas de ces natures de modestie et d’abnégation, surtout quand elles nous apportent à pleines mains des présents de roi.

Goethe, à cette époque où Eckermann commence à nous le montrer (juin 1823), était âgé de soixante-quatorze ans, et il devait vivre près de neuf années encore.

Il était dans son heureux déclin, dans le plein et doux éclat du soleil couchant. Il ne créait plus, — je n’appelle pas création cette seconde et éternelle partie de Faust, — mais il revenait sur lui-même, il revoyait ses écrits, préparait ses Œuvres complètes, et, dans son retour réfléchi sur son passé qui ne l’empêchait pas d’être attentif à tout ce qui se faisait de remarquable autour de lui et dans les contrées voisines, il épanchait en confidences journalières les trésors de son expérience et de sa sagesse.

Il en est, dans ces confidences, qui nous regardent et nous intéressent plus particulièrement. Goethe, en effet, s’occupe beaucoup de la France et du mouvement littéraire des dernières années de la Restauration ; il est peu de nos auteurs en vogue dont les débuts en ces années n’aient été accueillis de lui avec curiosité, et jugés avec une sorte de sympathie ; il reconnaissait en eux des alliés imprévus et comme des petits cousins d’outre-Rhin. Et ici une remarque est nécessaire.

Il faut distinguer deux temps très-différents, deux époques, dans les jugements de Goethe sur nous et dans l’attention si particulière qu’il prêta à la France : il ne s’en occupa guère que dans la première moitié, et, ensuite, tout à la fin de sa carrière. Goethe, à ses débuts, est un homme du dix-huitième siècle ; il a vu jouer dans son enfance le Père de famille de Diderot et les Philosophes de Palissot ; il a lu nos auteurs, il les goûte, et lorsqu’il a opéré son œuvre essentielle, qui était d’arracher l’Allemagne à une imitation stérile et de lui apprendre à se bâtir une maison à elle, une maison du Nord, sur ses propres fondements, il aime à revenir de temps en temps à cette littérature d’un siècle qui, après tout, est le sien. On n’a jamais mieux défini Voltaire dans sa qualité d’esprit spécifique et toute française qu’il ne l’a fait ; on n’a jamais mieux saisi dans toute sa portée la conception buffonienne des Époques de la Nature ; on n’a jamais mieux respiré et rendu l’éloquente ivresse de Diderot ; il semble la partager quand il en parle : « Diderot, s’écrie-t-il avec un enthousiasme égal à celui qu’il lui aurait lui-même inspiré, Diderot est Diderot, un individu unique ; celui qui cherche les taches de ses œuvres est un philistin, et leur nombre est légion. Les hommes ne savent accepter avec reconnaissance ni de Dieu, ni de la Nature, ni d’un de leurs semblables, les trésors sans prix. » Mais ce ne sont pas seulement nos grands auteurs qui l’occupent et qui fixent son attention ; il va jusqu’à s’inquiéter des plus secondaires et des plus petits de ce temps-là, d’un abbé d’Olivet, d’un abbé Trublet, d’un abbé Le Blanc qui, « tout médiocre qu’il était (c’est Goethe qui parle), ne put jamais parvenir pourtant à être reçu de l’Académie. »

Cependant la France changeait ; après les déchirements et les catastrophes sociales, elle accomplissait, littérairement aussi, sa métamorphose. Goethe, qui connut et ne goûta que médiocrement madame de Staël, ne parait pas avoir eu une bien haute idée de Chateaubriand, le grand artiste et le premier en date de la génération nouvelle. À cette époque de l’éclat littéraire de Chateaubriand, l’homme de Weimar ne faisait pas grande attention à la France qui s’imposait à l’Allemagne par d’autres aspects. Et puis il y avait entre eux deux trop de causes d’antipathie. Goethe reconnaissait toutefois à Chateaubriand un grand talent et une initiative rhétorico-poétique dont l’impulsion et l’empreinte se retrouvaient assez visibles chez les jeunes poètes venus depuis. Mais il ne faisait vraiment cas, en fait de génies, que de ceux de la grande race, de ceux qui durent, dont l’influence vraiment féconde se prolonge, se perpétue au delà, de génération en génération, et continue de créer après eux. Les génies purement d’art et de forme, et de phrases, dénués de ce germe d’invention fertile, et doués d’une action simplement viagère, se trouvent en réalité bien moins grands qu’ils ne paraissent, et, le premier bruit tombé, ils ne revivent pas. Leur force d’enfantement est vite épuisée.

Ce qui commença à rappeler sérieusement l’attention de Goethe du côté de la France, ce furent les tentatives de critique et d’art de la jeune école qui se produisit surtout à dater de 1824, et dont le journal le Globe se fit le promoteur et l’organe littéraire. Ah ! ici Goethe se montra vivement attiré et intéressé. Il se sentait compris, deviné par des Français pour la première fois : il se demandait d’où venait cette race nouvelle qui importait chez soi les idées étrangères, et qui les maniait avec une vivacité, une aisance, une prestesse inconnues ailleurs. Il leur supposait même d’abord une maturité d’âge qu’il mesurait à l’étendue de leurs jugements, tandis que cette étendue tenait bien plutôt chez eux au libre et hardi coup d’œil de la jeunesse, Ce fut surtout vers 1827 que ce vif intérêt de Goethe pour la nouvelle et jeune France se prononça pour ne plus cesser. En 1825, il hésitait encore, et M. Cousin, dans une visite qu’il lui fit à Weimar, ayant voulu le mettre sur le chapitre de la littérature en France, ne put l’amener bien loin sur ce terrain encore trop neuf.

Mais en 1827, lorsque M. Ampère le visita, sa disposition d’esprit était bien changée ; Goethe, averti par le Globe, était au fait de tout, curieux et avide de toutes les particularités à notre sujet. Dans une lettre adressée à madame Récamier le 9 mai (1827) et publiée quelques jours après dans le Globe par suite d’une indiscrétion non regrettable, le jeune voyageur s’exprimait en ces termes, qui sont à rapprocher de ceux dans lesquels Eckermann nous parle des mêmes entretiens :

« Goethe, écrivait M. Ampère, a, comme vous le savez, quatre-vingts ans. J’ai eu le plaisir de dîner plusieurs fois avec lui en petit comité, et je l’ai entendu parler plusieurs heures de suite avec une présence d’esprit prodigieuse : tantôt avec finesse et originalité, tantôt une éloquence et une chaleur de jeune homme. Il est au courant de tout, il s’intéresse à tout, il a de l’admiration pour tout ce qui peut en admettre. Avec ses cheveux blancs, sa robe de chambre bien blanche, il a un air tout candide et tout patriarcal. Entre son fils, sa belle-fille, ses deux petits enfants, qui jouent avec lui, il cause sur les sujets les plus élevés. Il nous a entretenu de Schiller, de leurs travaux communs, de ce que celui-ci voulait faire, de ce qu’il aurait fait, de ses intentions, de tout ce qui se rattache à son souvenir : il est le plus intéressant et le plus aimable des hommes.

« Il a une conscience naïve de sa gloire qui ne peut déplaire, parce qu’il est occupé de tous les autres talents et si véritablement sensible à tout ce qui se fait de bon, partout et dans tous les genres. À genoux devant Molière et la Fontaine, il admire Athalie, goûte Bérénice, sait par cœur les chansons de Béranger, et raconte parfaitement nos plus nouveaux vaudevilles. À propos du Tasse, il prétend avoir fait de grandes recherches et que l’histoire se rapproche beaucoup de la manière dont il a traité son sujet. Il soutient que la prison est un conte. Ce qui vous fera plaisir, c’est qu’il croit à l’amour du Tasse et à celui de la princesse ; mais toujours à distance, toujours romanesque et sans ces absurdes propositions d’épouser qu’on trouve chez nous dans un drame récent… »

N’oublions pas que la lettre est adressée à madame Récamier, favorable à tous les beaux cas d’amour et de délicate passion.

Je n’ai point à entrer ici dans l’analyse de ces Entretiens qu’on va lire. Je dirai seulement que leur lecture complète m’a fait avancer d’un degré dans la connaissance de Goethe. Grâce à ces échanges continuels, à ces témoignages de voyageurs amis, nous étions dès longtemps initiés sans doute ; nous avions fini par nous bien rendre compte de cette profonde, imposante et sereine figure, et nous la placions à son rang. Je demande à reproduire un jugement qui est moins le mien en particulier, que celui des hommes distingués avec qui j’avais mainte fois causé de Goethe : ce jugement, écrit il y a quelques années, me paraît encore vrai sur tous les points, moins un seul, et c’est à le rectifier sur ce point essentiel, que les Entretiens m’auront servi :

« Sortons un peu, disais-je, de nos habitudes françaises pour nous faire une idée juste de Goethe. Personne n’a mieux parlé que lui de Voltaire même, ne l’a mieux défini et compris comme le type excellent et complet du génie français ; tâchons à notre tour de lui rendre la pareille en le comprenant, lui, le type accompli du génie allemand. Goethe est, avec Cuvier, le dernier grand homme qu’ait vu mourir le siècle. Le propre de Goethe était l’étendue, l’universalité même. Grand naturaliste et poëte, il étudie chaque objet et le voit à la fois dans la réalité et dans l’idéal ; il l’étudié en tant qu’individu, et il l’élève, il le place à son rang dans l’ordre général de la nature ; et cependant il en respire le parfum de poésie que toute chose recèle en soi. Goethe tirait de la poésie de tout ; il était curieux de tout. Il n’était pas un homme, pas une branche d’étude dont il ne s’enquit avec une curiosité, une précision qui voulait tout en savoir, tout en saisir, jusqu’au moindre repli. On aurait dit d’une passion exclusive ; puis, quand c’était fini et connu, il tournait la tête et passait à un autre objet. Dans sa noble maison, dans ce cabinet qui avait au frontispice ce mot : Salve, il exerçait l’hospitalité envers les étrangers, les recevant indistinctement, causant avec eux dans leur langue, faisant servir chacun de sujet à son étude, à sa connaissance, n’ayant d’autre but en toute chose que l’agrandissement de son goût ; serein, calme, sans fiel, sans envie. Quand une chose ou un homme lui déplaisait, ou ne valait pas la peine qu’il s’y arrêtât plus longtemps, il se détournait et portait son regard ailleurs, dans ce vaste univers où il n’avait qu’à choisir ; non pas indifférent, mais non pas attaché ; curieux avec insistance, avec sollicitude, mais sans se prendre au fond ; bienveillant comme on se figure que le serait un dieu ; véritablement olympien : ce mot-là, de l’autre côté du Rhin, ne fait pas sourire. Paraissait-il un poëte nouveau, un talent marqué d’originalité, un Byron, un Manzoni, Goethe l’étudiait aussitôt avec un intérêt extrême et sans y apporter aucun sentiment personnel étranger ; il avait l’amour du génie. Pour Manzoni, par exemple, qu’il ne connaissait nullement, quand le Comte de Carmagnola lui tomba entre les mains, le voilà qui s’éprend, qui s’enfonce dans l’étude de cette pièce, y découvrant mille intentions, mille beautés, et un jour, dans son recueil périodique (sur l’Art et l’Antiquité ), où il déversait le trop plein de ses pensées, il annonce Manzoni à l’Europe. Quand une Revue anglaise l’attaqua, il le défendit, et par toutes sortes de raisons auxquelles Manzoni n’avait certes pas songé. Puis, quand il vit M. Cousin et qu’il sut que c’était un ami de Manzoni, il se mit à l’interroger avec détail, avec une insatiable curiosité, sur les moindres particularités physiques et morales du personnage jusqu’à ce qu’il se fût bien représenté cet objet, cet être, cette production nouvelle de la nature qui avait nom Manzoni, absolument comme lui, botaniste, il aurait fait d’une plante. Ainsi de tout. Pour Schiller, il fut admirable de sollicitude, de conseil. Il vit ce jeune homme ardent, enthousiaste, qui était emporté par son génie sans savoir le conduire. Mille différences, qui semblaient des antipathies, les séparaient. Goethe n’usa pas moins de son crédit pour faire nommer Schiller professeur d’histoire à Iéna. Puis, un incident heureux les ayant rapprochés, la fusion se fit ; il prit insensiblement en main ce génie qui cherchait encore sa vraie voie. La Correspondance, publiée depuis, a montré Goethe le conseillant, influant salutairement sur lui sans se faire valoir, le menant à bien, comme eût fait un père ou un frère. Il appelait Schiller un Être magnifique. Goethe comprenait tout dans l’univers, — tout, excepté deux choses peut-être, le chrétien et le héros. Il y eut là chez lui un faible qui tenait un peu au cœur. Léonidas et Pascal, surtout le dernier, il n’est pas bien sûr qu’il ne les ait pas considérés comme deux énormités et deux monstruosités dans l’ordre de la nature.

« Goethe n’aimait ni le sacrifice ni le tourment. Quand il voyait quelqu’un malade, triste et préoccupé, il rappelait de quelle manière il avait écrit Werther pour se défaire d’une importune idée de suicide : « Faites comme moi, ajoutait-il, mettez au monde cet « enfant qui vous tourmente, et il ne vous fera plus mal aux entrailles. » —

Je n’ai certes rien à rétracter aujourd’hui de tout cela. Le portrait reste exact, sauf un point, je l’ai dit : c’est en ce qui concerne le héros. Le chrétien, Goethe ne l’admettait guère que comme une production sociale des plus artificielles, et Pascal lui paraissait effectivement un pur malade. Il était, de sa nature, antipathique à ceux « qui assombrissent en une vallée de misère le lumineux séjour de la terre de Dieu. » Mais le héros, Goethe l’admettait, le comprenait, et en Grèce et depuis la Grèce ; nul n’a parlé plus magnifiquement que lui de Napoléon, de Mirabeau, et n’est entré plus avant dans l’esprit de leur nature. Il était lui-même, dans son ordre, un héros.

Je ne crois pas qu’il y ait lieu à beaucoup de remarques sur ce qu’il dit des écrivains français de notre temps : Courier, Béranger, Mérimée, son favori à bon droit, et quelques autres dont il put s’exagérer parfois le mérite. Ce sont des jugements graduels, mobiles, et, pour ainsi dire, en fusion, qu’il donne en causant : aucun n’est définitif.

Mais à propos de ce qu’il dit de Victor Hugo, une remarque est à faire, provoquée par certaines critiques qu’on a adressées à sa mémoire. Il s’est introduit de nos jours une telle bassesse dans les jugements, et ceux qui s’en mêlent en sont le plus souvent si peu capables, que ces esprits serviles n’ont pu expliquer les jugements mélangés que Goethe a donnés sur les écrits de Victor Hugo, publiés en ce temps-là, que par un sentiment de rivalité jalouse et d’envie. Ne pas comprendre que Goethe, étant ce qu’il est, a dû juger Victor Hugo comme il le fait, c’est ne rien entendre à la nature de Goethe pas plus qu’à celle de Victor Hugo. Et comment vouliez-vous en conscience que Goethe acceptât Quasimodo, lui qui, même quand il a fait son diable, Méphistophélès, l’a présenté beau encore et élégant ? Nulle part, même chez Manzoni, que d’ailleurs il goûtait et prisait tant, Goethe n’aime ce qu’il appelle « les abominations ; » et, à ce titre, la peste du roman des Fiancés lui déplaisait. Il n’aimait pas la littérature qui fait dresser les cheveux sur la tête. Tel il était par nature et par art, bien sincèrement ; « comme philosophe, apôtre de la félicité ; comme poëte, organe et interprète de la jouissance large et pure, complète et honnête. » Essayez, si vous le pouvez, de définir Victor Hugo et sa philosophie en regard, et voyez le contraste. Pour moi, je l’avoue, si je suis étonné de quelque chose en tout ceci, c’est de la sagacité et de la divination de Goethe. Que n’aurait-il pas ajouté et dit, s’il avait assez vécu pour lire tout Hugo et pour assister au développement colossal qui a suivi, et où qualités et défauts, de plus en plus grossis, se heurtent et se confondent ?

Soyons donc sensés une bonne fois dans nos admirations ; ne redevenons pas à plaisir étroits et exclusivement idolâtres. Éditeurs et commentateurs, ne refaites pas pour Hugo dans un sens, ce que d’autres, en d’autres temps, ont fait pour Racine : ils ne pouvaient comprendre qu’il manquât une seule perfection à leur déité, et si l’on paraissait en douter tant soit peu, M. Auger criait au sacrilège. Vous êtes exactement, et sans vous en douter (on ne se doute jamais soi-même de ces choses-là), comme le classique M. Auger : que dis-je ? vous êtes cent fois pis. Le bon M. Auger avait une paille dans l’œil ; et vous, vous avez une poutre !

Pour la pleine intelligence des Entretiens, pour qu’on en ait bien présents à l’esprit le lieu, le cadre, toutes les circonstances, je demande à rappeler encore la manière dont Goethe vivait à Weimar en ces années. Weimar était un centre, mais un bien petit centre, et celui qui n’en sortit jamais et qui tenait pourtant à embrasser du regard l’univers, avait dû songer de bonne heure à tous les moyens d’entretenir et de renouveler autour de lui l’activité, le mouvement régulier dont il sentait le besoin, et qui, autrement, aurait pu lui faire un peu faute.

Il avait donc organisé sa vie avec ensemble, avec une suprême ordonnance. Très-occupé jusqu’à la fin de s’agrandir, de se perfectionner en tout, de faire de soi « une plus noble et plus complète créature, » il s’est arrangé pour avoir auprès de lui à qui parler en chacune des applications multiples qu’il varie d’un jour à l’autre. Il a sous la main et à sa portée, sans paraître y viser, des représentants des diverses branches d’études auxquelles il est constamment ouvert et attentif. Énumérons un peu : — Riemer, bibliothécaire, philologue, helléniste : avec lui, Goethe revoit ses ouvrages au point de vue de la langue et cause de littérature ancienne ; — Meyer, peintre, historien de l’art, continuateur et disciple de Winckelmann : avec lui Goethe causera peinture et se plaira à ouvrir ses riches portefeuilles, où il fait collection de dessins et de ce qui est parfait en tous genres ; — Zelter, musicien : celui-là est à Berlin, mais il ne cesse de correspondre avec Goethe, et leur Correspondance (non traduite) ne fait pas moins de six volumes ; Zelter tient Goethe au courant des nouveautés musicales, des talents et des virtuoses de génie, et, entre autres élèves célèbres, il lui envoie un jour Mendelssohn, « l’aimable Félix Mendelssohn, le maître souverain du piano, » à qui Goethe devra des instants de pure joie par une belle matinée de mai 1850 ; — puis Coudray encore, un architecte, directeur général des bâtiments à la Cour. Tous les arts ont ainsi un représentant auprès de lui. Mais il y a autre chose que les arts ; Goethe aura donc, pour compléter son Encyclopédie ou son Institut à domicile, — M. de Müller, chancelier de Weimar : c’est un politique distingué ; il tient Goethe au courant des affaires générales de l’Europe ; — Soret, Genevois, précepteur à la Cour, savant : il traduit les ouvrages scientifiques de Goethe, et met en ordre sa collection de minéraux. N’oublions pas sa belle-fille, madame de Goethe, Ottilie : elle lui sert volontiers de lectrice ; elle a fondé un journal polyglotte à Weimar, le Chaos, où toute la société weimarienne écrit ; les jeunes gens anglais ou français qui y séjournent, surtout les dames, tout ce monde collabore et babille dans cette Babel, chacun dans sa langue. « C’est une très-jolie idée de ma fille, » disait Goethe. Partout ailleurs, c’eût été un affreux guêpier de bas-bleus : là, ce n’est qu’un jeu de société assez original et amusant, un passe-temps de dilettanti, qui entretient dans ce cercle l’activité de l’esprit et sauve des commérages. Enfin, indépendamment d’un secrétaire attitré, Goethe fait l’acquisition d’Eckermann, qui va devenir son confident, son Ali (l’Ali de Mahomet), son fidus Achates. Ce rôle est connu, mais personne ne l’a jamais mieux rempli, plus honnêtement, plus loyalement, avec plus de bonhomie. Eckermann donne la réplique au maître, ne le contredit jamais, et l’excite seulement à causer dans le sens où il a envie de donner ce jour-là : avec lui Goethe causera de lui-même, de la littérature contemporaine en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en France, en Chine, partout ; et après des années d’un commerce intime, il lui rendra ce témoignage qui fait aujourd’hui sa gloire :

« Le fidèle Eckart est pour moi d’un grand secours. Il conserve sa manière de voir pure et droite, et il augmente tous les jours ses connaissances ; sa pénétration, l’étendue de sa vue s’agrandissent ; l’excitation qu’il me donne par la part qu’il prend à mes travaux me le rend inappréciable[1]. »

Et c’est ainsi que s’était complété autour du grand esprit de Weimar ce ministère général de l’intelligence dont il était le régulateur et le président ; ou, si l’on aime mieux, on y peut voir un petit système planétaire très-bien monté, très-bien entendu, dont il était le soleil.

On n’a plus maintenant qu’à ouvrir le livre d’Eckermann, et à se laisser conduire par lui, jour par jour, dans la familiarité de l’homme. Ce livre est la meilleure biographie de Goethe à notre usage : celle de l’Anglais Lewes pour les faits, celle d’Eckermann pour le portrait du dedans et la physionomie. L’âme elle-même du personnage y respire. Le livre est à la fois écrit comme un journal, au fur et à mesure, et insensiblement composé ; on sent, au milieu des hasards de la route, qu’on y avance par degrés ; on s’y élève. Les dernières pages dans lesquelles on voit Eckermann visitant pour une dernière fois, sur son lit mortuaire, la forme expirée, mais encore belle, de celui qu’il a tant aimé et vénéré, font une conclusion digne et grandiose. Eckermann, homme d’un talent personnel, qui seul et de lui-même n’aurait pu atteindre bien haut, s’est choisi la bonne part. Il a indissolublement enchaîné son nom à celui d’un immortel : il ne peut désormais mourir. Il est à Goethe ce qu’Élisée est à Élie.

Ces Entretiens, tels que M. Délerot nous les rend aujourd’hui, sont aussi complets, et même plus complets, s’il se peut, que ce qui a été donné en Allemagne ; ils sont surtout plus faciles et plus agréables à lire. D’abord, M. Délerot a fondu en un seul et rangé selon l’ordre des dates les deux journaux successivement publiés par Eckermann, qui n’avait d’abord risqué qu’un essai. Il a, de plus, éclairci quantité de passages par des notes et des rapprochements ; tout ce qui concerne la France en particulier et nos auteurs en renom reçoit une pleine lumière des nombreux extraits que le traducteur a faits de la Correspondance de Goethe écrivant à ses amis sur les mêmes sujets desquels il vient de causer et dont il est plein. M. Délerot, lui-même, on le sent, est tout plein de Goethe et vit dans un doux enthousiasme pour ce grand esprit. Pendant une année entière passée à Weimar, à l’âge où le cœur est ouvert à toutes les piétés, il s’est inspiré du génie du lieu et s’est initié à cette tradition, conservée là plus religieusement qu’ailleurs, qui parle encore, toute vivante, à qui sait l’écouter avec recueillement et modestie, et qui est comme la voix divine de la Muse.

SAINTE-BEUVE.
  1. Lettre de Goethe à Zelter, du 14 décembre 1830.