Conversations de Goethe/Appendice/Poésie populaire

Conversations de Goethe, pendant les dernières années de sa vie : 1822-1832
Traduction par Émile Délerot.
G. Charpentier et E. Fasquelle, Éditeurs (Bibliothèque-Charpentier) (Tome secondp. 447-454).
POÉSIE POPULAIRE.

CHANTS SERBES.
Traduits par mademoiselle de Jacob.

Depuis longtemps déjà on accorde une grande valeur aux poésies populaires originales, que ces poésies retracent des événements d’un intérêt historique général, ou qu’elles soient consacrées à des scènes domestiques et à des peintures de sentiment. Je ne nierai pas que je suis au nombre de ceux qui ont cherché par tous les moyens à répandre et à favoriser ces études, dont je me suis toujours occupé moi-même avec plaisir ; je n’ai pas négligé non plus de temps en temps d’écrire des poésies dans cet esprit et sur ce mode, poésies que je confiais au goût délicat des compositeurs. Car, j’aime à le reconnaître, les chants populaires doivent surtout leur succès à leurs mélodies. Écrites dans des tons simples, irréguliers, rapprochées des tons mineurs, elles plongent l’âme dans une espèce de bien-être vague ; ce plaisir doux, comparable à celui que donnent les harpes éoliennes, a un tel charme que, si nous l’avons goûté une fois, nous aspirons toujours à en jouir de nouveau.

Lorsque nous lisons simplement ces poésies, elles ne conservent pour nous de valeur extraordinaire que si notre esprit, notre raison, notre imagination, notre mémoire, se sentent par elles vivement excités, si elles nous présentent une peinture immédiate des traits originaux d’un peuple primitif, si elles nous retracent avec une clarté et une précision parfaites les pays et les mœurs au milieu desquels elles sont nées. Comme ces chants sont presque toujours la peinture d’une époque primitive faite par un siècle plus moderne, nous exigeons que le caractère des temps primitifs ait été conservé par la tradition, sinon d’une manière absolue, au moins dans ses parties principales ; nous voulons que le style soit en harmonie avec la simplicité des premiers âges, et nous nous plairons par cette raison à une poésie naturelle, sans art, à des rhythmes peu compliqués, et même peut-être monotones ; tels sont les chants grecs et les chants serbes.

Il y a un point important qui ne doit pas être oublié : il ne faut jamais considérer et surtout juger ces poésies isolément, une à une ; il faut les considérer en masse, comme un ensemble : c’est de cette façon seulement que l’on pourra, sans se laisser choquer par tel ou tel détail de mœurs auquel nous ne sommes pas habitués, juger de leur richesse ou de leur pauvreté, de l’étendue ou de l’étroitesse des idées qu’elles renferment, de la profondeur des traditions qui y apparaissent ou de l’insignifiance des petits événements qu’elles retracent. — Ne restons pas plus longtemps dans les généralités et parlons des Chants serbes.

Que l’on se remette en mémoire ces temps où d’innombrables peuplades arrivèrent de l’Orient ; elles marchaient, puis s’arrêtaient ; elles chassaient, puis étaient chassées ; elles renversaient, bâtissaient, et, troublées dans leur établissement, reprenaient leur vie nomade. Les peuplades serbes, vivant de cette vie, s’arrêtèrent d’abord en Macédoine, et se fixèrent enfin en Servie. — Il faudrait que le lecteur se représentât ce pays, dont il est difficile de donner une idée en peu de mots. Il s’agrandissait ou diminuait selon les temps, et la nation tantôt se resserrait, tantôt se répandait sur de plus vastes espaces, suivant les discordes intérieures ou les victoires d’ennemis venus du dehors ; mais la Servie restait alors toujours plus grande qu’aujourd’hui. Que l’imagination se place donc au confluent de la Save et du Danube, là où nous trouvons aujourd’hui Belgrade ; la rive droite de la Save et du Danube forme la frontière du Nord ; au sud, la frontière est formée par l’Adriatique, à l’est, par le Monténégro. Parmi les peuples voisins, on remarque les Vénitiens, les Hongrois et plusieurs autres nations diverses et changeantes ; dans les premiers temps, les Serbes entretiennent des relations surtout avec l’empire grec ; tantôt ils payent des tributs ; tantôt ils en reçoivent ; tantôt ils sont ennemis, tantôt alliés ; plus tard l’empire turc remplace l’empire grec. Cette nation fixée ainsi dans la région du Danube, retenue là par l’amour du pays, vivait dans un état perpétuel de guerre, malgré les châteaux et les villes qui avaient été bâties sur les hauteurs pour assurer ses possessions ; sa constitution était une espèce de confédération de princes, réunie sous l’autorité très-vague d’un chef suprême, que l’on suivait par obéissance ou par simple déférence. L’héritage de tous ces despotes grands et petits se partageait suivant les prescriptions de livres anciens, très-respectés, déposés dans les mains des prêtres ou gardés précieusement dans les trésors de quelques princes.

Il est évident que ces poésies, malgré le rôle que l’imagination peut y jouer, ont un fond historique et réel ; mais en quel temps placer les faits racontés ? Question impossible à résoudre quand il s’agit de poésies transmises oralement. On peut fixer du moins à peu près l’époque où les poésies ont été écrites. Quelques-unes, en petit nombre, sont antérieures à l’arrivée des Turcs en Europe ; plusieurs désignent Andrinople comme la capitale du sultan ; d’autres appartiennent au temps où la puissance turque s’appesantissait toujours davantage sur les peuples voisins, enfin dans les dernières on voit la paix régner entre Turcs et chrétiens ; ils jouent ensemble un rôle dans des aventures d’amour, et sont liés par des relations commerciales.

Dans les poésies les plus anciennes se trahissent des idées barbares et superstitieuses ; on voit des sacrifices humains de l’espèce la plus horrible. Une jeune femme est ensevelie vivante, pour que la forteresse de Scutari puisse se bâtir ; ce fait parait d’autant plus sauvage que dans tout l’Orient nous ne voyons jamais mettre dans les édifices, pour assurer leur durée et leur résistance à tous les ennemis, que des images consacrées, talismans que l’on dépose dans des endroits secrets.

Parlons d’abord, comme il est juste, des aventures guerrières. Marco, leur plus grand héros, peut être considéré comme un pendant très-sauvage et très-barbare de l’Hercule grec, et du Rustan persan ; c’est le premier et le plus invincible des héros serbes, sa force est immense, ses hauts faits merveilleux. Il monte un cheval qui a cent cinquante ans, lui-même a trois cents ans ; il meurt enfin, sans savoir pourquoi, encore dans la pleine possession de ses forces. Cette époque a donc une physionomie toute païenne. — Dans les poésies de l’époque moyenne, le christianisme, ou plutôt l’Église apparaît. Les bonnes œuvres sont alors la seule consolation de celui qui ne peut se pardonner de grands méfaits. La nation entière est soumise a de poétiques superstitions ; les anges se montrent très-souvent ; les revenants jouent un grand rôle ; les héros les plus fiers tremblent devant les prophètes, ils obéissent aux pressentiments bizarres, aux prédictions faites par des oiseaux. — Cependant, sur tout cet ensemble règne une espèce de divinité sans raison ; puissance irrésistible et fatale, nommée Wila ; elle habite les solitudes, les montagnes, les forêts ; elle fait entendre partout ses prédictions et ses ordres ; tantôt elle paraît sous la forme d’un hibou ou sous la figure d’une belle femme ; c’est une chasseresse excellente ; elle passe aussi pour diriger à son gré les nuages ; en un mot elle rappelle le Destin ; on ne doit pas la nommer, et elle a une influence plus souvent funeste que bienfaisante.

La bataille d’Amselfeld, en 1389, perdue complètement par trahison, et les combats de George Czerni sont consacrés par des monuments poétiques, qui se rapprochent des lamentations souliotes. Celles-ci sont en grec, mais elles montrent de la même façon une nation malheureuse qui n’a pas su se défendre contre un voisin puissant.

Les chants d’amour, considérés aussi dans leur ensemble, sont de la plus grande beauté ; ils montrent surtout le contentement absolu que deux amants trouvent à vivre uniquement l’un pour l’autre en oubliant tout ; ils sont riches de pensées, gais, délicats ; les amants déclarent leur amour avec une grâce originale ; ils savent montrer hardiesse et prudence pour triompher des obstacles qui s’opposent à leurs vœux ; quand il leur faut se séparer, leur douleur est adoucie par des espérances qui dépassent cette vie.

Ces poésies sont toujours brèves sans être laconiques ; un paysage, une émotion pittoresque, un pressentiment dû à quelque fait naturel en forment presque toujours le début. Toutes les émotions sont sincères. — La jeunesse a une extrême délicatesse ; la vieillesse est dédaigneuse et dédaignée ; les jeunes filles trop capricieuses sont repoussées et abandonnées ; le jeune homme est de son côté très-inconstant et parait plus attaché à son cheval qu’à sa belle. Mais lorsque deux amants sont fortement unis, ils résistent sans hésitation à l’autorité d’un frère ou de tout autre parent qui veut s’opposer à leur amour.

Il faut lire les poésies elles-mêmes pour reconnaître tous les mérites que je viens d’énumérer ; pourra-t-on par un résumé en quelques paroles, se faire une idée de la variété admirable des sujets traités ? je ne sais, mais je ne peux m’empêcher de donner un résumé de ce genre, qui, du moins, éveillera l’attention du lecteur.

1. Portrait d’une jeune Serbe, sa craintive réserve, jamais elle ne lève ses beaux cils. 2. Malédiction passionnée lancée par jeu par un amant. 5. Émotion de l’amante à son réveil ; le sommeil de son amant est si doux qu’elle craint de le réveiller. 4. Séparation avant de mourir. 5. Sarajewo ravagée par la peste. 6. Imprécation lancée contre une infidèle. 7. Bizarre aventure d’amour. 8. Deux rossignols apportent un message amical à la fiancée. 9. Dégoût de la vie parce que l’amante est irritée. 10. Lutte intérieure d’un amant, désigné pour conduire celle qu’il aime à son rival. 11. Vœu d’amour : une jeune fille voudrait que son amant fût le ruisseau qui passe devant sa maison. 12. Étrange aventure de chasse. 13. Inquiète sur son amant, la jeune Serbe ne veut pas chanter pour ne pas avoir à prendre l’air joyeux. 14. Plainte sur le renversement des mœurs : le jeune homme épouse la veuve et le vieillard la vierge. 15. Un jeune homme adresse à une mère ses plaintes parce qu’elle laisse à sa fille une trop grande liberté. 16. La jeune fille se plaint violemment de l’inconstance des hommes. 17. Joyeuses confidences de la jeune fille au coursier qui lui trahit l’inclination et les projets de son maître. 18. Malédiction lancée à l’infidèle. 19. Amour et soucis. 20. Charmante explication des motifs qui font préférer la jeunesse à la vieillesse. 21. Différence entre faire un présent et donner un anneau. 22. La déesse des bois, Wila, console un cerf malade d’amour. 25. Une jeune Serbe empoisonne son frère pour épouser son amant. 24. La jeune fille ne veut pas de celui qu’elle n’aime pas. 25. La belle servante d’auberge : son bien-aimé n’est pas parmi ses hôtes. 26. Doux repos après le travail. (Très-beau, soutient la comparaison avec le Cantique des cantiques). 27. Jeune fille liée : capitulation pour être mise en liberté. 28. Double malédiction lancée par la jeune fille contre ses yeux et contre l’amant infidèle. 29. Beautés d’une jeune fille petite et de tout ce qui est petit. 30. Les amants se trouvent : joies et tendresses. 31. Quelle sera la profession de l’époux ? 32. Joyeux babillages d’amour. 33. Fidélité dans la mort ; fleurs qui éclosent sur le tombeau. 34. Empêchement : l’étrangère est détestée de la sœur de son amant. 35. L’amant revient de l’étranger, il observe la jeune fille tout le jour ; le soir il la surprend. 36. La jeune fille abandonnée s’enfuit dans la neige, mais elle ne sent de froid qu’au cœur. 37. Souhaits de trois jeunes filles : un anneau, une ceinture, un amant. La dernière a fait le meilleur choix. 38. Il n’y a pas eu de serment ; regrets. 39. Amour secret (très-beau). 40. L’épouse voit revenir celui qu’elle a aimé d’abord. 41. Apprêts de mariage ; surprise de la fiancée. 42. Vives lutineries. 43. Amour empêché, cœurs flétris. 44. Fiancée abandonnée. 45. Quel monument est le plus durable ? 46. Petit et savant. 47. Le mari passe avant tous, avant le père, la mère, le frère. 48. Mortelle souffrance d’amour. 49. Au dernier moment, refus. 50. Qui la jeune fille a-t-elle pris pour modèle ? 51. Jeune fille portant la bannière. 52. Rossignol pris et vite rendu à la liberté. 53. La beauté serbe. 54. La douce séduction réussit toujours. 55. Belgrade en flammes.

Le premier traducteur, par la crainte de trop choquer nos habitudes, avait été assez infidèle au texte original ; mais peu à peu, la nation apprend à se plier mieux aux idées et aux expressions étrangères : aussi Mlle de Jacob a pu être bien plus littérale. Il est heureux que cette traduction soit une œuvre féminine, car la civilisation serbe est si éloignée de la nôtre que nous pourrions encore en détourner les yeux, si une femme ne nous engageait pas doucement à l’étudier. Nous ne retrouvons plus là ces apparitions nuageuses d’Ossian, qui, comme une mauvaise épidémie, se sont abattues sur un siècle débile ; ces figures d’Ossian, à contours vagues et indécis, ont eu beaucoup plus de succès qu’elles ne le méritaient[1]. La poésie qui nous vient aujourd’hui du sud-est ne ressemble en rien à celle qui nous venait jadis du nord-ouest ; elle est rude, âpre, pleine d’aspérités ; des relations de famille elles-mêmes sortent très-souvent les discordes et les haines ; — nous ne demandons pas que les lecteurs allemands et européens trouvent une jouissance pour leur cœur à ces peintures de mœurs si étranges et souvent si barbares, nous désirons seulement qu’ils osent faire une visite à ces peuplades, qu’ils parcourent leur pays sauvage, tel qu’il était il y a quelques centaines d’années ; ainsi s’enrichira leur imagination, ainsi leur jugement prendra plus de liberté et d’étendue.

Les traductions littérales, dont le nombre augmente dans notre langue, exciteront chaque jour davantage les étrangers à apprendre l’allemand. Notre langue devient la médiatrice de toutes les littératures, l’interprète universel, et elle renferme en elle tous les chefs-d’œuvre de tous les peuples. Nous pouvons donc en recommander l’étude sans nous faire accuser d’amour-propre. Les nations étrangères qui, il y a un demi-siècle, prononçaient sur nous des jugements si peu favorables et si superficiels, rendent maintenant hommage à nos services c12. Je ne veux en aucune façon, par ces paroles, disputer et contester à la langue française son universalité comme langue de la conversation et de la diplomatie ; c’est comme langue de la science que l’allemand doit peu à peu devenir aussi langue universelle.

Continuant les travaux de M. Grimm et de Mlle de Jacob, M. Gerhard nous donne à son tour une traduction de Chants serbes. Ce ne sont plus des chants héroïques et des chants d’amour que nous trouvons ici, ce sont de vraies chansons, faites pour être chantées en chœur, en un mot des Vaudevilles ; tantôt le refrain se compose de certaines phrases répétées, tantôt ce sont de simples cris absolument dépourvus de sens qui ne retentissent bruyamment aux oreilles, que pour entraîner l’esprit dans une espèce de délire et d’ivresse. — Ce genre est échu en partage au Français sociable ; de tout temps il s’y est montré sans rivaux, et, de nos jours, il a produit Béranger ; ses chansons sont celles d’un maître, nous dirions que ce sont des modèles, si, pour que sa poésie eût tous les mérites du genre, il n’avait pas dû laisser de côté tous les égards que l’on doit à une société cultivée. — Il est bien remarquable qu’un peuple à moitié sauvage se place à côté du peuple le plus civilisé, dans ce genre de poésie lyrique légère ; ce fait nous prouve encore une fois qu’il y a une poésie universelle répandue partout et qui naît et se déploie différemment suivant les circonstances ; elle n’a nullement besoin que les idées ou les formes lui soient transmises par une tradition ; partout où le soleil brille, son apparition et son développement sont certains.

Les poésies vraiment populaires ne parcourent qu’un cercle assez étroit ; entre chaque nation, il y a des nuances curieuses à étudier, mais, cependant, considérées dans leur ensemble, elles expriment toutes un certain nombre de situations qui reviennent toujours les mêmes ; aussi leur défaut est la monotonie.

  1. Werther, en 1774, traduisait Ossian avec enthousiasme ; Goethe, en 1825, dit que le goût pour Ossian a été pour l’Europe une maladie fatale. Ce changement explique le silence singulier que Goethe a gardé sur certaines poésies de la Restauration (par exemple sur les Méditations). Il ne sentait plus que de l’éloignement pour tout ce qui lui rappelait Werther ou Ossian. Il a dit dans une de ses Pensées : « Si le poëte est malade, qu’il commence par se guérir. Quand il sera guéri, il écrira. »

Errata :

c12 texte corrigé, voir ERRATA, IIe volume.