Contribution de la Guadeloupe à la pensée française/Texte entier

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CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE
À LA PENSÉE FRANÇAISE


















CONTRIBUTION
DE LA

GUADELOUPE
À LA
PENSÉE FRANÇAISE






ANTHOLOGIE RECUEILLIE
ET PRESENTÉE PAR
H. ADOLPHE LARA





PRÉFACE FAC-SIMILE
DE LÉON HENNIQUE





ORNÉE DE 28 PORTRAITS
HORS-TEXTE





À PARIS

ÉDITIONS JEAN GRÈS

MCMXXXVI





H. ADOLPHE LARA




CONTRIBUTION
DE LA
GUADELOUPE
A LA
PENSÉE FRANÇAISE
1635 — 1935





PRÉFACE DE
LÉON HENNIQUE
DE L’ACADEMIE GONCOURT





OUVRAGE PUBLIÉ SOUS
LE PATRONAGE DU
COMITÉ DU TRICENTENAIRE
DU RATTACHEMENT DES
ANTILLES A LA FRANCE





A PARIS
ÉDITIONS JEAN CRÈS
16, RUE SOUFFLOT (5e)
1936


J’ai faict ici amas de fleurs
estrangères et n’y ai fourni du
nostre que le fil à les lier.
MONTAIGNE, — (Les Essais).

Préface

Mon ami Adolphe Lara, qui est un excellent journaliste, me demande quelques lignes au seuil d’une anthologie, la Guadeloupe Littéraire.

Je n’aime pas les préfaces — fussent elles brèves. — Un livre n’a pas besoin qu’on l’explique ; un livre doit se suffire à lui-même. Vous aviez donc perdu confiance, ô Lara, que d’outre-mer, de notre île chaude, bercée par les vagues, vous m’appelez tout à coup à l’aide.

Soit ! me voici ; mais il était inutile de m’appeler, croyez-le bien. Le public vous eut fait accueil sans moi.

Car elle est charmante, votre idée de lui offrir en gerbe les écrivains nés là-bas, au soleil des Tropiques, les transplantés comme ceux grandis sur place, dans le voisinage des manguiers et des pommiers-roses — charmante et curieuse. Une exposition, fleurs et fruits, feuillages très divers, poussés à la diable !

Qu’ils embaument !… que leurs nuances plaisent !… qu’ils forcent les gens à voir cette Guadeloupe lointaine, dont les hommes sont énergiques et les femmes jolies et douces !

Vous la jugez un peu décriée ?… Pardi ! quelle erreur : on ne la sait guère, simplement. Le cas n’est point grave ; qui vivait hier, dans les ténèbres, rayonne aujourd’hui des pieds à la tête.

J’ignore, mon cher Lara, si, d’emblée, grâce à votre effort, les choses iront mieux ; mais, n’aurez-vous pas tenté le possible, brandi de la lumière, évoqué les morts, enfanté des inconnus, montré que les petites patries, vis-à-vis de la grande et pour l’honorer, cherchent également la gloire ?

Noble ambition ! elle mérite de percer la nigaude indifférence… La percera-t-elle ?… Je le désire ; je le voudrais de tout cœur.


Léon Hennique

POINTE-À-PITRE, 20 janvier 1936.


Il y a un peu moins d’un mois, j’apprenais que le poste Radio-Colonial avait annoncé la mort de Léon Hennique. Je n’en voulus rien croire. Hélas ! la correspondance et les journaux reçus par le dernier courrier confirment la douloureuse nouvelle, et j’en ai été ému jusqu’aux larmes. Car dans mon amitié, mêlée de respect, d’admiration et de reconnaissance, j’avais fait une place particulière à celui qui, il y a une quarantaine d’années, m’avait conseillé, encouragé, et honoré de son affection. Il aimait les jeunes, il était indulgent pour eux, et, volontiers, il leur tendait la main pour les aider : ses encouragements ne m’ont jamais manqué. Je garde le souvenir reconnaissant, ineffaçable, et combien troublant pour mon cœur, de tout ce que le Maître a fait pour le modeste journaliste que je suis.


H.-Adolphe Lara.
JACQUES COQUILLE DUGOMMIER


Vu par le général en chef
Dugommier

JACQUES-COQUILLE DUGOMMIER


 
Né à Basse-Terre,

le 1er août 1738.
Décédé à la Montagne-Noire,
le 17 novembre 1794.



Il fut aussi bon écrivain que valeureux soldat. Son nom patronymique est Coquille. Il était, dit son acte de baptême, « fils légitime de messire Germain Coquille, conseiller du Roy au Conseil Supérieur de l’Isle de la Guadeloupe ». Dugommier est le surnom qu’il prit pour le distinguer des autres membres de sa famille.

À 15 ans, il entra dans la Compagnie des Cadets Gentil’hommes des Colonies établie à Rochefort et devint enseigne d’une Compagnie d’Infanterie. Il laissa l’armée et devint major du bataillon des milices du quartier de Basse-Terre. Pendant la guerre de l’Indépendance américaine, il aida le marquis de Bouillé à conquérir les Petites Antilles Anglaises, et se distingua au siège de Sainte-Lucie. Il fut fait chevalier de Saint-Louis, en avril 1780.

En 1790, la Martinique se trouvait en guerre civile ; Dugommier, à la tête de volontaires, y accourut et fut assez heureux pour y rétablir la paix, ce qui lui valut le surnom de La Fayette des Isles du Vent. Républicain, patriote, comme on disait alors, Dugommier se rendit en France, en 1791, et se lia d’amitié avec Marat. Député des Antilles, il s’occupa des intérêts de son pays.

Nommé maréchal de camp, il fut désigné, le 22 mai 1793, pour servir à l’armée d’Italie. Il s’y rendit en poste, faute de ressources. De hauts faits d’armes mirent en évidence ses talents militaires. La Convention lui confia l’armée d’Italie et le chargea spécialement de reprendre Toulon aux Anglais. Il dirigea les opérations avec habileté, fut blessé deux fois et rendit la ville à la République. Il avait alors sous ses ordres le chef de bataillon Bonaparte, qui devait plus tard remplir le monde de sa gloire. Il pressentit l’avenir du jeune officier, en écrivant au Comité du Saint Public : « Récompensez et avancez ce jeune homme, car, si on était ingrat envers lui, il s’avancerait tout seul. » Sur sa demande, Bonaparte fut nommé général de brigade.

Le vainqueur de Toulon, comme l’appelle Thiers, se disposait à aller sièger à la Convention, où l’avaient nommé ses compatriotes des Antilles, quand le Comité de Salut Public lui confia le commandement en chef de l’armée des Pyrénées Orientales. Il eut alors sous ses ordres Augereau, plus tard duc de Castiglione, maréchal de France, Desaix, Dugua, Clauzel, le futur maréchal. Partout il bat les Espagnols, s’empare de Bellegarde, et mérite le beau nom de Libérateur du Midi. Le 17 novembre 1794, au matin, sur la Montagne-Noire, s’étant retiré pour déjeûner sur le revers intérieur du piton dans un petit enclos derrière un mur de pierres sèches, un obus, après avoir ricoché, l’atteint en pleine poitrine : il tomba mort, en pleine gloire, sans proférer une parole[1].

« Dugommier avait toutes les qualités d’un vieux militaire », a dit Napoléon dans son Mémorial de Sainte-Hélène.

La Convention accorda une pension à sa veuve et à ses enfants[2]. Son nom est inscrit sur l’Arc de Triomphe de l’Étoile et des villes de France, dont Paris, Marseille, Toulon, etc., ont donné son nom à des voies publiques. Depuis 1884, une rue de la Pointe-à-Pitre porte le nom du grand capitaine qui sut tenir la plume aussi bien que l’épée.

Un homme de lettres de la Guadeloupe, Émile Vauchelet, a publié un excellent ouvrage sur Dugommier. En 1904, M. Arthur Chuquet, membre de l’Institut, a édité un volume intitulé : Dugommier, dans lequel il cite M. Vauchelet et fait l’éloge de « l’héroïque Guadeloupéen », du « créole des Antilles », dont, « dans les années 1793 à 1794, nul général ne rendit peut-être plus de services ».


LA PRISE DE TOULON

(Lettre au Ministre de la Guerre)


29 frimaire an II (19 décembre 1793).

Toulon est rendu à la République, et le succès de nos armes est complet. Le promontoire de l’Aiguillette devait décider le sort de la ville infâme, comme je te l’avais mandé. Les vaisseaux n’ont jamais attendu les bombes, et une position d’où ils peuvent les craindre devait nous amener à leur retraite. Le 26 frimaire, tous les moyens furent réunis pour la conquête de cette position. Le temps nous contraria et nous persécuta jusqu’à près d’une heure du matin ; mais rien ne peut éteindre l’ardeur d’un homme libre qui combat des tyrans ; aussi, malgré tous les obstacles du temps, nos frères s’élancent dans le chemin de la gloire aussitôt l’ordre donné. Les représentants du peuple : Robespierre, Saliceti, Ricard et Fréron, étaient avec nous. Ils donnaient à nos frères l’exemple du dévouement le plus signalé ; cet ensemble fraternel et héroïque était bien fait pour mériter la victoire ; aussi ne tarda-t-elle point à se déclarer pour nous et nous livra bientôt, par un prodige à citer dans l’histoire, la redoute anglaise défendue par une double enceinte, un camp retranché, des buissons composés, des chevaux de frise, des abatis, des puits, treize pièces de canon du calibre de 36, 24, etc., cinq mortiers et deux mille hommes de troupes choisies ; elle était soutenue, en outre, par les feux croisés de trois autres redoutes qui renfermaient trois mille hommes. L’impétuosité des républicains et l’enlèvement subit de cette terrible redoute, qui paraissait à ces hauteurs un volcan inaccessible, épouvantèrent tellement l’ennemi qu’il nous abandonna bientôt le reste du promontoire et répandit dans Toulon une terreur panique, qui acquit son dernier degré lorsqu’on apprit que les escadres avaient résolu d’évacuer les rades. Je fis continuer, dans la même journée, les attaques de Malbousquet et autres postes ; alors Toulon perdit tout espoir, et la redoute rouge, celle des Pommettes, de Faron et plusieurs autres furent abandonnées dans la nuit suivante. Enfin, Toulon fut aussi évacué à son tour ; mais l’ennemi, en se retirant, eut l’adresse de couvrir sa fuite, et nous ne pûmes le poursuivre. Il était garanti par les remparts de la ville, dont les portes, fermées avec le plus grand soin, rendirent impossible le moindre avis. Le feu qui parut à la tête du pont fut le seul indice de son départ ; nous nous approchâmes aussitôt de Toulon, et ce ne fut qu’après minuit que nous fûmes assurés qu’il était abandonné par de vils habitants et l’infâme coalition qui prétendait faiblement nous soumettre à son révoltant régime.

La précipitation avec laquelle l’évacuation générale a été faite nous a sauvé presque toutes nos propriétés ; la plus grande partie des vaisseaux a été préservée des flammes, l’arsenal, le magasin, la corderie, les provisions de toutes espèces, le trésor de l’ennemi ; enfin, à la réserve de quelques vaisseaux enlevés et brûlés, Toulon nous rend par la force tout ce que sa trahison nous avait ravi. Je vous enverrai incessamment l’état que je fais dresser de tous les objets qui méritent attention.

Tandis que la division de l’ouest de notre armée préparait ce grand événement, celle de l’est, commandée par le général Lapoype, s’était portée avec le citoyen Barras, représentant du peuple, sur la montagne de Pharaon et avait enlevé sa première redoute ; toutes les autres, ainsi que le fort Pharaon, furent évacuées par l’ennemi comme celle de l’ouest. Nous avons perdu soixante-quinze à quatre-vingt de nos frères, et le nombre des blessés est environ de deux cent cinquante. Il n’est guère possible de connaître la perte de l’ennemi que par ses blessés dans notre ambulance ; mais on peut t’assurer qu’en y ajoutant les morts et les prisonniers, nous lui avons enlevé, dans cette journée, plus de douze cents combattants.

Ainsi se termine, citoyen ministre, la contre-révolution du Midi ; nous le devons aux braves républicains formant cette armée, qui, tout entière, a bien mérité de la patrie et dont quelques individus doivent être distingués par la reconnaissance nationale. Je vous en envoie la liste et vous prie de bien accueillir ma demande. Elle vous fera connaître tous ceux qui ont été les plus saillants dans l’action, et j’attends avec confiance l’avancement que je sollicite pour eux.

(Gazette Nationale du 6 nivôse an II (26 décembre 1793).


GERMAIN LEONARD

Né à Basse-Terre.
le 16 mars 1744.
Décédé à Nantes,
le 26 janvier 1793.



Après avoir fait ses études en France, il servit dans la diplomatie et la magistrature : Léonard fut secrétaire de la légation et chargé d’affaires de France à Liège, pendant dix années (1773-1783) ; puis, en 1787, il se rendit à la Guadeloupe avec le titre de lieutenant-général de l’amirauté et de vice-sénéchal.

A 18 ans, Germain Léonard publia un petit poème religieux que couronna l’Académie de Rouen, et, en 1766, il fit paraître, à Paris et à Londres, les Idylles Morales. Il publia plusieurs idylles dans l’Almanach des Muses. En 1771, il édita les Poésies Pastorales. En 1775, il livra au public un nouveau recueil avec gravures, intitulé : Idylles et Poèmes Champêtres. En 1787, il réunit toutes ses œuvres en deux volumes.

Germain Léonard a encore publié : Discours sur Dieu, le Temple de Gnide, l’Amour, les Saisons, poème en quatre chants, etc.

Il écrivit aussi des romans, notamment Alexis, la Nouvelle Clémentine, les Lettres de deux amants, ce dernier traduit en anglais et en italien fut réédité en 1783, 1795, 1798 et 1825. Il a aussi laissé un Voyage aux Antilles, plein d’observations curieuses sur la Guadeloupe au XVIIIe siècle.

Germain Léonard, en congé en France, se disposait à regagner son poste de magistrat à la Guadeloupe, quand, rendu à Nantes, il mourut le jour même où il devait s’embarquer, le 26 janvier 1793. Il avait quarante-huit ans.

Il existe beaucoup d’éditions des œuvres de Léonard ; la seule complète est celle qui a été publiée en 1798, 3 vol. in-, par son neveu Campenon dont nous parlons ailleurs.

« Léonard, dit un biographe, est le premier poète français dans le genre de l’idylle ». Mais, aujourd’hui, ce genre est démodé. Sainte-Beuve, dans ses Portraits Littéraires, a publié une belle étude sur le poète, et Faguet a dit que les œuvres de Léonard sont « joliment écrites et contiennent d’agréables peintures de la nature exotique, la description générale de la nature de son pays ».

Qu’il nous soit permis, avant de clore cette notice biographique, de faire la remarque suivante : un grand poète du siècle dernier, qui vécut conséquemment après Germain Léonard, Alphonse de Lamartine, s’est souvent inspiré de l’auteur des Saisons. On trouve même des vers de Lamartine qui, en somme, sont de Léonard. Exemple :

Voyez du haut des monts ces clartés ondoyantes.

Lamartine, Nouvelles Méditations, II (Ischia).

Dans les Saisons (Chant II), Léonard avait déjà dit :

Il renvoie aux rochers des clartés ondoyantes.

Dans l’Hymne au Soleil des Méditations, Lamartine s’écrie :

Tu règnes en vainqueur sur toute la nature,
Ô soleil ! et des cieux, où ton char est porté,
Tu lui verses la vie et la fécondité.
Le jour où séparant la nuit de la lumière
L’éternel te lança dans ta vaste carrière
L’univers tout entier te reconnut pour roi.
……
Quand la voix du matin vient réveiller l’aurore
L’indien prosterné te bénit et t’adore…

« Cela avait été déjà dit, écrit M. Raoul Rosières dans la Revue Bleue (numéro du 8 août 1891), et presque en aussi beaux vers, par Léonard :

« Le voyez-vous paraître au bord de sa carrière ?
« Prosternez-vous, mortels ! des torrents de clarté
« Tombent en un instant de son char de lumière :
« Il lance les rayons de la fécondité,
« Donne l’être au néant, le souffle à la matière,
« Et l’espace est rempli de son immensité.
« Miroir éblouissant de la divinité !
"……
«… xxxxxxxxxxxxxxxx aux visages du More,
« Le peuple adorateur rende un culte à tes feux.

Léonard, — Les Saisons, ch. II.

« Et, ajoute M. Raoul Rosières, remarquez combien d’expressions tenues aujourd’hui pour particulièrement lamartiniennes apparaissent déjà ici : la « carrière », le « char de lumière ».

« Lamartine continue, dit M. Raoul Rosières :

« Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
« Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
« Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé

« Comment ne pas se ressouvenir ici de cette strophe analogue de Léonard, dans l’Absence ?

« Ah ! Doris, que me font ces tapis de verdure,
« Ces gazons émaillés qui m’ont vu dans tes bras,
« Ce printemps, ce beau ciel, et toute la nature,
« Et tous ces lieux enfin où je ne te vois pas ? »

M. Raoul Rosières conclut que de son prédécesseur Alphonse de Lamartine « a gardé forcément l’esprit et le vocabulaire », que « sa lyre, pour merveilleusement harmonieuse qu’elle fût, ne faisait entendre que des chants déjà entendus ».

En comparant les œuvres des deux poètes, nous avons fait de curieuses observations : ainsi l’expression l’« océan des âges », que de Lamartine emploie dans le Lac et les Recueillements, avait déjà servie à Léonard quand, parlant du soleil, il avait dit dans les Saisons :

Et ton astre, emporté dans l’océan des âges… etc.

Il est indéniable que Alphonse de Lamartine s’est quelquefois inspiré de Léonard, ainsi que d’autres poètes. On retrouve dans les œuvres de celui-là, le développement des mêmes thèmes, les mêmes images et, aussi, la même harmonie dont s’est servi celui-ci. Un dernier exemple pour finir :

Léonard a écrit :

Enfin je vous revois, délicieux vallons !
Lieux où mes premiers ans coulaient dans l’innocence !
……
Je prétendais fixer ma course vagabonde :
Vivre avec mes voisins dans une paix profonde.
xxxxxxxxxxxxxxxx vieillir sous le marronnier
Dont la cime touffue ombragea mon enfance.

De Lamartine, dans ses Méditations Poétiques, a dit :

0 vallons paternels, doux champs…
Reconnaissez mes pas, doux gazons que je foule.
Beaux lieux, recevez-moi dans vos sacrés ombrages !
Oui, je reviens à toi, berceau de mon enfance

Embrasser pour jamais tes foyers protecteurs.
J’y viens vivre, ………
xxxxxxxxxxxxxxxx Abriter mon repos obscur.

Le lecteur nous pardonnera cette digression ; elle peut offrir un certain intérêt ; c’est là toute notre excuse.




Les Antilles

Quels beaux jours j’ai passés sur vos rives lointaines,
Lieux chéris que mon cœur ne saurait oublier !
Antilles merveilleuses, où le baume des plaines
Va jusqu’au sein des mers saisir le nautonnier !
Ramène-moi, Pomone, à ces douces contrées ?
Je ne troublerai point leurs tranquilles plaisirs ;
Mais timide, et semblable aux abeilles dorées,
De bosquets en bosquets je suivrai les zéphirs.
Ces masses de rochers, voisines de la nue,
De leur beauté sauvage étonneront ma vue :
Heureux si tu permets que le frais tamarin,
Sur moi, dans les chaleurs, jette une ombre étendue !
Si quelquefois encor ma poétique main
Dépouille l’ananas de sa robe touffue !
Dans sa retraite auguste, et loin des faibles arts,
C’est là que la nature enchante les regards !
Le soleil, en doublant sa course fortunée,
Y ramène deux fois le printemps de l’année :
On y voit des vergers où le fruit toujours mûr,
Pend en grappe de rose, et de pourpre, et d’azur :
Une autre Flore y passe, et d’une main légère
Prodigue, en se jouant, sa richesse étrangère :
Des fleuves mugissants, rivaux des vastes mers,
Roulent sur l’Océan dont ils foulent les ondes :
Des arbres élevant d’immenses rideaux verts,
Nobles fils du Soleil et des sources fécondes,
Entretiennent la nuit sous leurs voûtes profondes,
Et vont noircir le jour sur la cime des airs.

Paysages d’été


I


Peindrai-je de ces monts les groupes lumineux.
Que le Soleil enflamme au travers de la nue ;
Ces vallons ombragés de bois majestueux ;
Ce fleuve qui se roule en replis sinueux,
Et renvoie aux rochers, des clartés ondoyantes ;
Ce vent doux qui frémit sur les vagues brillantes ;
Ce long tapis de fleurs, déployé sur les prés ;
Ces collines, ces tours, ces villages dorés,
Ces épis balançant leurs têtes jaunissantes,
Et toutes ces couleurs qui, fuyant par degrés,
Semblent au loin se perdre en vagues transparentes ?

II


Que le sommeil est doux sur un lit de gazon,
Près d’un ruisseau plaintif qui descend des montagnes !
Quel plaisir d’être assis dans le fond des vallons,
Et d’entendre à ses pieds le bruit des moucherons
Pendant que le midi brûle au loin les campagnes ?

III


Quel beau soir ! les zéphirs et leurs molles haleines
Courbent légèrement la pointe des guérets ;
Un torrent de parfums sort des bois et des plaines ;
Le Soleil, en fuyant, se projette à longs traits
Sur les monts, sur les tours, sur les eaux des fontaines,
Un éclat vaporeux répandu dans les airs,
Comme un voile de pourpre, embrase l’univers.
Des nuages d’argent, d’azur et d’amarante,
Ornements passagers de la robe des cieux,
Se suivent doucement dans leur forme changeante,
Comme un songe riant qui se peint dans nos yeux…
Quelques restes de jour percent l’obscurité
Et vont frapper les monts qui s’enflamment encore.
Mais d’un rouge foncé l’occident se colore ;
Les plaines, les vallons, le bosquet agité,

Tel qu’un fantôme vain dont l’erreur nous abuse,
N’offrent plus à nos yeux qu’une image confuse.
Près de chaque buisson, dans les bois tortueux,
Le ver étincelant luit au fond des ombrages ;
Les astres sur les eaux réfléchissent leurs feux ;
L’éclair brille au midi sans annoncer d’orages.

CHARLES-AUGUSTE SORIN



Né à Saint-Martin.
le 13 décembre 1766.
Décédé à St.-Pierre-de-la-Martinique,
le 14 février 1833.


Élevé aux Antilles, il devint, tout jeune, à seize ans, le chef du secrétariat général du marquis de Bouillé qui gouvernait alors la Martinique. En 1783, il alla en France avec le gouverneur ; il exerçait auprès de lui les fonctions de secrétaire du commandant militaire des Evêchés en Lorraine, lorsque la Révolution éclata. Chargé de mission, en 1790, auprès de La Fayette et du comte de la Tour du Pin, ministre de la Guerre, il fut pris en estime par Bailly, maire de Paris, qui le nomma lieutenant attaché à l’État-Major de l’armée de La Fayette.

Ayant su que des troubles avaient éclaté aux Antilles, Sorin s’y rendit en toute hâte. C’est pendant son séjour en France, de 1783 à 1790, qu’il fut à même d’étudier avec fruit la littérature.

En 1786, Sorin publia une épitre en réponse à de Castéra, l’un des rédacteurs du Mercure. Encouragé par plusieurs écrivains, notamment par l’abbé Barthélémy, l’auteur du Voyage d’Anacharsis, il fit paraître plusieurs poésies dans l’Almanach des Muses. En 1797, il donna une pièce de théâtre intitulée le Juif de Londres ou l’Avare bienfaisant, en trois actes et en prose. En 1814, il composa l’Ode à la Paix qui fait partie des poésies choisies. Il a encore laissé une traduction de l’Essai sur la Critique de Pope.

Charles-Auguste Sorin a composé des vers, sur la captivité de Marie-Antoinette et sur la mort de Louis XVI, d’une exquise délicatesse, pleins de tendresse.

En 1802, il fut secrétaire de l’amiral Villaret-Joyeuse qui gouvernait les Antilles et obtint la Croix de Chevalier de la Légion d’Honneur.

Un historien, Sidney Daney, l’auteur de l’Histoire de la Martinique, parlant de Sorin, s’exprima ainsi dans le journal la Guadeloupe du 18 août 1857 :

« Sorin est du petit nombre des poètes dont les poésies aient laissé après elles quelques traces dans la mémoire du pays. C’est une raison pour que nous contribuions, autant que cela nous est possible, à ce que ces traces ne viennent pas à s’effacer. Avec le temps, et l’oubli qui marche à sa suite, avec l’indifférence littéraire inhérente à notre situation…, ces poésies ne tarderaient pas à ne laisser que ce que laissent le sillage des navires dans la mer, le vol de l’oiseau dans l’espace ou le parfum de la fleur dans l’air : ce serait regrettable. »


ODE À Mme SAINT-HUBERTI
De l’Académie Royale de Musique.
(1788)

Lorsqu’autrefois Orphée, aux rives de la Thrace,
Des accords de son luth fit retentir les airs,
Tous les monstres émus, accourant sur sa trace,
Erroient avec surprise au fond de leurs déserts :
Des monts de Rhodope et d’Ismare,
On vit tout un peuple barbare,
Tombant aux pieds de l’enchanteur,
Fixer auprès de lui sa course vagabonde ;
Et le premier chantre du monde
Fut le premier législateur.

Ainsi, lorsque j’errois dans les climats sauvages
Où d’Albion naguère expira la fierté,
Mon jeune cœur déjà volait vers ces rivages
Que ton aspect rend chers au Français enchanté ;
La paix enfin, la paix tardive,
À nos yeux montrant son olive,
Nous rappela les champs de Mars,
Et je vis avec joie, en quittant le tropique,
De la Delaware au Mexique
Se replier nos étendards.

D’un sentiment si doux quelle étoit donc la cause ?
Paris et ses plaisirs s’offroient à mes regards,
J’enviois les trésors dont Apollon dispose,
Et je me rapprochois de l’empire des arts.
Mon esprit, avide de gloire,
Croyait du temple de mémoire
Découvrir le brillant accès,
Et les neuf sœurs ouvrant ces routes inconnues,
Et souriant du haut des nues
Pour me présager des succès.
O charme des talents ! inconcevable ivresse !
O des arts rassemblés pouvoir ingénieux !
Fille de Polymnie ! aimable enchanteresse,
Toi qui remplis nos jours d’instants délicieux ;
Des cœurs empreints de ton image,
Tu recevois déjà l’hommage
Quand je vins à ces lieux vantés ;
Pour fumer l’encens sur les bords de la Seine,
Et par toi, rivale d’Athène,
Paris comptoit des déités.
À ce temple magique, où règne le génie
Sous les trois attributs consacrés aux beaux arts,
J’admirai tour à tour Alceste, Iphigénie,
Et d’une Armide en pleurs les séduisants regards ;
Mais quand tout à coup à ma vue
S’immola Didon éperdue,
Triste victime d’une erreur,
Contre l’illusion, je restai sans défense,
Et je frémissois en silence
De jalousie ou de terreur.
Oui, perfide Troyen, je te portois envie,
En t’abhorrant toi-même, et ton père et tes dieux ;
J’étois jaloux de toi, j’aurois donné ma vie
Pour un seul de tes jours… de tes jours odieux !

Un sceptre, une amante et Carthage,
Que te fallait-il davantage,
Lâche ennemi de ton bonheur ?
Va, fuis avec des dieux que l’Olympe délaisse.
Les cœurs livrés à la faiblesse
Sont des cœurs perdus pour l’honneur.

Est-ce ainsi que trembla le héros de Larisse,
Lorsque des cieux tonnants il entendit la voix
Dicter jadis l’arrêt du fatal sacrifice
Qu’un prêtre sanguinaire ordonnait à des rois ?
On vit l’impétueux Achille,
Au sein de la foule imbécile
S’élançant le fer à la main,
Arracher à Calchas la victime innocente,
Et pour sauver sa jeune amante,
Disperser un peuple inhumain.
Du disque étincelant qui roule sur nos têtes.

Souvent nous avons vu, dans les plaines des airs,
Un nuage pesant, précurseur des tempêtes,
Obscurcir les rayons voilés à l’univers ;
Des nobles fils de l’harmonie,
Ainsi l’on a vu Polymnie
Quelquefois tromper les efforts ;
Mais le soleil bientôt sort vainqueur des ténèbres,
Et bientôt les chantres célèbres
Reprennent leurs brillants accords.

Enée, amant pieux et guerrier inutile.
Ton nom que Calliope abandonne au mépris
Sur le trône des arts fait chanceler Virgile ;
Vainement pour ta gloire il trompa son pays ;
Eh ! quel sera donc le partage
De la constance et du courage,
Des vertus et de la grandeur,
Si cet enfant, qui pleure avec ses dieux stupides,

Reste encore au rang des Alcides,
Dont il usurpa la splendeur ?

Cependant je revois la ruine de Carthage,
Ce sont ses traits, sa voix, son regard séducteur,
Et des pleurs en tombant sillonnent son visage…
0 Virgile ! pardonne à ton blasphémateur :
Reprends le sceptre du Parnasse,
Une muse aujourd’hui retrace
Ce que tu peins si vivement ;
Mon âme à son aspect se plonge dans l’ivresse ;
Eclatez, feux de la tendresse !
Coulez, larmes du sentiment !

Du souverain des dieux fatale messagère,
Sur un lugubre char, par Mégère attelé,
La Mort, fille du temps, prend son vol vers la terre,
Et promène l’oubli sur le globe ébranlé ;
Mais entre Didon et Virgile
Phébus te consacre un asile,
0 sublime Saint-Huberti !
Et l’avenir surpris confondra tes trophées
Parmi ceux des savantes fées
Pour qui la lyre a retenti.

VINCENT CAMPENON
(Bibliothèque Nationale)

VINCENT CAMPENON

Né à Sainte-Rose,
: le 29 mars 1792.
: Décédé à Villecresnes (Seine-et-Oise),
le 24 novembre 1843.


IL fit ses études au collège de Sens, ville où son père avait obtenu la place d’entreposeur des tabacs, et une correspondance littéraire avec Bernardin de Saint-Pierre eut une heureuse influence sur son caractère. D’opinion royaliste, il tenta de ridiculiser les idées révolutionnaires dans un journal d’information scandaleux, très apprécié dans la haute société de l’époque, le Journal de la Cour et de la Ville, plus connu sous le nom : le Petit Gauthier dont on assure que la reine Marie-Antoinette faisait ses délices[3]. Ses articles en vers et en prose étaient remarqués par leur finesse. Une romance, dans laquelle il faisait le panégyrique de Marie-Antoinette, chantée dans les soupers de la princesse de Lamballe, le força à l’exil, en Suisse. Il publia une fantaisie, mi-partie prose et partie vers, intitulée Voyage de Grenoble à Chambéry, qui fut son début littéraire.

Rentré en France sous le Consulat, on lui confia le bureau des théâtres au ministère de l’Intérieur. Trop d’indulgence dans l’examen des pièces de théâtre fit destituer Campenon et lui attira même un ordre de déportation. L’amitié de Bourrienne le sauva et, six mois après, il fut nommé commissaire impérial près le théâtre de l’Opéra-Comique.

Deux poèmes, la Maison des Champs et l’Enfant Prodigue, publiés respectivement en 1809 et en 1811, firent sa fortune littéraire.

Vincent Campenon fut élu membre de l’Académie française en 1813, et, à la suite des événements de l’époque, la Compagnie ne le reçut dans son sein que le 16 novembre 1814.

A propos de cette élection, il s’est créé une controverse littéraire. D’aucuns, dont Melvil-Bloncourt, prétendent que Campenon aspirait au siège de l’abbé Delille, ce qui provoqua l’épigramme suivant :

Au fauteuil de Delille aspire Campenon ;
Son talent suffit-il pour qu’il s’y campe ? Non.

D’autres, dont Jules Trousset, disent que « quand Ducis mourut, Campenon et Michaud se disputèrent son fauteuil académique. Le premier lança cet épigramme contre son concurrent :

Au fauteuil de Ducis on a porté Michaud.
Ma foi ! pour l’y placer, il faut un ami chaud.

Michaud riposta par ce distique :

Au fauteuil de Ducis aspire Campenon.
A-t —il assez d’esprit pour qu’on l’y campe ?…

Tout le monde trouva la rime : Non, sauf l’Académie qui élut Campenon ».

Dans tous les cas, nous pouvons affirmer que Campenon succéda à Delille (23° fauteuil), et non à Ducis ; c’est donc la version Melvil-Bloncourt qui est la vraie.

À la seconde Restauration, il fut nommé secrétaire de la Chambre du Roi ; puis, il fut admis, ainsi que Michaud, au nombre des lecteurs de Louis XVIII.

Vincent Campenon a publié une Epître aux Femmes  ; il a traduit l’Histoire d’Ecosse de Robertson et l’Histoire d’Angleterre par Smolett. Il a également donné une traduction des Odes et Satires d’Horace. Il a laissé d’intéressants Mémoires, 1824, 1 vol. in-8o. Ses Poèmes et Opuscules (2 vol.) ont été publiés en 1825. Il convient de citer aussi les Stances à M. Desarps, « dans lesquelles, dit Sainte-Beuve, il y a quelques accents d’Horace ». (Causeries du Lundi.)

Il a réuni et publié, en 1798, les œuvres de son oncle, le poète Léonard, dont il est parlé ailleurs.

Vincent Campenon est mort à l’âge de soixante-et-onze ans ; il eut Saint-Marc Girardin pour successeur à l’Académie.

Le 16 janvier 1845, Victor Hugo, répondant au discours de réception de Saint-Marc Girardin, fit l’éloge de Campenon après le récipendiaire, disant entre autres : "Chacune de ses œuvres est comme une production nécessaire dont on retrouve la racine dans quelque coin de son cœur. Son amour pour la famille engendre ce doux et touchant poème de l’Enfant Prodigue  ; son goût pour la campagne fait naître la Maison des Champs, cette gracieuse idylle ; son culte pour les esprits éminents détermine les Etudes sur Ducis, livre curieux et intéressant au plus haut degré par tout ce qu’il fait voir et par tout ce qu’il laisse entrevoir ; portrait fidèle et soigneux d’une figure isolée, peinture involontaire de toute une époque. »

Il convient de dire que Campenon, dans une inoubliable circonstance, avait rendu hommage au talent naissant de Victor Hugo. Le poète à quinze ans (1817) avait, on le sait, obtenu un prix littéraire de l’Académie. Campenon l’en félicita en vers :

L’esprit et le bon goût nous ont rassasiés ;
J’ai rencontré des cœurs de glace
Pour des vers pleins d’âme et de grâce
Que Malfilâtre eût enviés.

Une rue de la Pointe-à-Pitre porte le nom de Campenon.



RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE
(Azaël, jeune Hébreu, ayant abandonné son père Ruben,
qui habite le pays de Gésen, retourne au foyer familial
).

L’infortuné qui perd tout ce qu’il aime
Fuit les humains, et, dans son deuil extrême,
Cherche un désert où sa douleur du moins
S’égare en paix, et pleure sans témoins.
Là, dans une âme à ses devoirs fidèle,
Le souvenir de tous les soins rendus,
Sans consoler de nos amis perdus,
Aide à souffrir leur absence éternelle.
Mais quel tourment ! quels pénibles efforts,
Quand, dans ce cœur que la douleur oppresse,
La solitude alimente sans cesse
Des souvenirs qui sont tous des remords !
À ce tourment, Azaël est en proie ;
Dans l’amertume où son âme se noie,
Il garde à peine une confuse idée ;
Mais, de remords son âme est possédée.
IL craint toujours que ses excès passés,
Par tant de maux, ne soient point effacés ;

Prêt de se rendre, il doute, il délibère ;
Puis, à son sort humblement résolu :
« C’est trop tarder ; puisque Dieu l’a voulu,
« Partons, dit-il ; allons trouver mon père ! »

Depuis sept jours il marchait solitaire,
Quand d’Israël il touche enfin la terre.
Dès qu’à ses yeux le Ciel natal a lui,
Un guide ailé, en marchant devant lui,
Indique enfin les traces éclatantes,
Et son regard à l’horizon poudreux,
Dans le lointain, voit, comme un camp nombreux,
De sa tribu se déployer les tentes.

Heureux, sans doute, heureux est le banni.
Qui, par les siens injustement puni,
Ne porte point aux rives étrangères
De vains dépits, d’orgueilleuses misères ;
Qui, pardonnant à ses frères séduits,
Même loin d’eux, à des liens détruits,
Au fond du cœur, demeure encore fidèle,
Et lorsqu’enfin son pays le rappelle,
S’offre sans crainte aux yeux de l’amitié,
De tous ses goûts retrouve l’habitude,
Plaint les méchants, et n’a rien oublié,
Que son outrage et leur ingratitude !

Du jeune Hébreu tel n’est point le retour.
Dans son exil, il a trahi l’amour ;
Il fut parjure envers un cœur fidèle ;
Et dans Gessen quand son Dieu le rappelle,
Plus il approche, et plus, au fond de l’âme,
De tous les siens il redoute le blâme,
… Il marche enfin. Des tentes de Ruben
Il a repris la route accoutumée ;
Autour de lui, des foyers de Gessen
Il voit déjà s’étendre la fumée ;

Déjà sa course a franchi les ruisseaux
Où de Ruben s’abreuvent les troupeaux ;
En s’avançant dans la fertile plaine
Dans les jardins, il reconnaît à peine
Les bois grandis, les jeunes arbrisseaux.
A son départ famille humble et rampante,
Qui, dans les airs, déployant ses rameaux,
Du vieux Ruben couvre aujourd’hui la tente.
De ce réduit qu’habite encor le deuil,
Il touche enfin le redoutable seuil.
… Ah ! c’en est trop. Brusquement, Azaël,
Rendu sans doute à sa vertu première,
Ouvre la tente, et, comme un criminel,
Le cœur brisé, le front dans la poussière :
« Grâce, dit il ! je suis ce malheureux
« Qui, s’échappant de vos bras généreux,
« Loin du séjour de son heureuse enfance
« Alla porter sa folle indépendance !
« Sur quel espoir, et pour quels biens honteux
« Je dédaignai le bonheur véritable !
« Ah ! quand le cœur forme un dessein coupable,
« Dieu nous punit, en exauçant nos vœux.
« Couvert de honte, accablé de souffrance.
« La mort longtemps fut ma seule espérance ;
« Je l’implorais ; enfin, je me suis dit :
« Rassure-toi, tu ne fus pas maudit,
« Et le remords m’a conduit à mon père.
« S’il est un vœu que j’ose encor former,
« Mon lâche cœur ne vient pas réclamer
« Ces noms si doux et de fils et de frère.
« Où sont mes droits à ces titres flatteurs ?
« J’ai tout perdu ; mais, pour unique grâce,
« Souffrez qu’au moins, parmi vos serviteurs,
« On me reçoive à la dernière place. »
D’un fils coupable, ô fortuné retour !
Hélas, d’un père inépuisable amour !
Eh ! qui peindrait ce moment plein de charmes,

Cet heureux jour, payé de tant de larmes !
Dans le délire où s’égare le cœur,
Des mots sans suite échappent de la bouche.
« Oui ! c’est mon fils ! mais, non ! c’est une erreur ! »
Pour s’en convaincre, on approche, le touche.
Et le vieillard, plus calme dans sa joie :
« Quand Dieu, dit-il, près de nous te renvoie ;
« Quand, t’accusant de tes torts expiés,
« Le repentir te ramène à mes pieds,
« Je n’irai point, écoutant la colère,
« D’un vain reproche accabler ta misère.
« Pour tous tes maux, Dieu m’a donné des pleurs,
« Et des pardons pour toutes tes erreurs
« Viens, mon enfant ! si ton cœur est sincère.
« Relève-toi ; je redeviens ton père ! »

Dès que Ruben, par ce mot solennel,
Eut rassuré le tremblant Azaël,
Qui dans la poudre à ses pieds s’humilie,
Un ange alors, témoin mystérieux,
Du pacte saint qui les réconcilie,
Loin de Gessen prend son vol radieux ;
Et le Pardon fut écrit dans les Cieux.

SAINT-AURÈLE POIRIÉ


Né à Antigue,
le 22 décembre 1795.
Décédé à Sainte-Rose,
le 22 février 1855.


Quoique né dans une île anglaise où la tourmente révolutionnaire avait exilé ses parents, Saint-Aurèle Poirié a sa place dans cette anthologie. D’ailleurs, la paix ; rétablie, il revint tout jeune à la Guadeloupe. Envoyé en France pour y faire ses études classiques, il resta au collège de Juilly de 1806 à 1814. Ses études terminées, Saint-Aurèle Poirié retourna à la Guadeloupe où ses parents possédaient à Sainte-Rose de grandes propriétés.

C’est en 1826 qu’il fit paraître à Paris son premier recueil de poésies sous le titre de Veillées Françaises.

L’année suivante, il fit éditer chez Dupont, le Flibustier, poème en trois chants.

En 1833, il publia Cyprès et Palmistes. « On y trouve, dit un écrivain, des pensées élevées dignes de lord Byron, de Chateaubriand, ou de Lamartine. »

Entre temps, Saint-Aurèle Poirié fit insérer plusieurs poésies dans les journaux de l’époque, la Gazette Officielle de la Guadeloupe, le Courrier de la Guadeloupe, etc.

C’est en 1850 que Saint-Aurèle Poirié édita à Paris son dernier recueil de poésies : les Veillées du Tropique.

Nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1847, le poète ne s’était pas désintéressé des choses publiques de son pays : adjoint au maire, membre du Conseil colonial de la Guadeloupe, il avait publié, en 1832, le Droit des colonies françaises à une représentation réelle, De la nécessité d’une diminution sur la taxe des sucres des colonies françaises. Il avait encore fait paraître une autre brochure, en 1833, traitant de la Loi transitoire sur les sucres. De quelques considérations sur le commerce, l’industrie et les colonies de la France, et sur le bill d’affranchissement des colonies anglaises. Saint-Aurèle Poirié mourut à l’âge de soixante ans, laissant de bien grands regrets.

LES FLIBUSTIERS


Sous le ciel embrasé de la zone Torride,
Apparaît tout à coup une race intrépide,
Qui, d’un monde énervé détestant la langueur,
Vient retremper son âme aux feux de l’Equateur,
Assemblage confus de grandeur et de crimes,
Exécrables brigands, et héros magnanimes,
Elevant vers les cieux des bras ensanglantés,
Ils volent du carnage au sein des voluptés.
Féroces ravisseurs d’innombrables richesses,
Ils dissipent leur proie en rapides largesses,
Des rois européens, ils méprisent la loi,
Parjures, mais entre eux esclaves de leur foi,
Fidèles aux statuts de la Flibusterie,
Vagabonds, adoptant l’Océan pour patrie ;
Dans des climats où tout sollicite au repos,
Gourant de mers en mers à des dangers nouveaux,
Et sans cesse étalant, de conquête en conquête,
Les prodiges sans fin d’une vie inquiète,
Quelques hommes, unis par des serments sacrés,
Bravent avec orgueil les peuples conjurés,
Régnent insolemment sur la terre et sur l’onde,
Et leur drapeau lugubre est la terreur du monde.
Au sein de leur pays, ces étonnants mortels
N’auraient sans doute été que d’obscurs criminels ;
Mais sous un ciel brûlant, leur fougueuse énergie,
Libre de son essor, éternisa leur vie.
Qui redira jamais leurs cent mille combats ?
Cités où leur courroux promena le trépas,
Parlez, vous avez vu leur valeur plus qu’humaine,
Grenade, Verra-Crux, Panama, Carthagène,

Et cent autres encor dont les débris fumans
Ont roulé dans le sein des fleuves écumans.
La frayeur fait sur eux des récits incroyables.
L’Espagnol éperdu les dit invulnérables ;
Qu’un pacte affreux les lie aux esprits infernaux ;
Mais toute leur magie est d’être des héros.
Ils ont pour se connaître un signe symbolique
Et des mots consacrés par la foi catholique.
Tels sont les Flibustiers, et leur société
Est encore un roman pour la postérité.
1827.



LES ANTILLES


J’aime notre mer bleue et sa tempête ardente ;
J’aime des soleils chauds la lumière abondante,
Ces pitons que jamais mortel n’escalada,
Et nos mornes flanqués de forêts giboyeuses,
Nos nègres sans soucis, nos négresses rieuses
Et les chants de leur Calenda.

J’aime l’air embaumé des tièdes sucreries,
Et sous les tamarins les longues causeries,
Et le flot clapotant sur les palétuviers,
Et les vagues terreurs des lunes d’hivernage,
Et les nuages gris chassant sur leur passage
De noirs nuages de pluviers.

J’aime nos bons colons aux mœurs patriarcales
Racontant des aïeux les paisibles annales.
Comme aux jours d’Abraham assis sous les palmiers.
Et, couronnés d’enfants, saints gages de tendresse,
Festoyant l’étranger que le Seigneur adresse
A leurs repas hospitaliers.

J’aime, oh ! j’aime avant tout, la sensible Créole
A la paupière noire, à la taille espagnole,
Doux trésor de pudeur, d’amour et de beauté,
Le front ceint d’un madras plein de coquetterie,
Berçant dans un hamac sa molle rêverie
Et le dolce farniente.


JULIEN DE MALLIAN


Né à Basse-Terre,
le 12 novembre 1805.
Décédé à Paris,
en mars 1851.



Après avoir fini ses études en droit, il débuta dans les lettres par une poésie jouée aux Variétés à Paris, en 1827 : la Semaine des Amours, en collaboration avec Pinel-Dumanoir, son compatriote et son ami intime. Le succès couronna cet essai, et Julien de Mallian devint auteur dramatique. Il produisit une centaine de pièces de théâtre : drames, comédies, vaudevilles, opéras-comiques, etc., au nombre desquels on compte : Vie et Pauvreté, vaudeville en collaboration avec Henri Rochefort (1831) ; le Juif-Errant, drame fantastique (1834); les Deux Roses, drame ; l’Honneur dans le Crime, drame en cinq actes (1834); les Dernières Scènes de la Fronde, drame en trois actes (1834), en collaboration avec Alboize ; le Château des Sept-Tours, drame (1846); l’Homme qui bat sa femme, vaudeville ; Turiaf le Pendu ; la Nonne sanglante, avec Anicet-Bourgeois ; etc., etc.

En 1845, il fit jouer Marie-Jeanne ou la Femme du Peuple, qui, au dire de critiques comme Jules Janin, est un chef-d’œuvre. Cette pièce fut écrite en collaboration avec Adolphe d’Ennery et interprétée par Mme Dorval, à la Porte-Saint-Martin[4].

Julien de Mallian mourut tout jeune, à quarante-six ans ; Pinel-Dumanoir, l’auteur de Don César de Bazan, prononça un discours sur sa tombe, pleurant le compatriote et l’ami, saluant l’écrivain qui s’en allait en pleine gloire.

Un auteur, parlant de Julien de Mallian, s’exprime ainsi : « Il a été un des meilleurs et des plus féconds dramaturges à l’époque où l’on prenait encore souci du théâtre et où les œuvres dramatiques étaient considérées comme des œuvres littéraires. »

En décembre 1904, le Théâtre des Batignolles-Monceau donnait Marie-Jeanne avec grand succès, — cinquante-neuf ans après ! — et, en mai 1935, l’Odéon ayant remonté avec succès les Deux Orphelines, M. Edmond Cleray, dans le Miroir du Monde (8 juin 1935), a écrit : «…A quand la reprise de Marie-Jeanne ou la Femme du Peuple ?… »




LE MAUVAIS GÉNIE

(Personnages : Rémy, Bertrand)


RÉMY

Eh ben, eh ben… ma vieille… te v’là donc incorporé… Te v’là en puissance d’épouse !

BERTRAND

Bon !… tu vas recommencer tes plaisanteries ? toi !

RÉMY

Moi, fi donc !… frapper un ami… par terre, un ami aplati… jamais ! Seulement j’adore les femmes, mais j’abomine les épouses… Se marier, mais c’est dire adieu au plaisir, à l’indépendance, à la loupe… à tous les bonheurs de la terre !… Aussi, c’est bien malgré moi que tu confectionnes c’te bétise-là… j’peux pas voir un mariage de sang-froid, moi… Si j’avais été là, mon père ne se serait jamais marié !

BERTRAND

Et ça serait dommage, car ça ferait un fameux mauvais sujet de moins… Mais moi, vois-tu, c’est différent, j’aime Marie Jeanne !

RÉMY

Ah ! bah !

BERTRAND

Oui, je l’aime… et ferme encore… Et puis, c’est un bon parti… c’est rangé, ça a de l’ordre ; enfin toutes les vertus que…

RÉMY

Que tu n’as pas.

BERTRAND

Justement.

RÉMY

Je sais bien que ta future avait quinze cents francs d’économie… c’est une circonstance atténuante… Mais, n’importe… c’est une satanée idée que tu as eue là, et qui te sera venue à jeun…

BERTRAND

Pourquoi ça ?

RÉMY

C’est qu’à jeun, t’es bête…

BERTRAND, l’interrompant.

Ah ben !… dis donc, toi…

RÉMY

Oh ! mais bête comme un Limousin !…

BERTRAND

Merci, il n’t’faut rien pour ça ?

RÉMY

Tandis que dans le vin !… Oh ! c’est différent… tu es beau, tu es grand, je te reconnais !… Dans le vin, tu es un homme !… mais à présent, bonsoir, c’est fini de toi…

BERTRAND

Ah ! bah ! pour quelle raison, on a une femme, eh ben ! mais on l’a dans son ménage… Et quand, à la longue… très à la longue, on commence à s’y ennuyer… un peu…

RÉMY

Ou bien beaucoup.

BERTRAND

On va retrouver les amis… quêque fois.


RÉMY

Et quand le ménage vous… ennuie souvent ?


BERTRAND

On va retrouver les amis, souvent.


RÉMY

Et quand le ménage vous emb… nuie toujours ?


BERTRAND

On va retrouver les amis… toujours.


RÉMY

Toujours !… allons donc, bravo !… Ah ! si tu es dans ces principes-là, c’est différent… je t’absous du péché d’Hyménée ; touche-là… (il lui donne une poignée de main) et retiens toujours ces paroles d’un grand philosophe !… « Dieu fit l’homme pour se distraire et la femme pour l’agrément de l’homme… L’épouse n’a été créée et mise au monde que pour obéir à l’époux ».


BERTRAND

Et ce grand philosophe ?


RÉMY, ôtant son chapeau.

Ce grand philosophe, c’est moi !…




(Personnages : Bertrand, Marie-Jeanne).

BERTRAND

T’as quèqu’chose à me dire, ma p’tite Marie-Jeanne ?


MARIE

Oui, mon ami ; depuis que nous sommes mari et femme, v’là le premier moment où nous pouvons causer seuls une minute, et j’veux en profiter…


BERTRAND

Eh bien ! c’est ça, causons… ou plutôt laisse-moi t’embrasser. (Il l’embrasse.) J’te dirai mieux comme ça tout ce que je pense…


MARIE
Tu m’aimes donc bien sincèrement ?
BERTRAND

Est-ce que tu peux en douter ?


MARIE

C’est que, vois-tu, il faut que j’en sois bien convaincue pour me rassurer tout à fait… Ton amour, Bertrand, c’est mon unique salut pour l’avenir… Quand je t’ai choisi pour mon mari, tout le monde m’a dit : « Vous avez tort, Marie-Jeanne ».


BERTRAND

Des méchants… des envieux…


MARIE

Non… c’étaient mes amis…, les tiens même… Ceux qui nous connaissent tous les deux… « Vous êtes une fille laborieuse et sage, qu’ils me disaient… Bertrand n’a jamais aimé que le plaisir… Le temps que vous passerez à l’ouvrage, il l’emploiera à s’amuser… L’argent que vous gagnerez à force de travail, il le dépensera pour boire… »


BERTRAND

Jamais ! jamais, Marie… j’ai été bambocheur, c’est vrai… mais à présent… à présent, c’est fini !


MARIE

Moi, je n’ai tenu compte de rien, je n’ai pas écouté leurs conseils… J’suis venue franchement à toi et je t’ai dit : « M. Bernard m’aimez-vous assez pour dire adieu a votre existence passée ? » Et tu m’as répondu : « oui ».


BERTRAND

Et je te le dis encore… ma bonne petite femme ! qui s’est fiée à moi, le plus mauvais sujet du chantier, où nous sommes cent-cinquante… Après un trait pareil, mais je serais un gueux, si je te refusais quelque chose !


MARIE

Alors, si je te demande le sacrifice d’un vilain défaut et d’une vilaine connaissance…


BERTRAND

Accordé… Voyons le défaut…


MARIE

Tu le sais bien…


BERTRAND, faisant le geste de tenir un verre.

De ne plus boire !… Je te le jure… et tu peux être tranquille… Je sais c’que je contiens… je m’arrêterai toujours deux bouteilles avant mon compte.


MARIE

Quant à la vilaine connaissance… c’est…


BERTRAND

C’est ?


MARIE

C’est Monsieur Rémy.


BERTRAND

Rémy !… lui… un vieux camarade d’enfance, que je n’ai pas quitté depuis dix-huit jusqu’à trente ans !


MARIE

Eh ! justement, mon pauvre Bertrand !… souviens-toi donc de la vie que tu as menée pendant ces douze années-là, et toujours, toujours par ses conseils… car toi… t’avais l’cœur bon…


BERTRAND

Je ne dis pas… mais…


MARIE

Écoute, Bertrand, c’t’homme-là, c’est ton mauvais génie. Il a été bien près de te perdre tout à fait… et moi… moque-toi de mes idées, mais il y a là quelque chose qui me dit que c’t’homme fera not’malheur !…


BERTRAND

Oh ! Marie ! ma pauv’Marie !… Sois tranquille, alors, je ne le verrai plus…


MARIE

Eh bien ! Merci, mon ami !


BERTRAND
Ah ! nous sommes contente ?…
MARIE

Ah ! à présent, me v’là tout à fait heureuse (Bertrand l’embrasse). Encore…


BERTRAND

Toujours…




(Personnages : Marie-Jeanne, Marguerite).

MARIE, se réveillant.

On a frappé… tiens, déjà grand jour… c’est Bernard qui rentre, sans doute.(Allant ouvrir et apercevant Marguerite.) Non… c’n’est pas lui… (Avec tristesse.) Bonjour, Marguerite, bonjour…


MARGUERITE, entrant, son panier à braise à la main.
Elle le dépose en entrant.

Bonjour, Marie… Comment que ça va. ma bonne ?


MARIE

Bien, très bien, merci…


MARGUERITE

Bien ?… Hum ! c’n’est pas ce que dit ton visage… les yeux rouges, l’air fatigué, et cette chandelle qui brûle à huit heures du matin !… Marie, t’as encore passé la nuit à travailler…


MARIE

Moi ! du tout, tu te trompes… (Éteignant la chandelle, et la mettant sur la cheminée.) Je l’avais allumée., pour faire du feu…


MARGUERITE

Et tu l’éteins parce que t’aperçois que tu n’as rien à brûler, n’est-ce pas ? Et moi qui venais te demander d’la braise.


MARIE

Oh ! j’vais descendre ! il faut que j’aille chez la fruitière, chez l’boulanger… (Elle va pour sortir.) Mais j’ai peur que mon enfant ne se réveille pas…


MARGUERITE

La fruitière ne te fera plus crédit, le boulanger m’a montré ton compte, il y a vingt-deux crans, la taille est pleine, il n’en recommencera pas une autre.


MARIE, avec douleur.

Ah ! ils t’ont dit ça ? (Avec contrainte.) Bah ! j’les paierai, v’là tout.


MARGUERITE

Avec quoi ?… Avec l’argent que va te rapporter ton mari… Il est sans doute allé en chercher qu’il n’est pas rentré de c’te nuit…


MARIE

Pas rentré ! Qu’est-ce qui te le fait croire ?… parce qu’il n’est pas ici ?… c’est pas étonnant, il est parti avant le jour, il est allé… (cherchant) il est allé reconnaître de l’ouvrage qu’il avait à… la Gare… Oui, c’est ça, à la Gare.


MARGUERITE

De l’ouvrage !… lui !… Allons donc… y a longtemps qu’il ne connaît plus ce mot-là et qu’il a oublié le chemin du chantier. Il passe la vie à boire, à s’amuser, tandis que tu souffres, tandis que tu pleures ! Il vous abandonne, toi et ton pauvre enfant…


MARIE, avec contrainte.

Ce n’est pas vrai v’là comme vous êtes vous autres, parce que vous m’avez dit avant mon mariage : « n’te marie pas, c’n’est pas l’homme qu’il te faut »…, vous n’voulez pas avoir le démenti. Et à vous entendre, Bertrand s’rait un mauvais père,… un mauvais mari, qui me rendrait la plus malheureuse des femmes !… Mais c’n’est pas vrai, entends-tu, c’n’est pas vrai !…


MARGUERITE

Alors, pourquoi es-tu si changée, toi qui étais autrefois si gaie, si joyeuse… tandis qu’à présent…


MARIE

Est-ce qu’on a besoin de rire toujours pour être contente ? On devient plus sérieuse quand on est mère !… tu ne peux pas comprendre ça, toi qui n’a jamais rien aimé.


MARGUERITE

Ainsi tu es heureuse ?


MARIE

Oui, j’suis heureuse.


MARGUERITE

Bertrand ne te laisse pas dans le besoin, dans la misère ?


MARIE

La misère !… plus souvent !… Ah ! peut-on dire des choses comme ça !… Tiens, je vais te prouver que je ne suis pas si à plaindre que tu le prétends, je vais te prouver que Bertrand est plus rangé, plus travailleur qu’on ne dit… (Elle va à la commode, en ouvre le tiroir du haut, et lui montre de l’argent qui est caché dans la corne d’un mouchoir.) J’vas te montrer enfin qu’il ne me laisse pas sans pain comme t’as l’air de le croire… Regarde.


MARGUERITE, Surprise.

Trente francs !… Ah ! c’est différent.


MARIE

Tu n’en as peut-être pas autant à ton service.


MARGUERITE

Je te croyais plus pauvre que ça… J’avais même pensé que l’ouvrage n’allant plus, tu ferais bien d’accepter une place que je t’avais trouvée, pour tenir la lingerie dans une bonne maison ; mais je me suis trompée… n’en parlons plus…




(Personnages : Marie-Jeanne seule, pleurant).

MARIE-JEANNE

Heureuse !… moi !… Oh ! je devrais l’être si le bonheur se payait avec des larmes, car j’ai bien pleuré depuis un an !… Elle me plaignait, Marguerite, elle me plaignait ! et si elle savait tout ce que j’ai souffert déjà, tout ce que j’ai encore à souffrir… si elle savait combien il m’a fallu de travail, de veilles et de fatigues pour amasser le peu d’argent que j’ai là… (Elle s’assied à droite et regarde son argent.) C’t argent, je mourrais à côté plutôt que d’y toucher… car ce n’est pas assez de mon mari qui m’abandonne, bientôt je n’aurai même plus mon enfant pour me consoler… il lui faut une nourrice, que m’a dit le médecin ? Les privations et la misère ont épuisé mes forces, et maintenant j’ai peur quand mon enfant s’éveille, quand il me tient les bras, j’n’ose pas le presser sur mon sein, car c’n’est pas la vie. c’est la mort qu’il y trouverait ! Et comme je ne veux pas qu’il meure, depuis un mois, j’ai gardé le prix de mon travail de tous les jours, et j’y ai ajouté le travail de mes nuits… Qu’est-ce que ça me fait que le boulanger me refuse du pain, pourvu que mon enfant ne manque de rien !… Cachons-le bien, cet argent !… (Elle le remet dans la corne du mouchoir, puis dans le tiroir qu’elle referme à clef.) Que Bertrand ne le voie pas surtout… (Avec douleur.) Ah ! s’il m’avait aimée du moins !… (Elle va à la table, et range ce qui est dessus, s’assied et coud.) Mais non, quand il rentre ici. il n’a avec moi que de la brusquerie, de la colère !… Je tremble devant lui, comme si j’étais coupable ! Quand il est absent, je me désespère, et quand il est là… j’ai peur… Oh ! quelle existence !… quelle existence, mon Dieu !





(Personnages : Bertrand, puis Rémy).


BERTRAND

Allons, c’est fini ! j’veux devenir un honnête homme… un bon ouvrier… Et quand j’irai m’amuser maintenant, je le ferai sans inquiétude, sans remords, sans entendre une voix qui me reproche ma conduite… J’veux enfin pouvoir rentrer chez moi tranquillement… (Il s’assied.) Chez moi !… mais c’est qu’on est mieux ici, après tout, que dans ces vilains cabarets de barrière… ousque Rémy me mène toujours… c’est donc gentil pour un père de famille… Et mon petit Charlot que j’n’ai pas vu depuis trois jours… Oh ! j’y tiens pas… faut que je l’embrasse…


RÉMY, dans l’escalier.

Oh ! oh ! houp !


BERTRAND, s’arrêtant.

Qu’est-ce que c’est que ça ?


RÉMY, de même.

Oh ! oh ! houp !… oh ! eh ! la côterie !… oh ! eh !…


BERTRAND

Ah ! c’est Monsieur Rémy… oui, appelle, appelle… plus souvent que j’irai !…


RÉMY, allongeant la tête par la porte d’entrée.

Pst, pst !


BERTRAND, sans se retourner.

Eh ben ! de quoi ?


RÉMY

Madame n’y est pas ?


BERTRAND

Eh ben ! non… Qu’est-ce qu’y a ? Quoique tu veux ? Qui que tu réclames ?


RÉMY

Comment, quoique je réclame ?… le plaisir de te voir, l’honneur de ta présence.


BERTRAND

Alors, regarde-moi bien en face, car c’est la dernière fois.


RÉMY

Ah ! bah !


BERTRAND

Ça t’étonne, n’est-ce pas ?


RÉMY

Moi ! pas du tout, je serais bien plus surpris si c’était autrement ! et quand les amis, qui s’impatientaient de t’attendre. m’ont dit d’aller te chercher, je suis venu pour leur faire plaisir ; mais je savais bien que ta femme ne te laisserait pas mettre le pied dehors.


BERTRAND

Ma femme ?


RÉMY

Eh ! oui, la femme, la bourgeoise, la maîtresse, quoi ! Ta femme qui commande et devant qui tu cagnes.


BERTRAND

Moi… c’est faux…


RÉMY

Tu fais des manières quand y a du monde !… mais quand vous êtes seuls, ensemble… aplati, éteint !… après ça, t’es marié, c’est tout simple, quand et toutes fois qu’on l’est… on l’est… et tu l’es…


BERTRAND

D’autres, c’est possible, mais moi…


RÉMY

Toi, comme les autres… maritatus, maritatum !… Une fois dans la boîte aux perruques… bonsoir !


BERTRAND

Erreur que je te dis… et la preuve…


RÉMY

La preuve !…


BERTRAND

C’est que si je voulais sortir, je sortirais.


RÉMY

Oui, tu ne le veux pas…


BERTRAND

Je ne le veux pas… parce que…


RÉMY

Parce que t’as peur.


BERTRAND

Peur, moi !… Rémy !…


RÉMY

Parce qu’on t’a défendu de bouger.


BERTRAND

C’est faux que je dis… Cent fois faux.


RÉMY

Alors c’est donc pour ne pas payer la tournée que tu dois et que t’as promis d’offrir aujourd’hui ? Car tu dois quinze litres.


BERTRAND, surpris.

Allons bon ! je l’avais oublié !… et avec ces gueux-là, n’y a pas à dire… faut s’exécuter… Après ça, c’est le moyen d’en finir tout de suite… Allons ! je vas te suivre… marche devant…


RÉMY

Ah ! à la bonne heure.


BERTRAND

Entendons-nous… je vas pour m’acquitter… Car c’est une dette d’honneur ; après ça… fini… plus rien de commun entre nous… (Fouillant dans ses poches.) Allons !… bon !… j’n’ai pas d’argent, à présent !…


RÉMY

La monnaie de poche manque ? mais t’es dans les meubles. Bah ! t’as de quoi en faire… Et la femme à mon oncle !…


BERTRAND, hésitant.

Le mont de piété…


RÉMY

Eh ben ! c’t pauv’tante ?…


BERTRAND, à part.

Au fait, c’est pour un bon motif… c’est pour rompre à tout jamais avec eux… D’ailleurs, je l’ai promis. (Il va à la commode.) Tiens !… pas de clef.


RÉMY

Ta femme l’aura emportée.


BERTRAND

Nom d’un…


RÉMY

Elle met tout sous clef, ta femme, et le mari avec… je te le disais bien.


BERTRAND
Et moi j’te dis que je suis le maître… Regarde plutôt. (Il fait sauter la serrure.)
RÉMY

Bravo ! Qu’est-ce qu’y a dans le puits ?


BERTRAND

Des hardes, un tas de fatras… (Il bouleverse le tiroir, et fait tomber le mouchoir où est l’argent.)


RÉMY, qui a entendu sonner l’argent.

De quoi ! des faces !


BERTRAND, surpris.

De l’argent, c’est-il Dieu possible… de l’argent… Elle avait de l’argent !


RÉMY

Donne-moi ça que j’te le r’serre.


BERTRAND, sans l’écouter.

Et tout à l’heure est gémissait.


RÉMY

Est-ce que ça ne geint pas toujours, les femmes ?


BERTRAND

Elle me parlait d’huissier… de saisie… et j’avais la bêtise de m’apitoyer… de pleurer… imbécile… Ces femmes, c’est comme ça qu’elles nous mènent… elles cachent l’argent, et puis elles pleurent misère… Me tromper à ce point… elle me le payera.


RÉMY

Très bien.


BERTRAND

Oh ! il ne sera pas dit qu’elle se sera moquée de moi, et d’abord ceci confisqué.

(Il met l’argent dans sa poche.)

RÉMY

C’est ça… part à deux…


BERTRAND

Oui, t’as raison. — Allons nous-en !


RÉMY

Enlevé ! toujours vainqueur !…

(Ils sortent.)



AUGUSTE LACOUR



Le gouverneur,




Votre très dévoué serviteur,
Auguste Lacour


De la Guadeloupe et dépendances

Basse-Terre



AUGUSTE LACOUR



Né à Basse-Terre.
le 5 décembre 1805.
Décédé à Basse-Terre,
le 7 mai 1869.


Il fit ses études de droit à Paris et obtint le diplôme de licencié en septembre 1828. Il entra dans la magistrature et fut nommé juge auditeur provisoire, à Basse-Terre, le 2 octobre 1830. Il exerça, tour à tour, les fonctions de procureur du Roi, lieutenant de juge à Marie-Galante et à la Martinique et, en 1839, il revint à Basse-Terre comme juge royal. Sous le Second Empire, il fut nommé conseiller à la Cour de la Guadeloupe.

Auguste Lacour profita des heures de loisir que lui laissaient ses fonctions de Conseiller à la Cour Impériale pour écrire, de 1855 à 1800, avec d’inédits documents, une Histoire de la Guadeloupe, en quatre volumes, depuis la découverte de l’île jusqu’en 1830. Cet ouvrage manquait, et, en le publiant, Auguste Lacour rendit un véritable service à son pays. On consulte toujours avec intérêt ces volumes qui, avec le temps, sont devenus très rares.

Dans son remarquable ouvrage l’Abolition de l’Esclavage, Augustin Cochin cite Auguste Lacour, "l’ouvrage si remarquable, si complet, si curieux, dit-il intitulé : Histoire de la Guadeloupe, par M. A . Lacour, conseiller à la Cour Impériale".

Auguste Lacour obtint, en août 1864, la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Il mourut à l’âge de soixante-quatre ans, laissant des manuscrits que ses héritiers refusèrent de livrer à la publication.

VICTOR HUGUES


Né à Marseille, le 21 juillet 1762, de l’obscure boutique d’un boulanger, rêvant l’air et l’espace, bien jeune encore, il s’était élancé sur l’océan. Embarqué d’abord comme marin, il parcourut la Mer des Antilles, puis comme commerçant, il visita les différents ports du golfe du Mexique, et finit par se fixer à Saint-Domingue. La Révolution le surprit établi à Port-au-Prince et à la tête d’une assez brillante fortune. Il était membre de l’assemblée provinciale, provisoirement administrative de l’ouest, lorsqu’éclata l’incendie qui réduisit en cendres la seconde ville de la Reine des Antilles.

Dans ce désastre, il n’eut pas seulement à souffrir de la perte de sa fortune : il lui fallut encore pleurer son frère, le compagnon de ses travaux, lâchement assassiné par les nègres et les mulâtres.

Ces épreuves ne parvinrent pas à affaiblir sa foi aux idées nouvelles. Il se rendit à Paris. A son arrivée, en octobre 1792, il alla frapper à la porte de Monge. Cette porte restant close pour l’ancien marin, il écrivit au ministre. Sa lettre avait pour objet de dénoncer la trame du gouvernement espagnol, consistant à procurer aux émigrés et aux prêtres le moyen de passer à Saint-Domingue, afin de soustraire cette partie de l’empire à la domination de la France. Il la terminait ainsi : "Si vingt ans de colonie, une connaissance locale de toutes les colonies étrangères et du continent de l’Amérique, ayant navigué pendant douze ans dans cette partie, et du côté des possessions espagnoles ; si ces connaissances, citoyen ministre, peuvent être de quelque utilité à la République, disposez de ma fortune et de ma vie, elles sont à ma patrie".

Hugues avait perdu à peu près tout ce qu’il possédait dans l’incendie du Port-au-Prince ; il l’avouait dans sa lettre au ministre ; il ne mettait pas moins, toutefois, sa fortune à la disposition de la République. C’est qu’avec la vie lorsqu’on offre aussi sa fortune, cela pose
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


bien, malgré la conviction de chacun, qu’une offre pareille est une demande, ne veut dire que ceci : employez-moi avec salaire, appointements. Pour l’instant, le ministre ne voulut pas user des talents de Victor Hugues. Mais lorsque l’année suivante on vint à monter la machine homicide des tribunaux révolutionnaires, la dénonciation devant en être l’âme, on dut naturellement songer à l’homme qui, au retour de longs voyages, s’était révélé par une dénonciation, et on en fit un accusateur public.

Petit de taille, marqué de la petite vérole, ce révolutionnaire avait dans le ton et les manières quelque chose de brusque et de saccadé, rendu plus apparent par un accent provençal fortement prononcé. Jamais il ne vous regardait en face ; mais lorsque, par hasard, ses petits yeux gris se rencontraient avec les vôtres, on y lisait un certain je ne sais quoi qui commandait la crainte, ou provoquait un sentiment répulsif.

Tel était l’homme auquel la Convention confia le gouvernement de la Guadeloupe, avec des pouvoirs illimités, ne relevant que de Dieu, qu’il niait, et de sa conscience révolutionnaire. Il avait pour collègue le citoyen Chrétien ; et, comme auxiliaire, outre onze cent cinquante hommes de troupes, une guillotine neuve, et le décret du 4 février 1794, portant abolition de l’esclavage dans les colonies françaises.


*
* *

On réunit à Rochefort les frégates la Pique et la Thétis, et le brick l’Espérance et cinq bâtiments de transport.

La petite troupe confiée aux Commissaires de la Convention avait reçu le nom de bataillon des Sans-Culottes. Elle était commandée par le général de division Aubert, lequel avait sous ses ordres Rouyer et Cartier.

Sortie de Rochefort à la fin de février, la division, 54

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


après une station à l’île d’Aix mit à la voile le 23 avril 1794. On ignorait alors en France les événements de la Guadeloupe. Les forces qu’on y faisait passer avaient pour objet principal d’empêcher que cette colonie ne tombât au pouvoir des Anglais ; c’était un fait accompli de la veille !

La division eut la chance de ne faire, en route, aucune rencontre fâcheuse. Le 2 juin, elle était dans les eaux de la Guadeloupe. Rendue près des côtes de la Grande-Terre, on apprit à bord, par des hommes qui montaient une barque, tout ce qui s’était passé dans la Colonie. Les Anglais en étaient les maîtres, mais les commissaires se présentaient dans des circonstances heureuses ! l’escadre ennemie était absente, mouillée dans les ports de la Martinique ; le général Dundas, le plus résolu comme le plus intelligent des chefs anglais, venait d’être emporté par la fièvre jaune ; la Grande-Terre était dégarnie de troupes ; les Français une fois à terre, une foule de colons, en butte aux vexations des vainqueurs, courraient se ranger sous les drapeaux de la République.

Cependant, tenter la conquête avec les moyens dont on disposait était chose périlleuse. Les chefs, assemblés, délibérèrent sur le parti à prendre. Les hommes du métier, les généraux, comptant les hommes sous leurs ordres, hésitaient ; ils se demandaient s’il ne serait sage de suivre les instructions du ministre, portant recommandation : "S’il y avait impossibilité de débarquer, de gagner les États-Unis d’Amérique et de retourner en France."

Venant à opiner, Victor Hugues dit :
— Nous sommes partis pour venir à la Guadeloupe. Nous y voici ! Le fait que les Anglais y sont arrivés avant nous ne peut nous empêcher de débarquer. Allons à terre !

La résolution de débarquer étant prise, on ne perdit pas un instant. Les troupes furent mises à terre au
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


Gosier, à la pointe dite des Salines. Des forces françaises aux Antilles étaient quelque chose de si inattendu, le débarquement avait été si brusque, que l’ennemi, surpris, étourdi, ne songea à s’y opposer que lorsque déjà il n’en était plus temps. Avant que ses forces ne fussent réunies, nos sans-culottes, auxquels on avait joint un corps de matelots, étaient à terre et en position de repousser une attaque. Elle eut lieu. L’ennemi battu, courut s’enfermer dans le Fort Fleur d’Epée, au nombre de neuf cents hommes.

Tandis qu’Aubert, maître de ses mouvements, s’occupait à prendre une bonne position et à se retrancher, Victor Hugues jeta aux esclaves le cri de liberté, et aux colons une proclamation par laquelle il menaçait de la guillotine quiconque tarderait à se joindre à lui pour chasser les Anglais, ces vils satellites du despotisme. On confia à des noirs la mission d’aller porter la bonne nouvelle aux esclaves et la menace aux maîtres. Pour montrer que la menace était suivie d’effets, le commissaire de la Convention faisait dresser, en même temps, une guillotine à la poupe de la frégate la Pique. Le pavillon national semblait, en flottant, caresser l’instrument de mort, qu’on apercevait de la terre.

Des noirs en foule et un certain nombre de colons vinrent grossir notre petite armée.

Cependant Aubert avait résolu d’enlever Fleur d’Epée aux ennemis. Destiné à défendre la baie du Gosier, ce fort n’avait véritablement d’ouvrages fortifiés que du côté de la mer : la partie qui regarde la terre n’était qu’une simple batterie à barbette. Mais placé sur un morne à pente rapide, ce fort étant alors armé de seize pièces de canon et d’un obusier et défendu par neuf cents hommes, l’entreprise d’Aubert n’en était pas moins hasardeuse.

Le 6, à minuit, sans avoir tiré un seul coup de canon, sans que rien eut annoncé leur dessein, les Français quittent leur position. Protégés par l’obscurité, ils 56

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


s’avancent sans bruit. A leur tête, le sabre nu marche le commissaire Chrétien. Rendus au pied des fortifications, les républicains s’ébranlent, courent, grimpent, se hissent et parviennent sur la plate-forme. L’ennemi, étonné de notre audace, est partout culbuté : il abandonne le fort, fuit en désordre, traverse la Pointe-à-Pitre sans s’y arrêter, et court pour mettre la Rivière Salée entre lui et ses vainqueurs. Dans leur ardeur à se sauver les Anglais, arrivés au bac, veulent tous y entrer. Le bac trop chargé coule, et la plupart des fuyards trouvent la mort par trop de précipitation à l’éviter.

Le lendemain, sans rencontrer d’obstacles, Hugues entra à la Pointe-à-Pitre. Des dépôts d’armes et de munitions de guerre, quatre-vingt-sept navires de commerce et d’immenses magasins de denrées coloniales tombèrent en notre pouvoir.

Le jour même de leur entrée à Pointe-à-Pitre, les commissaires firent publier et afficher le décret de la Convention nationale portant abolition de l’escla- vage[5].

Victor Hugues fut peut-être l’un des hommes les plus extraordinaires qui aient été mis en lumière par la Révolution. Sans nulle connaissance de la guerre et de l’administration, il accepte la mission d’aller organiser une colonie sur laquelle on voulait faire fleurir la liberté, l’égalité, la fraternité ou la mort. Elle est au pouvoir de l’ennemi, défendue par une garnison nombreuse que soutenait une flotte formidable. Il n’en est pas ému. Avec une poignée d’hommes, il conçoit le

périlleux profit d’enlever cette colonie au léopard britannique. Ce ne fut point une simple aventure glo
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


rieuse. Par la puissance de son énergie, de son indomptable courage, de sa fermeté opiniâtre, inébranlable et de son activité prodigieuse, privé de tout, ses généraux morts, il trouve le moyen de tout créer sur les lieux, non seulement pour replanter le drapeau de la France sur le sol de la Guadeloupe et pour enlever aux Anglais jusqu’à la pensée de l’attaquer mais encore pour porter dans les autres possessions britanniques la terreur du nom français. Au travers de ses mille défauts scintillaient des qualités essentielles. S’il déchaîna toutes les passions il s’en servit contre l’ennemi, et, lorsqu’il n’en eut plus besoin, sa main de fer fut assez forte pour les comprimer et empêcher que la colonie ne s’abimât dans la dévastation et le sang.

Sans éducation, ses manières étaient rudes et grossières, son langage ignoble. Mais il possédait une imagination ardente, une conception vive ; d’un coup d’œil prompt et sûr, il démêlait le mérite des hommes qu’il voulait employer. Sorti de bas, monté avec le flot démagogique, il eut, comme tous les parvenus, cette haine jalouse contre tous ceux qu’il trouva élevés lorsque lui-même parvint au sommet ; mais cette haine n’embrassa pas toute une classe et se borna aux individus ; jamais, comme Burnel, à Cayenne, il n’aurait conçu l’infâme projet de fournir des armes aux noirs pour leur faciliter les moyens de massacrer les blancs. Son âme était inaccessible à la crainte. Les plus grands dangers n’avaient pas la puissance de l’émouvoir. Dans ce cœur dur, impitoyable, cruel, on surprenait parfois des mouvements de clémence et de générosité. Marié, il fut aussi tendre époux que bon père.

Pour ce qui est de ses opinions politiques, il les résumait dans une haine fanatique contre le nom anglais. Lorsque la Révolution le saisit pour en faire un chef de peuple, il est probable qu’il n’avait jamais réfléchi sur la meilleure forme de gouvernement. Libre de choisir, ses instincts lui auraient indiqué la forme despo58

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


tique : ce fut sa tendance constante. Du reste, avec le même zèle il rétablit l’esclavage à Cayenne, comme il avait décrété la liberté à la Guadeloupe.

En 1814, au Palais-Royal, il se fit remarquer par l’énormité de sa cocarde blanche. — Eh quoi ! cette cocarde à votre chapeau ! lui dit le citoyen Lehault, qui l’avait connu au temps où il faisait guillotiner ceux qui avaient porté ce signe rebelle. — Que voulez-vous, répondit l’ancien Jacobin, les Bourbons sont nos souverains légitimes !

Il mourut à Cayenne, en 1826, privé de la vue.



PINEL DUMANOIR
PINEL DUMANOIR



Né à Capesterre.
le 26 juillet 1806.
Décédé à Pau (Basses-Pyrénées),
le 1er novembre 1865.


Sorti du collège Bourbon, il commença son droit ; mais en 1827, avec son ami Julien Mallian qui, comme lui, était de la Guadeloupe, il fit jouer un jour de Médecine. Il se consacra à l’art dramatique, et, seul ou en collaboration, il produisit plus de cent-quatre-vingt-quatorze pièces. Ses principales œuvres sont, en citant au hasard de la plume : les Premières armes de Richelieu, le Vicomte de Létorières, Brelan de Troupiers, Vert-Vert, la Case de l’Oncle Tom, le Camp des Bourgeoises, les Femmes terribles, Léonard, Charlotte Corday, le Chevalier d’Eon, la Canaille, le Code des femmes, le Vieux Caporal, le Gentil-homme pauvre, les Bourgeois de Paris, les Trembleurs, les Invalides du mariage, etc., etc.

Pinel Dumanoir fut aussi un poète ; il a fait l’École des Agneaux, en vers, les Folies dramatiques, en vers et prose, et certains de ses drames ont des chansons bien tournées.

Le chef-d’œuvre de Pinel Dumanoir est incontestablement Don César de Bazan, qu’il écrivit en collaboration avec Adolphe d’Ennery. Le beau drame représenté à la Porte-Saint-Martin, le 30 juillet 1844, fut un succès pour l’auteur et pour le grand Frédérick Lemaître qui créa le principal rôle de la pièce, celui de Don César de Bazan. Dumanoir, en collaboration avec Anicet-Bourgeois, deux ans après, le 30 juillet 1846, assura un nouveau triomphe à Frédérick Lemaître, à la Porte-Saint-Martin, avec le Docteur Noir.

Les drames de Dumanoir sont encore repris par les théâtres populaires de Paris. C’est ainsi qu’en juillet 1903, la Porte-Saint- Martin donnait, devant des salles combles, le Vieux Caporal et 60

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


qu’en septembre 1904, la même pièce tenait l’affiche au Théâtre de Montmartre.

Plus de cinquante ans sont passés et les mélodrames romantiques qui faisaient sourire, paraît-il, les gens supérieurs, connaissent de nouveau les honneurs de la scène.

La dernière œuvre du dramaturge fut les Fruits secs donnés en 1865 ; l’auteur avait alors cinquante-neuf ans ; jouée aux Variétés, cette comédie fut sifflée ; Pinel Dumanoir, présent à la représentation, donna ordre de baisser le rideau. Déjà malade, profondément affecté de l’insuccès de sa pièce, il alla respirer l’air du Midi, et mourut quelques jours après, à Pau, le 1er novembre 1865. Ses obsèques eurent lieu à Paris.

Il fut directeur du Théâtre des Variétés, et, en 1847, il avait reçu la croix de la Légion d’Honneur. Ses principaux collaborateurs furent Julien de Mallian, Etienne Arago, de Leuven, Clairville, d’Ennery, Cordier, Bayard, etc.

La famille Pinel Dumanoir a laissé des souvenirs à la Guadeloupe : à Capesterre, il y a un magnifique partie de la route appelée : l’allée Dumanoir, et l’une des aïeules de l’auteur de Don César de Bazan avait une fortune si considérable que jus- qu’aujourd’hui, on dit : "Riche comme Madame Pinel" ; la tante paternelle de Pinel Dumanoir avait épousé un des fils du comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères sous Louis XVI.



L’AME CASTILLANE
((Personnages : Don César, Don José))



DON CÉSAR, sortant d’une hôtellerie, un peu aviné.

Vous êtes de misérables fripons, que je châtierais… si je ne craignais de salir mon épée ! {Au public.) Je viens de jouer avec des manants… et ils m’ont volé…

comme des grands seigneurs !… (Secouant ses poches.) Oh ! ils ne m’ont rien laissé… et si la Providence ne m’envoie pas ce soir un souper et un gîte…,j’aurai le ciel pour m’abriter et le grand air pour me nourrir… Le gîte n’est pas chaud et le souper est léger.
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A LA PENSÉE FRANÇAISE



DON JOSÉ, qui l’a observé.
DON JOSÉ.

Eh mais ! Si je ne me trompe… c’est don César de Bazan !
Don José de Santarem ! (A part.) Il est fort bien couvert… Quel intérêt peut-il avoir à me reconnaître ?


DON JOSÉ, lui tendant la main.

Qu’il y a longtemps que nous ne nous sommes vus !


DON CÉSAR.

C’est vrai.


DON JOSÉ.

Nous étions jeunes alors.


DON CÉSAR.

Jeunes et brillants… (Il regarde son manteau.) Comme on change !


DON JOSÉ.

Vous aviez un beau nom et une grande fortune.


DON CÉSAR.

J’ai conservé l’un, et j’ai perdu l’autre… Je n’ai pas besoin de vous dire… ce qui me reste.


DON JOSÉ.

En effet, je m’en souviens, votre ruine a fait grand bruit autrefois.


DON CÉSAR.

Oui, mes créanciers ont beaucoup crié.


DON JOSÉ.

Et votre position n’a pas changé ?… C’est une si lourde tâche qu’un arriéré à combler !… que de vieilles dettes à acquitter !…


DON CÉSAR.

Il y a cependant par le temps qui court, une chose plus difficile encore que de payer d’anciennes dettes…


DON JOSÉ.

Et laquelle ? 62

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE



DON CÉSAR.

C’est d’en faire de nouvelles.


DON JOSÉ.

Vous aviez quitté Madrid ? .. .


DON CÉSAR.

J’y entre aujourd’hui.


DON JOSÉ.

Et où êtes-vous allé ?


DON CÉSAR.

Partout où l’on se bat, où l’on boit, où l’on aime… Mais les deux villes où j’ai fait le plus long séjour, sont Alicante et Xérès… je ne sais trop pourquoi ?


DON JOSÉ.

Vous avez mené joyeuse vie ?


DON CÉSAR.

Pas trop… Dans tous les pays, pour aimer et boire… on paye… N’importe, je marchais toujours devant moi, sans m’enquérir du nom des contrées que je traversais mais semant sur ma route quelques créanciers et quelques duels… précieux jalons, qui devaient me faire reconnaître mon chemin, quand je rentrerais dans ma ville natale


DON JOSÉ.

Et quel motif vous a ramené à Madrid ?


DON CÉSAR.

L’espérance, la douce et folle espérance… Retournons là-bas, me suis-je dit,… le sort a dû me sourire, et je trouverai mes créanciers morts… Erreur !… Un débiteur peut mourir, un créancier jamais !… Loin de là, le nombre des miens s’était accru.


DON JOSÉ.

Comment ?


DON CÉSAR.
Ils avaient fait des petits. Mais que se passe-t-il de
63
A LA PENSÉE FRANÇAISE


nouveau dans Madrid ?… boit-on toujours, chante-t-on toujours et se bat-on toujours ?…


DON JOSÉ.

Les duels sont rares aujourd’hui… Le roi vient de rendre un édit, à l’instar de ceux de France…


DON CÉSAR.

Ah bah !… la mort pour un coup d’épée ?


DON JOSÉ.

Quiconque se sera battu, sera fusillé… et cela pendant tout le cours de l’année… la Semaine Sainte exceptée.


DON CÉSAR.

Vraiment ?… Si l’on se bat pendant la Semaine Sainte…


DON JOSÉ.

Pendant la Semaine Sainte…, on sera pendu. DON CÉSAR. Diable !… mais c’est aujourd’hui qu’elle commence.


DON JOSÉ.

Justement


DON CÉSAR.

Merci de l’avis… je deviens un agneau… pour huit grands jours au moins… je ne me soucie pas d’être pendu !… Quant à être fusillé… j’y penserai… la semaine prochaine… Mais vous ne me parlez pas de vous-même… Vous étiez ambitieux… à quoi êtes-vous arrivé ?… Qu’êtes-vous devenu ?


DON JOSÉ.

Moi ?… rien.


DON CÉSAR.

Rien ?… Ge n’est qu’un peu plus que moi. 5 64

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE



(Personnages : Les mêmes, un batelier et Lazarille.)



LE BATELIER, amenant Lazarille qu’il tient par le bras.

Allons, petit, il faut rentrer chez ta mère… sécher tes larmes, et ne plus songer à ces sottises-là.. .


LAZARILLE, se défendant.

Vous avez tort… s’il me convient de mourir, j’en trouverai toujours le moyen !


DON CÉSAR.

Hein ?… qu’est-ce qui parle de mourir ? un enfant !


DON JOSÉ.

Oui, vraiment !


LE BATELIER.

Un enfant qui voulait se noyer.


DON CÉSAR.

Ah bah !… se noyer… dans l’eau ?


LE BATELIER.

Et dans quoi voulez-vous qu’on se noie ? .,.


DON CÉSAR.

Ça dépend… Ainsi tu voulais mourir…


LAZARILLE.

Et je le veux encore !


DON JOSÉ.

Mais pourquoi ?


DON CÉSAR, gravement.

Est-ce qu’à ton âge, tu aurais déjà des créanciers ?…


LAZARILLE.

Je suis apprenti armurier… c’est à moi qu’est confié le soin des arquebuses du régiment des gardes…


DON CÉSAR.
Tu veux te noyer, quand tu as des arquebuses dans la main ?… Tu n’aimes donc pas ton métier ?…
LAZARILLE.

Sous prétexte que les armes ne se sont pas trouvées ce matin en bon état, un de messieurs les capitaines veut me faire donner cinquante coups de bâton !


DON CÉSAR.

Cinquante coups de bâton ?… Allons, c’est trop.


LAZARILLE.

Oh ! ce n’est pas le nombre qui m’effraye… je ne crains pas la souffrance… je crains la honte !


DON CÉSAR, à Don José.

Il a du cœur, cet enfant-là !… Nous intercéderons en ta faveur.


LAZARILLE.

Le capitaine est bien cruel… Son lieutenant voulait me faire grâce, il a vainement prié pour moi…


DON CÉSAR, montrant Don José.

Il ne refusera pas deux bons gentilshommes…


DON JOSÉ.

Excusez-moi… mais j’ai dans ce moment quelques motifs pour ne paraître en rien dans cette affaire.


DON CÉSAR.

Soit… ce sera assez de moi.


LAZARILLE, effrayé.

Ah ! grand Dieu !…


DON CÉSAR.

Qu’as-tu donc ?


LAZARILLE.

C’est lui !… Suivi de soldats !… Ils me cherchent sans doute !…


DON CÉSAR.

Place-toi derrière moi… tu as pour te défendre César et son épée.


DON JOSÉ, bas.

Souvenez-vous de l’édit royal ! 66

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE



DON CÉSAR.

Oh ! diable !… et de la Semaine Sainte, surtout !


*

* *

(Personnages : Les mêmes, le capitaine, deux soldats.)

LE CAPITAINE, montrant Lazarille.

Le voilà… qu’on l’arrête !


DON CÉSAR, très humblement.

Un instant… Souffrez, permettez, monsieur le capitaine, que je vous adresse quelques mots en faveur du coupable…


LE CAPITAINE, sans l’écouter, aux soldats.

Eh bien, n’avez-vous pas entendu ? Obéissez !… (Les soldats s’approchent.)


LAZARILLE.

Grâce, capitaine !…


DON CÉSAR.

Vous l’entendez, ce pauvre enfant demande grâce… et je joins respectueusement (il ôte son chapeau) ma voix à la sienne,


LE CAPITAINE.

Fais exactement ton service, et tu nous épargneras ainsi, à toi le châtiment, à moi tes larmes… (regardant don César) et de sottes prières.


DON CÉSAR, vivement.

Hein !… (A part et changeant de ton.) Ah ! Si ce n’était la Semaine Sainte ! (Avec calme.) Eh bien ! capitaine, tout cela vous ennuie… faites cesser tout cela d’un mot… larmes et prières vont s’arrêter, dès que vous aurez dit : Grâce !… Capitaine… (Il prend le pan de son manteau.)


LE CAPITAINE, retirant son manteau.
Un manteau neuf… que je désire garder sans tâche !…
67
A LA PENSÉE FRANÇAISE



DON CÉSAR, avec colère concentrée.

Monsieur !… (Se reprenant, à part.) Oh ! la Semaine Sainte ! la Semaine Sainte !..


DON JOSÉ, à part.

Le capitaine est bien hautain !


DON CÉSAR, avec calme.

Finissons… Je suis certain que vous êtes bon gentilhomme… Moi. j’ai engagé mon honneur à obtenir ce pardon… vous comprenez cela,n’est-ce pas ?… Eh bien ! je vous supplie… je vous conjure…


LE CAPITAINE.

Quand donc ce mendiant aura-t -il fini ?… Je ne peux rien vous faire, mon brave homme.


DON CÉSAR, avec explosion.

Non ?… Eh bien ! je vais te faire quelque chose, moi !


LE CAPITAINE.

Insolent !


DON CÉSAR.

Car c’en est trop à la fin !… Adieu la Semaine Sainte !… Monsieur le capitaine, je vais vous tuer.


LE CAPITAINE.

Hein !… comment ?…


DON CÉSAR.

Comment ?… avec ceci… avec mon épée, qui ne peut qu’honorer la vôtre en la touchant… car je me nomme don César de Bazan, comte de Garofa, et j’ai droit de rester couvert devant le roi… moi, qui vous ai parlé chapeau bas !… Je vous prie, je vous supplie, je suis soumis et humble… vous me répondez avec hauteur et insolence !… Je fais un appel à votre pitié, et vous me traitez de mendiant ! moi !… Par ma foi, c’est trop abuser de ma patience et de l’édit royal ! (Le toisant.) Vous êtes d’un riche embonpoint, capitaine… le diable 68

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


n’observe pas la Semaine Sainte, lui, et je vais lui envoyer de quoi faire gras ! (Il tire son épée.)


LE CAPITAINE.

Un duel !


DON CÉSAR.

A moins que vous ne soyez aussi lâche qu’impitoyable !…


LE CAPITAINE.

Partons !


LAZARILLE.

Vous battre pour moi !


DON CÉSAR.
Au revoir… Le lieutenant veut te faire grâce, petit ?… Sois tranquille, dans dix minutes, je le fais capitaine ! (Il sort, suivi de Lazarille et du Batelier.)
ANTÉNOR VALLÉE



Né au Moule,
le 30 mars 1809.
Décédé au Mans (Sarthe),
en septembre 1870.


IL fit ses études en France, puis vint s’établir comme instituteur à Basse-Terre, où il épousa Henriette Bossant, lu sœur de notre compatriote, le général Bossant.

En 1841, Anténor Vallée était instituteur au chef-lieu de la Guadeloupe, et, en 1848, il créa une école primaire où furent admis gratuitement dix enfants pauvres ».

Il entra, en 1857, comme rédacteur en chef au Journal Commercial de Pointe-à-Pitre. Cet organe prit le titre de Guadeloupe. Anténor Vallée y resta jusqu’en 1858, date à laquelle il fonda son journal, l’Avenir.

Pendant plus de dix ans, Anténor Vallée dépensa dans l’Avenir une verve intarissable, un bon sens délicat qui lui firent une réputation de bon aloi de polémiste de l’école d’Alphonse Karr et de Paul-Louis Courrier.

En 1852, il commença la publication, en fascicules, d’une Histoire de la Guadeloupe.

Il fut conseiller général en 1869.

Malade, il se retira en France, où il mourut. Sa femme continua la publication de l’Avenir avec un certain succès, puis, elle en passa la direction à son beau frère, Ernest Vallée.


SÉRAPHINE


(Conte espagnol)

Il y a quelques années qu’habitait à Madrid une brune Andalouse au regard pensif. Sa manière de vivre excitait 70

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


les remarques malicieuses des gens de la ville, car elle avait dans la démarche l’empreinte d’une tristesse profonde. Jouait-on sur le théâtre quelque grotesque comédie où chacun s’épanouissait en longs éclats de rire, Séraphina seule gardait le silence et restait pensive. Savez-vous pourquoi on ne pouvait voir le sourire sur les lèvres de la jeune femme, c’est que depuis son arrivée dans la ville elle avait dérobé ses traits à la curiosité publique. Elle portait toujours sur son visage un masque noir.

Du reste, ce qu’on voyait de son front était charmant, ses cheveux fins et soyeux, ses mains avaient une grande distinction, son pied était celui d’une créole, sa taille élégante et bien prise. C’était à mourir d’envie de voir ses traits.

Une seule personne assistait à sa toilette et voyait son visage, c’était une vielle camériste, fort loquace.

Plusieurs fois, de jeunes, riches et beaux seigneurs avaient glissé dans les doigts osseux de la sexagénaire des pièces étincelantes, dans le but de savoir quelque chose.

Séraphina était-elle laide ou jolie ?
Ses yeux étaient-ils bleus ou noirs ?
Son teint pâle ou rosé ?
Pourquoi sa tristesse profonde ?
Questions inutiles, les galants en étaient pour leurs frais de séduction.

Séraphina ne fuyait pourtant pas le monde. Elle y brillait par son esprit, par sa grâce ; elle prenait toujours la défense du faible et des absents, elle venait sans cesse au secours du pauvre, et donnait l’exemple des plus douces vertus.

D’où venait Séraphina ?
Nul ne le savait.
On se rappelait seulement que bien des années auparavant sa mère l’avait amenée d’un pays étranger, et qu’elles avaient vécu longtemps dans une austère
71
A LA PENSÉE FRANÇAISE


retraite. Le chef de la justice avait reçu longtemps ces dames à leur arrivée et délivré à la mère l’autorisation de conserver à l’enfant un masque sur le visage.

De cette bizarre habitude étaient nés les bruits les plus étranges.

Les uns disaient que Séraphina était la fille naturelle de quelque roi d’Europe.

Les autres prétendaient que la pauvre enfant avait une tache de sang sur la figure par suite d’un crime commis devant sa mère quelques mois avant sa naissance.

Les plus nombreux affirmaient qu’elle avait une plaie hideuse à la face.

Séraphina laissait dire, et après la mort de sa mère, elle avait gardé l’impénétrable rempart de velours.

Il ne faut pas oublier une circonstance de la vie de cette jeune fille extraordinaire.

Le 13 janvier de chaque année, elle appelait tous ses domestiques.
— Quittez cet hôtel pendant vingt-quatre heures, disait-elle, le trésorier vous donnera de quoi vous amuser au dehors et qu’aucun de vous n’agite avant demain, le marteau de l’hôtel.
— Mais, disaient les femmes, la senora n’a-t-elle pas peur de rester seule ainsi ?
— Non.
— Si la senora était malade ?
— Je ne le serai pas.

Alors les valets se retiraient, abandonnant leur jeune maîtresse à ses mystérieuses rêveries, et se répandaient en bandes joyeuses, dans les rues de Madrid, et chacun se disait en les voyant passer : "C’est le 13 janvier de la senora Séraphina."

Puis l’imagination prenait le galop et l’on disait que l’élégante jeune fille était quelque fille de Satan, et que ce jour-là, à cheval sur un balai, elle allait dans les montagnes de la Galabre, rejoindre sa mère, épouse du démon... 72

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


Un soir d’hiver, dans le cercle le plus brillant de la ville, on annonça Séraphina ; tous les yeux se tournèrent vers elle, mais un cavalier fut plus attentif que les autres à suivre ses mouvements et à deviner les pensées qui se cachaient sous ce masque d’ébène.

Séraphina avait un costume d’une sévérité admirable : une robe de velours noir trahissait les suaves contours de sa taille délicieuse, un diadème de jais étincelait au milieu d’une forêt de cheveux blonds et ses bras ressemblaient à deux petites colonnes de marbre de Paros.

Elle entra et alla s’asseoir à côté de la maîtresse de la maison.

Là, au milieu d’un cercle, elle parla avec esprit, de peinture, de littérature, de musique, de sciences, de modes mêmes ; ses connaissances étaient infinies, son esprit plein de culture, sans pédantisme.

Le jeune homme qui s’était attaché à ses pas, l’écoutait avec ravissement. Jamais plus douce voix n’avait frappé son oreille ; jamais la raison n’avait emprunté à l’organe d’une femme plus séduisante morale.

Il se nommait le comte Hector.

Entre deux danses, il s’approcha d’elle.
— Ne valsez-vous pas ? lui dit-il.
— Oh ! non, Monsieur, jamais !
— Pourtant la valse a bien sa poésie.
— Sans doute, mais elle a pour moi un danger. En tourbillonnant autour de mon valseur, mon masque pourrait se détacher.
— Et où serait le malheur ?
— On verrait mon visage.
— Pourquoi le cacher ?
— Vous êtes étranger, Monsieur, puisque vous me faites une pareille question.
— C’est vrai, fils d’un officier français, je ne suis à Madrid que depuis deux jours.
— Alors, Monsieur, j’excuse votre étonnement ;

sachez seulement que si je garde sans cesse cette
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


muraille de velours, entre le monde et moi, c’est que j’ai de graves motifs pour en agir ainsi.
— Je le comprends et je vous plains ; à votre âge, au printemps de la vie, quand les roses du plaisir naissent sous vos pas, vous cacher ainsi au milieu du monde, renoncer à la gaîté, au bonheur, à l’amour !
— A l’amour ! répéta machinalement la jeune femme.
— Sans doute, car l’amour naîtrait d’un de vos sourires et vous ne souriez jamais…
— Jamais, répéta Séraphina.
— Vous vivrez donc toujours ainsi, reprit avec feu le jeune homme, dans cet isolement ; vous ne vous marierez jamais ?
— Sans doute ; qui voudrait épouser une femme masquée, dont on n’a jamais vu les traits et qui se cache comme une coupable.
— Cette hardiesse n’est pas impossible ; n’avez-vous pas les douces séductions de l’esprit, les délicates intelligences de la pensée, les chastes sensibilités du cœur… avec de semblables trésors, une femme peut se passer d’être jolie.

Séraphina posa sa main charmante sur le bras de son interlocuteur.
— Oui, dit-elle, mais si elle était laide, non de cette laideur qui n’est qu’un défaut d’harmonie de la figure, mais hideuse, horrible à voir ?
— Oh ! taisez-vous, cela n’est pas possible.
— N’avez-vous jamais rencontré parmi les classes déshéritées de l’état social, parmi les mendiants et les vagabonds, dans les sombres couloirs des moines, sous les noirs arceaux des prisons, de sinistres visages, hagards, effarés, monstrueux ; des yeux louches et incertains, une bouche contractée, des dents longues pointues comme celles d’une bête sauvage, un teint de cadavre, une expression de vampire à jeun ? Eh bien, si je m’obstine depuis tant d’années à cacher mes traits, mon teint ; si à l’exemple de ces misérables êtres, erreurs de 74

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


la nature, je ne brave pas le dégoût public, ne croyez-vous pas, qu’il faille l’attribuer à une cause déplorable, ma laideur, encore plus grande que la leur.
— Serait-il possible, dit le jeune homme ! Cette fois Séraphina porta la main à son masque comme pour s’assurer qu’il était bien attaché, mais elle ne répondit pas.
— Quel que soit votre visage. Madame, ajouta le jeune homme, jamais femme n’eut plus d’attraits. Qui pourrait rester insensible à votre conversation si pleine de charmes, à votre jugement si droit, à votre angélique douceur ?
— Vous êtes un flatteur, Monsieur, lui dit-elle, mais vous savez mieux que moi que l’esprit seul ne fait pas naître l’amour.
— Peut-être.
— En vérité, seriez-vous spiritualiste à ce point ?
— Je suis Français, Madame, par contre un peu poète. Aussi je crois à la possibilité d’un amour né des trésors de la pensée, des magnificences du beau idéal. Les corps sont sujets à des déviations de formes, à des vices d’organisations, à des imperfections matérielles, mais les âmes restent inaltérées et s’animent dans des pensées d’élévation et de grandeur.

Pendant que le jeune homme parlait, Séraphina était vivement émue ; cette chaleur généreuse, cette éloquente défense des natures imparfaites, cette apologie du spiritualisme, firent battre son cœur d’un doux émoi ; elle sentit qu’il fallait fuir cet ennemi de son repos, dont le grand caractère formait le plus imposant prestige.
Elle se leva subitement :
— Vous partez, Madame, lui dit Hector avec un affectueux regret.
— Oui. la musique est un signal qui m’appelle, j’ai promis, au quadrille, une parole est un contrat.
— Quand vous reverrai-je ?

— Mais… dans le monde sans doute, si vous y allez.
75
A LA PENSÉE FRANÇAISE


— Ne pourrai-je avoir l’honneur de vous présenter mes hommages chez vous ?
— A quoi bon, des hommages à une femme voilée ; ce sont des prières à un autel sans madone.
— Les madones voilées sont les plus touchantes parfois; le voile est le symbole de la modestie.
— Oui, pour les femmes belles : mais pour les laides, c’est un manque d’humilité ; quoiqu’il en soit, si vous avez le courage de braver l’ennui de mon salon, je serai honorée, Monsieur, de vous y accueillir.

Et Séraphina disparut au milieu du flot des danseuses couronnées de fleurs.

Après le bal, le comte Hector ne put se défendre d’une douce et tendre préoccupation, il songeait à elle ; sa voix était si douce, si distinguée et d’un timbre si pur ; son cou, blanc comme le plumage du cygne, soutenait avec tant de grâce cette tête mystérieuse, qu’il lui était impossible de croire à une horrible figure, avec une tournure si adorable, et malgré toutes les préventions répandues dans le public, son cœur couvait un secret qu’il n’osait s’avouer à lui-même, il était amou- reux.

Le lendemain, le bouillant jeune homme confiait son tendre martyr à un élégant de Madrid, son meilleur ami.
— Y penses-tu, mon cher, Dona Séraphina ?
— Pourquoi pas ?
— Elle est laide à faire frissonner.
— Qui le sait ?
— Mais c’est sûr, d’ailleurs elle à des habitudes qui sentent le soufre à une lieue.
-— En vérité ! jette-t-elle des sorts aux voyageurs égarés, à minuit, sur la route ?
— Non pas encore, mais le 13 janvier elle renvoie son monde pour se livrer à de mystérieuses cérémonies.
— En effet, on m’a raconté quelques détails semblables sur cet anniversaire. 76

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


— Et tu braverais encore ce mystère après avoir bravé l’autre !
— Oh ! mon cher, l’amour a beau être aveugle, il n’en est pas moins curieux, et il ferait quelques concessions pour soulever un coin de son bandeau.
— A ton aise, Paladin, mais s’il t’arrive malheur, tu ne t’en prendras qu’à ton entêtement.

Or, le 13 janvier étant près d’arriver, Hector résolut de s’assurer par lui-même de ce qui se passait ce jour-là dans l’hôtel solitaire.

Muni d’un poignard, il se glissa par le toit de la maison voisine chez Séraphina. Un silence profond régnait dans ces chambres désertes ; on n’entendait que les pas de la jeune femme et les doux sons de sa voix.

Séraphina, après s’être pieusement mise à genoux, fit le signe de la croix et murmura une prière; puis se relevant, elle ouvrit une armoire qui se trouvait devant elle. Hector y vit des habits d’homme tâchés de sang.

Séraphina avait, comme toujours, conservé son masque.

Elle reprit sa dévote posture et dit tout haut : « Vous qui êtes tombés victimes de la jalousie, qui vous êtes laissés éprendre pour la même beauté, vous que ma mère n’a point encouragés dans vos sanglantes querelles, est-ce assez de la fille laide pour faire oublier les grâces de celle qui lui donna le jour ? Beauté funeste de ma mère ! Beauté qui coûta la vie à un amant ridicule, à un mari jaloux, tu es expiée par un visage privé des grâces de la femme. J’accomplis les vœux de la mourante. » A peine avait-elle achevé ces mots, elle poussa un cri. Elle venait de découvrir le jeune officier.
— Pardon, Madame, lui dit-il, je vous aime et je vous demande votre main.
— Ma main, dit-elle, je serais votre femme ?
— Sans doute.
— Et ma laideur ?

— Que m’importe, ce n’est pas votre beauté que
77
A LA PENSÉE FRANÇAISE


j’aime, mais votre pureté d’ange, les grâces de votre esprit, les trésors de votre cœur.
— Je porte nuit et jour un masque, dit Séraphina, jurez de toujours respecter ce bouclier et je deviens votre femme.
— Je le jure, dit Hector.

La poitrine de la jeune femme se souleva avec violence, un orage de bonheur grondait dans son sein ; elle tendit au jeune enthousiaste une main nerveusement agitée :
— Allez, lui dit-elle, préparez notre hymen.

Or, le 22 février de la même année, au milieu des joies bruyantes du carnaval, eut lieu l’union de Séraphina de Strozzi avec le comte Hector Villatel, officier de cavalerie au service de la France, et une foule immense était venue assaillir l’église de la Carets pour voir une fiancée en robe blanche et en masque noir.
— C’est une danseuse du bal dernier qui légitime ses amours, disaient les plaisants.

Le jeune officier avait invité à la fête les sommités de la ville et avait annoncé que vu la saison on y serait admis en travestissement ; aussi à minuit la salle de danse regorgeait de monde et étincelait d’or et de soie.

Hector qui avait quitté le bal pour aller donner quelques ordres fut à sa rentrée, frappé d’une grande surprise.

Sa femme avait un costume moiré blanc et un masque d’Utrecht, et devant lui se tenaient deux femmes de même taille, portant le même costume.

Il examina chacune d’elles avec une attention soutenue ; mais le domino montait si haut que rien ne lui disait laquelle des deux était Séraphina. Or, quand tous les valseurs se furent retirés, Hector resta seul avec les deux femmes, qui, immobiles comme des statues, gardaient un sinistre silence.
— Laquelle de vous est Séraphina ? dit Hector. Est-ce une cruelle raillerie dont je suis victime ?

Les deux masques ne prononcèrent pas une syllabe. 78

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


— Laquelle de vous est mon épouse, cessez ce jeu cruel ; et il joignit les mains… Pas un ruban de soie ne s’agita sur le sein des deux inconnues.
— Eh bien ! s’écria Hector, quel que soit le destin qui m’attend, je ne violerai pas la foi jurée, vos visages resteront sacrés pour moi, soyez libres, je ne vous suivrai que pour vous défendre.

Tous trois entrèrent dans la grande salle éclairée par mille bougies, et où se trouvaient réunis sur une grande ligne, dans l’attitude du respect, tous les valets en grande livrée.

Arrivées au milieu de tous, les deux femmes s’agenouillèrent devant Hector, un des principaux officiers de la maison s’avança alors et prononça d’une voix grave les paroles suivantes :
— Ma noble maîtresse est privée à jamais des dons de la beauté ; mais si son mari ne peut la reconnaître aux traits de son visage, elle veut qu’il puisse la reconnaître par quelque voix secrète de la sympathie. Si l’instinct du cœur lui fait deviner juste, le mariage aura cours ; s’il se trompe, le mariage sera nul.

L’officier se tut et désigna du doigt les deux femmes agenouillées.

Hector fixa ses regards sur chacune d’elles.

C’étaient les mêmes formes extérieures, la même moire des dominos, le même masque de velours, les mêmes rubans de satin. — Seigneur, dit-il, éclairez-moi.

Tout à coup, il vit que les plis de la mantille de l’une d’elles se soulevaient avec force, agités par une poitrine émue.

Hector s’élança vers elle et lui dit : — Voilà ma Séraphina adorée.

À ces mots, l’autre femme arracha son masque et l’on reconnut l’une des filles d’atour de la belle espagnole.

Le mari avait deviné juste, l’amour est un nécromancien.
79
A LA PENSÉE FRANÇAISE


— A l’avenir, dit-il, en baisant la main de velours de sa femme, je vous reconnaîtrai à votre bonté, à votre sensibilité, à vos qualités morales si exquises.
— Ainsi aura été accompli le dernier vœu de ma mère qui voulait qu’on m’aimât pour mon âme et non pour mes traits.
— Oh ! votre âme est belle, comme Dieu qui la fit.
— Vous donnerait-elle la force de supporter ma laideur ?
— Sans doute.
— Eh bien ôtez ce masque, si vous l’osez.
Hector porta une main tremblante sur les rubans et fit tomber l’égide qui cachait son épouse à ses yeux.
— 0 Dieu éternel ! s’écria-t -il, tombant à son tour aux pieds de Séraphina.

Avez-vous vu le ciel doré après une nuit d’orage, la rose sortie toute parfumée de la tige meurtrie par l’hiver, le diadème brillant au sein des atomes de la terre ? Tous ces effets sont sans puissance comparés à la vue de Séraphina.

Elle était admirablement belle.
ARMAND BARBÈS



Né à Pointe-à -Pitre.
le 18 septembre 1809.
Décédé à la Haye (Hollande)
le 26 juin 1870.


Après avoir fait ses études au collège de Sorèze, dans le Tarn, il alla, en 1830, à Paris pour y étudier le droit. Avec Blanqui, Baudin et ceux qui voulaient hâter l’éclosion de la République, il s’affilia aux sociétés secrètes, notamment aux Droits de l’Homme. Il prit part à l’insurrection d’avril 1834 et subit cinq mois de détention préventive ; une ordonnance de non-lieu le rendit à la liberté. En mars 1836, il fut condamné à un an de prison, pour fabrication clandestine de poudre.

Armand Barbès, homme d’action, dirigea l’échauffourée du 12 mai 1839. Trahi, disent certains historiens dont Scheurer-Kestner dans ses Souvenirs, par Blanqui[6], il fut arrêté et comparut, le 27 juin 1839, devant la Chambre des Pairs qui, le 12 juillet, le condamna à mort ; Blanqui et Martin-Bernard, également accusés, furent condamnés à la prison.

La Cour siégeait au Luxembourg, dans ce même palais dont Barbès refusa, neuf ans après, le poste de gouverneur que lui offrait le Gouvernement Provisoire de la Deuxième République. [J.- F. Jeanjean, l’Eternel Révolté, Revue la Révolution de 1848, mai-juin 1907.)

ARMAND BARBÈS

Sitôt que Victor Hugo apprit de M. Saint-Priest, pair de France, la condamnation à mort de Barbès, il quitta précipitamment l’Opéra, où l’on jouait un acte de la Esmeralda, après avoir tracé sur une feuille de papier les quatre vers suivants. Il mit le billet sous enveloppe et lui-même alla aux Tuileries. N’ayant pu voir Louis-Philippe, il lui fit remettre le quatrain :

Par votre ange envolée ainsi qu’une colombe !
Par ce royal enfant, doux et frêle roseau !
Grâce encore une fois ! grâce au nom de la tombe ;
Grâce au nom du berceau !

(12 juillet 1839. — Minuit.)
(Les Rayons et les Ombres III.)


La fille du roi, Marie-Christine, venait de mourir, et le comte de Paris était au berceau. Louis-Philippe commua la peine de Barbès en celle des travaux forcés à perpétuité (Moniteur, 15 juillet 1839)[7].

Jeté dans la prison de Nîmes, puis conduit au Mont-Saint-Michel, d’où il tenta vainement de s’évader, la Révolution de février 1848 délivra Barbès. Le département de l’Aude le nomma à l’Assemblée Constituante.

Il fut impliqué dans l’insurrection du 15 mai 1848 qui échoua.

Arrêté, il fut envoyé devant la Haute Cour de Justice siégeant à Bourges et condamné à la détention perpétuelle. Emprisonné à Belle-Isle, Barbès écrivit à un ami, le 18 septembre 1854, une lettre pleine de patriotisme, parlant de la guerre de Crimée et souhaitant ardemment l’écrasement des Russes, la victoire des armes françaises. Une partie de cette lettre mise sous les yeux de l’empereur, entraîna sa grâce. « Un prisonnier qui conserve, malgré de longues souffrances, de si patriotiques sentiments, ne peut pas, sous mon règne, rester en prison », écrivit Napoléon III au ministre de l’Intérieur, le 3 octobre 1854. Armand Barbès refusa cette grâce : on dut le faire sortir de force de sa prison, et, rendu à Paris, le 11 octobre, il protesta contre sa mise en liberté. « Je vais passer à Paris deux jours, écrivit-il, pour qu’on 82

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


ait le temps de me remettre en prison, et, ce délai passé, je cours moi-même chercher l’exil.

"Barbès quitta la France à l’heure dite, se rendit à Bruxelles d’où il fut expulsé. Il passa en Espagne où il fut arrêté en 1856. Transféré en Portugal, il s’établit en Hollande, à la Haye, où, malade, atteint d’une bronchite contractée en prison, il mourut en 1870, en pleine invasion, sans avoir la grande joie de voir la République proclamée, afin de pouvoir rentrer dans sa patrie[8].

Armand Barbès a laissé quelques opuscules politiques, dont Lettre du citoyen Barbès aux habitants de Carcassonne (1837) et Deux Jours de Condamnation à Mort, écrit dans la prison de Nîmes, en mars 1847. « Il serait curieux, dit Mickiewicz, le grand romantique polonais, au point de vue littéraire, de comparer ces pages vécues à cette œuvre, jaillie de la plus puissante imagination de Victor Hugo, et intitulée : le Dernier Jour d’un Condamné. » Il a aussi publié Quelques mots à ceux qui possèdent en faveur des prolétaires sans travail (1837) et un Projet de défense devant la Cour d’assises de l’Aude. Il a écrit dans les journaux de son époque, notamment en 1848, à la Vraie République, en compagnie de Thoré, Pierre Leroux, George Sand.

Barbès, exilé, irréconciliable adversaire de l’Empire, provoqua pourtant en duel un étranger qui, devant lui, avait exprimé en termes discourtois son opinion sur la vie privée de l’impératrice Eugénie (Pierre Mille, Dépêche de Toulouse du 11 février 1935). Napoléon III, vaincu par l’admiration, appela Barbès « le dernier des preux » ; Proudhon a salué le « Bayard de la Démocratie », et Victor Hugo, le mêlant aux événements contemporains, a écrit :

Le siècle de Barbès et de Garibaldi.

« Cet homme pur, dit Henri Rochefort dans les Aventures de ma vie, ce chevalier de toutes les batailles républicaines, mettait l’honneur au-dessus de tout ». Et, dit Jules Claretie, dans l’Encyclopédie Nationale, c’est « la plus grande figure et la plus noble du parti républicain contemporain ».

Quelques mois après sa mort, le Gouvernement de la Défense
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


Nationale appela « Armand Barbès », le ballon qui devait conduire Gambetta hors de Paris. L’une des grandes voies de la capitale porte son nom. En septembre 1868, on lui éleva un monument à Carcassonne, son pays d’origine ; le Conseil général de la Guadeloupe, dans sa séance du 6 décembre 1882, vota, à l’unanimité 1.000 francs pour sa participation à la souscription faite pour l’érection de la statue. Le jour de l’inauguration, avec Madier-Montjau, Alexandre Isaac et Gaston Sarlat, sénateur et député de la Guadeloupe, firent l’éloge du grand citoyen qui, lui aussi, aurait pu signer ce vers :

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin, ni terme !

La ville de la Pointe-à-Pitre a donné le nom de Barbès à l’une de ses rues ; le grand révolutionnaire, dans une lettre à George Sand, écrite à La Haye le 24 janvier 1867, rappelle qu’il est « né dans une de nos petites Frances d’outre-mer » et qu’il a vu « les Anglais célébrer en 1814 la prise de Paris dans mon île, tandis que ma mère sanglotait, et que mon père, marchant avec agitation, prononçait des paroles de colère… »

Dans le Bulletin de la Société de l’Histoire de la Révolution de 1848 de mars-avril 1904, on lit sous la signature de M. Georges Renard : "Armand Barbès va revivre dans un ouvrage que prépare un de ses petits-neveux, portant le même nom que lui".







<poem>
CONDAMNÉ A MORT


L’heure de mes promenades étant arrivée, je descendis dans la cour. Suivant son habitude, le directeur vint bientôt m’y rejoindre.

Le temps était chargé d’électricité, désagréable un peu pour les nerfs. C’est à cette circonstance que se rapporte la première parole qu’il prononça : « L’atmosphère est bien lourde, dit-il, il doit y avoir un orage quelque part, quoiqu’on ne voie pas de nuages sur l’horizon. » Cette assertion me fit un singulier plaisir.

Depuis que j’étais sur le préau, en effet, j’avais remarqué une sorte d’opacité dans l’air, le soleil me semblait pâle et terni, et comme je n’apercevais pas de nuages cependant et que, d’un autre côté, ce n’était pas la saison des brouillards, je m’interrogeai anxieusement 84

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


à part moi sur ce phénomène : "Serait-ce donc que j’y vois trouble, me disais-je, et mon état de condamné à mort, a-t -il ainsi modifié mon organisme ? Mais alors j’ai donc peur !…" Et, quoique je ne sentisse aucun effroi, la peur d’avoir peur m’avait saisi. Le mot du directeur me tira donc de peine. Sans lui répondre autre chose à mon tour, qu’un lieu commun, j’en tressaillis, dans le fond de mon cœur, de satisfaction. La conversation fut ensuite amenée sur ma position : "Vous voulez donc vous faire tuer ? me dit mon interlocuteur. Je ne crains pas la mort plus que vous ; mais à votre place, précisément parce que vous tenez tant à votre cause, je chercherais à me conserver pour elle." L’histoire des précédents condamnés à mort par la Cour des Pairs m’avait appris qu’après l’arrêt, de hauts personnages officiels avaient fait auprès d’eux des démarches ayant pour but de les pousser à demander leur grâce ; et, malgré mon espoir presque certain qu’on se dispenserait envers moi de toute tentative de cette espèce, je m’étais cependant tenu prêt à repousser l’homme et l’outrage, s’ils osaient venir, par ce seul mot : "Sortez ! " Mais la personne qui me parlait n’avait aucune mission avouée. Elle se posait, au contraire, comme faisant abstraction de sa qualité de directeur, et obéissant seulement à ce sentiment qui porte toute créature humaine à désirer le salut et le bien de son semblable. Je pus donc lui répondre froidement, comme quelqu’un qui fait abstraction aussi : "Le seul moyen en ce moment de me conserver pour ma cause, c’est d’avoir la tête coupée pour elle. Voilà le seul et véritable service que je puisse lui rendre de ma personne. Vivant, qu’étais-je ? un simple soldat susceptible de tirer un coup de fusil comme mille autres. Mort, au contraire, je deviens une puissance, et c’est de ce jour, pour ainsi dire, que mes ennemis commencent à avoir affaire à moi. Aussi, il faudrait

que je fusse bien sot pour leur sauver ce danger-là ; et, quant à ces cinq pieds six pouces de chair qui se
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


promènent à vos côtés, Dieu, soyez-en sûr, n’est jamais du parti des lâches. Si, pour vivre quelque temps de plus avec eux, je commettais une bassesse, il ne me laisserait pas bénéficier longtemps de mon opprobre. Judas s’est pendu après avoir trahi son maître. Moi, si, dans un transport de folie, je trahissais aujourd’hui mon devoir, je me couperais le cou demain, aussitôt rentré dans mon bon sens. "Nous dîmes encore après cela quelques mots sur le sort de mes camarades condamnés à des peines de détention, mais ce n’était qu’une affaire de remplissage, je me replongeai en plein dans ma situation d’homme qui va mourir. "C’est décidément pour demain, me dis-je, et déjà le soleil baisse. Il faut donc examiner encore si nous n’avons rien oublié pour nos derniers moments." Et, passant de ma vie présente et future, cette longue revue que j’avais déjà passée tant de fois, depuis que j’étais en prison, j’en arrivais aux incidents spéciaux de la visite du bourreau pour la toilette, et de la petite station extrême sur l’échafaud.

En ces deux circonstances, pensais-je, il est de règle de prononcer quelques mots. Que pourrais-je dire, moi, pour me conformer à l’usage ? "Vive la République ! vive la France !" C’est bien pour le moment même où l’on vous abat sur la planche, et d’obligation indispensable d’ailleurs, comme le Cæsar morituri te salutant pour les gladiateurs du cirque. Mais cela ne suffit pas, et, avant ce dernier salut, il y aurait une petite allocution à faire, et, tout en me promenant dans ma chambre, car j’y étais remonté vers les trois heures, je cherchai mes deux improvisations d’in manus. Du bourreau à ceux qu’il a tués, il n’y a, c’est le cas de le dire, que la main. Donc, songeant à l’un, je songeai bientôt aussi aux autres ; et, voyant parmi ceux-ci Pépin, Morey, Alibaud, "c’est cela, me dis-je, je demanderai au Samson qui va avoir l’honneur de me manier la tête demain, si c’est lui qui a également eu l’honneur de couper celles de ces trois hommes-là ; et 86

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


s’il me répond oui, comme c’est probable : "Eh bien ! lui répliquerai-je, voici un renseignement qui n’est pas sans intérêt pour vous. Du temps où l’on croyait à la supériorité du sang des nobles, il y avait, de par le monde, un pays où tout homme de votre profession qui avait exécuté pendant sa vie sept nobles se trouvait par ce fait-là noble lui-même. Or, comme dans ce siècle, en France, quatre têtes de républicains valent, je l’espère, plus que, nulle part, n’ont jamais pu valoir sept nobles, même tout entiers, vous pourrez, si cela vous convient, aller demander tout à l’heure, non pas un honneur quelconque qui ait trait au républicanisme, — c’est Dieu et la conscience seuls qui confèrent cette noblesse-là, — mais la croix à celui qui vous paie". Telle fut mon allocution préparée pour l’instant dit de la toilette. Il m’en fallait une autre à prononcer pendant la halte sur l’échafaud et, je sais quelle réminiscence historique j’évoquais pour ce moment : le souvenir du jeune Gonradin de Hohenstaufen, jetant parmi la foule son gantelet avec le cri : "A qui me vengera !" Je n’avais pas de gantelet à faire relever par personne, pas plus que je souhaitais de vengeance pour moi-même, mais il y avait un contraste à présenter entre le sentiment qui avait poussé le fils des empereurs et des rois à résumer ainsi sa dernière pensée et le principe au nom duquel moi, fils de la démocratie et chevalier du meilleur des droits, je cherchais par mon cri : "Vive la République ! vive la France !"

à jeter, en mourant, mon amour dans l’esprit du peuple. Malheureusement, c’était un peu long, et je travaillais à renfermer mon idée dans une phrase assez courte pour que j’eusse le temps de la dire, lorsqu’on vint me chercher pour le parloir. J’éprouvai de nouveau la crainte que ce ne fut pas ma sœur ; mais le gardien, à qui j’en fis la demande, me rassura, en me disant que c’étaient des hommes, et à ce qu’il croyait, mes avocats. L’un de mes visiteurs était, en effet, Emmanuel Arago, et l’autre, mon beau-frère. Ce fut
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


Emmanuel qui m’adressa les premiers mots. Mon beau-frère était trop ému pour le faire. "Comment allez-vous ?" me dit-il, et sur ce que je lui répondis : "Toujours bien, jusqu’à présent." Et sous-entendant par rapport à mon beau-frère, la fin de ma pensée : "Pour un homme qu’on va tuer demain." — "Eh bien ! reprit-il, comme s’il répondait lui-même à cette partie non exprimée de ma phrase, vous irez encore mieux maintenant ; car vous ne serez pas tué." En toute vérité, cette nouvelle me laissa froid. Etait-ce que je me trouvais incapable d’émotion, comme après une longue maladie, l’organisme est incapable de mouvement, quoique le malade ne doute pas de sa faiblesse, tant qu’il gît couché dans son lit ? Ou bien sentais-je que je ne gagnais guère au troc d’une mort rapidement reçue contre les lentes souffrances de celle qui devait venir me détruire pièce à pièce dans un cachot ? Je ne sais : je ne cherchai pas à analyser ma situation. Mais sans joie aucune certainement, je demandai à Arago le nom de ma nouvelle peine. Il l’ignorait ainsi que mon beau-frère. Tout ce qu’ils pouvaient me dire, c’est qu’une dépêche, partie du Conseil des Ministres, venait de leur apprendre que la peine de mort était commuée. Cette réticence ne pouvait que me confirmer dans mes appréhensions secrètes. "Alors vous verrez, m’écriai-je, que c’est pour les galères, et un an, six mois, un jour d’accouplement avec un scélérat me semblent pires que la mort." Arago essaya de calmer mes craintes : "L’état de l’opinion, dit-il, ne permet pas qu’on vous envoie aux galères. Et vous y envoyât-on ! eh bien ! mieux vaut le bagne que la mort ; on revient de l’un, pas de l’autre." Mon beau-frère était toujours trop ému pour pouvoir mêler un mot dans ce colloque. Mais le directeur, jetant les yeux sur lui, comprit, en quelque sorte, ce qui se passait dans son âme, et il fut saisi d’une bienfaisante idée. Il donna l’ordre aux gardiens d’ouvrir les portes des deux 88

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


compartiments du parloir, et mes deux visiteurs, courant à moi, me pressèrent pendant longtemps dans leurs bras…

Prison Centrale de Nîmes,
le 20 mars 1847
.
JOSEPH SAINT-REMY



Né à Sainte-Rose,
en 1815.
Décédé à Paris,
en 1856.


IL s’établit en Haïti, où il exerça, dans la ville des Cayes, la profession d’avocat. En 1836, il collabora au Républicain et à l’Union de Port-au-Prince. En 1844, il fut le principal rédacteur du journal le National qui paraissait dans la ville qu’il habitait.

Se rendant souvent à Paris, Saint-Rémy se consacra à une œuvre : écrire l’histoire de la République d’Haïti, afin, dit-il, de «rétablir la vérité». Et, ajoute-t-il "l’hospitalité" de la grande nation française vint en quelque sorte, favoriser mon œuvre. — C’est là sans doute encore une preuve de plus de la force d’un peuple qui n’a rien à redouter de lui-même. — Je profitai de cette bienveillance, sans que la dette de la reconnaissance me pût faire oublier ce que je dois avant tout à ma race, à mon pays, à moi-même. Je fus donc plus à même que jamais de rétablir la sincérité des faits, la justice des blâmes et des éloges." C’est ainsi qu’il fit paraître, en 1850, la Vie de Toussaint-l’Ouverture (1850), consultée jusqu’ici avec fruit par tous ceux qui veulent être renseignés sur les événements de Saint-Domingue.

En 1853, Saint-Rémy édita chez Pagnère, les Mémoires de Toussaint-l’Ouverture et les Mémoires de Boisrond-Tonnerre.

L’année suivante, en 1854-1855, il publia, à Paris, Pétion et Haïti, en deux volumes, œuvre remarquable, dédiée à Isambert, conseiller à la Cour de Cassation, ancien député, représentant du peuple à la Constituante de 1848, "un des amis les plus nobles, les plus dévoués de ma race", dit l’auteur.

Saint-Rémy mourut à quarante-et-un ans, sans avoir achevé son œuvre. Ses ouvrages sont recherchés, car ils font connaître 90

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


la vérité sur les faits historiques des colonies. De plus, ils sont d’un bon écrivain, qu’on lit avec plaisir.

En 1904, à l’occasion du centenaire de la République d’Haïti, un Comité d’hommes de lettres a publié, à Port-au-Prince, une anthologie d’auteurs haïtiens, l’Œuvre des Ecrivains Haïtiens, dans laquelle figure en bonne place le Guadeloupéen qui fut l’historien national de la République noire.

Dans l’Anthologie d’un Siècle de Poésie Haïtienne (1817-1925) de M. Louis Morpeau (Editions Bossard, Paris, 1925), il est fait état des études historiques de Joseph Saint-Rémy.









DES MULATRES



On le sait, l’Europe colonisa l’Amérique avec le concours de l’Africain transporté par la traite et asservi brutalement à la culture du sol. Bientôt, de la cohabitation des blancs et des noires, quelquefois des noirs et des blanches, sortit une race mixte dont la couleur de la peau est basanée, comme si la nature avait voulu combler le vide que la destruction des aborigènes de l’archipel américain avait opéré dans l’ensemble de ses œuvres. Race intéressante, participant de la race caucasienne et de la race éthiopienne, dont elle sort, le mulâtre semble être venu au monde comme pour rattacher l’Afrique à l’Europe, l’homme noir à l’homme blanc. Cependant son avènement dans la famille humaine ne fit pas tomber des mains irritées du blanc le fouet dont il lacérait le corps du noir ; on pourrait même dire que le blanc fut insensible à la vue de son fils ; il l’appela mulet (mulato) d’où mulâtre, parce que ce fils sortait d’un croisement de race, comme l’animal du même nom. Ainsi ni cet enfant mulâtre si enjoué, si intelligent, ni cet enfant mulâtresse aux

formes si artistiques, ne portèrent de joie aux entrailles paternelles ; condamnés à suivre la condition de leur mère, ils furent esclaves comme elle. Que, d’aventure, quelques nègres ou quelques mulâtres parvinssent,
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


à force d’épargne, à se racheter ou que le maître les rendit de plein gré à la liberté, ils ne jouissaient pour cela d’aucune des prérogatives de cette liberté. Le Code Noir (édit de 1685), promulgué sous Louis XIV, voulait à la vérité que les affranchis jouissent des mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les blancs; mais des règlements ministériels infirmèrent cette disposition : il importait, suivant la lettre du ministre Choiseul, du 10 avril 1770, de ne pas affaiblir l’état d’humiliation attaché à l’espèce noire dans quelque degré qu’elle se trouvât. Telle était la politique paternelle de la vieille monarchie à l’égard des enfants des Iles. Cette politique outrageait la raison et préparait l’explosion des plus violentes calamités. Ainsi, le système colonial foulait aux pieds tous les sentiments de la nature et de l’humanité. C’est donc de l’esclavage que naquit le monstrueux préjugé contre la couleur du noir et du mulâtre, par suite duquel il suffisait d’être nègre ou d’avoir du sang nègre dans les veines, pour être assimilé à du bétail et condamné à vivre dans l’ilotisme; les progrès du siècle laissent heureusement chaque jour, loin derrière nous, les débris des affreuses constitutions coloniales. Avant cinquante ans, l’imagination mettra au rang de fables l’histoire si ensanglantée des préjugés auxquels ces institutions donnèrent la sanction légale. Dans ces temps de lamentable mémoire, on voyait des blancs pervertis par le libertinage, se jeter sur leurs jeunes esclaves comme sur des proies et donner le jour à des enfants que les chaînes de la servitude allaient enlacer comme leurs mères infortunées. Et quand l’aventurier européen, attiré dans les colonies par l’appât du gain, prenait concubinairement une de ces pauvres femmes de couleur qui s’était fait émanciper, ou qu’il rachetait lui-même, c’était le plus souvent pour s’en faire une servante et un instrument de lubricité.

Les enfants qui naissaient de ce commerce immonde, ne devaient rencontrer dans la société qu’un 92

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


perpétuel avilissement. On les disait libres par dérision, car ils n’avaient pas même le droit de port d’armes (Ordonnance du 29 mai 1762). Les blancs seuls ont ce privilège, parce qu’ils sont tous égaux, tous soldats, tous officiers, tous nobles. Ils ne pouvaient, quelques services qu’ils rendissent à la colonie, parvenir au grade de sous-officiers dans les milices. L’exercice des arts libéraux leur était interdit. La profession la plus noble qu’ils pouvaient embrasser était celle de l’orfèvrerie. Et Dieu sait si les blancs leur eussent laissé longtemps l’exercice de ce métier, sans la profusion de colifichets dont ils se plaisaient à parer leurs concubines ! Si telle était la condition du nègre et du mulâtre libres, qu’on se demande quelle devait être celle des esclaves !









LA RÉVOLUTION ET LA LIBERTÉ DES NOIRS


La Métropole ne montrait guère de sollicitude pour le sort des esclaves des colonies. Les députés des colons à l’Assemblée Nationale dirigeaient toutes les opérations de ce corps à l’égard des colonies. L’homme de couleur, traqué dans les îles, persécuté en France, n’avait alors d’autre protection que celle de la Société des Amis des Noirs dont Brissot de Varville fut le fondateur. Cette société renfermait dans son sein tout ce que la France comptait de plus éminent en vertus et en talents.

Le sort des noirs s’aggrava encore par l’établissement d’un Comité Colonial au sein de l’Assemblée Constituante. C’est Barnave qui présidait ce comité ; cet intrigant, qui n’était pas sans talents, se mit à la

dévotion du parti des blancs ; sacrifiant à ce parti les droits de la justice outragée, il fut avec raison accusé d’avoir vendu sa conscience au poids de l’or. Le Comité Colonial, sous l’influence de Barnave, ne fut qu’une
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


officine, où la voix prépondérante des planteurs décida plus d’une fois des graves et épouvantables événements qui couvrirent de deuil la terre des Antilles.

Cependant l’Assemblée Constituante attendait un rapport de son Comité sur la situation des îles et les moyens d’y rétablir le calme. Barnave présenta ce rapport, mais sans toucher aux capitales questions des préjugés. L’Assemblée, à sa demande, rendit un pre- mier décret sur les colonies. Ce décret autorisait chaque colonie à faire connaître son vœu sur la constitution, la législation et l’administration convenables à ses habitants. Des instructions royales, rédigées aussi par Barnave, scellées le 28, déclaraient électeurs et éligibles aux assemblées coloniales toutes les personnes propriétaires ou contribuables, âgées de vingt-cinq ans. C’est en vain que le curé d’Embermesnil, l’abbé Grégoire, demande qu’il soit fait mention expresse des hommes libres sans distinction de couleur ; l’astucieux Barnave lui répond que cette énonciation ferait supposer que les droits des hommes de couleur étaient contestables ! Les blancs qui se trouvaient à Paris considérèrent le décret et les instructions qui l’accompagnaient comme le véritable triomphe de leurs privilè ges sur les absurdes prétentions des mulâtres affranchis. En effet, ces actes furent interprétés et toute l’oligarchie coloniale fut d’accord qu’ils ne concernaient pas les hommes de couleur, parce qu’ils ne s’y trouvaient pas expressément dénommés.

Cette pauvre caste d’hommes de couleur était donc aux colonies plus que jamais écrasée sous le poids de la réprobation et des plus cruelles injustices !

Mais les membres les plus éminents de l’Assemblée Nationale, Lafayette, Grégoire, Pétion, Lanjuinais, Sieyès, Regnault de Saint-Jean d’Angèly, Rœderer. montèrent tour à tour à la tribune pour proclamer les éternels principes du droit naturel, en demandant l’assimilation complète des affranchis aux colons. Barnave, 94

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


toujours président du Comité Colonial, avait proposé d’établir à Saint-Martin, petite île d’Amérique, indivise entre la Hollande et la France, une espèce de congrès de 29 membres, pris dans les diverses assemblées coloniales, pour prononcer définitivement sur le sort des affranchis. "Qui composera, s’écria Grégoire, ce congrès proposé par le Comité ? Ceux qui sont juges et parties ? Vous voulez donc perpétuer l’oppression," Ces paroles furent couvertes d’applaudissements. On vit alors monter à la tribune un colon que toutes les probabilités font descendre d’une origine africaine, homme de talents, qui ne fut pas toujours impartial dans la question coloniale, Moreau de Saint-Méry. Il demanda l’ajournement à six mois, afin d’avoir le vœu des colons. Regnault de Saint-Jean d’Angély s’oppose à cette échappatoire ; il demande que la question soit tranchée par l’Assemblée elle-même. "On n’a pas dit, continue-t -il, qu’il y a dix-neuf mille hommes de couleur...» — Une voix : « et quarante mille blancs », — "alors, s’écria Rœderer, sur les quarante mille blancs, il y en a vingt-mille qui seraient noirs en France." Regnault continuant : "Ces dix-neuf mille hommes de couleur seraient réduits au désespoir ; ce qu’on ne nous a pas dit, c’est que l’oppression double la force des opprimés. Si, par une funeste circonstance, vous êtes réduits à mécontenter un parti, il faut que votre décision soit fondée sur l’équité. Robespierre prononça dans la même séance ces paroles qui lui furent tant imputées à crime : "Périssent les colonies, s’il doit vous en coûter votre bonheur, votre gloire, votre liberté !"

L’assemblée rejeta la proposition du Congrès de Saint-Martin. Les députés des colonies furent mécontents de ce que le sort des affranchis n’allait plus dépendre de leurs iniquités; ils annoncèrent avec tant de certitude les funestes effets de cette décision, que l’assemblée, dans le décret qu’elle rendit le 15 mai 1791,
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


divisa les affranchis en catégories : elle ne donna les droits de citoyen actif qu’à ceux qui étaient nés de pères et mères libres, laissant le sort des autres au vœu libre et spontané des colonies.

Néanmoins, les colons furent insensibles à tant de modération ; ils laissèrent éclater leur colère ; la seule pensée de s’attendre à voir un jour un nègre ou mulâtre siéger à leurs côtés dans une assemblée coloniale leur donna le vertige ; les uns furent à Londres implorer la protection du cabinet britannique ; d’autres partirent pour les îles et laissèrent échapper dans les ports d’embarquement, un emportement qui décelait de sinistres projets ; les députés des colonies à l’Assemblée Nationale s’abstinrent de siéger ; le Comité Colonial déclara qu’il suspendait ses fonctions, mais il conserva sa dangereuse influence sur le ministère pour le paralyser.

La colère des colons était grande. Le volcan allait faire explosion. Les persécutions contre les noirs et les mulâtres allaient être plus que jamais ardentes. Il fallait, puisque la voix de la métropole était impuissante, en appeler aux armes et se faire justice soi-même. Le sort en était jeté. Ce que n’avaient pu obtenir la patience des opprimés, les droits de l’humanité, la voix de la religion, les liens du sang, les efforts de la philantropie, la volonté de l’Assemblée Nationale, les armes allaient le décider.

L’insurrection fut grande ; elle s’organisa et remporta des victoires à Saint-Domingue. Les princes de l’épiderme ne s’étaient pas attendus à des revers aussi subits et aussi désastreux ; les uns tremblaient de peur ; les autres frémissaient de rage ; la crainte de voir les affranchis parvenir à l’égalité des droits politiques, leur suggéra la criminelle pensée de livrer la colonie aux Anglais.

Cependant l’Assemblée Législative, au milieu de tiraillements, rendit le 24 septembre 1791, sur la notion de Barnave, un nouveau décret qui, en abrogeant celui 96

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


du 15 mai, remettait par le fait à la merci des assemblées coloniales le sort des malheureux affranchis. La terreur avait été si habilement répandue dans l’assemblée que les voix de Pétion, de Grégoire et de Robespierre restèrent impuissantes.

Mais l’assemblée se ressaisit; elle agita de nouveau la question coloniale. Tarbé, dans la séance du 2 mars 1792, fit un long rapport sur les malheurs de Saint-Domingue. Il en rejeta tout l’odieux et la responsabilité sur la caste blanche. Garan de Coulon, dans cette séance, éclaira l’assemblée sur l’origine des troubles. La péroraison de son discours mérite d’être rapportée : "Déclarons, dit-il, que ce décret (celui du 24 septembre qui mettait le sort des affranchis à la merci des assemblées coloniales) est attentatoire à la souveraineté de la Nation ; nous n’y sommes point soumis, ni comme citoyens, ni comme députés ; nous devons le détester comme hommes. "L’assemblée revint donc sur le décret que les manœuvres de Barnave lui avaient surpris. Le décret du 4 avril 1792 rétablit celui du 15 mai 1791 ; c’était un hommage tardif que la métropole rendait au principe des droits de l’homme, d’autant que ses tergiversations avaient déjà causé des maux presque irréparables.

Le 14 juillet 1793, on célébra à Saint-Domingue l’anniversaire de la prise de la Bastille, — la fête de la Fédération. La cérémonie fut imposante. Elle donna une trop haute idée des destinées de l’homme, pour que les idées d’émancipation ne prissent pas une extension plus générale. Le 29, les commissaires de la Métropole, Sonthonax et Polvérel, lancèrent la proclamation de la

liberté générale. Le sol de la colonie ne pouvait plus porter l’esclavage : Sonthonax ne l’eût-il pas aboli, qu’on l’eût aboli sans lui. Ainsi l’année 1793 vit, sous les auspices de la France républicaine, disparaître du sol de mon pays la monstrueuse servitude qui l’ensanglantait depuis environ trois siècles ; deux hommes d’énergie venaient de réaliser les vœux formulés par
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


tant de nobles cœurs ! Aussi la Convention Nationale, dont les salutaires principes firent faire un si grand et si rapide progrès aux idées humaines, s’empressa-t-elle de consacrer solennellement cette chère et pré- cieuse liberté générale, après laquelle nos pères aspiraient tant, et qui nous rendit la vie morale !

Saint Domingue avait député à la Convention un noir, un mulâtre et un blanc; c’étaient Belley, Mils et Dufay. Ces députés y furent admis le 16 pluviôse an III (4 février 1794). Dufay prononça un long discours sur les troubles qui avaient agité les possessions françaises. Il exposa les affaires de saint Domingue, les négociations des colons avec les Anglais pour leur livrer l’île. Il dépeint la position critique où se trouvaient les commissaires ; ainsi il n’y avait plus moyen de reculer devant la proclamation de la liberté générale. Cette liberté fut proclamée et la colonie sauvée. Il propose à la Convention de confirmer cette grande mesure, en faisant jouir pleinement les noirs des droits que tous les hommes tiennent de la nature. La voix de Dufay fut souvent couverte d’applaudissements : "Créez, termine-t -il, créez une seconde fois un nouveau monde, ou du moins, qu’il soit renouvelé par vous ! Soyez-en les bienfaiteurs ! vos noms y seront bénis comme des divinités tutélaires ; vous serez pour ce pays une autre providence." Les applaudissements redoublent. Gamboulas s’élance à la tribune : « Depuis 1789, dit-il, un grand procès restait en suspens. L’aristocratie nobilière et l’aristocratie sacerdotale étaient anéanties ; mais l’aristocratie cutanée, dominait encore ; elle vient de pousser le dernier soupir ; l’égalité est consacrée ; un noir, un jaune, un blanc, vont siéger parmi nous, au nom des citoyens libres de Saint-Domingue."

Levasseur de la Sarthe succède à Gamboulas : "Je demande, dit-il, que la Convention Nationale, ne cédant pas à un mouvement d’enthousiasme, mais aux principes de la justice, fidèle à la Déclaration des 98

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


Droits de l’Homme, décrète en ce moment que l’esclavage est aboli sur tout le territoire de la République. Saint-Domingue fait partie de ce territoire, et cependant il y a encore des esclaves à Saint-Domingue. Je demande que tous les hommes soient libres, sans distinction de couleur." Ces dernières paroles augmentent l’enthousiasme. La Convention se lève en masse et vote d’acclamation. Vadier, qui, ce jour-là, présidait l’assemblée, prononce alors l’abolition de l’esclavage, au milieu des applaudissements et des cris mille fois répétés de : Vive la République! de : Vive la Convention !... Belley et Mils gravissent les marches de la tribune ; le nègre et le mulâtre s’étreignent l’un l’autre dans une sainte accolade. Ce signe de l’union des deux castes augmentent les applaudissements. Et comme si rien ne devait manquer à cette scène pour la rendre des plus touchantes, une mulâtresse, dont je regrette de ne pas savoir le nom, pour le consigner ici, ressentit une joie si vive en entendant briser les fers de ses frères, qu’elle en perdit entièrement l’usage de ses sens. Gambon signale à l’assemblée ce fait attendrissant. L’assemblée ordonne qu’il soit consigné au procès-ver-bal ; que la citoyenne soit admise aux honneurs de la séance, en reconnaissance de ses vertus civiques. Alors on put admirer cette noble femme, assise sur le premier banc de l’amphithéâtre, à la gauche du président, et essuyant les larmes que son heureuse et sublime émotion lui faisait ruisseler des yeux.

C’est ainsi que la France, entre toutes les autres nations, proclama d’abord les droits de ma race à la grande communion sociale : ce fut là la réparation tardive, mais complète du plus grand outrage que l’humanité ait pu faire à l’humanité.
ARISTIDE DE GONDRECOURT



Né au Moule.
le 16 novembre 1876.
Décédé à Albi,
le 22 mars 1815.



Elevé en France, Aristide de Gondrecourt entra à l’École de Saint-Cyr en 1832 ; il en sortit dans l’infanterie, passa dans la cavalerie d’Afrique en 1837, reçut, en septembre 1852, la croix de la Légion d’honneur. Lieutenant-colonel, en 1855, au 1er régiment des Chasseurs d’Afrique, il fut nommé, en mars 1859, colonel au 6e des Chasseurs. Il passa dans les chasseurs à cheval de la Garde Impériale et devint général de brigade. Il fut nommé commandant de l’École de Saint-Cyr, à la fin de l’année 1866.

Le 12 août 1865, Aristide de Gondrecourt avait été promu commandeur de la Légion d’honneur.

Mais, comme les généraux Dugommier, Gobert, Bouscarin, de Sonis, Bégin, Motas, Bossant, de La Jaille, Chaumont, Gaillard, de Lacroix, etc., donnés à la Grande France par la petite Guadeloupe, Aristide de Gondrecourt ne se contenta pas de servir la Patrie par l’épée seulement. Il le fit aussi par la plume. Son 100

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


cas démontre — une fois de plus — cette alliance de la plume et de l’épée qui est, en France, traditionnelle. "Il n’y a pas d’exemple qu’un héros n’ait pas été un bon écrivain ou, — s’il n’écrivait pas, — un bon narrateur. L’acte noble accouche la pensée juste et fortement exprimée." (Léon Daudet).

Cest en 1844, qu’Aristide de Gondrecourt fit paraître son premier roman, Les Derniers Kerven, épisode de la guerre des Deux-Roses, en 2 vol. in-8.

Il ne cessa de produire et parvint à être un romancier distingué. Parmi ses ouvrages, citons au hasard : Médine, publié en 2 vol. in-S, en 1845, La Marquise de Candeuil, en 1846; Les Péchés Mignons, 2 volumes, en 1847 ; Un ami diabolique, 6 volumes, en 1848 ; Le Bout de l’oreille, 7 volumes, en 1853 ; Mademoiselle de Gardonne, en 1853 ; Le Baron la Gazette, paru la même année ; les Mémoires d’un vieux garçon, en 10 volumes ; Les Prétendants de Catherine ; L’Amour en Bivouac ; Le Ménage Lambert ; le Mendiant ; La Pays de la Soif ; La Guerre des Amoureux ; Le Général Chardin ; Le Pays de la Peur ; Le Sergent La Violette ; Le Rubicon, etc., etc.

A part ces œuvres, Aristide de Gondrecourt a publié dans beaucoup de journaux et revues des romans-feuilletons qui n’ont pas paru en volume ; ainsi Le Bout de l’Oreille est paru dans La Presse, avant d’être édité.





LA BOUCHÉE DU ROI



Le vicomte de Fontac, qui joignait aux qualités d’homme du monde les perfections du corps dans leur plus gracieuse beauté, devait, ce soir-là, souper avec un vieil ami de sa famille, l’abbé de Brionne.

Depuis deux longues heures, il attendait ; demeuré seul dans le cabinet de M. de Brionne, il avait traîné un fauteuil devant la cheminée, s’y était plongé, comme harassé de fatigue, et avait fermé les yeux à demi. Pendant que toutes sortes de pensées traversaient l’esprit du vicomte comme autant d’éclairs, un violent coup de sonnette retentissait à la grille, et le maître de la maison

entrait dans le salon, appuyé sur une longue canne à pomme d’ivoire, suivi de dame Benoîte, sa cuisinière et de Mademoiselle Marthe, sa gouvernante.
101
A LA PENSÉE FRANÇAISE



— Hélas, Monsieur, dirent à la fois les deux excellentes gardiennes du logis, vous nous avez fait une belle peur !

— Mes chères filles, dit l’abbé en livrant ses bras à ses deux aides, à mon âge, à cette heure on ne se promène pas sans raison par les rues… Merci, Marthe ; Merci, Benoîte… Ouf ! je sue sang et eau ; ce manteau est trop lourd, il m’accable !

— Ne pouviez-vous pas prendre une voiture, puis- que le jeune homme vous attend dans votre cabinet

— Vous avez souvent raison… doucement, Benoîte, ma mie, ne menez pas si rudement mon manteau ; la colère est une laide conseillère.

— Monsieur l’abbé, j’ai roussi deux fois votre souper.

— Hein ?

— A huit heures tout était prêt comme d’habitude, et j’ose dire que le service avait bonne mine ; à neuf heures, à force de tirer et de remettre au feu, tout était séché, brûlé…

— J’en suis désolé ; mais qu’y faire ? Et qu’aviez-vous préparé, Benoîte, ma mie, dit M. de Brionne en tournant le dos à la cheminée et présentant alternativement ses pieds au feu… quelque bonne friandise, j’imagine ?

Ici la gouvernante tira l’abbé par la manche, et ouvrit la bouche pour prendre la parole ; mais l’abbé lui imposant silence par un geste affectueux, prêta une grave attention à sa servante après lui avoir dit :

— Contez-moi cela, ma mie, contez.

— J’avais, reprit la cuisinière avec une savante importance, j’avais pour potage une purée de racines pilées au mortier…

— Aviez-vous mis un demi-caramel ? interrompit l’abbé.

— Et donc ?

— Bien, très bien.

— Des filets de sole à l’italienne.

— Hum ! Avec un peu de muscade râpée !</poem> 102

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE



— Pardienne !

— Allez, marchez toujours.

— Un petit hachis d’huîtres qui embaumait.

— Ah ! ah ! fit l’abbé dont les narines se gonflèrent légèrement, c’est assez ; je n’en écouterai pas davantage pour me punir… Avez-vous préparé un troisième souper, ma bonne Benoîte ? — Hélas ! non, Monsieur, je serais tombée malade de rage et d’impatience si…</poem>

Pendant que la cuisinière répondait à la question de son maître, l’abbé se retournait vers la pendule. Tout à coup, il interrompit Madame Benoîte par ces mots :

— Prenez mon manteau, ma mie, et fouillez dans la poche de ce côté… C’est cela… Dénouez les ficelles qui lient ce paquet… Très bien… Que dites-vous de cette pièce ?

— Ah ! Monsieur, c’est magnifique !

— J’ai pris ce perdreau chez Chevet, chemin faisant. Est-il bien bardé ? Est-il bien truffé ? Hein ? Et croyez-vous que ce chapelet de petits bus de Dauphiné puisse faire sotte figure autour de notre Périgourdin ? ajouta le chanoine en tirant de l’une des poches de sa longue lévite un autre paquet qu’il ouvrit avec précaution.

— Miséricorde ! quel dommage !

— Comment, ma mie, quel dommage !

— Quel dommage que nous soyons un jour maigre !

— Un jour maigre ?

— Bonté divine ! N’est-ce pas aujourd’hui Quatre-Temps, mercredi 17 décembre ?

— Savez-vous lire ? répondit l’abbé, en posant son index sur le cadran de la pendule.

— Oui, Monsieur ; il est onze heures et un quart.

— Ne vous faut-il pas une heure pour embrocher

et rôtir à point tout cela ; et dans une heure, entêtée que vous êtes, tous les chrétiens du monde ne passeront-ils pas de mercredi, jour maigre, à jeudi, jour gras ?… Allez, vous ne savez pas vous tirer des passes diffi-</poem>
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


ciles ; ne perdez pas de temps, car j’ai un peu d’appétit ce soir… Vous aviez quelque chose à me dire, mon enfant, ajouta l’abbé en se tournant vers sa gouvernante.

— Eh ! oui, Monsieur, quelque chose de bien pressé.

— Que ne parliez-vous ?

— Y avait-il moyen ? Quand Benoîte vous tient, ou quand vous tenez Benoîte, il n’y a que Dieu qui puisse se faire écouter de vous.

— Bon, ne grondons pas… Qu’est-ce ?… Ah ! Benoîte, encore un mot… N’avez-vous pas quelque peu de saumon en réserve ?

— Non, Monsieur, mais j’ai un beau rouleau de turbot.

— Eh bien, ma fille, je ne vous défends pas de lui faire une sauce aux câpres ; c’est un morceau très glorieux. Vous me disiez, ma chère Marthe ?… — Que depuis deux heures le jeune homme vous attend dans la bibliothèque ; tout de même il est doué d’une fameuse patience ! — Ah ! je crois bien qu’il est patient ! Faites mettre son couvert, ma bonne demoiselle, faites mettre son couvert.

Et, poussant la porte de la bibliothèque, M. de Brionne quitta le salon.


……………………

Ce fut en souriant avec bonté qu’il entra dans son cabinet ; aussitôt qu’il aperçut le vicomte, il se découvrit en saisissant l’une des plus larges ailes de son petit chapeau.

— Un seul mot me fera pardonner tout le temps que vous avez perdu à m’attendre, Monsieur le Vicomte : j’arrive de la rue Miroménil où j’avais à voir quelques pauvres…

— Le seul plaisir que j’éprouve à vous rencontrer, mon père…

Et, pendant une heure, M. de Brionne causa avec le
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


vicomte de Fontac, parlant de la pluie, du beau temps, quand d’une voix mielleuse Mademoiselle Marthe vint annoncer :

— Le souper de Monsieur l’abbé est servi.

— Voilà qui est parler, mon enfant, s’écria le cha- noine.

Et, entraînant son hôte, il se glissa sur la pointe des pieds jusque dans la salle à manger.

— Asseyez-vous là, mon jeune ami, en face de moi… Marthe, ma fille, tenez-nous compagnie, vous devez être aux abois.

— Monsieur l’abbé, je n’ai pas l’appétit d’une mouche.

— Vous savez bien que je n’aime pas cette raison-là ; elle cache toujours quelque malice. Les femmes qui manquent d’appétit sont ou malades, ou coquettes, ou acariâtres. Vous vous portez comme un charme et vous avez un caractère charmant ; donc vous avez faim… Mettez votre couvert.

— Monsieur l’abbé, je crains de vous gêner.

M. de Brionne, qui avait déjà fait le signe de la croix pour dire son Benedicite, se contenta d’allonger l’index vers la place qu’occupait quelquefois Mademoiselle Marthe ; et comme ce geste ne souffrait aucune réplique, la prière de l’abbé n’était pas achevée que le couvert de la gouvernante était mis.


…………

Le service de table de l’abbé de Brionne ne laissait rien à désirer au plus minutieux et plus gourmet convive. Le linge uni était de Flandre et d’une blancheur éblouissante ; le vin colorait de ses rubis deux flacons de cristal placés l’un à la droite du maître, l’autre à celle du vicomte ; l’argenterie était forte, pesante et poinçonnée d’un écusson compliqué. Une lampe à quatre branches, surmontée d’un abat-jour, était suspendue au plafond et se baissait à volonté au moyen

d’une poulie dérobée. La vive lumière que projetait
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


cette lampe sur le milieu de la table faisait scintiller les facettes des cristaux, la porcelaine et l’argenterie.

— Eh bien ! mon digne ami, dit le chanoine, comment avez-vous trouvé cette bisque aux pigeonneaux ?

— Elle ranimerait un mort.

— Elle l’a ranimé, sur ma parole, car j’étais plus mort que vif en m’asseyant à table… Prenons le coup du médecin… Ce madère est irréprochable.

— Quelles sont, mon père, vos trois libations privilégiées ? demanda le vicomte, qui trouvait le madère exquis.

— Mon fils, j’estime que le coup du médecin est le plus salutaire, celui du milieu le plus agréable, celui de l’amitié le plus regrettable…

— Pourquoi regrettable ?

— Parce qu’il est le dernier, répondit l’abbé avec une demi tendresse, et que la séparation d’un ami, si courte qu’elle soit, est toujours regrettable. Un peu de vieux Beaune… Comment trouvez-vous ce petit vin ?

— Excellent.

— De fait, il est mignon..

— Eh bien, jeune homme, attaquons ce bel oiseau ! reprit le chanoine en désignant de son couteau et de sa fourchette le perdreau rebondi que la cuisinière venait de poser en triomphe sur la table.

Le plat d’argent qui avait l’honneur de contenir cette pièce succulente était garni de becs-figues, blancs de graisse, juteux et perdus entre deux tranches de lard de Lorraine.

— Ma foi, mon père, répondit le vicomte, dussé-je ne plus manger de ma vie, je vous ferai encore tête pour ceci.

— Dieu soit loué !… voilà un convive comme je les aime… à tout plat, bonne mine…

Ce disant, l’abbé de Brionne enfonça la pointe et le tranchant de son couteau sous l’aile du gibier, et la souleva avec une dextérité à la fois élégante et 106

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


habile ; puis, retournant son arme, le fil en dessus, il fendit délicatement le jabot du perdreau, et, pendant que quelques grosses truffes coulaient à droite et à gauche dans le plat, un parfum délicieux embauma toute la salle, et amena un sourire de jubilation sur les lèvres des convives, sourire dont Mademoiselle Marthe ne sut vraiment pas se défendre.

L’abbé avança une assiette et y déposa le morceau succulent que portait sa fourchette ; puis, il l’entoura de quatre belles truffes qu’il alla chercher dans les entrailles de la bête, et il l’arrosa d’un petit filet de sang, joignit au tout deux becs-figues, et appela la cuisinière.

— Benoîte, ma chère dame, vous me mettrez ceci au garde-manger, car j’ai fait aujourd’hui une vraie trouvaille ; Mademoiselle Marthe vous dira le reste.

La cuisinière emporta l’assiette en faisant une demi-révérence, et le vicomte put l’entendre marmotter : "Pauvre cher homme de bon Dieu ! faut espérer que ça ne mourra jamais ! "

— Je devine que ce que vous venez de faire cache quelque charité, dit M. de Fontac.

— Goûtez-moi cela, mon jeune ami, répondit le cha- noine, qui fit semblant de ne pas avoir entendu, et voyons si vous êtes amateur.

— Quel fumet !

— N’est-ce pas ? un peu de Bordeaux…

— Vrai, vous avez piqué ma curiosité, mon père ; et cette aile de perdrix qui vient de passer à l’office…

— Ah ! gourmand, vous la regrettez… Eh bien, est- ce une perdrix rouge ou une perdrix grise ?

— Combien Dieu vous doit tenir compte, mon bon père, de ces aumônes que vous envoyez ainsi séance tenante.

— Monsieur l’abbé deviendra sourd avant de répon-

dre à la question que vous lui faites pour la troisième fois, dit la gouvernante avec vivacité ; mais puisqu’il
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A LA PENSÉE FRANÇAISE


ne veut jamais prôner que ses défauts, je vais vous dire, moi, ce qui se passe ici depuis la Saint-Jean jusqu’à la Saint-Sylvestre.

— Voyons, Marthe, ma mie, ne soyons pas mauvaise langue, dit le chanoine.

— Si je ne craignais d’être indiscret, je serais bien curieux, ajouta le vicomte.

— Vous saurez donc, Monsieur, reprit la gouver- nante, qu’à chacun de ses repas, Monsieur l’abbé, (et il en fait trois par jour, excepté les temps de jeûne), après avoir dit son Bcnedicite, s’asseoit, met sa serviette, prend son couteau et taille dans le meilleur plat le meilleur morceau qu’il envoie à son office, comme vous venez de le voir.

— Mais la raison ?

— La raison est que, dans la journée, monsieur l’abbé, qui est rapporteur au 10e bureau de charité, a toujours rencontré quelque pauvre mourant auquel il envoie ce qu’il appelle une friandise, ou bien encore un trompe la faim.

— Marthe, vous êtes une bavarde, balbutia le cha- noine devenu tout rouge.

— Et quand nous sommes seuls, Benoîte, monsieur l’abbé et moi, ce qui est rare, car votre couvert est pris d’habitude par quelque pauvre diable, le grand bonheur de Monsieur de Brionne est de nous appeler près de lui pendant qu’il dîne ou qu’il soupe, et là, il nous raconte ce qu’il appelle encore ses trouvailles…

— Marthe, vous n’avez plus le sens commun… Fadaise, mon jeune ami, Fadaise ! J’ai pour habitude, comme vous l’a dit cette bavarde, Dieu me pardonne ! de prélever sur mes repas le morceau qui me semble le plus appétissant. Ce morceau, je l’envoie à une de mes trouvailles, et c’est ce que j’appelle la bouchée du roi. Ce n’est pas grande merveille, comme vous le voyez. Chacun a ses manies. Pour mon compte, je ne dînerais pas à l’aise, si mon dîner ne devait profiter 108

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


qu’à moi seul… Allons, Benoîte, ma fille, donnez-nous prestement le dessert et un doigt d’Alicante ; nous ne prendrons pas de café pour ne rien voler au sommeil.

— Et la desserte, Monsieur l’abbé, dit la gouvernante, vous n’en parlez pas.

— J’imagine quelle passe aux pauvres, comme l’aile de perdrix ? ajouta le vicomte.

— Justement, mon doux Monsieur, justement !

— Mon père, je ne saurais trop m’associer à vos bonnes œuvres Veuillez donc consacrer cet argent au soulagement de vos protégés.

Le chanoine prit un billet de cinq cents francs que lui offrait le vicomte, et le remettant à Mademoiselle Marthe, il dit :

— Dieu vous le rendra, mon enfant, et vous le rendra au centuple. L’argent semé de cette sorte ne reste pas longtemps hors du gousset.

Le chanoine se leva et dit les Grâces en compagnie

de Mademoiselle Marthe ; puis il prit le vicomte sous le bras et se promena lentement dans la salle.
ALEXANDRE PRIVAT D’ANGLEMONT



Né à Sainte -Rose,
le 21 août 1815.
Décédé
le 18 juillet 1859.


Sorti du collège Henri IV, où il avait eu les fils de Louis Philippe comme condisciples, il prit quelques inscriptions la Faculté de Médecine de Paris. Mais un ardent amour pour la littérature le jeta dans le romantisme où d’autres Quadeloupéens, Mallian et Dumanoir, jouaient déjà un rôle; il "mena, dit un biographe, grand train dans la République des Lettres". Il se créa vite des relations et devint l’intime de Dumas, de Méry, de Balzac, de Musset, d’Eugène Sue, de tout ce que Paris comptait alors d’illustrations littéraires.

Privat d’Anglemont n’arriva pas à la gloire comme ses camarades. "S’il avait su s’atteler, a dit Victor Cochinat, dans la Causerie du 24 juillet 1859, s’il n’avait pas eu ce vilain défaut des créoles, noirs ou mulâtres, l’horreur de l’embrigadement, l’amour exagéré de l’indépendance, et le penchant invincible à ne combattre qu’en volontaire, il eût, comme on dit, fait son chemin». Il fut très pauvre, se couchant, a écrit un de ses contemporains, "à l’auberge de la Providence, après avoir soupé à la table d’hôte du Hasard". Charles Monselet, le charmant auteur des Dédaignés et Oubliés du XVIIIe siècle, le peint ainsi : "On le voyait dans les cafés, dans les cabarets et plus encore, dans les rues. C’était un grand diable de créole, la tête couverte d’une chevelure épaisse et laineuse à la façon d’Alexandre Dumas, avec lequel les gens du peuple lui trouvaient une sorte de ressemblance".

Privat d’Anglemont écrivit au jour le jour des vers, des articles, ses Petits Métiers et ses Industries Inconnues qu’il publia un 110

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


peu partout : à la Revue de Paris, à l’Artiste, dans le Magasin Pittoresque, dans le Corsaire, où il avait été le camarade de Murger, dans le Magasin des Familles, la Gazette de Paris, le Figaro, le Messager, le Mousquetaire, le journal d’Alexandre Dumas, le Siècle, etc., etc.

Sans le journal, Privat d’Anglemont n’eût pas été amené à écrire ces deux livres, qui semblaient un léger bagage, devant la postérité, et qui ont survécu.

C’est bien à tort qu’en 1928, M. Jules Mouquet, en publiant aux Editions Emile-Paul un volume de Vers retrouvés de Baudelaire, a prétendu que Baudelaire a fait paraître une partie de ses Juvénilia sous le nom d’Alexandre Privat d’Anglemont. Des critiques ont vivement discuté la thèse de M. Mouquet. Dans le Quotidien du 16 avril 1928, M. Gustave Kahn a ainsi examiné le problème posé par M. Mouquet :

"Ce qui a encouragé M. Mouquet à verser vingt poèmes à l’œuvre de Baudelaire, c’est que rien de ce qui touche à Baudelaire n’est indifférent.

"Puis, il a caution (il est vrai que c’est une caution médiocre) d’Arsène Houssaye, qui restituait à Baudelaire quelques sonnets publiés dans l’Artiste, sous la signature de Privat d’Anglemont.

"Pourquoi ? Privat qui vivait très près de Baudelaire et de Banville, et dont la générosité, au début du mois était célèbre, se trouvait-il "fauché" ? Lui fallut-il attendrir Houssaye, à qui il manquait toujours une page et un dessin pour boucler son numéro ? En tout cas, ces sonnets ne sont pas indignes de Baudelaire.

Si votre corps poli se tord comme un jeune arbre,
Et si le lourd damas sur votre sein de marbre
Comme un fleuve en courroux ruisselle en flots mouvants…

"Néanmoins, Alfred Delvau, qui connaissait fort bien Baudelaire, a publié, comme de Privat d’Anglemont, dans l’édition posthume du Paris inconnu de Privat, les quelques sonnets que M. Mouquet repasse à Baudelaire[9].

"Qu’en conclure ? N’est-ce point que Baudelaire influença si fortement Prarond et d’Anglemont que ceux-ci imbriquèrent à certains de leurs poèmes, et au moment de leur vie où ils l’approchèrent davantage, des échos de sa pensée."
111
A LA PENSÉE FRANÇAISE


Mais avant M. Jules Mouquet, on avait déjà attribué à Baudelaire le sonnet A Madame Dubarry, et Jules Levallois, dans la Lecture Illustrée du 25 avril 1897, avait rectifié le fait : "... Privat est déjà si pauvre. Allons-nous encore le dépouiller de son sonnet" s’était-il écrié.

Il est arrivé que, pauvre, toujours à la "chasse perpétuelle de la pièce de cent sous", dit Charles Monselet, Privat (comme l’appelaient ses amis) écrivit pour d’autres : le chef-d’œuvre d’Eugène Sue, le Juif-Errant, est de sa plume et les Mystères de Paris sont les résultats de ses observations. Il écrivait à son frère, à la Guadeloupe : "...M. de Balzac me disait il y a deux jours en me voyant si défait : — Eugène Sue profite de votre paresse, car sa place vous est réservée. Avec l’argent qu’il vous donnera pour son Juif-Errant que vous avez fait, vous le culbuterez. S’il peut vous tuer avant, il fera bien ![10]"

Malade, phtisique, il mourut, le 18 juillet 1859, à l’âge de quarante-trois ans, à la Maison Dubois, où, grâce à la Société des Gens de Lettres, il eut tous les soins nécessaires. Beaucoup de ses amis, dont Henri Mürger, Melvil-Bloncourt, Roger de Beauvoir, Lherminier, Michel Masson, etc., le conduisirent au cimetière Montmartre.

Alexandre Privat d’Anglemont a laissé deux ouvrages d’une grande valeur par leur originalité : Paris Anecdote et Paris Inconnu, faisant connaître un Paris très curieux et disparu.

Il arrive souvent à des journalistes qui veulent parler des quartiers disparus de Paris d’avoir recours aux études de Privat d’Anglemont. Ainsi lorsque, en juillet 1930, la Cité Doré, l’ancien quartier général des chiffonniers, fut détruite, M. Léon Maillard, dans le Soir (6 juillet 1930), rappela les « études du délicat poète Privat d’Anglemont » qu’il louangea.

Beaucoup d’écrivains, dans des ouvrages comme Mes Souvenirs de Théodore de Banville, le Dictionnaire Manuel Illustré de Charles Gidel, les Derniers Bohèmes de Firmin Maillard, la Lorgnette Littéraire, etc., rendent un pieux hommage à la mémoire de Privat d’Anglemont et reconnaissent son talent.

À MADAME DU BARRY

(SONNET)

Vous étiez du bon temps des robes à paniers,
Des manchons, des bichons, des abbés, des rocailles.
Des gens spirituels, polis et cavaliers,
Des filles, des soupers, des marquis, des ripailles,
 
Moutons poudrés à blanc, poètes familiers,
Vieux Sèvres et biscuits, charmantes antiquailles,
Amours dodus, pompons de rubans printaniers,
Meubles de bois de rose et caprices d’écailles.

Le peuple a tout broyé, dans sa juste fureur.
Vous seule avez pleuré, vous seule avez eu peur,
Vous seule avez trahi votre fraîche noblesse.
 
Les autres souriaient sur les noirs tombereaux,
Et, tués sans colère, ils mouraient sans faiblesse,
Car vous seule étiez femme, en ce temps de héros !

~.~.~.~.~.~.~


ECRIT SUR L’ALBUM D’UNE DAME INCONNUE


Vos cheveux sont-ils blonds et vos lèvres humides ?
Avez-vous de grands yeux à ravir l’univers ?
Sont-ils doux ou cruels ? Sont-ils fiers ou timides ?
Méritez-vous enfin que je fasse des vers ?

Drapez-vous galamment vos châles en chlamydes ?
Portez-vous un blason de gueules ou de vairs ?
Savez-vous le secret des hautaines Armides ?
Ou bien soupirez-vous sous les feuillages verts ?


Si votre corps poli se tord comme un jeune arbre,
Et si le lourd damas, sur votre sein de marbre,
Comme un fleuve en courroux ruisselle en flots mouvants ;

Si toutes vos bontés valent qu’on s’inquiète,
Ne laissez plus courir mon rêve à tous les vents ;
Belle, venez poser devant votre poète.




Histoire d’une Chemise


Vers la fin de 1858, Privat d’Anglemont avait présenté à M. Philibert Audebrand, rédacteur en chef de la Gazette de Paris, une espèce d’autobiographie, intitulée : Histoire d’une Chemise. Il y avait, comme il paraît, une assez forte dose d’originalité dans cet article, mais aussi trop de licence pour qu’on pût décemment le publier dans un journal. Cependant, l’Histoire d’une Chemise ayant été imprimée sur épreuves, le rédacteur avait fait l’auteur juge lui-même de la difficulté. Privat lui répondit par ce bout de lettre :


Paris, 10 novembre 1858.


Mon cher Philibert,

Je viens de lire les épreuves de l’article sur ma chemise. Ah ça ! pourquoi ça t’offusque-t-il ? Il y a peut-être de quoi faire pousser quelques hélas ! à des bégueules, mais tu ne dois pas en être. N’aie donc pas peur, insère-moi donc cela tout net. Quant à moi, parole d’honneur ! je le donnerais à lire à un pensionnat de jeunes demoiselles.

Après ça, vous êtes comme ça dix ou douze qui vous imaginez que le public n’aime pas les choses décolletées ; c’est un tort… Enfin, si tu y tiens, pratique des coupures ; je t’y autorise.

Tu vas me répondre que tu avais donné l’article à l’imprimerie sans le lire, et que si tu devais le couper, sous le rapport des mœurs, il n’en resterait rien ; c’est vrai. Crois-moi, ne sois pas si bégueule. Aujourd’hui, dans notre métier, il n’y a que ceux qui se moquent du public qui réussissent.

À la rigueur, mon quaker, si tu ne peux pas mettre l’Histoire de ma chemise, je te donnerai autre chose.
Tout à toi,
Alex. Privat d’Anglemont.


I


C’était un soir d’été… je vous demande pardon de commencer mon récit comme un roman, mais puisque l’été est une saison et que le soir succède au jour, je suis bien forcé de parler de ce qui existe pour moi comme pour tout le monde.

C’était donc un soir d’été, un très beau soir. Jamais l’île de Saint-Louis n’avait été plus calme, jamais l’hôtel Pimodan, que j’habitais alors, n’avait été plus solitaire. Je me serais volontiers cru à cent lieues de Paris, si je n’avais été rappelé à la réalité topographique par la visite du concierge de l’hôtel, porteur d’une missive non affranchie.

Cette missive n’était ni d’un ami ni d’une ennemie :
115
A LA PENSÉE FRANÇAISE


elle était du directeur de l’Ambigu-Comique et contenait une stalle d’orchestre. On donnait, ce soir-là, la première représentation de la Closerie des Genêts, de Frédéric Soulié.

J’aime beaucoup les premières représentations, et ce n’est pas pour rien que j’ai fait jadis le coup de poing, faute de coup d’épée, aux premières des drames de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas. Mais j’aime aussi le repos et la rêverie ; mais je suis, comme Figaro, paresseux avec délices ; mais la journée avait été accablante ; mais l’hôtel Pimodan avait, ce soir-là, une fraîcheur à nulle autre pareille ; mais, enfin, je ne me sentais pas la moindre velléité de sortir. Vous voyez que les raisons ne me manquaient pas !

J’avais à me plaindre quelque peu du concierge de l’hôtel Pimodan : je lui donnai, pour me venger de lui, le billet de spectacle qu’il venait de m’apporter, et je me remis à rêver et à fumer, dans ce grand salon qui avait été si souvent témoin des querelles de Lauzun avec la jalouse Mademoiselle. 0 temps évanouis, quelle grâce et quel parfum vous aviez !

La nuit n’était pas arrivée encore, le jour luttait et jetait ses dernières clartés, qui venaient mourir sur les panneaux de Robert et de Lesueur, où se voyaient des pans de robes flottantes, des contours de formes et de visages, des choses vagues et charmantes qui me rappelaient un siècle disparu, des amours éteints, des histoires oubliées, — tout un monde !

Je me serais agréablement endormi sur cette vision du passé, où les femmes dominaient, et je ne me serais probablement réveillé que le lendemain, lorsqu’un de mes amis entra, sans se faire annoncer, dans le salon démeublé où je m’étais réfugié contre la chaleur du jour.

— J’ai deux places pour la première de la Closerie, de Soulié, et je viens te chercher, dit cet ami. — Par la chaleur qu’il a fait et par celle qu’il doit faire dans La salle de l’Ambigu, y songes-tu ? m’écriai-je avec une sorte d’humeur.

— J’y songe beaucoup, puisque me voilà.

— Je ne bouge pas d’ici. La Closerie des Genêts marchera bien sans moi. Bonsoir !

L’ami insista tant et tant, que je me décidai — à lui refuser avec plus d’acharnement encore, — et que, de guerre lasse, il se décida, lui, à se retirer, un peu étonné.

Quand il fut parti, j’essayai de reprendre mon rêve amoureux à l’endroit où il avait été interrompu, mais sans pouvoir y réussir : le charme avait été rompu, ma vision du passé s’était envolée !

Je me levai alors, j’allai à l’une de ces grandes fenêtres du temps jadis qui prenaient tant de place et ou huit ou dix personnes tenaient si fort à l’aise, et je regardai dans la rue, en ce moment déserte.

Bientôt, deux ouvriers passèrent. Leurs pas et leurs voix résonnaient bruyamment dans le silence et dans la nuit. — Dépêchons-nous ! dépêchons-nous ! disait l’un d’eux. Nous n’arriverons jamais à temps : il y aura au moins un acte de la Closerie de joué !...

Et ils disparurent en courant.

Ceux-là aussi allaient à l’Ambigu ! Ceux-là aussi allaient assister à la première de la Closerie des Genêts ! Il y a des gens bien courageux, à Paris !



II



Vous avez éprouvé cela comme moi, et je n’ai pas besoin de vous souligner mes impressions ; mais vous avez beau vous roidir, votre volonté a beau faire feu des quatre pieds, vous subissez à votre insu la volonté des autres, et il vous arrive d’avoir envie d’aller où ils vont et où vous aviez bien juré de ne pas aller.

Ainsi, maintenant qu’il ne me restait plus les moyens d’assister à la première représentation de la Closerie des Genêts, je mis à vouloir y assister autant de ténacité que j’en avais mise à ne le vouloir pas.

Mouton de Panurge que j’étais !

J’habitais l’hôtel Pimodan depuis six mois environ, en compagnie de quelques gens de lettres et de quelques artistes. Nous avions des appartements princiers, mais nous n’avions pas le moindre meuble. A quoi bon des meubles, d’ailleurs, puisque nous n’avions rien à mettre dedans ?

Je cherchai dans un coin, sur le parquet, les hardes qui composaient ma garde-robe. Il me restait alors de fort beaux débris d’une opulence effacée, — de ce que j’appelais mon Louis XIV. J’avais toujours mon habit noir à la française, mon pantalon noir, mon gilet broché, mes bottes vernies, mes gants paille, — mais, de ma douzaine de chemises de Hollande, si éblouissantes de blancheur, il ne me restait plus qu’une seule chemise.

Je sais bien ce qu’on va me dire : une chemise, c’est suffisant pour un homme seul. D’accord ; mais il y a chemise et chemise, comme il y a fagot et fagot. La mienne était en toile de Hollande tout aussi éblouissante de blancheur que les autres. Seulement… elle était sur le point de subir sa dernière incarnation, et, de vêtement, devenir charpie.

Cependant, à force de la retourner dans tous les sens, j’acquis l’agréable conviction qu’elle pouvait faire son effet durant une soirée encore. Le col, le devant et les poignets étaient intacts, et, pour le reste, je n’avais pas à redouter de trop grandes catastrophes, en me conduisant sagement.

Cette conviction faite, je m’habillai à la hâte, et, me trouvant irréprochable comme tenue, je descendis.

Au moment où j’allais sortir, il me sembla entendre ricaner les deux gros lions placés en sentinelles au coins de la grande porte de l’hôtel Pimodan. Insolents !


III


Quand j’arrivai devant le contrôle du théâtre de l’Ambigu-Comique, on me jeta ce mot auquel je m’attendais : « Il n’y a plus de places ! »

Ce mot ne me découragea pas. Ce n’est jamais que lorsqu’il y a le moins de places que j’en trouve le plus. Et, comme les gens qui mangent de la brioche faute de pain, je résolus de me placer dans une loge, faute d’avoir une stalle au parterre.

D’abord, je dois l’avouer, cela ne fut pas facile. J’entrais ici, puis là, au balcon, aux premières galeries, de côté, de face, tout était plein à ne pas y jeter une épingle. Je commençais même à regretter ma solitude de l’hôtel Pimodan, d’autant plus qu’il faisait une chaleur féroce, lorsque j’aperçus dans une loge d’avant-scène, en compagnie d’Antony Béraud, deux des plus spirituelles et des plus gracieuses actrices du boulevard du Temple. Une place restait libre à côté d’elles.

J’avais trouvé !

On m’accueillit comme un camarade. Béraud voulut grogner ; ses deux voisines plaidèrent ma cause et n’eurent pas de peine à la gagner. On attendait bien quelqu’un, en effet, dans cette loge de quatre places, mais ce quelqu’un était si redouté de l’une de mes voisines, que je ne pouvais venir plus à propos.

La conversation, interrompue un instant par mon arrivée, ne tarda pas à se renouer, et je ne tardai pas, non plus, à y prendre part. Comme il n’est pas d’homme auquel la présence d’une jolie femme ne délie pas la langue, je n’aurai pas grand mérite à avouer ici que je trouvai une sorte d’éloquence pour raconter une aventure passablement scandaleuse arrivée à une artiste des Variétés, laquelle aventure n’était encore connue que de quelques personnes.

Les femmes sont friandes de scandale, elles éprouvent une joie immense à entendre médire devant elles, pourvu que ce ne soit pas d’elles qu’on médise, — les femmes de théâtre surtout. Mes deux voisines avaient d’ailleurs trop d’esprit pour n’être pas un peu méchantes, et elles l’étaient, mais de si bonne foi, qu’on ne pouvait leur en vouloir. D’ailleurs aussi elles avaient toutes deux, Esther surtout, de si belles dents, qu’il y eût cruauté à les empêcher de rire de leur prochain et de leurs prochaines.

L’histoire était longue, et je ne sais pas raconter vite certaines choses qui gagnent à cette lenteur une saveur de plus. La Closerie des Genêts était jouée, la toile venait de se baisser, le nom populaire de Frédéric Soulié venait d’être jeté au public, au milieu de nombreux et de légitimes applaudissements, que j’avais à peine entamé le dénoûment de mon histoire. Esther riait toujours, comme une belle folle qu’elle était.

— Ma voiture est sur le boulevard, dit-elle ; venez me reconduire, Privat ; vous me raconterez la fin en chemin.

Ma seconde voisine n’avait pu éviter le « quelqu’un » si redouté pendant toute la durée de la pièce, et elle avait pris congé de nous, assez fâchée.

J’accompagnai Esther jusqu’à sa voiture. Elle monta dedans, vive comme un oiseau, et je montai après elle.


IV


Les voitures d’actrices sont des voitures de maîtres : on traverserait Paris en un quart d’heure avec elles. Aussi, à peine installés sur les coussins et mon histoire à peine reprise, nous étions déjà arrivés rue Taitbout.

Ma compagne de route riait toujours, et je commençais à me sentir très-ému par son voisinage. Robert d’Arbrissel, le saint des saints, le vertueux des vertueux, le chaste des chastes, qui résistait si bien, dit la légende, à toutes les tentations, eût senti se fondre, comme du beurre, le triple airain qu’il avait autour du cœur, s’il était resté enfermé, comme moi, pendant dix minutes, dans un petit coupé capitonné, en face d’une très-aimable, très-belle et très-spirituelle femme, qui, en outre des séductions de sa beauté et de son esprit, était entourée de ces mille parfums dont est composée l’atmosphère des princesses de la rampe et de la mode.

Or, je n’étais pas aussi Robert d’Arbrissel que Robert d’Arbrissel, moi !

— Avez-vous le temps de monter, Privat ? me demanda Esther. Je serais curieuse de connaître le dernier mot de votre histoire, bien que je le devine un peu.

— Vous ne le devinez pas du tout, et j’ai tout le temps de vous l’apprendre, me hâtai-je de répondre.

Elle descendit de sa voiture et la renvoya.

Les actrices vivent un peu comme les gens de lettres, et, comme eux, rentrant tard, elles aiment à souper.

Esther avait une soubrette de Marivaux, presque aussi jolie que sa maîtresse, et qui avait l’air de connaître sur le bout du doigt les sept péchés capitaux : elle servit, dans un petit salon bleu éclairé faiblement, un souper appétissant au possible, — puis elle nous laissa seuls.

— Et cette histoire, Privat ? me demanda Esther, s’apercevant que je n’y songeais plus et devinant bien, à mes regards, que je songeais à autre chose.




V


Ce petit salon bleu était délicieux. Vous savez à quoi l’on peut songer dans un petit salon bleu, quand on est jeune, qu’on n’est point Robert d’Arbrissel, et qu’on a en face de soi, vous regardant de ses beaux grands yeux rieurs, une très-aimable femme qui a joué avec esprit le rôle de la fiancée du roi de Garbe.

Eh bien ! je songeais à cela, et, pour y songer avec plus de succès, j’avais rapproché mon fauteuil de celui de ma voisine, qui, naturellement, ne s’était pas reculée.

La lampe qui nous éclairait ne jeta plus bientôt que des lueurs mystérieuses et charmantes. Esther ne me demandait plus l’histoire que j’avais tant de fois interrompue ; l’actrice se sentait tout bonnement redevenir femme, — le rôle le plus agréable à jouer, en somme,

— lorsque, en me penchant vers elle pour lui baiser le bout de sa main divine, j’entendis un sourd déchirement, qui me fît pâlir et presque pleurer : ma dernière chemise de toile de Hollande, collée jusque-là à ma peau, venait de craquer de haut en bas et de long en large !

— Palsambleu ! madame, dis-je en me relevant précipitamment et en allant reprendre mes gants et mon chapeau, les heures passent vite en votre aimable compagnie… Il est trois heures du matin et je ne suis pas encore rentré ! Que va dire et penser le concierge de l’hôtel Pimodan, mon vénérable concierge ?… Adieu, belle dame, adieu !…


VI


Après avoir failli en pleurer, je ne tardai pas à rire de cette aventure, que je racontai à plusieurs amis, qui la racontèrent à d’autres, — qui la racontèrent encore à d’autres.

Huit jours après, je passais sur le boulevard Montmartre, vers trois heures. Un petit coupé, que je connaissais bien, s’arrêta à quelques pas de moi, et j’aperçus dedans un visage rose et rieur que je connaissais encore mieux.

Je me précipitai à la portière.

— Bonjour, ami Privat, dit Esther en me donnant une cordiale poignée de main.

— J’ai une autre histoire à vous conter, lui dis-je, et si vous vouliez me laisser monter à côté de vous, je vous la raconterais volontiers en chemin…

Esther me regarda des pieds à la tête ; puis elle me répondit, avec le plus adorable et le plus moqueur des sourires :

— Non, mon ami, vous avez aujourd’hui une chemise neuve : vous seriez trop dangereux !…
HENRY D’ESCAMPS



Né à Pointe-à -Pitre,
le 27 novembre 1815.
Décédé à Passy (Seine),
le le 23 octobre 1891.


Après avoir été un des brillants élèves du collège Charlemagne, il fut présenté à Victor Hugo dont il devint le secrétaire désintéressé. Il publia une traduction de Macrobe, puis il fit paraître une traduction du grec en français des OEuvres Complètes de Pindare.

A vingt-trois ans, en 1838, il fonda le journal Outre-Mer, "la première feuille créée à Paris, dit-il, pour la défense de la cause coloniale".

En 1845, sur la recommandation de Victor Hugo, il entra comme rédacteur au Ministère de la Marine et des Colonies. Il fut chargé de rédiger, pour le Conseil des Ministres, un Mémoire sur les droits de la France à Madagascar. De là est né le livre qui fit la gloire d’Henry d’Escamps : Histoire et Géographie de Madagascar. "Paru pour la première fois en 1846, dit la Biographie des Contemporains de H. Pellerin, l’ouvrage a été réédité par la maison Didot en 1884. Cette édition, distribuée aux Chambres, a déterminé, le 27 mars de cette même année, le vote, célèbre par son unanimité, par lequel la Chambre a proclamé les droits imprescriptibles de la France à Madagascar. Il n’est pas hors de propos de rappeler aussi que c’est à un document politique cité par M. Henry d’Escamps, que l’habile ministre des Affaires étrangères, M. de Freycinet, a emprunté, non sans à propos, les principales stipulations du traité du 17 décembre 1885 avec les Hovas, y compris la prise de possession de Diégo-Suarez". C’est, on peut le dire, grâce au "beau livre de M. d’Escamps", pour parler comme Jules Ferry, alors président du Conseil des Minis-

HENRY DESCAMPS


très, à la tribune de la Chambre, que la France a pu avoir Madagascar.

Ayant renoncé à la carrière administrative, Henry d’Escamps, après avoir refusé le poste d’agent consulaire de France au Maroc, publia la Description des Marbres antiques du Musée Campana ; il obtint, pour des études, plusieurs prix de l’Académie des Beaux-Arts, et, en 1862, il fut nommé Inspecteur des Beaux-Arts.

Toutes ses études réunies forment une œuvre unique en son genre : l’Histoire générale et spéciale des Arts du Dessin en France.

On a encore d’Henry d’Escamps : Abolition de la berge maritime, Eloge de M. Dien, graveur d’histoire, Eloge de Georges Rouget, peintre d’histoire, Histoire de la Sculpture française, Eloge de Pierre Marquis, peintre d’histoire, Sculpteurs et imagiers du Moyen Age, Eloge de Viger-Duvigneau, peintre d’histoire, Sarreguemines, etc.

De 1855 à 1888, il publia, dans divers journaux et revues, des études littéraires et politiques, signées quelquefois : Macé de Challes, nom de sa famille maternelle ; il fut, entre autres, directeur de la Revue de l’Orient, de l’Algérie et des Colonies.

Victor Hugo tenait en très grande estime celui qui s’était fait à son école. C’est à Henry d’Escamps qu’il a adressé la pièce de vers des Voix Intérieures, — datée de février 1836, — commençant ainsi :

Jeune homme, ce méchant fait une lâche guerre ;
Ton indignation ne l’épouvante guère.
Crois-moi donc, laisse en paix, jeune homme au noble cœur.
Ce Zoïle à l’œil faux, ce malheureux moqueur.


Au Coup d’État, le 3 décembre 1851, Henry d’Escamps donna asile à Victor Hugo proscrit ; arrivé à Bruxelles, celui-ci écrivit à son "cher Henry d’Escamps", un billet, lui envoyant "tout de suite le meilleur de mon cœur", disait-il, et, "dans chaque syllabe, il y a un remerciement et une effusion", criait l’exilé.

Le grand poète donna, dans une autre circonstance, une très grande marque d’affection à son jeune ami. En 1848, le suffrage universel ayant donné des députés aux colonies, et le nom d’Henry d’Escamps ayant été prononcé pour la représentation de la Guadeloupe, Victor Hugo adressa une lettre, avec autorisation de la publier, à son jeune correspondant, dans laquelle il disait : "… Moi, qui connais votre talent d’écrivain et qui pressent votre talent d’orateur, je voudrais être, à moi seul, tout un collège électoral pour vous ouvrir toutes grandes les portes" 124

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


de l’Assemblée Nationale. » Et il ajoutait : "... Personne ne connaît mieux que vous les questions coloniales... ; votre nomination sera un véritable succès pour les Colonies... » La profession de foi d’Henry d’Escamps arriva trop tard à la Guadeloupe. Il y disait : "Le jour même où la République était proclamée à l’Hôtel-de-Ville, j’ai fondé l’un des quatre grands journaux répu- blicains de Paris, la République, feuille influente et modérée".

Henry d’Escamps mourut Inspecteur honoraire des Beaux-Arts ; il était chevalier de la Légion d’honneur, chevalier de l’Ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, commandeur de l’Ordre de Charles III d’Espagne.



~.~.~.~.~.~.~


NOTES ET SOUVENIRS AUTOBIOGRAPHIQUES


Créole de la Guadeloupe élevé en France, j’ai eu la bonne fortune d’être présenté à Victor Hugo, dès ma sortie du collège. Dans l’âge où les impressions ne s’effacent plus, j’ai reçu les premières leçons de cette personnalité puissante. C’est auprès de lui, c’est de sa bouche, c’est au sein de sa charmante famillle, qui me tenait lieu de la mienne, que j’ai appris à penser et à travailler. L’univers connaît les œuvres de Victor Hugo ; mais ses amis seuls ont pu apprécier les cordialités attachantes de son intimité. Il n’en est point qui ait pu échapper à cet ascendant du caractère, qui lui a permis de dominer son siècle, comme le roi Voltaire a dominé le sien. Sous l’inspiration d’un tel Mentor, le jeune créole conçut la légitime ambition, si modeste que fût sa sphère d’action, de servir son pays par tous les genres de dévouement.



~.~.~.~.~.~.~



C’était le moment où la question de Madagascar préoccupait à juste titre le gouvernement et l’opinion publique... ; il me parut infiniment regrettable, je dirai presque infiniment humiliant pour mon pays, qu’il n’existât pas, en France, un livre écrit par un Français, sur cette grande terre qui est deux fois française et

qu’on a si justement appelée : la France Orientale.
125
A LA PENSÉE FRANÇAISE


Mais, entreprendre un tel travail sans autre appui que ses seules forces, était une idée hardie, qui, malgré la témérité propre à la jeunesse, faisait hésiter mon esprit et trembler ma main. Le patriotisme, cependant, me commandait de la mettre à exécution. J’en parlai à Victor Hugo qui, dès lors, prédisait la civilisation de l’Afrique par la France : je n’ai pas besoin de dire qu’il m’encouragea avec cette chaleur de parole et de cœur qui lui appartient. Il me dit :

— C’est une œuvre française, il faut la faire !

J’écrivis le livre. C’est donc sous l’impulsion de cette haute et illustre sympathie que j’ai composé l’Histoire et la Géographie de Madagascar.

Dès que le livre parut, je m’empressai de l’envoyer à Victor Hugo ; j’en reçus aussitôt le billet suivant :

Place Royale, le 20 juillet 1846.

« Votre livre sur Madagascar est excellent. J’aime à vous voir travailler ainsi ; Dieu donne la pensée à l’homme, il faut que l’homme donne le travail à la pensée. Venez donc causer avec moi de votre beau livre.

Je vous serre la main.
VICTOR HUGO.



Les créoles ont un heureux privilège : ils ont les avantages d’un patriotisme double. Ils aiment d’abord la grande patrie qui est la métropole, cette France, le cœur de l’Europe et l’âme du Monde : ils aiment ensuite, d’un amour égal, leur berceau, cette petite île volcanique qui trempe ses pieds dans la mer et aux flancs de laquelle ils sont nés. Servir ces deux patries, c’est notre rêve qui nous prend à notre naissance et qui nous suit jusqu’à la tombe.

Paris, janvier 1884.
SIXAIN
(Au bas d’une grande photographie offerte à la Bibliothèque Municipale de Pointe-à-Pitre).

Ô verte Guadeloupe, émeraude que Dieu
Laissa tomber un jour dans son Océan bleu,
Comme avec majesté ton profil se dessine !
Tu montres ton volcan, comme Naples, Messine.
Oh ! ce frais Matouba, qui peut mettre en oubli
Ses ombrages, ses eaux, même après Tivoli ?
1er août 1889.


~.~.~.~.~.~.~


LA POLITIQUE COLONIALE DE LA FRANCE


L’un des grands fondateurs de la nationalité française, l’un de ceux qui ont concouru le plus efficacement à notre grandeur, Richelieu, nous a tracé, dans son Testament Politique, la voie dans laquelle notre pays doit se maintenir, sous peine de déchéance, en ce qui touche sa politique maritime et coloniale. Il pose en principe cet axiome fondamental que pour être une puissance continentale, il faut que la France soit une puissance maritime, sa frontière de mer étant aussi considérable que sa frontière de terre. Il montre, sans hésiter, aux Français qu’ils peuvent aussi bien être envahis par mer que par terre. "En effet, dit-il, si la

France n’était pas puissante en vaisseaux, l’Angleterre pourrait entreprendre à son préjudice ce que bon lui semblerait, sans crainte de retour. Elle pourrait empêcher nos pêcheries, troubler notre commerce ; elle pourrait descendre impunément sur nos côtes. Elle pourrait tout oser, lorsque notre faiblesse nous ôterait tout moyen de rien entreprendre à son préjudice.
Et, cependant, dit le grand ministre, il semble que la nature ait voulu offrir l’empire de la mer à la France par l’avantageuse situation de ses deux côtes égale
127
À LA PENSÉE FRANÇAISE


ment pourvues d’excellents ports aux deux mers Océan et Méditerranée".

Quand Richelieu traçait ce programme de grande et prévoyante politique, il savait que dans le passé, l’Anglais avait envahi et occupé la France, que les souverains d’Albion avaient pu se dire rois d’Angleterre et de France et qu’au moment même où il écrivait les conseils qu’on vient de lire, les Anglais possédaient Dunkerque, qui ne fut racheté que par Louis XIV. Lors, donc, que dans nos polémiques on entend proclamer qu’il faut renoncer à toute politique coloniale et rester les yeux fixés sur la frontière du Rhin, on est en droit de répondre qu’il y a aussi une frontière de mer ; que Rouen, Orléans, Roulogne, Calais et Dunkerque ont été aux mains des Anglais et même des Espagnols, et rappeler qu’il n’y a pas très longtemps, à la fin du dix-huitième siècle, cette frontière de mer a été violée, que les Anglais ont occupé Toulon et qu’ils ont débarqué à Flessingue et à Walcheren.

Richelieu a prédit l’accroissement de la puissance anglaise et il en a décrit le mécanisme appliqué à l’univers entier ; il semble qu’il ait prévu cette ceinture de stations britanniques qui la relie à l’Extrême-Orient : Gibraltar, Malte, Chypre, l’Égypte, Aden et Périm, Maurice et l’Inde. "La séparation des États qui forment les possessions anglaises, dit Richelieu, en rend la conservation si malaisée que, pour leur donner liaison, l’unique moyen qu’ait l’Angleterre est l’entretènement d’un grand nombre de vaisseaux, qui par leur trajet continuel, réunissent, en quelque sorte, les membres à la tête, portent et rapportent des choses nécessaires à leur subsistance, les ordres de la métropole, les chefs pour les commander, les soldats pour exécuter, l’argent qui est le nerf de la guerre, etc." Il constate que nos marins vont chercher emploi chez nos voisins, n’en trouvant pas en leur pays. Le grand homme d’État cite, ensuite, l’exemple de la Hollande, qui n’est qu’une poignée de gens, dit-il, disputant à l’Océan leur 128

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


coin de terre et qui, cependant, se sont élevés à l’opulence, exemple frappant et preuve incontestable du commerce, et il ajoute : "Comme les côtes de la Manche servent de barrière à l’Angleterre, en Europe, la Providence veut aussi que nos colonies se dressent en face de ses possessions dans la mer des Indes Orientales, afin de faire un contrepoids à sa toute-puissance maritime dans l’intérêt du monde entier et sans, pour cela, avoir l’intention de lui faire du mal. Au moins faut-il être en état de refréner sonambition et, au besoin, lui donner un contre-coup près du cœur, quand elle voudrait faire quelques entreprises sur la France."
"La seule France, écrit-il enfin, a, jusqu’à présent, négligé le commerce, bien qu’elle puisse le faire aussi commodément que ses voisins." Richefieu conclut ainsi : "Tout démontre donc l’indispensable utilité de favoriser le commerce maritime et surtout celui au long cours. Pour cela, il faudrait faire de bons établissements coloniaux et y envoyer des vaisseaux, ainsi qu’ont fait les Portugais, les Anglais et les Flamands."

Après avoir lu les extraits que nous venons de donner du Testament Politique de Richelieu, le lecteur jugera, comme nous, qu’on ne saurait préciser avec plus de sens politique les devoirs de tout gouvernement soucieux des intérêts de la France. Le grand ministre fait une question de salut pour nous, et non pas seulement un avantage, de l’extension de notre marine alimentée par des entreprises commerciales. C’est par suite de ces principes et joignant l’exemple au précepte que Richelieu créa la Compagnie des Indes, sur le modèle de celle que, dès le commencement du dix-septième siècle, l’Angleterre et la Hollande avaient fondé dans l’Extrême-Orient. C’est également pour consacrer ses principes par ses actes, que ce grand ministre, peu de temps avant sa mort, ordonna l’occupation par la France de l’île de Madagascar.

Cette politique traditionnelle a été malheureusement
129
A LA PENSÉE FRANÇAISE


pratiquée à des degrés divers et avec des lacunes regrettables par les différents gouvernements qui se sont succédé en France.

Toutefois, il faut le reconnaître, Louis XIV s’y est appliqué avec l’ampleur que comportait la nature de son esprit ; il l’a même suivie avec persistance, sous l’impulsion de Colbert.

Ces traditions se sont conservées sous Louis XV, mais avec la mollesse et l’indolence de ce règne voué aux plaisirs.

Louis XVI, par son goût naturel pour les études géographiques, a remis en honneur la marine, les expéditions lointaines, mais dans un but surtout scientifique.

La Révolution, emportée par les événements du dedans et du dehors, n’eut pas le temps de fixer ses idées sur ce point.

L’Empire, cerné par les coalitions sur le continent et comme prisonnier de sa gloire en Europe, n’eut pas non plus la possibilité de s’étendre au loin.

Ce rôle était réservé à la Restauration : elle eut, à son heure dernière, une grande date, la conquête de l’Algérie, qui faillit, de bien peu, concorder avec l’occupation définitive de Madagascar.

Nous avons le regret de le dire, le Gouvernement de Juillet est celui de tous qui, notamment, en faisant évacuer Madagascar, a méconnu, avec le plus d’inin- telligence, la grande politique de Richelieu. Son châtiment presque immédiat fut, le 14 juillet 1840, l’exclusion de la France du Congrès des grandes puissances réunies pour traiter la question d’Égypte. M. Guizot a été la personnification de cette politique étroite.

Le Second Empire, à part l’occupation de la Cochinchine et du Cambodge, n’a pas assez fait dans le sens de l’expansion française dans le monde. C’était, du moins, soyons justes, un grand point d’attache dans l’Extrême-Orient.

Nous tenons à honneur de reconnaître qu’ayant à 130

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


choisir entre la politique coloniale de M. Guizot et celle de Richelieu, le gouvernement de la République française, et, avec lui, les Chambres ont opté hardiment pour cette dernière. Comme présidents du Conseil des ministres, MM. Jules Ferry, Gambetta, Freycinet, M. Duclerc, M. Fallières ont nettement et successivement arboré ce drapeau. Tout récemment encore, le 31 décembre 1883, M. Jules Ferry, président du Conseil des ministres, a formul éloquemment à la tribune le programme de cette politique, en s’exprimant ainsi : "La France n’est pas seulement une puissance continentale, elle est aussi la seconde puissance maritime du monde… Il faut à la France une politique coloniale. Toutes les parcelles de son domaine colonial, ses moindres épaves doivent être sacrées pour nous, d’abord parce que c’est un legs du passé, ensuite, parce que c’est une réserve pour l’avenir… Il est impossible, il serait détestable, antifrançais d’interdire à la France d’avoir une politique coloniale."

De nos jours, la plupart des hommes d’État, les publicistes, les économistes, les pouvoirs publics, reconnaissent la justesse de ces idées. En novembre 1883, en inaugurant les séances du Conseil Supérieur des Colonies, M. l’amiral Peyron, ministre de la Marine et des Colonies, disait : "… Les colonies ne sont pas seulement des postes militaires où flotte le drapeau de la France et qu’il suffit de garder comme des points de défense et de ravitaillement : ce sont surtout des fractions du territoire de la République placées sur tous les points du globe, pour recevoir et répandre les idées civilisatrices de la Mère-Patrie".

On peut dire que ces sages paroles répondent aujourd’hui au sentiment éclairé de l’opinion publique.

Grâces à Dieu, la France semble revenir aux idées de Richelieu, de Colbert et de tant d’hommes éminents.

Janvier 1884.
PIERRE MAUREL-DUPEYRÉ



Né au Moule,
en 1818.
Décédé à Paris,
le 19 janvier 1893.


Ses études terminées à Paris, il fit du journalisme, et publia des articles dans différents organes. Il fit notamment paraître, en 1842, dans la Revue du Progrès dont il était l’un des rédacteurs, une étude sur l’ouvrage Des Colonies Françaises que Victor Schœlcher avait édité. Schœlcher répondit à l’article de Maurel-Dupeyré par une lettre qui, sous le titre de Coup d’œil sur l’état de la question d’affranchissement, fut publiée à la fin de l’ouvrage les Colonies Etrangères et Haïti, paru en 1843.

Maurel-Dupeyré devint secrétaire de Louis Blanc et entra, par la suite, comme rédacteur du procès-verbal à l’Assemblée Nationale de 1848.

Il donna sa collaboration régulière à plusieurs journaux et revues, en particulier à la Revue Coloniale de Paris et à l’Avenir de la Guadeloupe. Il y publia des études historiques de grande valeur auxquelles se réfère Augustin Cochin dans son ouvrage l’Abolition de l’Esclavage. Il fit paraître des romans et nouvelles en feuilletons, généralement dans le Temps : la Cassette de Fouquet, Blanche-Marie, le Collier de Perles, etc.

Maurel-Dupeyré donna deux comédies à l’Odéon : Botteri-Bow et Paris bloqué, pièce historique.

Pendant près de quarante ans, il dirigea avec maîtrise le service du compte-rendu analytique des séances de la Chambre des députés. Atteint par la limite d’âge en 1889, il resta chef honoraire des secrétaires-rédacteurs jusqu’en janvier 1893, époque de

sa mort.
RÉTABLISSEMENT DE L’ESCLAVAGE AUX COLONIES


Le 27 floréal An X (1802), Dupuy, au nom des Consuls, soumet au corps législatif un projet de décret qui rétablit aux colonies l’esclavage et la traite, conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789.

Ainsi, discussions et actes de la Constituante, de la Législative, de la Convention, toute la Révolution des colonies était rayée d’un mot.

"La Constitution, avait dit Boissy d’Anglas, doit être le serpent d’airain qui guérissait toutes les blessures." Dans le même style mythologique, Dupuy disait en l’abolissant : "Les accents d’une philanthropie faussement appliquée ont produit dans nos colonies l’effet du chant des sirènes : avec eux sont venus les maux de toute espèce, le désespoir et la mort."

Deux jours après, 29 floréal, Adet fait, devant le Tribunat, un rapport sur ce projet de décret.

Ecoutons. Quel langage nouveau ! A quelle distance nous sommes de la Révolution ! Un peuple, en huit ans, peut-il passer ainsi aux deux extrémités de l’esprit humain !

"Il en est de l’esclavage des noirs, dit le rapport, comme de la guerre, sur laquelle tous les philosophes gémissent et qui est nécessaire cependant à la conservation des peuples… Un peuple ne peut renoncer à l’esclavage, sans compromettre les intérêts des autres nations ; un homme ne peut avoir l’horrible droit de se donner la peste… Il faut offrir un gage de sécurité à toutes les nations de l’Europe… Quant à la traite, il ne faut pas se laisser attendrir par des images d’expatriation violente, pas plus qu’un général, à la veille de livrer une bataille, ne doit se laisser détourner du combat par l’image de la mort.. »

Le Tribunat vote le décret par 54 voix contre 27. Le lendemain, Jaubert (de la Gironde) fait, au Corps Législatif, sur le même décret, un rapport qui exprime
133
A LA PENSÉE FRANÇAISE


les mêmes idées avec plus de sang-froid encore : "Ne troublons pas le monde par des théories", dit-il.

Dans la discussion, Bruix dit : "La liberté, dans Rome, s’entourait d’esclaves : plus douce parmi nous, elle les relègue au loin."

211 voix contre 63 adoptent, là aussi, le décret.

Ces nouvelles, arrivées aux Antillles, y produisent une explosion formidable... Adieu le travail qui cherchait à renaître ! Tout est à la guerre et au massacre... Saint-Domingue est perdue pour la France, qui croyait la sauver ainsi.

Le général Richepance se présente devant la Guadeloupe avec une armée et l’esclavage. Hélas ! qui ne connaît dans mon pays l’histoire de ces jours terribles : Delgrès se faisant sauter au Matouba, Ignace promenant l’incendie dans les campagnes, toutes ces scènes sinistres au milieu desquelles devait expirer par les armes la liberté proclamée par les armes !

Toutes les mesures militaires conseillées, quelques années auparavant, par Villaret-Joyeuse, sont exécutées et dépassées.

Les affranchies sont ramenées de toutes parts sur les habitations, les mulâtres sont désarmés et exclus de la profession militaire, comme l’ayant, dit le général dans sa proclamation, déshonorée par des actes de barbarie sans exemple. Un arrêté du 13 Messidor An X défend aux étrangers d’amener sur le territoire continental de la République aucun noir ou mulâtre des deux sexes. Défense à tout noir ou mulâtre de venir en France sans une autorisation spéciale des magistrats de la colonie d’où l’on voudra sortir. Les contrevenants sont arrêtés et détenus jusqu’à leur déportation.

En l’An II, c’étaient les colons blancs qu’on arrêtait en France et qu’on jetait dans les prisons, pour qu’ils n’allassent pas dans les colonies. En l’an X, ce sont les noirs et les mulâtres à qui l’on interdit la France.

Représailles exécrables ! Hontes éternelles de toutes les époques de violences et d’aveuglement ! Flétrissons de la même haine ces attentats qui se copient !
ROSEMOND DE BEAUVALLON



Né à Basse-Terre
le 1er avril 1819
Décédé à Pointe-à-Pitre
le 21 juillet 1903


Ses études en droit achevées, Rosemond de Beauvallon s’adonna au journalisme. En 1838, il avait alors dix-neuf ans, il fit paraître à Paris la Revue Coloniale, avec cette devise : "Ce sont aussi des Français !" Il en était le rédacteur en chef, tandis que son ami Edouard Bouvet en était le directeur ; celui-ci, fils du contre-amiral Bouvet, aimait la Guadeloupe que, plus tard, il habita : il mourut à Sainte-Anne, le 29 mars 1843. Rosemond de Beauvallon se fit vite des relations dans le monde littéraire de l’époque ; il fut alors, dit Auguste Isaac, dans le Progrès, du 11 novembre 1882, "de la bohême littéraire et galante, un des gentilhommes du feuilleton des théâtres".

Le directeur du Globe, Granier de Cassagnac, avait épousé la
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sœur de Rosemond de Beauvallon[11]. Cette parenté valut au jeune créole l’amitié de Thiers et d’autres hommes politiques. Chargé de la chronique littéraire du Globe, il se lia avec Alexandre Dumas, Boger de Beauvoir, Balzac, Méry, tous les hommes de lettres alors en vedette.

Mais il fallait à Rosemond de Beauvallon une vie plus active que celle des salles de rédaction, des coulisses et des cercles. Il entreprit, en 1843, un voyage aux Antilles dans le but, a-t-il écrit, de faire l’histoire des colonies. Il se proposait de "passer en revue, dans une série de travaux consciencieux, les Antilles espagnoles et françaises, sans oublier notre Guyane". Il commença par l’île de Cuba où, en 1843, il reçut la nouvelle du tremblement de terre qui, le 8 février, avait détruit la Pointe-à -Pitre.

En 1844, il publia un ouvrage : l’Ile de Cuba, "la première partie de ses études", qui fut traduit en espagnol. Cette publication valut à son auteur l’ordre d’Isabelle-la-Catholique et le titre de membre de l’Académie royale de Madrid.

Au cours de son voyage, Rosemond de Beauvallon avait été, à La Fortuna, l’hôte de don Domingo de Hérédia, et il avait carressé "un enfant au berceau qui agitait ses petites mains de joie" : le poète créole José-Maria de Hérédia, qui fut membre de l’Académie Française.

Un événement malheureux devait, hélas ! briser la carrière, qui s’annonçait si brillante, de Rosemond de Beauvallon.

Il eut un duel, tua son adversaire et fut accusé — lui, le tireur émérite qui, chez Gastine-Reinette, étonnait tout le monde par son habileté surprenante, — il fut accusé, disons-nous,d’avoir essayé les armes le matin même de la rencontre. Les motifs du duel ? On les ignore jusqu’ici. Dujarrier emporta le secret dans la tombe et, lui, il garda jusqu’à la mort, un silence obstiné. Histoire de femme, disent certains. Affaire de cercle, affirment d’autres. Dujarrier était co-directeur de la Presse, avec Emile de Girardin ; il y avait une vieille rivalité, une animosité ancienne entre le Globe et la Presse, entre Granier de Cassagnac et Dujarrier.

Quoi qu’il en soit, le 26 mars 1846, Rosemond de Beauvallon, âgé seulement de vingt-sept ans, comparaissait devant la Cour d’Assises de la Seine-Inférieure. Il était, disent les comptes-rendus de l’époque, vêtu avec une simplicité de bon goût ; sa figure et son attitude étaient calmes. 136

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


Grâce à l’éloquence de Berryer, l’avocat de Ney, Lamennais et Chateaubriand, l’accusé fut acquitté par la Cour de Rouen[12].

Mais, peu après, M. de Meynard, de la Martinique, fait des révélations : il avait assisté, le matin du duel, à l’essai des pistolets chez le vicomte d’Equevilley, l’un des témoins de Rosemond de Beauvallon. Celui-ci, accourt d’Espagne où il s’était retiré et vient témoigner en faveur de d’Equevilley. Mais M. de Meynard soutient son accusation : il précise les faits. Le 31 août 1847, le vicomte d’Equevilley comparaît devant la Cour d’Assises de la Seine. Il est condamné à dix ans de réclusion. Rosemond de Beauvallon est poursuivi pour faux-témoignage, et, le 8 octobre 1847, la Cour d’Assises le condamne à huit années de réclusion, malgré ses protestations d’innocence.

Ce procès est devenu historique ; il en est parlé dans les Codes de Duel, dans l’Encyclopédie de Larousse et d’autres ouvrages[13].

Découragé, Bosemond de Beauvallon ne continua plus la publication de ses études sur les colonies. Mais il ne brisa pas sa plume. Il revint au pays natal et prit la direction de l’Echo de la Guadeloupe. Il affirma bruyamment son indéfectible espérance en une restauration napoléonnienne. Il garda longtemps cette illusion. Polémiste ardent, il jouta avec Auguste Isaac qui dirigeait alors le Progrès de la Guadeloupe.

Le Courrier de la Guadeloupe avait remplacé l’Echo et la lutte devait prendre fin par la capitulation de Rosemond de Beauvallon. Non pas qu’il se retira volontairement de la lice ; il avait trop de courage et d’orgueil pour se déclarer battu. Ses amis, pour des raisons politiques, passèrent la direction du Courrier de'
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la Guadeloupe à un autre, sinon plus habile, du moins plus disposé à ne pas affirmer trop bruyamment certaines opinions.

Tout en dirigeant le journal, Rosemond de Beauvallon écrivait des romans de mœurs créoles qui, à leur publication, firent sensation, car on y voulut voir des romans à clef. Dans Hier, Aujourd’hui et Demain, il posa certains principes qui, ces temps derniers, eurent leur heure de triomphe. Dans la Charmeuse, il dépeignit des quartiers de la Pointe-à-Pitre : la rue Henri IV, le Cimetière, l’Hôtel des Bains, avec ses touffes de bambous, transformé depuis.

Sa dernière œuvre, les Corsaires de la Guadeloupe sous Victor Hugues, imprimé chez Paul Dupont et publiée en 1901, — l’auteur avait alors quatre-vingt-deux ans, — est "une des pages les plus glorieuses et les plus ignorées de notre histoire et des annales de la marine française".

"Ce volume, dit-il, devait paraître en feuilleton dans le Figaro, mon ami Francis Magnard m’avait accordé un tour de faveur. Les circonstances en décidèrent autrement.



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LA RÉGION SOUS LE VENT


De la Basse-Terre à l’anse de Deshayes, sur un parcours de 38 kilomètres, la côte occidentale de la Guadeloupe offre un panorama plein de surprise et d’enchantements.

Jamais décor mouvant d’opéra ne déroula sous les yeux du spectateur une succession de tableaux aussi rapides et aussi divers. A tout moment, le paysage change et chaque détail a l’air arrangé à souhait pour les besoins du pittoresque.

On ne peut détacher ses regards de la merveilleuse vision. Les falaises et les montagnes se succèdent, variant leurs lignes et leurs couleurs dans les aspects les plus imprévus. Ici, douces à la vue et s’élevant par une pente sensible ; là, farouches et à pic, couverte d’une verdure parfois riche et vigoureuse, le plus souvent sombre et triste, arrondissant leurs flancs joyeux chargés d’arbres et de pâturages, ou dressant d’un air morne leurs masses nues, pelées et calcinées. 138

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


La route coloniale serpente le long du rivage dont elle s’éloigne par endroits pour s’en rapprocher ensuite. Tantôt elle s’encaisse entre des roches aux flancs abrupts et sauvages; tantôt elle s’élance à travers de frais et charmants vallons, des champs de maïs qui alternent avec des champs de manioc et de bananiers, mais toujours dominée elle-même par les grandes chaînes de montagnes qui s’allongent à perte de vue dans les profondeurs infinies de l’horizon dont la ceinture lumineuse les accueille et les relie.

Ce sont d’abord les gorges boisées du Plessis des Vieux-Habitants et de Beaugendre, ensuite l’Anse à la Barque, qui sert d’abri aux navires pendant les ras de marée et les coups de vent si communs en nos climats. Mais, avant d’y arriver, donnons un coup d’œil aux tamariniers du Matoubi. Ils se tiennent gravement assemblés sur la rive et. tandis qu’ils chantent leur grand air monotone, le va-et-vient des flots sur la grève leur fait un accompagnement moqueur.

Enfin, voilà Bouillante, la bien nommée, avec ses sources d’eau chaude qui fument sur son rivage de sable fin, et son joli groupe de l’Ermitage, qu’un isthme en miniature rattache à la terre ferme comme un bijou de prix curieusement ciselé.

Plus loin encore, c’est la Pointe-Noire et ses pau- vres roches que la mer découpe et polit avec amour. On y arrive en longeant la Grande et la Petite Plaine ; ces deux oasis décorées de touffes de bambous et de colonnades de palmistes.

Après et, pour finir, c’est Ferry sous ses cocotiers et Deshayes, où se termine notre voyage.

Soit que le bateau glisse sur le cristal limpide d’une petite baie, soit qu’il fende au large les lames courtes et brillantes, bleues dans le lointain, vertes et frangées d’écume dans le sillage du navire, tout est lumière, apaisement, quiétude sur cette côte enchantée. Les caps avec leurs airs de défi, les falaises éventrées, les mon
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tagnes à demi sous-marines, semblables à des monstres révoltés, tordant leur échine, toutes les colères de la terre se calment peu à peu sous la caresse de cette mer qui ondule au loin le long des rivages. Elle a des philtres, la nymphe aux yeux glauques pour assoupir les géants foudroyés. Elle les embrasse et les berce d’une souple étreinte. Elle répand sous leurs crevasses béantes une vapeur impalpable. À son contact divin, les roches stériles, les blocs sourds et muets deviennent beaux et nobles, et leur profil enveloppé d’azur prend à distance des airs de palais féeriques.

La baie de Deshayes est l’une des plus spacieuses et des plus sûres de la colonie. Elle enfonce dans les terres entre deux collines tapissées d’arbustes qui la dessinent en affectant la forme du fer à cheval. Sa longueur, qui est d’un kilomètre environ, égale à peu près sa largeur. Ses eaux profondes et tranquilles permettent aux plus gros navires de mouiller, à tou- cher ses côtes accorées dans la plupart des endroits. Elles ne s’agitent qu’au souffle des vents du sud-ouest qui sont fort rares dans ces parages.

Deux promontoires en forment l’entrée ; ils s’appellent, celui du Nord : Gros-Morne, celui du Sud : Pointe-de-Deshayes.

Cette baie, si facile à défendre, n’est pas fortifiée de nos jours ; mais du temps de Victor Hugues, qui s’occupait avec un soin tout particulier de l’armement des côtes de l’île, une batterie de très forts canons était établie sur chacun des promontoires.

Le bourg est situé dans l’enfoncement, sur la rive droite d’une petite rivière dont les eaux limpides et fraîches gazouillent autour de ses cailloux polis.

Derrière le bourg, le terrain, planté d’arbres fruitiers et orné de maisons rustiques, s’élève en pente accidentée jusqu’au pied des montagnes.

On en extrait, et en grande quantité, des bois de construction qui n’ont pas de rivaux dans le monde entier pour la durée et la solidité. 140

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


Quelle nature riche et puissante que celle de ces forêts qui semblent vierges ! Les arbres, élevés à des hauteurs prodigieuses, croisent leurs cimes et murmurent éternellement leur hymne au Créateur. Leurs écorces suintent, comme des mamelles trop pleines, un lait odorant, et les essaims d’insectes accourent en bourdonnant autour des feuilles nouveau-nées. Une ombre douce règne et partout entretient une fraîcheur suave et embaumée.

0 Deshayes, point perdu, terre promise cependant ! Aucun touriste ne t’a visité ; aucun poète ne t’a chanté, pas même le cygne de Sainte-Rose[14], qui a trouvé des accents divers pour célébrer toutes tes rivales. Mais, en revanche, quel doux ravissement cause la vue de tes forêts sans pareilles au chasseur qui y pénètre pour la première fois ! Cette impression, nous l’avons ressentie, mais nous n’essayerons pas de la rendre, parce que nous avons le sentiment de notre impuissance. MELVIL-BLONCOURT
MELVIL-BLONCOURT



Né à Grand-Bourg,
le 11 août 1823.
Décédé à Décédé à Paris,
le 9 novembre 1880.


Sorti du lycée Louis-le-Grand, il obtint sa licence de la Faculté de Droit de Paris, et fonda au Quartier Latin le Journal des Ecoles. Melvil-Bloncourt se jeta dans le mouvement politique et, en 1848, il collaborait à la Vraie République, au Peuple, à la Voix du Peuple. Arrêté au 2 décembre, il fut enfermé à la Conciergerie, puis relaxé[15]. Il s’occupa alors de travaux littéraires et économiques. Il fit paraître la France Parlementaire, recueil destiné à faire connaître les grands orateurs politiques depuis la Révolution.

Pendant tout le Second Empire, Melvil-Bloncourt collabora à un grand nombre de dictionnaires, encyclopédies, revues et journaux, notamment à la Biographie Universelle de Didot, au Dictionnaire Universel de Maurice Lachâtre, au Dictionnaire de Commerce et de Navigation, à l’Encyclopédie Générale, au Dictionnaire des Communes de France, au Courrier de Paris, au Journal des Economistes, à la Revue du Monde Colonial, au Siècle, à l’Illustration, à la Revue Politique, au Courrier des Deux-Mondes, au Réveil, au Citoyen, à la Vérité, à l’Orphéon, à la Production Littéraire, etc., etc.

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CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE

Il prit part à la Commune, et, en 1871, il fut élu député de la Guadeloupe à l’Assemblée Nationale. Il siégeait depuis trois ans, lorsque, le 5 février 1874, le gouverneur de Paris, commandant supérieur de la 1" division militaire, en accord avec le ministre de la Guerre, le général Du Barail, demanda à la Chambre l’autorisation de poursuivre le représentant de la Guadeloupe qui avait pris, pendant la Commune, comme délégué, "la direction des engagements pour les bataillons de marche et l’artillerie" et avait "réellement exercé, jusqu’au 15 mai 1871 inclus, les fonctions de chef de service des enrôlements"[16]. Melvil-Bloncourt dut passer à l’étranger avec Arthur Ranc, prendre le chemin de l’exil. Les poursuites furent autorisées par l’Assemblée Nationale, dans la séance du 28 février 1874, par 522 voix contre 64. Il fut condamné à mort par contumace par le 3° Conseil de Guerre[17].

Réfugié en Belgique, puis en Suisse, à Genêve, il publia, en 1878, sous divers pseudonymes — les prénoms de ses parents — cinq volumes sur Voltaire : Histoire complète de la vie de Voltaire, par Raoul d’Argental ; Voltaire à Paris, par Edouard Damilaville ; Voltaire en Prusse, par Albert Thiérot ; Voltaire et l’Église, par l’abbé Moussinot ; Cent et une Anecdotes sur Voltaire, par Gaston de Genouville.

Melvil-Bloncourt, rentré en France en 1879, ayant bénéficié d’une amnistie, mourut à l’àge de cinquante-sept ans, laissant un nombre considérable d’études publiées un peu partout, telles que Scènes émouvantes du Monde Colonial, la Guadeloupe, Richesses naturelles d’Haïti, Etude sur les Républiques Hispano-Américaines, les États-Unis en 1863, Cités et ruines américaines. etc., etc.

Dans son livre sur Sainte-Beuve, Jules Levallois a consacré les lignes suivantes à Melvil-Bloncourt, en parlant des collaborateurs au Dictionnaire Universel de Maurice Lachâtre auquel il a aussi travaillé : "Je citerai un charmant causeur, lettré jusqu’au bout des ongles, Melvil-Bloncourt, l’un des hommes qui A LA PENSÉE FRANÇAISE

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possèdent et maintiennent le mieux la tradition intellectuelle philosophique de notre pays."

"Il fut, en toutes circonstances, le défenseur désintéressé de la race africaine », dit Larousse, dans son Encyclopédie du XIXe siècle.

Il faut faire la part de la légende : celle-ci veut qu’Alphonse Daudet, — pour se venger de Melvil-Bloncourt qui avait trahi son amitié — a voulu ridiculiser son… ex-ami, dans Jack, en le peignant sous les traits d’Evariste Moronval qui, "avocat et littérateur, dit Daudet, avait été amené de la Pointe-à-Pitre à Paris en 1848 comme secrétaire d’un député de la Guadeloupe", Moronval le mulâtre qui a collaboré à la Revue Coloniale, et, après 1870, fut quelque temps député". Mais la légende, ce chiendent de l’Histoire, dit tant de choses…



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LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGES



Dans son ouvrage, la Guadeloupe Pittoresque, M. Armand Budan écrit :

"Saint-Georges, connu sous le titre de chevalier de Saint-Georges, fils naturel du fermier général, M. de Boulogne, était né à Basse-Terre."

Voilà tout. Mais ses titres à la célébrité ? Est-ce parce qu’il portait le titre de chevalier ou parce qu’il était fils naturel d’un fermier général ? Ce ne sont pas là, du moins, des titres suffisants à la célébrité. Ces titres les voici : il naquit à la Guadeloupe d’une négresse et d’un blanc, M. de Boulogne, en 1745.

Emmené fort jeune en France, il y fit d’excellentes études et entra plus tard comme officier dans les Mousquetaires du Roi. Attaché comme gentilhomme à la personne du duc de Chartres (duc d’Orléans), il se fit remarquer à la Cour de Versailles par son rare esprit et son adresse incomparable à l’escrime, au tir et à tous les exercices du corps. Il brillait également dans la musique, la danse, l’équitation. Beau, brave, spirituel, et, par-dessus tout, excellent homme, il devint l’objet de la passion de la plupart des grandes dames

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de la noblesse. Il les ravissait par ses élégances, ses

saillies et les sonnets qu’en patinant il leur écrivait sur la glace du bassin de Neptune. Sa vie est remplie d’anecdotes semblables. Il en est qui ont fait de lui un amant de la Reine. Il n’adopta pas moins les principes de la Révolution, et fut, sous les ordres de Dumouriez, colonel des Hussards de la Mort. Arrêté comme suspect en 1794, il recouvra la liberté après le 9 thermidor. Il mourut en 1801.

On peut dire que ce fils d’une négresse fut le gentilhomme le plus accompli de son temps : tous les mémoires d’alors en portent ce témoignage. Il y aurait tout un volume à écrire sur le chevalier de Saint-Georges. Il nous apparaît aujourd’hui comme un personnage légendaire, et M. Roger de Beauvoir a pu tirer de sa vie un roman et une pièce de théâtre qui ont eu le plus grand succès. Le chevalier de Saint-Georges a laissé un fils qui fut un de nos diplomates les plus distingués.



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Tous, FILS DE LA VIOLENCE


Au début de la colonisation, la Guadeloupe manquait de femmes ; il en fallait pourtant. Des capitaines de navires se mirent à faire la traite des blanches ; ils conduisirent aux îles des filles engagées dont ils vendaient les services pendant trois ans. Je retrouve les preuves de ce fait jusque dans la littérature française. En 1687, La Fontaine écrivait à Saint-Evremont — tous deux déjà vieux :


Le chemin du cœur est glissant ;
Sage Saint-Evremond, le mieux est de m’en taire,
Et surtout n’être plus chroniqueur de Cythère,
Logeant dans mes vers ces Ghloris,
Quand on les chasse de Paris.

On va faire embarquer ces belles ;
Elles s’en vont peupler l’Amérique d’Amours.
Que maint auteur puisse avec elles
Passer la ligne pour toujours !
Ce serait un heureux présage.

L’éditeur des œuvres de Saint-Evremond n’a voulu laisser aucun doute sur le sens déjà fort clair de ces derniers vers : il nous apprend que lorsque La Fontaine écrivait cette lettre, on faisait enlever à Paris un grand nombre de courtisanes, qu’on envoyait peupler les colonies. L’usage était non seulement de les transporter aux Indes Occidentales, mais à Madagascar. Bussy-Rabutin a décrit assez complaisamment, dans un petit poème, Amours des Dames Illustres de notre Siècle, en 1681, ces sortes d’exécutions de la police de Paris, qui se faisaient régulièrement, et il nomme aussi Chloris, une de ces dames, qui, embarquée pour Madagascar, se trouve obligée

… Malgré ses dents,
D’obéir à la politique
Qui règle la chose publique.

On y trouve la déroute et l’adieu des filles de joie de la ville et des faubourgs de Paris, avec leurs noms, leur nombre, les particularités de leurs prises, et de leur emprisonnement. On lit :

Voici nos plaisirs qui sont morts
Et nous sommes aux rêveries.
Adieu, promenades de Seine,
Chaillot, Saint-Cloud, Ruel, Surêne.
Ah ! que nous allons loin d’Issy,
De Vaugirard et de Passy !
Mais c’est où le Destin nous mène.
Adieu Pont-Neuf, Samaritaine,
Butte Saint-Roch, Petits-Carreaux
Où nous passions des jours si beaux !

Nous allons en passer aux îles ;
Puisqu’on ne nous veut plus aux villes,
Il nous faut aller au Désert.


Et plus loin :

Faisons le triage et comptons
Combien sont nos brebis galeuses :
Les listes sont assez nombreuses
Pour les envoyer, en troupeau.
Paître dans le Monde-Nouveau.

Et quand, dans Manon Lescaut, le narrateur de cet inimitable récit s’informe auprès d’un archer de la cause du tumulte qui met en émoi tous les habitants du bourg de Passy, que lui répond l’archer ? "Ce n’est rien, Monsieur ; c’est une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu’au Hâvre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l’Amérique. Il y en a quelques-unes de jolies, et c’est apparemment ce qui excite la curiosité de ces bons paysans." Pauvre Manon ! Infortuné des Grieux ! Ennuyeux Tiberge !

Combien les habitants des îles étaient faits pour s’entendre : d’un côté, la traite des Blanches, de l’autre la traite des Noirs — la violence présidant à leur origine respective !




AUGUSTE BÉBIAN



Il naquit au Morne-à-l’Eau, à la Guadeloupe, le 4 août 1789. Filleul et élève de l’abbé Sicard, Bébian a été l’un des plus illustres instituteurs des sourds-muets. Il dirigea l’Institution de Paris depuis 1817 jusqu’en 1838, époque où il abandonna cette brillante position pour s’en aller dans son pays natal fonder des écoles mutuelles pour les enfants de couleur. Dans le même temps, l’empereur Nicolas lui offrait des avantages considérables, afin de l’engager à accepter la direction de l’Institution des Sourds-Muets de Saint-Pétersbourg. Mais, à toutes ces perspectives d’honneurs et de fortune, Bébian, dont la seule ambition était de se dévouer au bien, préféra se sacrifier modestement à l’instruction d’une jeunesse dont les pères venaient à peine d’obtenir des droits politiques. Arrivé à la Guadeloupe, il eut à subir toutes sortes de déboires. L’administration locale se montra peu disposée à seconder son noble dessein ; les forcenés de l’obscurantisme s’émurent à la nouvelle qu’un créole blanc allait porter le flambeau du savoir au sein de la population africaine ; ils s’indignèrent de voir ce vaillant apôtre de la concorde se mêler aux petits noirs et aux petits mulâtres, les instruire, diriger leurs jeux, les traiter comme ses propres enfants. Mais Bébian, qui dominait toute cette grotesque aristocratie coloniale par sa haute intelligence, ses immenses connaissances, surtout par ses vertus, ne continuait pas moins, à travers mille entraves, sa sainte mission, dédaignant l’ineptie des uns et l’illégitime orgueil des autres, quand mourut son fils, un enfant d’une dizaine d’années. La perte de cet être chéri entraîna celle du père : l’honnête Auguste Bébian succomba peu de temps après, le 24 février 1839, laissant impérissable aux cœurs des mères, aux cœurs de toute la population de couleur, le culte de sa mémoire vénérée. L’œuvre féconde de cet homme éminent, mieux que cela : de cet homme de bien, s’évanouit avec lui…

On doit à Auguste Bébian : Essai sur les Sourds-Muets et sur le langage naturel ; Eloge de l’abbé de l’Epée, 1818 ; Mimographie ou Essai d’écritures mimiques, 1824 ; Journal de l’Instruction des Sourds-Muets et des Aveugles, 1826-1827 ; Manuel d’enseignement

pratique, 1827 ; Lecture instantanée, 1828 ; etc., etc.
JULES BALLET



Né à Pointe-à-Pitre,
le 1er novembre 1825.
Décédé à Pointe-à-Pitre,
le 27 janvier 1904.


Jules Ballet a, lui-même, bien modestement, dépeint son œuvre : la Guadeloupe, dans les lignes suivantes de la préface du tome 1er qui parut en 1894 : "Pendant une période de plus de vingt années, dit-il, nous avons recueilli des renseignements sur l’histoire, la flore, la faune, la géologie, la minéralogie, le commerce, l’agriculture, l’industrie, la législation, l’Administration de la Guadeloupe.

"Ce livre est le fruit de recherches persévérantes.

"Tel que nous le publions, il offre encore bien des lacunes. Mais nous avons la ferme conviction qu’il sera utile et révélera une Guadeloupe inconnue à bien des habitants qui foulent un sol luxuriant et fécond, sans en connaître les origines.

"Nous ne sommes qu’un ramasseur de matériaux. D’autres viendront après nous, qui achèveront notre œuvre et lui donneront la perfection".

Après plus de vingt années de labeur, le laborieux historien avait écrit la Guadeloupe en vingt-deux volumes manuscrits ; il n’eut pas, hélas ! la satisfaction de voir son œuvre complètement publiée : trois volumes seulement, en cinq in-octavo, sur les vingt-deux, ont été édités par l’Imprimerie du Gouvernement de Basse-Terre (1894-1899)[18].

Il fit paraître dans des revues et journaux des études très documentées ; deux d’entre elles, les Ouvriers à la Guadeloupe et JULES BALLET 149

les Caraïbes, lui valurent, en 1878, une mention honorable à l’Exposition d’Anvers, et, plus tard, dans la même ville il obtenait une médaille d’argent. A l’Exposition Universelle de Paris de 1900, il reçut une médaille d’or.

On doit à Jules Ballet de bien intéressantes études historiques, comme Biographies coloniales, les Cent jours à la Guadeloupe, la Presse aux Antilles françaises, etc. Il publia dans les journaux, le Courrier de la Guadeloupe, le Progrès, l’Indépendant, la Démocratie, pour ne citer que ceux-là, des pages aussi curieuses qu’instructives sur les choses coloniales. De nombreuses publications comme la Revue des Antilles, se faisaient un honneur d’avoir la collaboration du fécond écrivain.

Conservateur des hypothèques en retraite, ancien Inspecteur, chef du service des Domaines, Jules Ballet se consacrait encore à la chose publique comme censeur suppléant près de la Banque de la Guadeloupe, vice-président du Conseil des Directeurs de la Caisse d’Epargne de la Pointe-à-Pitre et membre de la Chambre d’agriculture de la même ville.

On peut dire qu’il est mort à la tâche, la plume à la main, augmentant sans cesse l’œuvre colossale pour laquelle il méritait une haute distinction honorifique que le Gouvernement ne lui accorda pas.

La Guadeloupe est un monument ; œuvre impérissable, où on trouve tout ce qui concerne le pays ; elle honore grandement la mémoire de l’écrivain qui a droit à l’admiration et à la reconnaissance de ses compatriotes.



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DÉCOUVERTE ET COLONISATION DE LA GUADELOUPE
I



Le 25 septembre 1493, la rade de Cadix offrait un spectacle animé.

Une foule compacte s’entassait sur tous les quais et saluait de ses acclamations enthousiastes trois gros vaisseaux et quatorze caravelles, pesamment chargés, qui déchiraient le sein de la mer et laissaient derrière eux un blanc sillage.

Christophe Colomb effectuait son second voyage de découverte.

La flotte mouillait le 1er octobre dans le port de la Grande-Canarie, et le 5 dans celui de l’île Comère, pour faire provision de bois et d’eau. Colomb y acheta des bœufs et des génisses, des boucs et des chèvres, des moutons et des brebis, des verrats et des truies, des coqs et des poules, qu’il devait déposer sur les terres déjà découvertes et sur celles qu’il découvrirait. Il embarqua des semences d’oranges, de limons, des bergamotes, des melons et d’un grand nombre de plantes potagères.

Le 7 octobre, il mettait à la voile. Dans la nuit du 26 au 27, d’après Fernand Colomb, du 2 novembre, d’après les historiens Chanca, Herrera et Pierre Martyr d’Anghiera, il reconnut à la couleur de la mer, à la nature des vagues, au brusque changement des vents, à la fréquence des grains qui l’assaillaient, que la terre n’était pas éloignée.

Il ne se trompait pas. Mais en attendant le jour, il fit serrer les voiles et donna l’ordre de veiller. A l’aube du dimanche, les montagnes d’une île se dessinèrent. Le nom de Dominique lui fut imposé. L’ordre de marcher en avant fut signalé et exécuté au milieu des vivats frénétiques des équipages. A mesure que la flotte avançait, d’autres îles apparaissaient. Des bandes de perroquets et d’autres oiseaux se rendaient de l’une à l’autre.

Tous les équipages, assemblés sur le pont de chaque navire, remercièrent Dieu de leur heureux voyage, puis entonnèrent le Salve Regina et d’autres hymnes. La flotte longea la côte du vent de la Dominique couverte de forêts des bords de la mer au sommet des montagnes, et ne trouvant aucune baie favorable à un mouillage, se dirigea vers une île voisine qui projetait un long promontoire et alla jeter l’ancre dans une baie qui ne peut être que celle désignée de nos jours sous le nom d’Anse-Ballet.

Colomb descendit à terre et prit possession de l’archipel au nom de ses souverains. Il donna à l’île le nom de son vaisseau : Maria-Galanda (Marie-Gracieuse), que les Français, par corruption, ont prononcé Marie-Galante.

Les Espagnols ne rencontrèrent aucun être humain, ni aucune bête, à l’exception, dit Pierre Martyr, des lézards "d’une magnitude non ouie". Du point où se trouvait la flotte, on apercevait une île dont les hautes montagnes se déroulaient en un magnifique amphithéâtre.

L’atmosphère était pure. Le soleil tropical jetait tous ses ors. La nature inconnue étalait ses magnificences pour faire fête aux étrangers qui surprenaient pour la première fois ses secrets.

Le 4 novembre, la flotte se dirigea vers cette île, portant le cap sur une montagne, surmontée d’un pic aigu, dont les flancs recélaient un volcan, et dont le cratère vomissait des torrents de fumée et d’étincelles. Le volcan était sans doute en éruption, car des grondements formidables s’entendirent très loin. "Les Espagnols virent à trois lieues un rocher fort haut et en pointe, d’où il sortait une quantité d’eau qui faisait un si grand bruit en tombant, qu’ils l’entendirent des vaisseaux."

Il jaillissait de la montagne un courant d’eau. "Quand ils ne furent plus qu’à trois lieues, dit Washington Irving, ils contemplèrent une cataracte d’une telle hauteur, que, pour nous servir des expressions du narrateur, elle paraissait tomber du ciel. Comme elle se brisait en écumes dans sa descente, plusieurs s’imaginèrent que c’était simplement une couche de rochers blancs."

C’est la belle chute de la rivière du Grand Carbet. Fernand Colomb, qui a écrit une relation de ce voyage, continue ainsi :

"Quand ils furent près de l’île, l’amiral envoya un capitaine avec quelques soldats pour la reconnaître. Ils ne trouvèrent personne, les Indiens avaient fui sur une montagne prochaine... Nous vîmes dans leurs cabanes des oies comme les nôtres, plusieurs perroquets couverts de plumage vert, rouge, blanc et bleu, quantité de fruits excellents, gros comme des melons, qui venaient en pleine terre, d’une plante semblable aux lys de l’Europe. Nous trouvâmes aussi beaucoup d’herbes extraordinaires, plusieurs filets de coton qui leur servaient de lit, et un grand nombre d’arcs et de flèches. Le capitaine défendit aux soldats de toucher à rien, afin que les habitants, voyant notre modération, s’approchassent sans rien craindre... Ensuite, il (l’amiral ) descendit dans l’île, entra dans quelques cabanes, pleines de coton et de toile, et y vit plusieurs têtes d’hommes morts, avec des ossements suspendus, qui étaient les provisions des habitants de cette île".

II



Cette île "que les sauvages appelaient Karukéra et que les Européens nomment Guadeloupe, à cause de la beauté et de la bonté de ses eaux, prend, dit le Père du Tertre, son étymologie (à ce que quelques-uns nous veulent persuader) d’un commun proverbe des Espagnols qui, pour exprimer une chose excellente, luy donnent le nom d’un ancien et fameux autheur appelé Lopez ; de sorte que l’agua de Lopez, veut autant dire, que les meilleures eaux qui se puissent trouver : et, en effet, toutes les flottes d’Espagne, en allant aux Indes, estoient obligées, par arrest du Conseil général des Indes, de prendre des eaux dans cette isle, et l’ont toujours fait jusqu’à ce qu’elle ayt esté habitée par les François. Quelques autheurs disent, et peut-estre plus vraysemblablement que les Espagnols l’ont ainsi nommée à raison de sa ressemblance avec les montagnes de Nostre-Dame de la Guadeloupe en Espagne ?" Fernand Colomb dément cette assertion. Il s’exprime ainsi :

"Le lundi, quatrième de novembre, on partit de "Marie-Galante, et nous trouvâmes une île que l’amiral nomma Sainte-Marie de la Guadeloupe, selon qu’il l’avait promis aux religieux d’Espagne, dans sa visite à leur couvent."

Les Espagnols séjournèrent jusqu’au 10 novembre à Sainte-Marie de la Guadeloupe, île que les Caraïbes appelaient Caloucaéra dont les Européens ont fait Karukéra. Ils confièrent à la terre les semences des plantes qu’ils avaient apportées et y laissèrent plusieurs paires de cochons qui pullulèrent d’une façon extraordinaire.

Ils visitèrent environ, dit Pierre Martyr, trente villages, trouvèrent dans une des cases une pièce de la charpente de la poupe d’un vaisseau européen, et virent sur la place d’un de ces villages, comme ornement, deux statues soutenues par deux grands serpents sculptés. Ce village était bâti à l’embouchure d’une rivière.

Sur quels points de la Guadeloupe les Espagnols débarquèrent-ils d’abord ?

Il résulte du récit de Washington Irving, que la première embarcation atterrit au village situé à l’embouchure de la rivière, appelée depuis rivière du Grand-Garbet.


En effet, après avoir décrit la cataracte, cet historien ajoute : "Ils débarquèrent là le 4 et visitèrent un village dont les habitants s’étaient enfuis", puis s’exprime ainsi : "Le canot, ayant regagné le bord, Colomb continua sa route pendant plus de deux lieues, jusqu’à ce qu’il mouillât plus tard dans la soirée dans un port commode".

Or, il n’existe sur cette côte qu’une baie pouvant recevoir des navires, c’est celle de Sainte-Marie qui se trouve à un peu plus de deux lieues de la rivière du Grand-Carbet.

Le nom de Sainte-Marie de la Guadeloupe n’a pas été entièrement accepté. Il était trop long, on l’a raccourci et celui de la Guadeloupe a seul prévalu. La partie de l’île, dans la rade de laquelle Colomb avait jeté l’ancre, a cependant retenu la première partie du nom par lui imposé.

Quand on reconnut que cette île était partagée en deux parties, séparées par un bras de mer, appelée Rivière Salée, on désigna la portion volcanique sous le nom de Guadeloupe proprement dite, et la portion calcaire sous celui de Grande-Terre.

III



Les crimes, les rapines commis par les Espagnols à Hispaniola et Cuba, étaient connus dans toutes les îles de l’Archipel. l’auri sacra fames avait fait subir aux innocentes et molles populations de ces deux grandes îles le sort le plus cruel. Le meurtre, le viol, le pillage avaient marqué les pas de ces aventuriers que Colomb ne pouvait toujours retenir. La haine contre l’étranger spoliateur et parjure était vivace. Les intrépides habitants de la Guadeloupe n’étaient point d’humeur à se laisser traiter comme les naturels si doux dans les grandes Antilles, et avaient pris la ferme résolution d’empêcher les Espagnols de débarquer dans leur île.

Colomb effectuait son retour en Espagne après son troisième voyage. Il ne pouvait avoir encore une parfaite connaissance de ces mers nouvelles. Il fit voile d’Hispaniola le 10 mars 1496, mais au lieu de se diriger vers le Nord pour rencontrer les vents d’Ouest, il piqua entre les tropiques, et eut contre lui les vents d’Est. Sa navigation fut rude et laborieuse et il ne tarda pas à être pris par les calmes. Le 6 avril, il se trouva dans le voisinage des îles caraïbes. Les équipages de ses deux caravelles, la Santa Cruz et la Nina, étaient fatigués et malades, et les provisions diminuaient rapidement.

Colomb se décida alors à se ravitailler à la Guadeloupe, la plus importante de ces îles, et vint jeter l’ancre à Marie-Galante le samedi 9 du même mois. Le lendemain, il se dirigea sur la Guadeloupe et mouilla à une certaine distance du rivage, probablement près de la pointe appelée depuis Vieux-Fort sur laquelle était construit un village considérable. Il envoya à terre plusieurs chaloupes, bien armées. Au moment où elles allaient aborder, des femmes, en assez grand nombre, sortirent d’un bois, armées d’arcs et de flèches, et se disposèrent à empêcher le débarquement. La mer était houleuse et les vagues se brisaient avec furie sur le rivage. Les embarcations s’éloignèrent pour se mettre hors de la portée des flèches, et un Indien qui se trouvait avec les Espagnols se jeta à la nage, prit terre et annonça à ces femmes qu’on venait faire des provisions contre l’échange d’objets de grande valeur. Elles répondirent de cotoyer l’île vers le Nord où l’on trouverait leurs maris.

Les embarcations prirent cette direction et voulurent atterrir à l’endroit où étaient les guerriers caraïbes. Ces derniers lancèrent une grêle de flèches empoisonnées, mais ils furent repoussés à coups d’arquebuses, laissant, contrairement à leur habitude, leurs morts et leurs blessés sur le rivage, ils se réfugièrent dans les bois et les montagnes.

Les Espagnols purent opérer leur débarquement, et marchèrent le long du rivage. Malgré les ordres formels de Colomb, ils pillèrent tout sur leur passage, et livrèrent aux flammes les carbets. Les embarcations gagnèrent ensuite les caravelles.

Colomb prescrivit aux équipages de faire du bois et de l’eau et de préparer la cassave ; il envoya quarante hommes opérer une reconnaissance dans l’intérieur de l’île. Cette troupe revint le 12, amenant prisonniers dix femmes et trois enfants.

Colomb les garda jusqu’au moment de son départ et les relâcha après leur avoir donné de petits présents. Les caravelles avaient terminé leurs provisions ; Colomb mit à la voile le 20 avril. Le pillage et l’incendie de leurs carbets avaient exaspéré les Caraïbes qui, pour en tirer vengeance, firent plusieurs expéditions contre les Espagnols établis à Hispaniola. Ils se liguèrent ensuite avec les Caraïbes de Madinina, des autres îles et tous se précipitèrent sur Hispaniola, San-Juan et les ravagèrent. Ces dangereuses incursions inquiétaient souverainement les Espagnols, et, en 1515, une petite flottile de trois voiles, commandée par Juan Ponce de Léon, partit de Cadix pour aller enlever aux Karukériens la Guadeloupe, principale forteresse des Caraïbes. Cette expédition échoua complètement. Cinq ans plus tard, Antonio Serrano essaya d’établir une colonie à la Guadeloupe, avec autorisation de commander sur toutes les îles environnantes, Martinique, Barbade, Dominique, Antigoa, Montserrat. Le brevet de gouverneur lui fut octroyé, en 1520, par Diégo Colomb, fils de l’illustre navigateur. Cet essai de colonisation n’eut aucun succès et les Caraïbes repoussèrent tous les Espagnols qui descendaient dans leur île, soit pour trafiquer, soit pour faire de l’eau, à cette rivière qui porte encore aujourd’hui le nom des Galions.

Cette fureur contre les étrangers n’était cependant dirigée que contre les Espagnols. En novembre 1618, un navire français ayant fait naufrage sur les côtes de la Guadeloupe, les marins furent accueillis, traités avec une large hospitalité, et y vécurent, sans courir aucun danger, pendant seize mois.


IV



Jusqu’en 1625, c’est-à -dire pendant plus d’un siècle, les Espagnols, maîtres du Nouveau-Monde en vertu d’une bulle d’Alexandre VI du 12 mai 1493, n’avaient admis au partage de ce vaste empire que les Portugais, qui, après la découverte du Brésil par leur amiral Alvarez Cabrai, en 1500, avaient obtenu du pape Jules II une bulle, en l’année 1506, délimitant les possessions des deux peuples.

Les bulles des papes n’avaient plus la puissance de lier et de délier les nations. Les Anglais, les Français, les Hollandais s’élancèrent, eux aussi, à la conquête des terres appartenant au premier occupant. En 1625, un gentilhomme normand, Pierre de Belair ou Belain, écuyer, sieur d’Esnambuc, s’établit dans l’île que Colomb, en 1493, avait nommé Saint-Christophe. Sur la côte sous le vent, débarquaient, même temps, des aventuriers anglais, sous la conduite du capitaine Warner.

Les Français et les Anglais partagèrent l’île et décidèrent qu’ils vivraient en bonne intelligence, même en cas de guerre. Ils se mirent à l’œuvre pour défricher leur nouvelle conquête et y fonder leurs établissements.

Quelques années plus tard, en 1634, le lieutenantgénéral de d’Esnambuc, à Saint-Christophe, le gentilhomme de L’Olive, dont les richesses étaient considérables, avait formé la résolution de s’établir dans une des îles voisines qu’il avait déjà visitées. Bien qu’il eût une connaissance parfaite de ces îles et qu’il se fût décidé pour la Guadeloupe, il ne voulut rien donner au hasard. Il expédia plusieurs de ses amis sur un de ses flibots, avec mission de faire une exploration exacte de la Guadeloupe, de la Dominique et de la Martinique. Il ne devait prendre une décision qu’après avoir connu le résultat de cette mission.

Guillaume d’Orange, chargé de conduire l’opération, lui déclara que la Guadeloupe présentait toutes les commodités pour une colonisation.

L’Olive se rendit en France vers la fin de 1634. A son arrivée à Dieppe, il fit la connaissance d’un gentilhomme qui avait parcouru la Mer des Antilles et le Golfe du Mexique. Ils s’entendirent et se rendirent ensemble à Paris. Le nom de ce gentilhomme était du Plessis, sieur d’Ossonville.

Le cardinal de Richelieu s’occupa de l’expédition. Et le 25 mai 1635, elle quitta la rade de Dieppe. L’Olive et du Plessis s’embarquèrent avec 400 hommes et quatre religieux sur deux navires.

Plusieurs familles s’étaient embarquées à leurs frais, avec le privilège de ne payer les impositions à la Compagnie des Isles d’Amérique que six ans après leur établissement.

La traversée fut très courte, mais l’imprévoyance qui avait présidé aux apprêts de l’expédition nuisit à la santé des hommes, qui manquèrent de suite des objets les plus nécessaires à la vie. Arrivés à la Martinique le 25 juin, L’Olive et du Plessis résolurent d’abord de s’y fixer, mais après l’avoir explorée avec soin, et avoir reconnu qu’elle était montagneuse, hachée de précipices et de ravins et infestée de serpents venimeux, ils se rembarquèrent après avoir pris possession de l’île.

La cérémonie se pratiqua ainsi : la croix, signe triomphant de la rédemption, fut plantée par les religieux, qui entonnèrent l’hymne Vexilla regis prodeunt. L’Olive et du Plessis attachèrent ensuite au pied de la croix les armes du roi, peintes sur un grand écusson. Les religieux chantèrent après le Te Deum, au bruit de la décharge des canons des vaisseaux.

L’expédition fit voile pour la Guadeloupe, où elle atterrit trois jours après, le 28 juin 1635, en abordant, près du cap situé dans la partie Nord et qui reçut le nom de Pointe Maréchal, aujourd’hui Pointe Allègre. Une chapelle en roseaux fut rapidement construite et, le lendemain matin, la messe y fut célébrée.

La messe terminée, L’Olive et du Plessis procédèrent à la prise solennelle de possession de l’île. Ils se partagèrent ensuite les hommes qu’ils avaient emmenés avec eux et qui avaient contracté un engagement de travail de trois ans, les outils et les marchandises.

L’Olive fonda son habitation à l’Ouest de la Pointe Allègre, sur les bords d’une rivière à laquelle on donna le nom de rivière du Vieux-Fort, parce que pour se défendre contre les attaques, un fort y fut érigé, appelé Fort Saint-Pierre.

Du Plessis éleva ses établissements à l’Est de la même pointe, près d’une rivière désignée sous le nom de Petit-Fort, parce que, à son embouchure, on érigea une petite fortification.

Les personnes qui étaient venues à leurs frais avec des engagés reçurent des concessions de terre, et devinrent ce que l’on a appelé aux îles : habitants. Les Caraïbes accoururent au-devant des Français et les accueillirent avec la plus grande bienveillance. Les relations commencèrent sous les meilleurs auspices entre les deux peuples qui contractèrent une alliance féconde en résultats. Au moyen de légères rétributions, les sauvages consentirent sans difficulté à aider les Français à abattre les forêts, pour faire place à la construction des cases, à l’ensemencement des plantes destinées à l’alimentation publique, du tabac et du coton dont les produits devaient faire florir le commerce. Ils donnèrent libéralement des plants de manioc, des graines de tabac, de coton et de pois de différentes espèces, des patates, des ignames, d’autres vivres.

ADOLPHE BELOT



Né à Pointe-à -Pitre,
le 6 novembre 1829.
Décédé à Paris,
le 18 décembre 1890.


Sorti du collège Sainte-Barbe, il obtint sa licence en droit à la Faculté de Paris et voyagea un peu. Puis, en 1854, Belot se fit inscrire au barreau de Nancy. Il ne tarda pas à jeter la toque aux orties, et en 1855, il publiait son premier roman : Châtiment. Deux ans après, il faisait représenter à l’Odéon : A la Campagne.

En 1859, il obtint un vif succès avec le Testament de César Girodot, représenté à l’Odéon plus de trois cents fois. Cette pièce, en 1913, était portée au répertoire de la Comédie-Française.

Il donna successivement : Un secret de famille, drame en cinq actes, à l’Ambigu, en 1859; la Vengeance du mari, trois actes, à l’Odéon, en 1860 ; les Parents terribles, trois actes, à l’Odéon, en 1861; le Vrai Courage, deux actes, au Vaudeville, en 1862; les Indifférents, quatre actes, à l’Odéon, en 1863 ; les Souvenirs, comédie en quatre actes, au Vaudeville, en 1865 ; etc.

Il se consacra alors au roman, et, en collaboration avec Ernest Daudet, il fit paraître, en 1867, la Vénus de Gordes, dont le succès fut considérable.

Peu après, en 1868, il publia le Drame de la rue de la Paix qu’il transporta sur la scène de l’Odéon la même année. Après Mademoiselle Giraud, ma femme, qui a atteint un succès inouï, il a publié Deux Femmes, le Parricide, les Mémoires d’un Caissier, Folies de Jeunesse, les Mystères du Grand Monde, la Femme de Feu, Hélène et Mathilde, le Secret de Famille, Alphonsine, Bon ami, Cinq cents femmes pour un homme, les Boutons de Rose, etc.

En décembre 1870, il transporta au Théâtre de l’Ambigu la



A. BELOT


A LA PENSÉE FRANÇAISE

161

énus de Gordes ; il fit jouer l’Article 47, paru en roman; il mit en scènes Froment jeune et Risler aîné, ainsi que Sapho d’Alphonse Daudet.

Adolphe Belot a publié des feuilletons, des contes et des nouvelles un peu partout, dans le Figaro, le Peuple Français, le Journal de Paris, le Dimanche, etc.

Il fut, à l’époque, l’un des prodigieux maîtres du roman populaire, et quand, en novembre 1865, pour répondre au Petit Journal, quotidien, Villemessant créa l’Evénement, c’est à lui, ainsi qu’à Pierre Zaccone et Paul Féval, qu’il eut recours pour le feuilleton.

Dans le Figaro du 5 novembre 1873, on publia sur Belot, l’appréciation suivante :

"M. Adolphe Belot est né à la Guadeloupe. Ne lui sachez aucun gré de son style chaud et coloré, de ses conceptions vigoureuses, de ses situations osées, de ses sujets, c’est le sang créole qui coule dans ses veines. Né à quelques degrés plus loin de l’Equateur, Belot eût peut-être fait de bons petits romans à l’eau de rose, mais il est né aux Tropiques, et c’est ce qui nous a valu la Femme de feu".

Membre de la Société des Auteurs Dramatiques et du Comité de la Société des Gens de Lettres, Adolphe Belot avait été fait chevalier de la Légion d’honneur, en 1867.

En novembre 1904, à propos du Centenaire du Code Civil, le Théâtre-Français donnait une grande représentation avec trois pièces, dont le Testament de César Girodot.

C’est en décembre 1885 que le Gymnase donna Sapho, la pièce célèbre d’Alphonse Daudet et Adolphe Belot. Depuis, Sapho a été toujours repris avec succès : en septembre 1921, la Porte Saint-Martin reprenait le célèbre roman d’Alphonse Daudet adapté par Adolphe Belot, et des critiques soulignaient que l’œuvre a gardé "toute sa saveur et tout son intérêt", que "la pièce a gardé son prestige" ; en mai 1923, les Bouffes-Concerts, avec Madame Régina Badet, donnaient Sapho ; en octobre 1934, Madame Cécile Sorel a interprété Sapho au Théâtre Sarah-Bernhardt, et, en janvier 1935, on fêtait la centième représentation de la pièce.

Il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’au Théâtre-Français, en 1928, si Molière a été joué 67 fois, viennent ensuite Alfred de Musset, 56 fois ; Daudet et Belot 54 fois (avec une seule pièce Sapho); Victor Hugo 25 fois; Racine 24 fois ; Corneille et Marivaux 23 fois, etc.

Les romans populaires de Belot font encore partie de nombreuses collections littéraires et sont toujours lus avec plaisir.
LE SECRET DU CAPITAINE GUÉRIN



A Paris, entre le passage Boulay et la rue du Docteur, du côté droit des boulevards, vis-à-vis des fortifications, s’étend un mur en maçonnerie, lézardé, noirâtre, couvert à son sommet de tessons de bouteilles, et destiné à clôturer un jardin de trois à quatre cents mètres, au milieu duquel apparaît, pauvrement, tristement, une petite maisonnette, à un seul étage, percée de fenêtres irrégulières.

C’était là qu’habitait avec sa fille, en 1875, un ancien capitaine du 3E régiment d’infanterie coloniale. Jules Guérin, — c’était le nom du capitaine retraité — l’esprit inquiet, aventureux, l’imagination ardente, possédé du désir de voir et de connaître, enfiévré de mouvement, de bruit et de soleil, avait choisi une carrière en rapport avec ses aspirations : il s’était engagé dans l’infanterie de marine.

Du premier coup, pour ses débuts, il fut transporté sous les tropiques, en plein Sénégal, où l’on faisait encore quelques expéditions contre des peuplades insoumises. Il se conduisit bravement, vécut en bonne intelligence avec le climat, se fit remarquer de ses chefs, obtint bientôt des galons et plus tard l’épaulette. U était arrivé au grade de capitaine et se trouvait en garnison à la Guadeloupe, lorsqu’il s’éprit d’une charmante créole, fille d’un propriétaire de l’île, ou plutôt d’un habitant, suivant l’expression coloniale. Jules Guérin venait d’entrer dans sa quarante-cinquième année, mais il avait grand air en uniforme, avec sa vareuse bleue, aux trois galons de grade, son pantalon de coutil blanc, son panama recouvert d’une coiffe en toile. Il jouissait aussi du prestige qui, pour nos jeunes filles créoles, prisonnières dans leur île, enclavées dans un cercle restreint, s’attache à l’homme élevé en Europe et enfant de Paris… Paris, leur idéal, la grande ville dont elles entendent tant parler, vers laquelle tous leurs rêves les transportent.

Sa demande en mariage fut donc agréée et, en 1858, une petite fille, ardemment souhaitée, vint combler ses vœux.

Deux années plus tard, le capitaine, désigné pour prendre part à la campagne de Chine, dut quitter sa femme et son enfant. Il paya de sa personne comme au temps où il était garçon, de chevalier passa officier de la Légion d’honneur, et revint en congé à la Guadeloupe.

Hélas ! les joies de retour n’eurent qu’une courte durée : Mme Guérin mourut dans une épidémie de fièvre jaune.

Le désespoir du capitaine fut terrible, — ses camarades le soupçonnèrent un instant de songer à se tuer, — mais il était père, il adorait sa petite Jeanne ; les baisers de cette enfant lui donnèrent du courage et il résolut de vivre pour elle.

Bientôt même, pour n’être plus obligé de s’en séparer, il faisait valoir ses droits à la retraite, et partait pour la France avec sa fille bien-aimée, le vivant souvenir de ses amours mortes.

La retraite du capitaine Guérin fut liquidée à la somme de deux mille quatre cents francs, toutes ses campagnes comprises. Cette somme était certainement insuffisante pour vivre à Paris, s’entretenir, élever une enfant et donner plus tard une bonne éducation à une jeune fille. Mais le vieux militaire, réfugié dans la paternité, se distinguait par ses habitudes d’ordre et d’économie. Puis il était parfaitement tranquille sur l’avenir de Jeanne : sa première jeunesse était un peu restreinte, mais elle aurait une dot respectable, elle serait certainement riche un jour. En effet, tandis que le capitaine se battait pour la France et contribuait à sa fortune, son frère, Claude Guérin, un négociant, avait fait une fortune personnelle. Elle devint même assez considérable pour qu’il voulût en jouir. Il s’était retiré des affaires, avait pris un bel appartement sur le boulevard Bonne-Nouvelle, eut un coupé et se fit recevoir membre d’un cercle.

— Ne t’effraye pas, disait-il à son frère Jules, je m’arrange une bonne vie de vieux garçon pour n’être pas tenté de me marier, et pour pouvoir laisser un jour, le plus tard possible, toute ma fortune à ma chère nièce.

Fort de ces paroles, le capitaine continuait à vivre modestement auprès de Jeanne, qu’il menait voir de temps à autre, — pas trop souvent pour ne pas le gêner, — l’oncle millionnaire, disait-on.

Claude Guérin mourut brusquement à la fin de 1871 d’une congestion cérébrale. Son frère fut très affligé de cette mort imprévue et le pleura sincèrement. Puis, lorsqu’il eut payé cette dette à sa mémoire, il se rendit chez le notaire pour qu’on lui donnât connaissance du testament.

On l’ouvrit devant lui : le défunt laissait toute sa fortune à une nommée Mathilde Simonnet, connue dans Paris sous le nom de Mathilde de Villeneuve, une sorte de femme déclassée, artiste dramatique à ses heures, le plus souvent femme galante. Tandis que le confiant capitaine qui se consacrait entièrement à sa fille, n’avait ni le temps ni le souci de surveiller son frère, ladite Mathilde de Villeneuve s’était peu à peu glissée dans l’intimité de Claude Guérin. Jeune, intelligente, jolie, superbe de formes, d’une rare élégance, experte en l’art de séduire un vieillard, elle avait absolument accaparé le négociant retraité, qui avait eu le tort de vouloir commencer à vivre, au moment où l’on devrait se reposer d’avoir vécu. La déception du capitaine fut grande ; cette fortune qui lui échappait, il n’y tenait aucunement pour lui ; ses goûts étaient des plus simples, des plus modestes. Mais il l’avait rêvée pour sa Jeanne bien-aimée. Et, au moment où il croyait la tenir, où tout lui donnait le droit d’y compter, — sa proche parenté, l’absence d’autres héritiers, les promesses de son frère, l’affection que celui-ci n’avait cessé de lui témoigner, — cette fortune passait dans les mains d’une inconnue. Jeanne, sa fille chérie, cette adorable créature, faite de beauté, de bonté, de chasteté, allait être dépouillée au profit d’une misérable intrigante ! Non, non, il ne pouvait admettre une telle injustice, souffrir une telle infamie. Il plaiderait, il ferait à cette demoiselle de Villeneuve un procès en captation ; il établirait qu’elle avait abusé de son influence sur Claude Guérin, de la crainte peut-être qu’elle inspirait à ce vieillard, pour l’obliger à tester en sa faveur. Il demanderait l’annulation d’un acte entaché d’immoralité, et l’envoi en possession d’une fortune qui lui appartenait à tous les titres.

Les hommes de loi qu’il s’empressa de consulter, le notaire même de son frère, scandalisé comme lui par ce testament inattendu, le fortifièrent dans ses projets et déclarèrent sa cause excellente. Il plaida donc et bientôt il obtint une victoire complète devant le tribunal civil.

Hélas ! tandis qu’il se réjouissait, Mademoiselle de Villeneuve interjetait appel, et une année plus tard, contrairement à ses prévisions, la Cour infirmait le jugement de première instance.

On conseilla au capitaine de se pourvoir en cassation. Mais il était bien découragé, bien désolé ; il n’espérait plus dans la justice. Puis la Chambre des requêtes admettrait-elle son pourvoi ? Enfin, si elle l’admettait, c’était un nouveau procès, devant une autre Cour ; il pouvait perdre encore, et alors que de frais à payer, que de dépens, que de dettes ! Pour atteindre un but incertain, avait-il le droit de sacrifier ses dernières ressources ?

Il ne le crut pas et déclara qu’il renonçait à poursuivre plus loin l’affaire.

Il ne lui suffit pas de prendre cette résolution ; il voulut encore restreindre sa vie, et, puisque l’avenir lui échappait, faire dans le présent quelques économies, destinées à sa fille en cas de malheur. Aussi quitta-t-il l’intérieur de Paris où il demeurait, pendant que Jeanne faisait son éducation, pour se fixer à l’extrémité des Batignolles, dans cette petite maisonnette du boulevard Bessières. Il l’avait choisie à cause de son loyer peu élevé, et du jardin où la jeune fille pouvait s’ébattre, tandis que lui-même prenait un exercice nécessaire à sa santé. Ils vivaient seuls, tous les deux, sans domestiques, se contentant pour les gros travaux de la maison, d’une femme de ménage qui venait le matin et repartait le soir.

Elle n’avait que dix-sept ans ; mais, semblable aux plantes de son pays qu’un rayon de soleil fait éclore et fleurir en un jour, elle s’épanouissait déjà comme une femme de vingt ans, charmante, superbe. Elle était grande, élancée, et cependant ses épaules avaient des rondeurs exquises, son buste virginal de l’ampleur, ses hanches du développement, son pied une finesse incomparable.

Et quelle jolie tête sur ce beau corps ! De grands yeux veloutés d’un noir bleu, des cheveux châtain foncé, soyeux, naturellement ondulés; le nez d’un dessin parfait, aux narines ouvertes, toujours vibrantes ; une petite bouche avec des lèvres rouges un peu épaisses, et des dents de créoles, fines, pressées, nacrées. Rien à reprendre au point de vue de la ligne et cependant ce n’était pas la beauté du type, la pureté du profil qu’on admirait le plus ; on était surtout séduit par l’expression de ce joli visage, sa distinction, son rayonnement, le charme souverain qui s’en dégageait.

Devant une table en noyer, sans nappe, mais bien luisante, tout en déjeunant, Jeanne disait à son père :

— Tu sors aujourd’hui ?

— Oh ! oui, répondit le capitaine, et toute la journée encore.


— Comme tu te déranges, papa, depuis quelque temps.. Je ne te reconnais plus… tu es tous les jours dehors à courir.

— J’ai des affaires, Mademoiselle !

— Des affaires, des affaires ! tu ne devais en avoir qu’une : celle de m’aimer.

— Ce n’est pas suffisant, fit-il, en portant son verre à ses lèvres. Mais elle ne lui laissa pas le temps de boire, elle s’était élancée vers lui, et frôlant ses grosses moustaches, le regardant d’un air mutin, elle disait :

— Répète, répète donc un peu… si tu l’oses… pour voir.

Il n’osa pas et préféra l’embrasser.

Bientôt ils se levèrent de table, gravirent l’escalier tortueux et le capitaine se retira dans sa chambre pour s’habiller. Mais Jeanne n’abandonna pas son père, elle resta dans le petit salon et, par la porte entr’ouverte, ils causaient toujours ensemble ; ils ne voulaient se faire tort d’aucun instant.

— C’est la dernière fois, disait-elle, que je te laisserai m’abandonner toute une journée… Je m’ennuie, quand tu n’es pas là… puis, j’ai peur de cette maison isolée, sur ce boulevard perdu.

— Toi ! peur, criait le capitaine, toi, la fille d’un vieux soldat… Tu te calomnies, je te connais. — Tu as beau me connaître, faisait-elle en se rapprochant de la porte.

— Bah ! je ne te quitterai plus à partir de demain, je te le promets, et aujourd’hui, tu ne seras pas seule… ta bonne amie ne vient-elle pas passer la journée avec toi ?… Vous n’aurez pas le temps d’avoir peur ni l’une ni l’autre… Vous surveillerez la femme de ménage, à qui je t’autorise à commander un bon dîner ; je t’ouvre un crédit de dix francs.

— Dix francs pour notre dîner, s’écria Jeanne décidément tu es malade, papa, ou bien il se passe ici quelque chose d’extraordinaire, je veux savoir quoi… Si tu ne le dis pas, j’entre.

— Oh ! tu peux bien entrer, j’ai fini de m’habiller. Elle se précipita dans la chambre de son père, au moment où il venait de prendre, dans le tiroir de sa table, un vieux portefeuille rouge, abandonné depuis quelque temps, mais qui lui servait autrefois à mettre de l’argent, des valeurs.

— Tiens ! est-ce qu’il y a encore quelque chose là dedans ? demanda-t -elle.

— Hélas ! non, répondit-il, en faisant remarquer à Jeanne que le portefeuille était d’une platitude désespérante.

Elle détourna dédaigneusement la tête et Guérin, profitant de ce mouvement, glissa le porte-feuille dans une des poches de sa redingote.

Décidément, le père avait un secret pour la fille. Mais, malgré toutes les questions, les menaces, les cajoleries de Jeanne qui se doutait de quelque chose, il resta muet, inébranlable.

— Ce soir, à dîner, tu sauras tout, dit-il. Jusque-là rien… rien, je me le suis juré. Et quand le brave capitaine avait fait un serment, sa fille elle-même ne l’aurait pas décidé à y manquer. Jules Guérin rentrait après sa longue absence. Arrivé au boulevard Bessières, il payait la voiture qu’il avait prise, traversait son jardin et pénétrait dans la maison. A peine eut-il fait quelques pas dans le vestibule que sa fille, qui l’avait entendu, se précipita sur lui, appliqua deux gros baisers sur chacune de ses joues et l’entraîna dans la petite salle à manger.

— Viens admirer mon dessert, lui dit-elle. Le capitaine regarda : au milieu de la table, sur une nappe bien blanche, se dressaient deux pyramides de sucreries, une autre de pâtisserie et deux grands compotiers de confiture des colonies.

— Ah ! je te reconnais bien là, s’écria Guérin, fille de créole, vilaine gourmande, mes dix francs ont passé tout entiers dans le dessert… et c’est cela que tu appelles un dîner !

— Ne gronde pas, fit Jeanne, tu auras ton plat favori. Zézelle est en train de le surveiller à la cuisine. Est-ce qu’on t’oublie ?

Zézelle est une abréviation usitée à la Guadeloupe, et qui veut dire Mademoiselle. Jeanne appelait ainsi une vieille fille de quarante à quarante-cinq ans, sa meilleure amie, ou pour mieux dire, sa seule amie. Mademoiselle Zoé Lacassade, tel était son vrai nom, avait été intimement liée avec Mme Guérin, et lorsque celle-ci vint à mourir et que le capitaine résolut de se fixer en Europe, Zoé déclara qu’elle le suivrait, qu’elle n’abandonnerait pas sa petite Jeanne, sa filleule, son adorée, son enfant d’adoption. Cette résolution était d’autant plus méritoire que Mlle Lacassade n’avait aucune espèce de fortune et qu’en outre elle redoutait par-dessus tout un voyage en mer. Cependant, malgré ses craintes, malgré sa pauvreté, elle fit voile pour la France et parvint à y vivre sans trop de privations, grâce à une industrie qu’elle créa, consistant à procurer aux familles créoles résidant à Paris et qui la connaissaient, des denrées coloniales.

C’était une toute petite femme, au cheveux bouclés, d’un noir de jais. Malgré la beauté de ses yeux et de ses dents, personne n’avait songé à la trouver jolie, mais tous ceux qui la connaissaient l’aimaient pour son dévouement à toute épreuve, son cœur excellent, et ne songeaient à rire ni de sa taille exiguë, ni de sa pétulance, ni de son exagération de gestes et de paroles, ni d’une foule de petits ridicules enfouis sous de grandes qualités.

On s’était mis à table ; le capitaine en face de sa fille, Zoé Lacassade entre eux ; et tandis que Guérin mangeait de grand appétit, Jeanne disait :

— Eh bien ! papa, ce fameux secret que tu devais me révéler au dîner ?

— Au dessert, au dessert, répondait le vieux capitaine la bouche pleine.

— Mais nous y sommes déjà au dessert, reprenait Jeanne ; nous avons même commencé par là. Puis, regardant son père, elle ajouta :

— Qu’as-tu donc dans la poche de ta redingote, là, sur la poitrine ? Est-ce que c’est une surprise ?

— Une toute petite surprise, fit le capitaine. Alors, il porta la main à la poche que sa fille désignait et en tira posément, gravement, avec respect, un objet qu’il posa devant lui, sur la table.

— Tiens ! le portefeuille de ce matin, s’écria Jeanne. Tu l’avais emporté ?… Mais il n’a pas la même forme… On dirait qu’il a engraissé… Il contient quelque chose, montre, montre vite.

— Montrez, montrez, capitaine, ne nous faites pas languir, dit à son tour Mlle Lacassade, avec un accent créole des plus réussis. Sans se presser, mais la figure tout épanouie, les yeux brillants, il fit glisser la petite languette de cuir qui fermait le portefeuille, l’ouvrit, l’étala dans toute sa longueur, et alors apparut une grosse liasse de billets de banque.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? fit Jeanne, le corps penché sur la table.

— Des billets de mille francs, répondit avec calme le capitaine.

— D’où viennent-ils ? A qui appartiennent-ils ?… Aurais-tu dévalisé une malle-poste, papa ?

— Non, Mademoiselle… j’ai tout simplement hérité de mon frère.

— Toi !… que dis-tu là ?… C’est une dame qui a hérité et tu as perdu définitivement ton procès.

— Pas si définitivement que tu veux bien le dire, répliqua Guérin… Conseillé par mes amis, et aidé par eux, je me suis décidé, après de longues hésitations, à me pourvoir en cassation… La Chambre des requêtes a bien voulu admettre mon pourvoi… la Cour de cassation cassa l’arrêt qui nous était contraire… et enfin la Cour de Rouen, devant laquelle nous avons été renvoyés, nous donna gain de cause avec de tels considérants que notre adversaire renonce à la lutte… Bien du temps s’est encore écoulé, mais j’ai été enfin mis aujourd’hui en possession de toute la fortune de mon frère… Tu n’as pas compris grand’chose à cette procédure, mais qu’il te suffise de savoir, chère enfant, que ce portefeuille contient cinq cent trente mille francs, c’est-à-dire une fortune.

La voix du capitaine, ferme au début, s’était attendrie, et, pendant qu’il prononçait ces derniers mots, on eût pu voir une grosse larme sortir de ses yeux, rouler sur sa joue, et se perdre dans sa moustache.

Zoé Lacassade, impressionnable comme toutes les créoles, nerveuse à l’excès, pleurait aussi de joie. Jeanne, elle, ne pleurait pas, mais elle avait fait le tour de la table, s’était assise sur les genoux du vieux soldat, et l’entourant de ses bras, son visage près du sien, elle lui disait :

— C’était donc pour mieux suivre ce procès, pour m’enrichir, que tu me quittais si souvent… Et moi qui t’accusais de te déranger, moi qui t’ai soupçonné un jour de me laisser seule pour aller au café faire ta partie de piquet… Oh ! cher père, je ne me pardonnerai jamais…

— Tais-toi ! veux-tu bien te taire, grommelait le capitaine, tu vas me faire pleurer comme une bête.

— Tant pis… je ne me tairai pas avant de t’avoir dit que tu es le meilleur des pères… Oh ! ce n’est pas à cause de l’argent que tu m’apportes ; je suis heureuse avec toi, je n’ai besoin de rien… Mais quel courage il t’a fallu pour me faire tant de cachotteries, pour m’épargner les émotions que toi-même tu ressentais !… Ah ! tiens, je ne sais plus que dire, moi… Je t’embrasse, ça vaut mieux. Et, lui prenant la tête à deux mains, elle lui donnait de gros baisers sur le front, sur les joues, tandis que Zoé Lacascade continuait à pleurer, les coudes sur la table, la tête dans les mains, devant son assiette abandonnée.

— Vois-tu. dit le capitaine à sa fille au bout d’un instant, quand la première émotion fut passée, tout cet argent t’appartient. Je comptais le porter aujourd’hui même chez mon agent de change ; mais le notaire ne m’a reçu qu’à quatre heures, et lorsque je l’ai quitté, toutes les caisses de Paris étaient fermées… A te dire vrai, je n’en ai pas été trop fâché… la surprise que je te ménageais a été complète, matérielle en quelque sorte… Je me faisais une fête d’étaler devant toi cette liasse de billets… Mais elle sera plus en sûreté et plus productive dans les coffres de l’État… Dès demain matin, je la remettrai à mon agent… et nous aurons bientôt un bon coupon de rentes, inscrit à ton nom et destiné à te servir de dot.

— Une dot, fit Jeanne, une dot, avec la somme entière…. et de quoi vivrais-tu alors, lorsque je serai mariée ?

— Ma pension de retraite ne nous a-t-elle pas suffi à tous deux jusqu’à ce jour ?

— Non, non, je veux que tu sois riche, toujours riche… nous garderons la somme pour nous deux et je ne me marierai pas.

— C’est bon, c’est bon, fit le capitaine ; on recausera de cela plus tard… En attendant, nous déménageons pour aller nous loger dans cette belle cité des Fleurs que tu avais si souvent remarqué en passant

— Ah ! quel bonheur !… s’écria Jeanne. Zézelle viendra avec nous !


Alors ces trois êtres qui s’aimaient tendrement, assis côte à côte, se tenant les mains, firent mille projets d’avenir. Jeanne aurait voulu acheter tout Paris pour son père et son amie, et le capitaine était obligé de défendre ses billets de banque, si difficilement conquis.

Enfin, comme dix heures venaient de sonner, la femme de ménage, qu’on avait retenue par extraordinaire jusque-là, alla chercher une voiture, et bientôt Mlle Lacassade prit congé de ses amis, en leur promettant de venir les voir le lendemain. Le capitaine ferma la maison et monta dans sa chambre en compagnie de Jeanne. Ils causèrent encore près d’une heure, et s’amusèrent comme des enfants à compter leur fortune. Puis les billets de banque rentrèrent dans le portefeuille que Guérin plaça sous son traversin.

Bientôt le père et la fille après s’être embrassés tendrement une dernière fois, se séparèrent. Et le capitaine, ce soir-là, s’endormit heureux d’avoir vu ses efforts couronnés de succès, pour le bonheur de sa fille qu’il aimait tant…

ÉMILE VAUCHELET



Né à Basse-Terre
le 31 mars 1830.
Décédé à Paris,
le 30 mars 1913.



Historien et biographe, Emile Vauchelet a publié de belles pages sur les enfants célèbres de la Guadeloupe. Un historien, M. Albert Chuquet, membre de l’Institut, le cite dans l’ouvrage : Dugommier, paru en 1904.

Grâce à ses archives personnelles et à de minutieuses recherches aux Archives du Ministère de la Marine et des Colonies, etc., Vauchelet a fait paraître, chez Augustin Challamel, en 1894, la Guadeloupe. — Ses enfants célèbres (Léonard, Lethière, Bernard, Poirié Saint-Aurèle) ; il a publié la première partie d’une Histoire de la Guadeloupe. On a encore de lui la Découverte de la Guadeloupe (1892) et une étude historique : Biographies des généraux Dugommier et Gobert. Il a publié, en 1907, à Paris, à la librairie Challamel, les Caraïbes (origines, mœurs, parlers), extrait de la Revue Coloniale, publication du ministère des Colonies.

Journaliste, il a collaboré à la Revue Historique, à la Guadeloupe et aux Annales de Géographie.

Le bon écrivain que fut Emile Vauchelet, avait obtenu une Médaille du Jardin d’Acclimatation de Paris pour une étude sur les poissons de rivière de la Guadeloupe.


LETHIÈRE
(1760-1832)

La Guadeloupe est fière de compter au nombre de ses enfants, non seulement des poètes, des littérateurs, des EMILE VAUCHELET généraux, des administrateurs, mais encore une célébrité dans la peinture, cette sœur de la poésie.

Lethière (Guillaume Guillon), peintre d’histoire, un des plus distingués de l’école française, est né à Sainte-Anne (Guadeloupe), le 10 janvier 1760. Il était fils naturel de Pierre Guillon, qui le reconnut le 18 germinal an VII. Comme il était le troisième enfant, il reçut le nom de Letiers, qu’il changea en Lethiers, puis en Lethière, orthographe qu’il conserva, bien que plusieurs de ses tableaux soient signés Le Thière, en deux mots. Du reste, il variait souvent sa signature : tantôt, il signait G. Guillon Lethière, tantôt G. Lethière, etc[19].

Son père voyant se développer chez le jeune Guillaume, dès son enfance, les plus heureuses dispositions pour le dessin, l’envoya en France, en 1774. Il avait alors 14 ans.

Il fut d’abord placé chez le peintre Descamp, professeur à l’Académie royale de Rouen. Pendant les trois années qu’il passa près de lui, il fit honneur à son maître, en remportant plusieurs prix. Ces succès encouragèrent son père à cultiver ce talent naissant, et il envoya son fils, en 1777, à Paris, où il pouvait se perfectionner a l’étude des grands maîtres et se mettre en contact avec des artistes distingués.

Dès son arrivée dans la capitale, Lethière entra à l’école de Doyen, peintre du roi. Il travailla sous ses auspices et devint un de ses meilleurs élèves : en 1784. il remporta à l’Académie, le deuxième grand prix de Rome, dont le sujet de composition était : La Chananéenne aux pieds de Jésus. Ce tableau est au Musée

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d’Angers. Le premier prix fut dévolu à Drouais, dont le succès s’établit de suite. Bien que n’ayant obtenu qu’un second prix, on estima que la beauté de son tableau et les talents qu’il avait déployés, rendaient Lethière digne d’aller à Rome, et, par une faveur toute spéciale, le comte de Montmorin lui fît accorder la pension.

Pendant son séjour en Italie, il peignit, en 1790 : Néron faisant enlever Junie pendant la nuit. Cette œuvre orne le musée de Montpellier.

Après un séjour de quatre années en Italie à l’école ou académie royale de France à Rome, comme pensionnaire de l’État, Lethière revint à Paris.

À cette époque, David, le restaurateur de la peinture en France, commençait à faire école. Lethière, dont le talent avait déjà acquis, à Rome, une grande ampleur, s’attacha à imiter la pureté de ses traits et la hardiesse de son pinceau. On pouvait dès lors présager ce qu’il serait un jour.

Malheureusement, en France, la Révolution avait détruit les établissements académiques et les arts paraissaient devoir péricliter : la politique avait tout envahi. Mais Lethière, qui semble s’être inspiré des idées de l’époque, produisit une esquisse représentant Brutus sacrifiant ses deux fils pour le bonheur et la liberté de sa patrie. Et comme pendant à cette œuvre, il représentait, par une autre esquisse, Virginius immolant sa fille Virginie à la tyrannie d’Appius Claudius. Il les exposa plus tard et en fit ses deux plus grands et plus beaux tableaux, ses chefs-d’œuvre, dont nous reparlerons.

D’après la Biographie des Contemporains, Lethière "avait le projet d’exécuter les quatre grandes époques des révolutions romaines : J. Brutus ; Virginius, qui est sur le chevalet ; la Mort de César et la Défaite de Maxence par Constantin. Cette grande entreprise demandait du temps, de la sécurité, des moyens pécuniaires et surtout du courage. Il n’a pu jusqu’ici exécuter que le premier de ces tableaax ; le second est commencé, et les études des deux autres resteront probablement dans son portefeuille jusqu’au jour où les encouragements ne se donneront plus exclusivement au genre que Louis XIV dédaignait".

Dès l’année 1793 et en pleine tourmente révolutionnaire, Lethière exposa au Salon deux tableaux : Œdipe détaché de l’arbre par un berger et Orphée et Eurydice ; plus un dessin : Le martyre de saint Protais. Il avait alors 33 ans.

Deux ans après, au Salon de 1795, Lethière exposa : Caton d’Utique, qui n’était qu’une figure d’étude ; Herminie chez les bergers et l’Amour et les Grâces dérobant la ceinture de Vénus pendant qu’elle sommeille ; plus deux dessins : l’un représentant ce dernier sujet et l’autre Virginius, capitaine de légion, tuant sa fille pour lui sauver le déshonneur de servir au plaisir d’Appius Claudius.

En 1798, il exposa encore : Philoctète dans l’île déserte de Lemnos, gravissant les rochers pour avoir un oiseau qu’il a tué. Ce tableau, un de ses meilleurs, par la correction du dessin et par son coloris, et pour lequel il obtint un prix d’encouragement, était destiné à la Chambre des députés ; Le sommeil de Vénus ; Deux jeunes femmes au bain jouant avec un cygne ; plus un portrait de femme et un dessin, frise représentant le 9 thermidor.

Au Salon de l’année suivante (1799), il produisit : Une femme à la harpe et Une femme appuyée sur un portefeuille.

C’est au Salon de 1801 qu’on a pu admirer l’esquisse de Brutus condamnant ses fils à mort pour avoir conspiré contre la République. Ce n’est qu’en 1812 que ce sujet fut fixé sur la toile. Nous en reparlerons à sa date.

En 1805, Lethière fit : Le traité de Léoben. C’est une de ses plus belles toiles. Ce tableau est au Musée de Versailles, salle 81, pl. 11 . Il porte le numéro 1.493. Il est signé : "Guillon Lethière, 1805". Il mesure 3 m. 32 de hauteur sur 5 m. 90 de largeur. Il a été exécuté pour la salle des conférences du Corps Législatif et exposé au Salon de 1806.

Nous savons que les préliminaires de la paix ont été signés, le 17 avril 1797, au château d’Ekwald, près de Léoben, entre le marquis de Galle et le général Merfeld, stipulant pour l’Autriche, et Bonaparte au nom de la République française.

En cette même année 1806, Lethière fit le portrait de Marie-Anne-Elisa Bonaparte, grande duchesse de Toscane. Elle est représentée en pied et appuyée sur une balustrade. Cette toile, qui mesure 2 m. 17 de hauteur sur 1 m. 41 de largeur, est signée : "Guillon Le Thière, 1806". Il est au Musée de Versailles, salle numéro 170, et il porte le numéro 4.710. Dans cette même salle, sous le numéro 4.700, on peut admirer encore le portrait en pied de Joséphine, impératrice des Français. Elle est représentée assise et en costume impérial. Cette toile, qui mesure 2 m. 25 de hauteur sur 1 m. 49 de largeur, est signée : "G. Le Thière, 1807".

Au Salon de 1808 parut : Le Passage du Danube. D’un caractère doux, modeste, désintéressé, Lethière s’acquit l’estime et l’amitié de gens de bien et de hauts personnages. Un surtout l’honorait de sa protection, de ses conseils éclairés, et même de son amitié : c’était Lucien Bonaparte, qui se plaisait à fréquenter son atelier, où se réunissait une société choisie, non seulement d’amateurs, mais encore d’élèves distingués, de maîtres. Lucien Bonaparte, nommé ambassadeur de France en Espagne, proposa à Lethière de l’y accompagner. Il ne demanda pas mieux. En effet, il allait pouvoir étudier sur place cette belle école espagnole, alors peu connue des peintres français. Il resta donc plusieurs années en Espagne et il aida puissamment Lucien à former sa belle collection de tableaux, si longtemps admirée, et qui a contribué à répandre en France le goût pour cette école.

Revenu en France, Lethière n’y resta pas longtemps.

Suvée, directeur de l’Académie de France à Rome, étant mort, il fut choisi par la quatrième classe de l’Institut pour le remplacer, en 1811 ; et nul que lui n’était plus digne d’occuper cette haute fonction. Suvée, faible de caractère, était impuissant à maintenir l’établissement à sa hauteur. Lethière avait ce qu’il fallait pour cela et il sut se faire estimer et aimer de tous. Aussi après ses six années de directorat et, contrairement à l’usage jusqu’alors établi, il continua ses fonctions pendant quatre autres années.

Lethière envoya au Salon de 1812 son grand et beau tableau : Brutus condamnant ses fils à mort. Il ne mesure pas moins de 4 m. 36 de hauteur sur 7 m. 62 de largeur, et les figures sont de grandeur naturelle. Il orne le Musée du Louvre à Paris, où il porte le numéro 321. (Collection de Louis XVIII). Il fut acheté, en 1819, pour la somme de 15.000 francs. En voici la description, d’après Villot : "Brutus ayant à sa droite Collatin, son collègue, qui se couvre le visage, est placé sur une estrade dominant le lieu de l’exécution ; derrière eux sont les Sénateurs assis sur un double rang. Au milieu de la scène, deux licteurs enlèvent le corps d’un des fils déjà décapité ; le second, prêt à subir le même sort, est entouré d’amis qui cherchent à vaincre l’inflexibilité de Brutus. Dans le fond du tableau, en aperçoit une partie des montagnes de Rome".

À cette occasion, Lethière fut décoré de l’ordre de la Réunion.

Il produisit aussi, en cette même année, Le sommeil de Vénus, ravissant tableau, commandé par Lucien Bonaparte.

C’est pendant son séjour en Italie que Lethière fit exposer, en France, au Salon de 1817 : une Vue des plaines de Rome et de la petite église succursale des Dominicains, prise de la Villa Médine sur le Monte-Marie ; une Vue de Saint-Pierre et du Musée du Vatican, prise de l’église de la Trinité-du-Mont ; une Vue de la Villa-Médicis, palais de l’Académie royale de France à Rome, prise de la Trinité-du-Mont.

Au Salon de 1819 : Enée et Didon surpris par un orage, paysage historique remarquable. Ce tableau, qui fut d’abord au Musée d’Amiens, est aujourd’hui au Louvre. — Une Vue du château de Genazzano dans les États Romains. — Et Vénus sur les ondes.

C’est en cette même année que Lethière fut nommé chevalier de la Légion d’honneur.

Après dix ans de séjour dans la Ville Eternelle, il sentit le besoin de se produire, de se faire mieux connaître, d’arriver en un mot à la célébrité. Il vint donc, en 1820, habiter Paris. C’est alors qu’il travailla à fixer sur la toile les grands et beaux sujets dont il n’avait fait que les ébauches et à méditer de nouveaux sujets de composition.

En 1822, Lethière exposait au Salon : Saint Louis visitant et touchant un pestiféré de la plaine de Carthage. Ce tableau est au Musée de Bordeaux. — Esculape, fils d’Apollon, allaité par une chèvre, est trouvé par un berger. — Rémus et Romulus allaités par une louve. — Les côtes d’Angleterre près de Brighton. — Une felouque en danger dans la rivière de Gênes à la vue de Monaco.

Au Salon de 1824, Lethière exposa encore : Fondation du collège royal de France par François Ier. Ce tableau était destiné au Collège Royal.

L’année suivante (1825), Lethière fut nommé membre de l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut. Bientôt après, il fut attaché à l’École des Beaux-Arts comme professeur. Personne ne remplit avec plus d’autorité, de dignité et de zèle cette double fonction d’académicien et de professeur. Erudit et affable, aimant la jeunesse, il savait se faire estimer et aimer de tous ceux qui l’approchaient.

En 1827, il produisit : ’l’Héroïque fermeté de saint Louis à Damiette (mai 1252). Ce tableau fut placé dans la deuxième salle du Conseil d’État. Il est signé : "G. Le Thière, 1827". Il est aujourd’hui au Musée de Versailles, salle des Croisades.

C’est l’année suivante que Lethière fit le grand et beau tableau de : la Mort de Virginie. Cet autre chef-d’œuvre, signé : "Gme Gon, Lethière, 1828", mesure 4 m. 58 de hauteur sur 7 m. 83 de largeur et les personnages sont de grandeur naturelle. En voici le sujet : "Appius Claudius, chef des décemvirs, amoureux de Virginie, vient de la déclarer née d’une esclave et esclave elle-même, afin de pouvoir ensuite s’en emparer. Virginius, son père, après avoir inutilement tenté de la soustraire à ce jugement inique, la consulte, et, sur sa réponse qu’elle préfère la mort au déshonneur, il saisit un couteau sur l’étal d’un boucher voisin, le plonge dans le sein de sa fille, l’en retire tout sanglant, et furieux, se retourne vers le décemvir en lui criant : "Par ce sang innocent, je voue ta tête aux dieux infernaux ! "

Le dessin de cette belle composition avait déjà paru au Salon de 1795, comme nous l’avons vu plus haut. Une gravure à l’aqua-tinta avait reproduit également ce beau sujet. Quant au tableau lui-même, il ne fut exposé qu’au Salon de 1831. Il appartenait à M. Bayard, qui, en 1848, en fit don au Musée du Louvre. Il porte le n° 322, et il fait pendant à Brutus condamnant ses fils à mort.

Lethière, génie fécond, a encore produit à des dates différentes : la Madeleine aux pieds de Jésus-Christ. — Le Christ jardinier, qui ornent l’église Saint-Roch, à Paris. — Herminie chez les bergers. — Phorbas détachant Œdipe-enfant. — La Messe dans les Catacombes. — Le Départ d’Adonis et la Mort d’Adonis. Ces deux derniers tableaux ont été acquis par le duc d’Elbe et sont à Madrid. — Archimède. — Sainte Hélène découvrant la vraie croix. — Le passage du pont de Vienne par les troupes françaises. — Deux paysages historiques : Homère chantant ses poésies et le Jugement de Paris. Ces deux tableaux sont à Londres. — Un dessin à l’encre de Chine : le Songe de Lucien, qui se trouve au Musée de Besançon. — Et des études, telles que : la Mort de César ; la Défaite de Maxence par Constantin ; etc.

Lethière exposa aux Salons de 1793, 95, 98, 99, 1801, 06, 08, 12, 47, 19. 22, 24 et 1831.

Dans son Guide de l’École nationale des Beaux-Arts, l’érudit M. Mûntz dit : "Guillon Lethière (1760-1832). — Trois études pour la Mort de Virginie. La deuxième (plume et bistre) reproduit entièrement la première, qui est à la plume. La troisième est au crayon noir. — Legs Gatteaux…

"Buste, plâtre. — Don de Mlle Garnier ».

Ces œuvres, dont parle M. Mûntz, se trouvent aux Beaux-Arts, dans la salle V. Schoelcher.

Lethière était grand, fort, large des épaules et de la poitrine ; tête expressive, qu’ornèrent plus tard des cheveux blancs.

Lethière mourut à Paris, le 21 avril 1832, dans sa 73e année, laissant à la peinture un nom illustre. La Guadeloupe, son pays natal, en est fière. Voici l’appréciation de divers auteurs sur notre peintre :

"Enthousiaste de son art, dit la Biographie des Contemporains, et naturellement désintéressé, M. Lethière s’est occupé de travaux plus utiles pour la gloire que pour sa fortune, et il a plutôt recherché des amis qui l’honoraient que des protecteurs qui pouvaient l’enrichir."

M. Quatremère de Quincy, secrétaire perpétuel de l’Académie Royale des Beaux-Arts à l’Institut, dit dans sa Notice historique sur la vie et les ouvrages de M. Lethière : "Ce fut un de ces talents que la nature produit indépendamment des circonstances, comme propres à ces grands travaux, qui demandent un génie fécond, une capacité d’exécution proportionnée, et une facilité susceptible de satisfaire aux exigences de l’imagination".

Soyer dit : "Les talents de M. Lethière étaient très variés : il traita l’histoire et le paysage avec un égal succès ; en outre, il peignit l’architecture en artiste habile."

Vauchelet (Théophile), peintre d’histoire, à qui nous nous adressions, nous écrivait : "Ce fut à son retour d’Italie que j’eus le bonheur de faire sa connaissance. C’était un beau vieillard à cheveux blancs, d’une haute stature, plein d’amabilité et de bienveillance, surtout pour les jeunes gens… Lethière avait deux fils ; il était un très bon père de famille et je lui ai entendu dire souvent : assurément je n’aurais jamais eu la force d’âme de Brutus et de Virginius."

C’est Heim (François-Joseph) qui succéda à Lethière comme professeur à l’École des Beaux-Arts. Lethière fit école, comme nous l’avons vu, et parmi ses élèves les plus marquants il faut citer :

Mlle Lescot (Antoinette-Gécile-Hortense), (1704-18…), qui devint, en 1820, la femme de l’architecte Handebourg, mais qui signa toujours ses toiles : « Lescot ». Elle obtint une médaille de 2e classe en 1810 et en 1819. et une médaille de 1re classe en 1828. Ses principaux tableaux sont : François Ier accordant à Diane de Poitiers la grâce de M. de Saint-Vallier, son père condamné à mort. — Le baisement des pieds de la statue de Saint-Pierre. — La confirmation dans l’église de Sainte-Agnès de Rome. — Le meunier, son fils et l’âne. — Un condamné exhorté par un capucin au moment de partir pour le supplice. — Le premier pas de l’enfance. — Un petit joueur de marionnette ; etc.

Gibert (Jean-Baptiste-Adolphe), né à la Pointeà-Pitre (Guadeloupe), le 24 janvier 1803. Entré à l’École des Beaux-Arts, le 9 mars 1821. il obtint le 2" prix au concours de Rome, paysage historique, 1825 : Chasse de Méléagre. — Thésée retrouvant les armes de son père. Grand prix de paysage historique, 1829 ; Mort d’Adonis. Ces tableaux sont à l’École des Beaux-Arts, à Paris, salle Caylus. Et Dupré (François-Xavier) (1803-18…), entré à l’École des Beaux-Arts, le 3 septembre 1819. Il obtint le 2° prix au concours pour Rome, 1826 : Pythias, Damon et Denys le tyran, et le 1er prix, en 1827 : Coriolan chez Tullus, roi des Volsques. Le 2e prix fut décerné à Vauchelet (Théophile), notre parent, qui devint célèbre comme peintre d’histoire.

Juillet 1891.
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EUGÈNE AGRICOLE



Né à Basse-Terre,
le 8 juin 1835.
Décédé à Sainte-Marie (Martinique),
le 30 avril 1901.



Poète, il collabora à l’Anthologie Fleurs des Antilles, recueil imprimé à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900 (A. CHallamel, éditeur, Paris, 1900) et publia ses vers un peu partout, dans les journaux de la Guadeloupe et de la Martinique.

Etabli dans cette dernière colonie, il fut maire et conseiller général de la commune de Sainte-Marie où il résidait. Pendant longtemps, il fut président du Conseil général.

Eugène Agricole était Chevalier de la Légion d’honneur.


ODE À PERRINON
Dédiée à sa veuve,


La mort fut de tout temps l’asile
de la gloire.
Lamartine.

Ô toi qui vis le jour sous les feux du Tropique,
Fils désintéressé de notre Martinique !
O toi qui dors en paix sous la foi du tombeau !
Que ma muse, éveillant ta mémoire sacrée,
Redise les vertus de ton âme adorée
Au pays qui fut ton berceau.


Tel nous voyons souvent du fond du sanctuaire
L’encens au ciel monter avec l’humble prière,
Tels mes chants jusqu’à toi porteront nos regrets.
L’avenir équitable, au temple de mémoire,
Saura dresser l’autel qu’exigera l’histoire
Pour un apôtre du progrès.

Quand la France accorda la couronne civique
Aux hommes que courbait un pouvoir despotique,
Tu lui voulus prouver l’aptitude et l’amour
Qu’avait pour la servir la race tout entière ;
Sous ses drapeaux heureux tu choisis la carrière
Qui devait t’illustrer un jour.

Sitôt que le soleil de notre belle France
En ton esprit porta les feux de la science,
Tes efforts couronnés de succès précieux
Te surent mériter les honneurs militaires ;
Mais déjà tu rêvais aux peines populaires
Et dès lors tu fus malheureux.

Tu rêvais en silence à nos charmantes îles,
A nos champs toujours verts, à nos plaines fertiles,
Et ce cher souvenir éveillait ta douleur ;
Car en ces temps encor, d’un pénible esclavage
Ton esprit trop ardent t’offrait toujours l’image,
Et ce mal troublait ton bonheur.


Tu compris que ta voix saurait un jour peut-être.
Au sort du malheureux porter quelque bien-être ;
Tu voulus désormais te créer un renom,
Et tes premiers labeurs consacrés sans relâche
À remplir en tous points cette nouvelle tâche,
Te l’acquirent, ô Perrinon !

C’est alors qu’on te vit, cultivant ton génie.
Ajouter aux ressorts de notre artillerie
Le secret dont tu fus le modeste inventeur[20].
La patrie en retour, sur ta noble poitrine,
Attacha le ruban et la fleur argentine,
La belle étoile de l’honneur.

Lorsque le Peuple-Roi, d’un pouvoir énergique.
Posa les fondements de notre République,
La France à nos pays promit la liberté.
Tu voulus, le premier, sur ce lointain rivage,
À tes frères courbés sous un dur esclavage,
Porter la sainte égalité.

Ton front que sillonnait une ride profonde,
Dans la réflexion embrassait tout un monde
De projets généreux et d’avenir meilleur ;
Ta voix portait à tous les feux de ta belle âme,
Et dans tes yeux brillait une éternelle flamme
Comme un reflet de ton grand cœur.

Tu parus sur nos bords, et ta voix fraternelle
Nous promit d’heureux jours en cette ère nouvelle
Comme l’astre caché dans un sombre horizon,
Se détachant soudain des portes de l’aurore,
À nos yeux étonnés promet un jour encore,
Un jour heureux pour la saison.


La colonie entière à tes ordres soumise
Souscrivit avec joie à ta sainte entreprise,
Et partout sous tes pas reverdissaient nos champs.
Tous les cœurs proclamant ton noble caractère,
Bénissaient le Seigneur d’avoir fait de ta mère
L’idole de tes sentiments.

Mais une île voisine[21] aimante et généreuse,
Voulant te confier la charge précieuse
De défendre ses droits sous le soleil français,
Tu ne balanças point, car en défendant l’une,
La cause des deux sœurs étant toujours commune,
Pour ta mère aussi tu plaidais.

Quel astre fit « pâlir ton étoile éclipsée ! »
Quel grand événement ébranla ta pensée
Quand la France changea de nom et de destin !…
A tes premiers liens tu demeuras fidèle,
Un scrupule puissant l’emporta sur ton zèle
Et te désigna Saint-Martin[22].


Saint-Martin te reçut et bientôt ton génie
Le fit sortir enfin de sa longue agonie
Tu lui voulus créer un commerce important[23].
Mais c’était bien au prix des plus grands sacrifices
Que tu l’allais placer sous tes chères auspices
Et devenir son habitant !

Pendant deux lustres près ta vaste intelligence
A de nombreux revers opposa sa constance.
Sur le sol étranger un généreux concours
Seconda comme en France un si noble courage,
Et déjà le succès couronnait ton ouvrage.
Quand la mort moissonna tes jours !…


La mort ! oh qu’elle dut te paraître perfide
Quand elle te frappa de sa faux homicide !
Quand autour de ta couche, assemblant tes enfants,
Elle te les montra sous le faix des alarmes
Oubliant tout, hélas, pour donner à leurs larmes
Le libre cours des sentiments.

Nous te pleurons comme eux, et nos âmes sincères
Ne trouveront jamais de douleurs plus amères.
Ton nom nous sera cher ; par un culte pieux,
Nos cœurs proclameront tes vertus éminentes,
Et nos larmes, nos vœux, nos prières constantes
T’arriveront jusques aux cieux !…

Quand la mort vint t’offrir sa malheureuse coupe,
L’amitié t’envoya de notre Guadeloupe
Un grand et noble cœur qui sut la soutenir[24].
Ah ! que mon île aussi, cette sœur de la tienne,
Te lègue une douleur comparable à la mienne,
Et conserve ton souvenir !…

Pour qui sait ici-bas oublier ses misères
Et consacrer ses jours au bonheur de ses frères,
La tombe est le berceau de l’immortalité !…
Les siècles de son nom se font un héritage,
Sur les ailes du temps ses vertus d’âge en âge,
Passent à la postérité !

Oui tu vivras toujours et ta chère mémoire,
A l’avenir encor par un reflet de gloire,
Transmettra tes vertus et ton précieux nom.
Ton âme veillera sur nos chères Antilles,
Et les regrets touchants de nos mille familles
Seront pour toi, cher Perrinon !


Sainte-Marie, février 1861.


GERMAIN CASSE



Né à Pointe-à-Pitre,
le 23 septembre 1837.
Décédé à Avignon (Vaucluse),
le 8 décembre 1900.


Sorti de l’école de Sorrèze, il faisait son droit à Paris quand, dit le Dictionnaire de Biographie-Contemporainee, à la suite d’un discours prononcé par lui au fameux Congrès des Etudiants, tenu à Liège en 1865, et qui fit tant de bruit, il fut exclu de toutes les Facultés de France. "Son tempérament révolutionnaire, dit Pierre et Paul {M. Huc de la Dépêche de Toulouse), dans les Hommes d’Aujourd’hui, son esprit d’indépendance, son amour de la liberté, sa conscience que l’éducation cléricale n’avait pu entamer, ses sentiments de justice l’amenèrent à chercher l’affranchissement dans la République et la libre-pensée."

Il collabora, sous l’Empire, aux journaux avancés, comme le Réveil de Delescluze. La Marseillaise est fondée par Henri Rochefort. Germain Casse y collabore, est arrêté avec toute la rédaction et envoyé à la Santé où il reste un mois. Un manifeste qu’il signa contre le plébiscite qui devait faire la guerre lui valut une condamnation à trois mois de prison. Il purgeait sa peine à Reauvais, quand la République, proclamée le 4 septembre 1871, lui donna sa liberté.

Germain Casse s’était affilié à la Première Internationale et, poursuivi, malgré une énergique défense qu’il présenta pour lui et ses co-accusés, il fut condamné : avec l’amende et la prison, il perdit ses droits civils pendant un an.

Entre-temps, il avait fondé plusieurs journaux, la Jeune France, où Louise Michel coudoyait Isambert, pour laquelle il fut condamné, malgré une belle défense de Jules Grévy qui fut plus tard président de la République, le Travail qui, après neuf numéros, tomba sous les amendes et la prison et valut un mois de détention à Germain Casse. GERMAIN CASSE (Dessin de GIL)

Il avait fondé le Travail avec le concours de Jules Méline, de Georges Clémenceau et d’autres jeunes étudiants. C’est dans le Travail que Clémenceau fit ses débuts de journaliste. Les premières productions d’Emile Zola y furent publiées, par Germain Casse, malgré l’opposition de Geoges Clémenceau.

Après un séjour en Belgique, où il connut les principaux chefs de l’Internationale et les exilés de toutes les nations, il revint en France purger à Sainte-Pélagie la condamnation que lui avait valu le Travail et il vécut en prison avec Blanqui.

Pendant le siège de Paris, Germain Casse fut chef du 135e bataillon et organisa une compagnie de francs-tireurs, et, naturellement, il manifesta ses sentiments en faveur de la Commune.

En septembre 1873, les électeurs de la Guadeloupe le nommèrent député à l’Assemblée Nationale, en remplacement d’Adolphe Rollin, démissionnaire. Germain Casse était alors attaché à la rédaction de la République Française de Gambetta.

Il fut élu par 6.063 voix, au scrutin de ballottage, contre Paul de Cassagnac, directeur de l’Autorité, qui obtint, au premier tour de scrutin, 2.552 suffrages contre plus de 5.900 à Germain Casse[25].

Melvil-Bloncourt contribua beaucoup à l’élection de son ami qui, à l’Assemblée Nationale, siégea, avec lui, à l’extrême-gauche.

Dans une lettre aux électeurs de la Guadeloupe, publiée dans l’Avenir de la Guadeloupe du 19 août 1873, Léon Gambetta parlait dans les termes suivants de son collaborateur à la République Française : « Il est très désintéressé, travailleur, instruit. Il est doué d’un réel talent de parole et peut, avec quelque pratique des assemblées, devenir un excellent orateur ». Gambetta ajoutait : "Casse est un des meilleurs entre les meilleurs".

Le 5 mars 1876, le XIVe arrondissement de Paris le choisissait comme député. Il représenta cet arrondissement jusqu’en 1899. date à laquelle il ne se représenta pas.

Nommé gouverneur de la Martinique, puis trésorier-payeur de la Guadeloupe, il devait finir sa carrière à Avignon, comme trésorier-payeur de Vaucluse.

« Il est arrivé par la démocratie, dit Alexandre Hepp dans ses Quotidiennes de 1897, il est de ceux qui la feraient aimer malgré tout ». Avec Raspail, Clémenceau, Lockroy, Floquet, etc., Germain Casse avait signé la proposition de loi déposée le 21 mai 1880, aux fins de déclarer que « la République adopte la date du 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle ».

C’est, on peut le dire, la voix de Germain Casse qui permit d’établir légalement la République en France. On sait, en effet, que l’amendement Wallon, qui donnait au chef du Pouvoir exécutif le titre de président de la République, ne fut voté, le 30 janvier 1875, qu’à une voix de majorité : soit par 353 voix contre 352 — celle de Germain Casse[26].

Sous la signature de J. Cornély, le Figaro, en 1900, a rapporté le fait comme suit : « Au temps où fut fondée la Troisième République, un publiciste ingénieux fit remarquer que la majorité parlementaire qui vota la République ayant été d’une voix, l’établissement du gouvernement en France, dépendit de l’adhésion d’un député colonial[27] ».

Ce député colonial fut Germain Casse, car si Paul de Cassagnac avait été élu à la Guadeloupe, la majorité parlementaire qui vota la République se déplaçait, et alors ?…

En juillet 1934, la fille de Germain Casse, Mme Germaine Casse, artiste-peintre, organisait à Paris une exposition de tableaux et de dessins rapportés de ses missions aux Antilles.

Un journal, rendant compte de cette exposition, a donné le détail suivant : « Dans un petit salon, un buste de Germain Casse, dont la tête puissante rappelle si étrangement celle d’Alexandre Dumas, donnait un caractère à la fois familial et symbolique à cette exposition placée, comme l’œuvre et la vie paternelles, sous le signe du courage et du talent».



Les débuts d’Emile Zola
Le Travail était un journal de propagande républicaine, fondé au Quartier Latin sous le Second Empire par des jeunes gens, de jeunes étudiants, qui s’appelaient Clémenceau, Jules Méline, Protot, Germain Casse, Rogeard, André Rousselle. Pierre Denis, etc. La manchette du journal portait : « Le Travail paraît quand il peut ».
De son côté, débutait Emile Zola. Il s’efforçait de placer, ici et là, ses premiers contes[28]. Il se présenta aux bureaux du Travail, y laissa des manuscrits, revint aux nouvelles, fut reçu par le rédacteur en chef qui lui dit sévèrement :
— Monsieur, je vais vous parler en toute sincérité. Je viens de lire vos manuscrits. Faites n’importe quoi dans la vie. Vendez de la mercerie, de l’épicerie. Ce que vous voudrez. Mais renoncez aux lettres. Vous ne serez jamais un écrivain.
Ce jeune rédacteur en chef, si péremptoire, s’appelait Georges Clémenceau. On voit que Clémenceau était déjà décisif. Peut-être, au reste, n’était-ce qu’une boutade, puisqu’il ouvrit, quand même les colonnes de son journal à Zola.
LEON TREICH, (Journal le Soir de Paris.)


Si vous voulez connaître l’homme qui le premier publia du Zola à Paris, regardez-moi ! C’était vers 1860 ; avec quelques amis, dont Clémenceau et, — curiosité de la destinée, — Méline, nous avions fondé au Quartier Latin, rue Soufflot, une petite revue qui s’intitulait le Travail, — ô ces titres d’antan !

Un matin, je reçois une lettre qui contenait à peu près ceci :

« Mon cher camarade, — Vous êtes jeune comme moi, aidons-nous, publiez cet envoi. »

Et un manuscrit… des vers ! C’était une sorte de pastiche de Musset. Je voulus le publier. Mais Clémenceau dit :

— Peuh… des vers ! laisse-nous donc tranquilles avec ça !

Huit jours après, nouvelle lettre du pauvre mussetiste : s’il ne trouvait pas d’appui auprès de jeunes, qui donc l’aiderait ? Il ne connaissait personne, il se désespérait…

J’allai le voir ; une chambre sous les toits, où il fallait faire de la gymnastique, pour s’asseoir finalement… sur le lit. À notre âge d’alors la connaissance est vite faite ; nous causâmes longuement, et je lui promis que le vendredi prochain, ses vers paraîtraient, dussé-je rester à l’imprimerie jusqu’à la fin pour être sûr qu’on ne les retirerait point, et pour qu’il fût tout à fait heureux, je lui promis aussi de lui envoyer vingt-cinq numéros !

Les vers parurent, — on peut les retrouver à la Bibliothèque Nationale, — il reçut les vingt-cinq numéros, il ne me remercia même pas, et jamais plus nous ne nous sommes revus…


UN PROGRAMME AU DÉBUT DE LA
TROISIÈME RÉPUBLIQUE


L’intérêt moral et matériel de la Guadeloupe est intimement lié à certaines réformes qui ne peuvent pas être différées.

Assimilation de la colonie, dans la mesure du possible, à un département français, au point de vue politique et judiciaire, avec une large décentralisation administrative ;

Liberté de la presse ; liberté du travail ; L’abolition du livret et du passeport à l’intérieur, et un égal respect des droits de l’employé et de l’employeur rendront au travail sa dignité en même temps que son indépendance, réuniront tous les cœurs dans une commune aspiration vers la justice, assureront à la colonie l’ordre véritable et une prospérité qu’elle n’a pas connue jusqu’ici.

L’instruction égale pour tous et gratuite, et les fonctions publiques réservées aux plus dignes, aux plus intelligents et aux plus honnêtes, tel est le moyen le plus sûr de transformer les mœurs, de faire disparaître les préjugés de couleur, de préparer la fusion des races.

La République à laquelle nous devons déjà l’abolition de l’esclavage, achèvera son œuvre d’apaisement. Elle apportera la paix dans les esprits en donnant l’espérance à tous ; par les mesures complètes de clémence et d’humanité, elle éteindra les haines ; par le respect absolu des droits et des intérêts du travailleur, elle assurera la confiance et la sécurité.

La République ne saurait être conservatrice des abus de la monarchie. Elle sera juste, sagement progressive, profondément réformatrice, autrement elle n’aurait pas de raison d’être. Elle est fille du 18e siècle dont elle développera l’œuvre humaine et égalitaire. Par le travail, par la famille, par le respect des lois librement consenti par tous sans exception d’aucune sorte, elle rétablira définitivement l’ordre moral vrai.

Nous avons le devoir de ne plus répudier notre origine. Nous sommes les fils de la Révolution française. Nous devons protéger, augmenter l’héritage de nos pères...

Juillet 1873.
AUGUSTE LE DENTU



Né à Basse-Terre,
le 21 juin 1841.
Décédé à Paris,
le 23 octobre 1926.


Il passa son enfance à la Guadeloupe et fut envoyé, à dix ans, en France, au lycée Louis-le-Grand où il resta jusqu’à 1859.

Il étudia la médecine ; après avoir été externe (1861), puis interne des hôpitaux de Paris, il fut, en 1869, agrégé de chirurgie.

En 1870-71, Auguste Le Dentu fit la campagne comme chef de la 3e ambulance de la Société de Secours aux Blessés Militaires.

En 1872, il fut chirurgien des hôpitaux et, par son talent et sa science, se fit une réputation universelle, au point qu’il représenta la France à un Congrès International, de Chirurgie tenu à Bruxelles.

En 1889, il fut élu membre de l’Académie de Médecine, et, peu après, en novembre 1890, il était nommé professeur de clinique chirurgicale à la Faculté de Médecine de l’Université de Paris. Auguste Le Dentu présidait la Société de Médecine et d’Hygiène Tropicales de Paris ; et chaque jour le savant chirurgien faisait d’intéressantes communications à l’Académie de Médecine.

"Le Dentu, dit un biographe dans le Larousse Mensuel (août 1927), a tenu dans l’histoire de la chirurgie, dans les dernières années du XIXe siècle et les premières années du XXe siècle, une place très importante".

Il a publié Des anomalies du testicule (1869) ; en collaboration avec le professeur Pierre Delbet, un Traité de Chirurgie, clinique et opératoire, en 10 volumes (1901). En 1912, il a fait paraître Visions d’Egypte, impressions de voyage très bien rendues.

Auguste Le Dentu était d’une vieille famille créole ; son bisaïeul
d’après Léon Bonnet


AUGUSTE LE DENTU
paternel s’établit à la Guadeloupe avant 1780. À ce sujet, il nous a écrit ce qui suit :

"Mon grand-père maternel, Emilie Pedemonte, était né à Gênes" en 1776 et s’était établi à la Guadeloupe. Il était neveu de Corvetto qui, en qualité d’ancien président du Directoire de la République Ligurienne et de commissaire général de cette République auprès du général Masséna, fut appelé à négocier la reddition de la place entre les mains des généraux autrichiens.

"Bonaparte l’emmena en France, le plaça au Conseil d’Etat et le fit baron.

"Louis XVIII lui confia le ministère des Finances et le fit comte, après qu’il eut travaillé avec le duc de Richelieu à la libération du territoire."

Le savant chirurgien pensait beaucoup à la Guadeloupe où il avait sa famille. Au banquet que des amis lui ont offert à Paris, à l’occasion de sa nomination, en 1890, comme professeur, il disait, dans un excellent discours et avec émotion : « Certains d’entre vous me rappellent mon enfance et le petit pays, perdu au milieu des mers, où elle s’est doucement écoulée".

Le Figaro consacra à Le Dentu un élogieux article nécrologique, dans lequel il était notamment dit : « Consciencieux, soigneux, prudent et réfléchi, et ne négligeant pas de consulter sa conscience, il opérait élégamment, correctement, enseignant par l’exemple et par le verbe, et il s’exprimait bien, comme il convient à un ancien prix du discours français au concours général".

Auguste Le Dentu était Commandeur de la Légion d’honneur.


A LA JEUNESSE

Savez-vous ce que j’entends dire ? Que la jeunesse est triste et découragée. Un livre tout récent prétend émaner du désarroi moral qui serait au fond de cette tristesse. Que la jeunesse est profondément indifférente à tout ce qui ne flatte pas son plaisir ou ne favorise pas son ambition. Je veux croire que ceux qui m’ont renseigné ont péché par exagération ou par abus de généralisation. Mais enfin, s’ils avaient dit vrai ?

Quelles causes reconnaître à ces états contradictoires des esprits et des cœurs ? Serait-ce, pour la tristesse du moins, lassitude d’un passé de malheur national trop lourd à porter ? Serait-ce défaillance anticipée avant l’effort de la lutte devenue plus âpre que jamais ? Je ne le pense pas. Je vois plutôt, dans cet affaissement mélancolique des caractères, la prolongation sous une forme atténuée du pessimisme qui a étendu son voile sombre sur la jeunesse française pendant plusieurs années après nos grands désastres.

Schopenhauer était alors le grand dominateur des âmes. De même, cinquante ans auparavant, au milieu des circonstances analogues, le génie de Goethe, après avoir mis à nu dans une œuvre gigantesque tous les aspects de la désespérance, avait soufflé sur notre pays meurtri par la longue suite de ses luttes héroïques et finalement vaincu, les germes d’un découragement qui semblait sans appel. Ce fut alors que Musset, dans des pages poignantes de la Confession d’un enfant du siècle, exhala son éloquente plainte par la bouche de son héros.

S’il eût pensé et écrit plutôt en philosophe qu’en poète, il eût conclu sans doute que ces maladies de l’âme engendrées par l’action combinée de certaines idées, n’atteignent profondément qu’une faible part de la jeunesse et qu’en réalité elles ne font qu’effleurer le reste. D’ailleurs elles ne sont nullement irrémédiables, ces maladies prétendues mortelles. Je vous assure qu’au temps où ma génération commençait à se former une mentalité, les cris de désespérance s’étaient à peu près complètement éteints autour de nous. Sans doute, nous frémissions encore en lisant la Confession d’un enfant du siècle, mais uniquement à titre rétrospectif, et nous n’étions pas longs à nous laisser reprendre par l’entrain, la belle humeur et la profonde gaieté qui nous rendaient la vie aimable.

La tristesse sévit-elle encore aujourd’hui, l’avantage nous reste, à nous qui étions gais, dans la comparaison avec la génération actuelle. Cet avantage s’accentuerait, si c’est l’indifférence profonde et systématique qui est plutôt la maladie morale du jour, et surtout si les conseils fâcheux de l’ambition trop pressée de toucher au but poussaient déjà quelques-uns à l’oubli des scrupules dans le choix des moyens. Cette tendance, vous connaissez le pittoresque barbarisme par lequel on la désigne. En attendant que le Dictionnaire de l’Académie donne accès dans ses colonnes au mot arrivisme, le monde l’emploie couramment, tandis qu’une partie se charge d’en justifier la création.

S’il est exact que cette pernicieuse triade, tristesse, indifférence, dédain du scrupule, vous guette, n’est-il pas opportun que je vous mette en garde contre ses atteintes ? Pour y échapper, je ne connais pas de meilleur moyen à vous recommander que de développer à l’avance, jusqu’au plus haut degré possible, les énergies latentes que tout enfant porte déjà en lui-même et dont l’adolescent commence à prendre conscience. Parmi elles, la volonté et la ténacité occupent les premières places ; mais ces deux forces ne peuvent venir en aide fructueusement qu’à une conception très nette du but à poursuivre. Sachez donc le plus tôt possible où vous allez, puis mettez-vous en route résolument, sans vous soucier du désarroi moral de quelques faux désespérés en quête d’une posture apitoyante.

Gardez-vous de rester étrangers aux faits qui se dérouleront sous vos yeux, aux idées qui s’agiteront autour de vous dans toutes les sphères de la vie publique ; mais retenez pour vos études le meilleur de votre attention. Recherchez le succès par les moyens légitimes, et repoussez impitoyablement ceux qui paraîtraient suspects à votre droiture.

Mon expérience personnelle de ce qui touche aux intérêts moraux de la jeunesse me permet de vous assurer qu’aujourd’hui encore, quoi qu’en disent certains sceptiques, on peut réussir par le travail seul, aidé de la conscience.

Juillet 1903.
HENRI DE LACROIX



Né aux Abymes,
le 30 août 1844.
Décédé à Fleurier (Suisse),
le 30 août 1924.


Sorti de Saint-Cyr en 1866, dans les chasseurs à pied, il fit la campagne de Rome en 1867. Lieutenant en 1870, il prit part à la guerre franco-allemande. Fait prisonnier à Sedan, il fut conduit en Allemagne en captivité et ne rentra en France qu’après le désastre. En 1884, il faisait partie du corps expéditionnaire du Tonkin. « Il compte, dit le Journal, parmi les héros de Lang-Son, de Tuyen-Quan et d’Hoa-Moe. » C’est à la suite de ces mémorables journées qu’il reçut la rosette de la Légion d’honneur.

En 1894, il était nommé général de brigade ; divisionnaire le 30 décembre 1901 et commandant de l’École Supérieure de Guerre le 19 juin 1902, "où, dit le Matin de Paris de mai 1905, sa haute érudition et sa profonde connaissance des choses militaires ont laissé un souvenir inoubliable".

Le 21 octobre 1903, il était nommé commandant du 14° corps d’armée et gouverneur militaire de Lyon.

En mai 1905, le gouvernement plaça le général de Lacroix à la tête de la mission chargée de représenter la France à Berlin, au mariage du Kronprinz. « Je me suis d’abord demandé si je serais à la hauteur de la tâche qu’on me confiait, a-t -il dit. J’ai pensé à la France, et cela m’a donné cette dignité avec laquelle j’ai la prétention d’avoir représenté la Nation."

A la suite de ce voyage, l’Empereur d’Allemagne, Guillaume II, envoya au chef de la mission française un album de grand luxe à titre de souvenir, et, le 1er janvier, le commandant

du 14e corps était élevé à la dignité de Grand-Officier de la Légion d’honneur.
Photo Pierre Petit
Gal DE LACROIX

Veuillez agréer, mon cher Compatriote, l’expression de mes sentiments très distingués.

C’est en 1906 que le général de Lacroix a été nommé membre du Conseil Supérieur de Guerre. Quelques mois plus tard, il fut désigné comme vice-président de ce Conseil et investi des hautes fonctions de généralissime. Le 14 juillet 1909, à la suite de la revue de Longchamp, le président de la République lui fit la remise du grand-cordon de la Légion d’honneur, et, peu après, le 30 août de la même année, atteint par la limite d’âge, il passa au cadre de réserve.

A la chute du ministère Clémenceau, en 1909, il fut question du général de Lacroix pour le portefeuille de la Guerre dans le cabinet Briand. (Le Matin, du 22 juillet 1909).

En janvier 1908, le général de Lacroix a fait paraître Voyage d’Etat-Major, "livre où, dit M. Charles Humbert, ancien officier, sénateur de la Meuse, dans le Journal, du 3 février 1908, une science profonde et un patriotisme ardent s’expriment dans une forme si parfaite... Cet ouvrage prend une importance considérable, car il affirme avec une netteté parfaite les qualités d’ordre, de logique, de vigueur et de clairvoyance qui distinguent à un si haut degré notre généralissime".

Le général de Lacroix donna une collaboration au Matin et à quelques revues. Il avait remplacé le général Langlois au Temps comme chroniqueur militaire ; pendant la Grande Guerre, tout en se consacrant aux œuvres de guerre, il fit paraître de bien intéressants articles sur les événements, révélant une expérience et une clairvoyance consommées.


POUR LA SANTÉ DES SOLDATS

L’utilité des salles de récréation du soldat à l’intérieur des casernes a été de longue date reconnue ; mais lorsque, après une journée fatigante d’exercice sur le terrain, l’heure de la sortie arrive, ce ne sont pas les salles de récréation ou tous les "cercles" du monde qui retiendront le soldat au quartier après cinq heures, car il éprouve alors le besoin irrésistible de sortir, de s’affranchir momentanément de la contrainte de la chambrée. Il sort donc, surtout à Paris, et principalement le dimanche, heureux de jouir de ces quelques heures de liberté ; mais comment va-t -il les employer ? Quelques rares privilégiés pourront se rendre dans leur famille ou s’offrir des distractions coûteuses; mais les autres — la masse — tout récemment arrivés de province, n’ayant pas cette ressource, comment utiliseront-ils leurs loisirs pendant leur sortie en ville, lorsque le mauvais temps, la pluie ou le froid ne leur permettront pas de se promener ? Les régiments de la garnison de Paris sont recrutés en général dans nos départements éloignés. Les soldats n’ont donc ici, pour la plupart, aucun parent, et à cette époque des congés de Noël et du jour de l’an, il faut le dire, beaucoup d’entre eux ne peuvent même pas, faute d’argent, aller en permission.

On conçoit alors leur isolement, cet isolement tant redouté par leurs père et mère restés au village, qui savent aussi qu’à Paris la vie est chère et que leur enfant ne peut dépenser quelquefois que son maigre prêt !

Si au moins il avait un "chezlui" en dehors de la caserne où il pût se rendre, quand il sort du quartier, pour écrire au pays, se distraire sainement, les journées seraient plus agréables ; sa santé physique et morale n’aurait qu’à y gagner, et le désœuvrement, si dangereux pour ces jeunes gens ainsi abandonnés à eux-mêmes, ne serait plus à craindre !

Or il existe autour des casernes de véritables bouges C’est là que se réunissent un trop grand nombre de nos soldats, car c’est là qu’ils ont déposé leur valise à leur arrivée au régiment, et ils se croient obligés d’y retourner à chaque sortie, afin de reconnaître la complaisance du tenancier.

Il est aisé de deviner le danger de cet exode vers de pareils milieux, sources bien souvent de l’alcoolisme et de la débauche, qui entraînent à leur suite la dépopulation et la crise des effectifs dont souffre le recrutement de l’armée.

Les parents confient à nos régiments des fils en bonne santé ; nous devons les leur rendre, une fois leurs deux ans terminés, aussi vigoureux qu’à leur arrivée à la caserne. Malheureusement le retour dans la famille au moment de la libération est suivi parfois de tristes surprises imputables le plus souvent à l’absence d’un lieu de réunion susceptible de garantir le soldat, pendant ses sorties en ville, des tentations malsaines auxquelles il est exposé.

En 1904, un officier de réserve, le lieutenant René Thorel, s’était ému de ce péril qui compromet la vitalité de la race ; aussi écrivit-il un livre excellent, Un cercle pour le soldat afin d’occuper ses loisirs, dans lequel il étudia les moyens à employer pour veiller sur la santé de nos soldats pendant leur service militaire, dans l’intérêt même des parents et dans celui de l’armée. Ayant fait, avec une impartialité digne d’éloges, d’une part l’historique détaillé des salles de récréation existant à l’intérieur des casernes, et de l’autre celui des différentes œuvres civiles destinées aux soldats à l’extérieur des casernes (Foyers du soldat de la Ligue de l’enseignement ; salles du drapeau ; jeux du soldat ; Maison du soldat, etc.), il tira de son étude très complète et documentée la conclusion suivante :

"Ce n’est pas tant à la caserne que nous devons agir, c’est en ville, car là est le véritable champ de bataille de la vie journalière où la santé de nos soldats peut recevoir de graves blessures, quelques-unes mortelles ! Les promenades sans but de ces grands enfants ainsi dépaysés dans la capitale laissent souvent, hélas ! dans leur esprit les germes de mauvaises doctrines soufflées à l’oreille à la table du bouge, mais surout des germes de dégénérescence physique, qui en font des malingres pour entrer en campagne, et pour l’avenir d’inutiles agents de repopulation !

"Il est donc urgent de mettre ces jeunes inexpérimentés de la vie à l’abri des tentations de la rue, et ceci d’abord en encourageant les salles de récréation installées à l’intérieur de leur caserne, ensuite en prolongeant celles-ci en dehors de leur quartier par des sortes de succursales, qui seront de véritables "cercles militaires"

Ayant ainsi exposé, dans son livre, le plan détaillé de l’œuvre qu’il rêvait de fonder, le lieutenant Thorel, passant de la théorie à la pratique, ouvrit en 1909, à Paris, 15, rue Ghevert, près des Invalides, le Cercle national pour le soldat de Paris[29], qui est le cercle militaire des troupes de la garnison.

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* *

En quoi consiste cet abri ?

Au fond d’une cour s’élève une bâtisse naturellement très modeste (puisque cette installation a été faite presque entièrement aux frais du fondateur), mais très accueillante aux visiteurs — avec ses pièces ornées de drapeaux, de cuirasses et de gravures militaires — où le soldat trouve : papier à lettres, livres de gravures (pas de journaux), plans de Paris, lavabos, jeux variés, et petit théâtre qui sert à jouer la comédie entre camarades.

Ce n’est pas tout : l’intérêt capital de ce cercle militaire — dans lequel tout est gratuit — c’est qu’il possède une "salle de dépôt pour les valises", idée heureuse et pratique couronnée d’un plein succès.

J’ai accepté la présidence d’honneur du Cercle national pour le soldat de Paris, parce que cette œuvre patriotique et désintéressée m’est apparue avec son utilité incontestable et son caractère strictement militaire ; excluant toute propagande politique ou religieuse, l’œuvre ne poursuit pas un but éducatif (il n’y a pas de conférence), elle ne veut être qu’une œuvre d’hygiène physique et morale, et cette particularité fait sa force à l’égal de l’esprit militaire qui la caractérise : c’est véritablement le prolongement en ville et le complément de la salle de récréation fonctionnant à l’intérieur de la caserne.

Aujourd’hui, ce cercle militaire (autorisé dans l’armée ; placé sous le haut patronage duministre de la Guerre et comptant parmi ses membres d’honneur plusieurs de mes camarades du Conseil supérieur de la Guerre) reçoit par an environ 30.000 soldats de toutes armes ; c’est dire assez son importance. Ils viennent là comme dans leur seconde famille, heureux de trouver pendant leurs sorties un abri confortable, lieu de réunion qui groupe les Bretons et les Normands, les bons paysans du Nord ou du Midi.

Cette installation coûte, on le pense bien, beaucoup d’argent à son dévoué fondateur, et les modestes subventions du ministre de la Guerre et de la Ville de Paris ne suffisent pas à boucher le budget du cercle, qui se chiffre par une somme importante.

Je voudrais donc que le but élevé de cette œuvre d’hygiène de l’armée fût bien compris de tous et que l’initiative privée s’intéressât à elle, afin de lui assurer la vie et un nécessaire développement, mais "en France, s’écriait le docteur Joly — au cours de son rapport sur le Cercle national, fait à la Société de prophylaxie sanitaire et morale — nous laissons empoisonner les éléments vigoureux de notre race, pour pleurer ensuite sur leur sort, et nous dépensons des millions à construire des hôpitaux et des asiles afin de tenter de "RÉPARER" ceux que l’on aurait mieux fait de sauvegarder !

Actuellement, le devoir qui consiste à soigner nos blessés en temps de guerre ne doit pas faire oublier celui qui consiste à empêcher nos soldats de devenir des blessés du temps de paix !

Paris, 3 janvier 1913.
ALEXANDRE ISAAC



Né à la Pointe-à-Pitre,
le 9 janvier 1845.
Décédé à Vanves (Seine)
le 8 août 1899.



Avocat à la Cour d’Appel de Paris, Alexandre Isaac a été fonctionnaire : après avoir rempli les fonctions d’inspecteur du service de l’Enregistrement, il fut nommé Directeur de l’Intérieur à la Guadeloupe, où il fit preuve de réelles qualités d’organisateur et d’administrateur[30]. Plus tard, le 1er mars 1885, il fut élu sénateur de cette colonie, en remplacement du général de La Jaille et réélu en 1894.

Alexandre Isaac occupa une place importante au Sénat : il faisait partie de toutes les grandes commissions, il a été rapporteur de divers projets importants : secrétaire de la Haute Assemblée et membre de la Commission d’Instruction de la Haute-Cour, et, à ce titre, son attitude lors des poursuites contre le général Boulanger pour complot contre la sûreté de l’État, lui valut un élogieux article d’Henri Rochefort, dans l’Intransigeant.

Il s’était fait, en quelque sorte, le champion des causes coloniales. Au cours de la discussion du budget des Colonies, en 1895, ayant dénoncé des exactions commises au Soudan et au Sénégal, il reçut le cartel d’un jeune lieutenant d’infanterie de Marine qui devait plus tard être le général Mangin[31]

Le Sénateur de la Guadeloupe écrivit une lettre retentissante aux membres de la Conférence de la Haye pour demander le respect de la vie et de la liberté humaines des populations africaines.

« M. Isaac prit bien vite au Sénat une situation remarquée. Travailleur infatigable, très verse dans toutes les questions intéressant les colonies, il était devenu l’âme d’un groupe qu’il avait su captiver par la chaleur de sa parole et l’ardeur de ses convictions.

« Tous ses efforts tendirent à donner aux vieilles colonies une Constitution nouvelle qui, en supprimant le régime des sénatus-consultes, permit de les assimiler à nos départements de France.

« … On ne peut qu’admirer l’intérêt et la valeur des exposés qui accompagnent les propositions qu’il a déposées au Sénat sur cette question ; ils resteront comme des monuments d’érudition et de science administrative, comme des modèles de netteté et de clarté ». (Bulletin de la Société des Études Coloniales et Maritimes, du 31 août 1899.)

Sur sa tombe, M. Maxime Leconte, au nom de ses collègues de la Gauche du Sénat, a dit :

« Orateur à la parole facile et élégante, il savait captiver l’attention de ses collègues et par ses exposés clairs, sa dialectique serrée, une éloquence qui devenait énergique et entraînante, il a eu la satisfaction de faire souvent triompher ses convictions, de faire passer dans nos lois le fruit de ses réflexions et de ses études. » (La Défense des Colonies de Paris, du 14 août 1899.)

Journaliste, Alexandre Isaac avait fondé, à Paris, en mars 1888, la Liberté Coloniale dont il était le directeur politique. Dans le premier numéro de ce journal, il formulait un programme portant notamment ceci : « il faut que l’on finisse par se persuader, en France, que les colonies ne sont pas des propriétés à exploiter, qu’elles ne constituent pas des pays conquis, soumis aux exigences de la rançon de guerre. »

Avec d’autres hommes politiques, dont Burdeau, Paul Deschanel, Félix Faure, de Lannessan, Yves Guyot, Gerville-Réache, etc., Alexandre Isaac a été membre du comité de rédaction des Annales Économiques, créées en 1884.

Il a publié des articles dans beaucoup de journaux et revues : le Temps, le Matin, le Figaro, la Revue Politique et Parlementaire, les Questions Diplomatiques et Coloniales, etc.

Alexandre Isaac a laissé des ouvrages qui sont consultés avec intérêt : Choses Coloniales, Questions Coloniales, l’Influence de la Révolution française aux Colonies, la Question Cubaine, etc. Avec Paul Bert, le général Faidherbe, Félix Faure, l’amiral Aube, de Lesseps, l’amiral Layrle, etc., il a préparé l’Atlas Colonial qui parut en 1886 (Ch. Bayle éditeur, 16, rue de l’Abbaye Paris.)

Lors de l’affaire Dreyfus, il n’hésita pas à être du côté du Droit, de la Justice et de la Vérité. Il collabora alors avec tous les républicains avancés, les "dreyfusards", et fut, avec Trarieux, Francis de Pressensé, Duclaux, etc., l’un des fondateurs de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen.


30 FLORÉAL AN X

Qui se souvient des événements accomplis aux Antilles françaises dans la période de 1802 ? Il y a là, cependant, un ensemble de faits devant lequel les esprits avides de vérités ne peuvent pas rester indifférents. On sait ce qui se passa à cette époque : le traité d’Amiens venait de rendre à la France quelques-unes des colonies que la guerre avait fait tomber au pouvoir des Anglais ; celles qui avaient pu résister à l’invasion étrangère, et où le décret de la Convention du 4 février 1794, portant abolition de l’esclavage avait été appliqué, Saint-Domingue et la Guadeloupe, étaient en proie à de grands désordres intérieurs. Le conquérant qui gouvernait alors la France n’était pas homme à tolérer que son autorité restât un instant en suspens sur un point quelconque de la République : il chargea Leclerc et Richepanse de faire rentrer dans le devoir les habitants des deux îles. Mais les expéditions commandées par ces généraux rencontrèrent, tant à la Guadeloupe qu’à Saint-Domingue, des défiances, qui se traduisirent bientôt en résistance ouverte, et d’où sortirent des malheurs inoubliables. Ces défiances étaient-elles fondées ? J’en ai douté quelquefois. Je me suis demandé s’il avait pu entrer dans les intentions préméditées du Gouvernement consulaire de supprimer le décret libérateur du 4 février 1794, et si cette mesure de réaction n’avait pas été un acte de colère, conséquence, injustifiable d’ailleurs, des fautes commises par une population trop ignorante de ses devoirs aussi bien que des conditions mêmes de sa propre sécurité. N’était-ce pas la rançon de la lutte inconsidérément engagée contre les soldats de la métropole ? On voudrait pouvoir s’arrêter à cette explication, qui s’appuierait sur les affirmations solennelles du Gouvernement métropolitain et des généraux commandant des troupes expéditionnaires.

Dès l’année 1800, d’après les mémoires de Roederer, dans une séance du Conseil d’État nouvellement institué, le Premier Consul avait prononcé les paroles suivantes : "C’est en me faisant catholique que j’ai fini la guerre de Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les prêtres en Italie. Si je gouvernais un peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon. Aussi, je parlerai de liberté dans la partie libre de Saint-Domingue ; je confirmerai l’esclavage à l’Ile de France et même dans la partie esclave de Saint-Domingue, en me réservant d’adoucir et de limiter l’esclavage là où je le maintiendrai, de rétablir l’ordre et de maintenir la discipline là où je maintiendrai la liberté." Si bizarres que soient ces théories, elles n’impliquent évidemment pas une résolution dès lors arrêtée de restaurer aux colonies l’état de choses antérieur à la Révolution. Il est vrai que dans la période comprise entre l’année 1800 et la fin de 1801, l’état d’esprit du maître de la France avait pu subir de singulières modifications. Mais au moment même de la préparation de la double expédition, il disait encore et faisait dire par ses ministres, malgré les obsessions de quelques coloniaux : "Tout est libre (à Saint-Domingue et à la Guadeloupe), tout y restera libre ! "

Dans une proclamation aux habitants de Saint-Domingue du 17 brumaire an X (6 novembre 1801), il faisait cette déclaration : "Si on vous dit : Ces forces sont destinées à vous ravir votre liberté", répondez : "La République ne souffrira pas qu’elles nous soit enlevée".

D’autre part, dès l’arrivée de Leclerc à Saint-Domingue, de Richepance à la Guadeloupe, les deux généraux firent appel aux populations, en leur donnant l’assurance que la liberté n’était nullement menacée. Dans une proclamation aux habitants de la Guadeloupe du 24 floréal an X (13 mai 1802), Richepance s’exprimait ainsi :

"Si, pour ramener les esprits des hommes de couleur aux principes de modération, et faire cesser une guerre cruelle dans la partie de la Basse-Terre, il ne faut que détruire les craintes qui leur ont été inspirées sur la perte de la liberté dont jouissent indistinctement les citoyens français, je m’empresse de les assurer de nouveau qu’il ne sera porté à cette liberté la plus légère atteinte…

Cessez donc de résister à une autorité légitime et bienfaisante, et, par votre retour à l’ordre, jouissez, comme tous les citoyens français, de la paix et de la liberté pour laquelle les hommes que vous combattez ont aussi combattu."

C’étaient là de nobles exhortations, et celui qui les faisait avait acquis dans les grandes guerres de la République la réputation d’un valeureux et loyal soldat. Les hommes accourus de tous les points de l’île, à l’instigation de Delgrès, pour la défense de la liberté, se seraient-ils donc trompés ? et Delgrès lui-même, le chef de ce soulèvement, aurait-il été la victime du plus déplorable des malentendus, ou le criminel auteur de la moins pardonnable des insurrections ? Grave question, pour qui veut être juste.

Cependant, l’esclavage fut rétabli. Richepance ignorait-il, au moment où il lançait ses proclamations, les intentions réelles de celui qui l’avait envoyé ? C’est possible. Peut-être aussi était-il muni de pleins pouvoirs, qui lui permettaient de parler ou d’agir suivant les circonstances. On peut penser enfin que dans son esprit, et d’après les instructions qu’il avait reçues, la liberté entière qu’il promettait devait se concilier avec quelques exceptions, avec l’ordre et la discipline, tels que les concevait le chef du Gouvernement métropolitain. Ce qui est certain, c’est que, par son arrêté du 17 juillet 1802 (30 messidor an X), il organisait un état de fait qui n’était pas tout à fait l’ancien esclavage consacré par des édits royaux, mais qui y ressemblait singulièrement. Il faut dire encore, pour tout envisager, que cet arrêté n’était probablement pas autre chose que l’exécution, à laquelle Richepance n’avait pas le pouvoir de se soustraire, de la trop fameuse loi du 30 floréal an X (20 mai 1802). La veille même, 16 juillet, un arrêté consulaire rendu à 1.500 lieues de distance, avait soumis toutes les colonies, y compris la Guadeloupe, au régime antérieur à 1789. La solution finale était donc préalablement arrêtée dans les conseils du "premier des blancs". Delgrès et ses compagnons ne s’étaient pas trompés.

Les documents officiels publiés à cette époque, non sans certaine discrétion, évidemment, contiennent, d’ailleurs, des constatations significatives. Dans une lettre au Gouvernement, du 19 messidor an X (6 juillet 1802), Richepance écrit : "Il est certain qu’ils (les révoltés) ont pris les armes, sur le soupçon que ma mission avait pour objet de dissoudre la force armée noire, et de ramener à la culture une partie d’entre eux".

Leclerc est plus explicite : "Je vous avais prié, écrit-il au Premier Consul, le 6 août 1802 (20 thermidor an X), de ne rien faire qui pût leur faire craindre pour leur liberté, jusqu’au moment où je serais en mesure, et je marchais à grands pas vers le moment. Soudain est arrivée ici la loi qui autorise la traite dans les colonies, avec des lettres de commerce de Nantes et du Havre, qui demandent si on peut placer ici des noirs. Plus que tout cela, le général Richepance vient de rétablir l’esclavage à la Guadeloupe. A présent que nos plans sont parfaitement connus, si vous voulez conserver Saint-Domingue, envoyez-y une nouvelle armée".

Il y a, dans tous ces faits, des coïncidences étranges : c’est le 24 floréal an X (13 mai 1802) que Richepance affirmait que la liberté ne courait aucun danger ; et le 27 floréal, trois jours après, à Paris, le Conseiller d’État Dupuy, au nom du Gouvernement, présentait au Corps Législatif le projet qui devint la loi du 30 floréal an X (20 mai 1802). Cette loi maintenait expressément l’esclavage dans les colonies où il avait subsisté sous la domination étrangère, et donnait au Gouvernement le pouvoir de le rétablir dans celles où il avait été aboli par application des lois de la République. Dupuy dit, en déposant le projet, qu’il résultait de l’expérience du passé, deux conséquences :

"La première, que les colonies qui nous sont ren- dues par le traité d’Amiens, et les Iles de France et de la Réunion qui, sans avoir été conquises, se sont également conservées, doivent être maintenues dans le régime sous lequel, depuis leur origine, elles ont constamment prospéré ;

La seconde que, dans les colonies où les lois révolutionnaires ont été mises à exécution, il faut se hâter de substituer aux séduisantes théories un système réparateur dont les combinaisons se lient aux circonstances, varient avec elles, et soient confiées à la sagesse du Gouvernement.

"Tel est le vœu des hommes sans prévention, qui ne craignent pas d’avouer que la révision des lois et la réformation de celles qui ont été préjudiciables, sont un devoir essentiel du législateur."

Et dans les différentes Assemblées, au Conseil d’État, au Tribunat, au Corps Législatif, ce fut un long panégyrique de l’esclavage. Le tribun Adet le représenta comme le seul moyen de rendre le calme et la prospérité aux colonies ; l’orateur du Tribunat devant le Corps Législatif, Jaubert, s’écria, retournant le mot attribué à Robespierre : "Ne troublons pas le monde pour des théories !" Les orateurs du Gouvernement, Bruix et Regnault de Saint-Jean d’Angély s’exprimèrent dans le même sens ; le premier soutint que la liberté, dans les temps modernes, avait besoin, comme jadis à Rome, pour exister, d’être entourée d’esclaves ; le second proclama que le temps des folies humanitaires était passé, et qu’il fallait avoir le courage de rétrograder hardiment. Tous ces parvenus de la Révolution estimaient que la liberté, qui les avait tirés du néant, et qui les avait mis à des places où ils entendaient rester, n’était plus nécessaire au monde. La loi fut votée par 211 voix contre 63.

C’était donc de propos délibéré, malgré les assurances contraires, que celui qui devait être un jour le captif de Sainte-Hélène, avait décidé de remettre dans les fers des hommes que la Révolution avait délivrés, et qui avaient versé leur sang pour la défense du drapeau national. Et c’est pourquoi le Chef de bataillon Delgrès et ses derniers amis, qui aimèrent mieux s’ensevelir sous un monceau de cendres que d’acquiescer à la perpétration de ce crime, ne furent pas des rebelles, mais les émules et les imitateurs des légendaires lutteurs qui ont bâti la France moderne sur les débris des vieilles tyrannies :

… egregiæ animæ quæ sanguine nobis
Hanc patriam peperere suo…

On trouve encore à la Guadeloupe des traces de cette guerre de 1802, qui forme un des accidents les plus douloureux de notre grande épopée républicaine. Richepance succomba dans cette île à la fièvre jaune, comme Leclerc à Saint-Domingue, et laissa son nom à l’ancien fort Saint-Charles, à la Basse-Terre. C’est là que repose, dans un simple tombeau, que la piété des chefs militaires de la colonie a préservé des dégradations, le vaillant général qui fut le compagnon de gloire des Hoche, des Marceau, des Kléber, et qui méritait de mourir pour une autre cause et sur un autre champ de bataille. Sur la pierre faisant face à la mer, est gravée l’inscription suivante :

"Aux mânes du général en chef Richepance
La colonie et l’armée en deuil."

Sur la face opposée, regardant la montagne, on lit :

"GPe
AnX
à 32 ans !
mais combien n’a-t-il pas vécu pour la
gloire et pour la patrie !"

La Guadeloupe est fière, malgré tout, de posséder ce tombeau.

Plus loin, dans une gorge profonde, sur un des versants de la Soufrière, le passant attentif distingue, en écartant les branches, des décombres envahis par l’herbe, des crevasses qui paraissent avoir été des fossés, quelque chose qui ressemble à des débris de fortifications. C’est ce qui reste des bâtiments de l’ancienne habitation d’Anglemont, où Delgrès, après un suprême appel à la France, se fit sauter avec trois cents des siens. Rien n’indique à qui ne le sait plus, que dans ce lieu solitaire s’accomplit un acte héroïque.

J’ai fait, en janvier 1894, quelques jours avant le centenaire du décret de la Convention, une double visite à ces ruines silencieuses et au cimetière du fort Saint-Charles, et j’en suis revenu avec un égal respect pour le vainqueur de Hohenlinden et pour le vaincu de

d’Anglemont.
DOMINIQUE GUESDE


à Mr Lara
DOMINIQUE GUESDE



Né à Pointe-à-Pitre,
le 24 août 1850.
Décédé à Petit-Bourg,
le 3 juin 1905.


Après avoir subi son baccalauréat ès-sciences et son baccalauréat ès-lettres à Paris, il enleva brillamment le doctorat devant la Faculté de médecine et revint au pays natal.

Le Dr Guesde a publié plusieurs brochures, consultées toujours avec intérêt par les médecins de la colonie : la Fièvre à vomissements noirs des enfants, les Vices de conformation des extrémités, la Rupture de la rate. Il écrivit une savante étude sur les Eaux et Maladies de la Guadeloupe et donna une Note sur la Pellagre à la Guadeloupe, etc.

Poète délicat, peignant, en d’admirables et harmonieux vers, les mœurs et la nature de l’île, Dominique Guesde a fait imprimer plusieurs plaquettes, notamment Agni, en 1899, Jeu d’Enfants. Panga, en 1900, Etiam Periere Ruinae, etc.

Sur sa tombe dans un discours publié par le Courrier de la Guadeloupe du 6 juin 1905, M. Adolphe Lara a ainsi parlé du poète : "... Son vers, lumineux comme notre ciel, donne une grâce exquise aux êtres et aux choses qu’il dépeint... Il avait des qualités merveilleuses d’artiste : le don d’évoquer en pleine lumière les beaux paysages, en un style enchanteur."

Beaucoup de poésies du Dr Guesde ont été publiées par la Revue des Antilles qui paraissait à Fort-de-France, la Démocratie de Pointe-à-Pitre, l’Antillaise, etc.

En 1906, sous le titre Guadeloupe, des poésies de Dominique Guesde ont été éditées à Pau (G. Lescher-Montoué, imprimeur, rue de la Préfecture).
GUADELOUPE

Guadeloupe ! Ton ciel resplendit sur nos têtes
De son bleu lumineux très doux et très profond ;
Gomme un flot colossal qui monte à l’horizon
Ta montagne est plus bleue encore dans ses crêtes.

Et les flots de tes mers plus bleus que tes hauts faîtes
Lèchent le sable d’or de tes grèves, au fond
Des golfes retirés et poissonneux, où vont
Pêcher les pélicans et les blanches mouettes.

Et comme un gigantesque et clair damier, s’étend
Des sommets à la mer, le tapis vert des cannes,
Coupés de noirs halliers et de maigres savanes ;

Çà et là, des palmiers qu’échevèle le vent
Dressent leurs fûts étroits au-dessus des bois sombres
Comme de blancs piliers debout sur des décombres.


LE DIMANCHE

Le Dimanche, on les voit, par groupes et joyeux.
Descendre des hauteurs vers le bourg et l’église ;
Par les sentiers fleuris, par les chemins poudreux,
Ils dévalent, dans le chaud soleil qui les grise.

Hommes et femmes vont alertes, devant eux,
Avec leurs beaux atours : foulard vert ou cerise,
Jupon brodé, corsage éblouissant aux yeux,
Traîne aux grands plis bruyants, que le pas froisse et brise.

Collier lourd de corail, madras constellé d’or.
A la main, les souliers qu’ils n’ont pas mis encor.
Et l’ombrelle de soie irrisée et flambante !

Les yeux brillent de joie ardente, le cœur chante.
Qu’importe la chaleur, sous le soleil vibrant !
Joyeux sont les propos que disperse le vent !


LE TRAY


Portant allègrement son lourd tray sur la tête,
Sa jupe retroussée et les mollets au vent,
Pieds nus, l’échine droite et les deux bras ballants,
La négresse, qu’aucun vif souci n’inquiète,

Vient à nous, saluant d’un mot qui lui fait fête
Et d’un sourire large où sont trente-deux dents.
A la ronde, elle rend les bonjours accueillants,
Tandis que, sous son faix, debout, elle halète.

Elle s’arrête et pose à terre son fardeau,
Les genoux et les pieds joints, sans qu’elle se presse,
Dans son lent mouvement de grâce et de souplesse,

Et de son tray retire, encor ruisselants d’eau
Et couchés sur un lit d’algue visqueuse et verte,
Des poissons singuliers dont l’aspect déconcerte.


LES CARROUETS


Les cabrouets croulant sous le poids lourd des cannes,
S’enlèvent au galop de leurs fougueux mulets;
Les jurons et les cris, le vol strident des fouets
Montent de la lisière au groupe des cabanes;

Ils arrivent, lancés à fond sur les savanes,
Avec le grondement des flots sur les galets,
Soulevant la poussière en tourbillons épais,
A la file, pareils aux longues caravanes.

 
Campés sur leurs jarrets, les noirs automédons.
Des gestes et des cris, stimulent l’attelage
Qui va, comme conduit par de hurlants démons !

Ils passent ! Et longtemps après leur lourd passage,
Alors qu’on n’entend plus ni cri, ni grondement,
La terre garde encore un long ébranlement.

LÉON HENNIQUE

Né à Basse-Terre, le 4 novembre 1850. Décédé à Paris, le 25 décembre 1935. LÉON Hennique est une célébrité; membre, puis, à la suite de la mort de Huysmans, en 1907, président de l’Académie Gon- court jusqu’en 1912, il a un bagage littéraire qui assurerait à d’autres un siège sous la Coupole. Il pense souvent au pays natal, et, dans d’admirables pages, comme celles de Poeuf, il a chanté les beautés du Camp-Jacob, des environs de Basse-Terre où, enfant, il vécut de délicieux moments. Nous adressant la nouvelle les Anolis, il nous écrit : « Elle est de récit, plus que de psychologie, mais j’espère, » qu’elle vous ira tout de même, parce que Camp-Jacobienne. » Vous y trouverez trois ou quatre phrases en créole. Si elles » n’étaient pas vraiment créoles, prière de les corriger et de » m’excuser : la Guadeloupe est déjà très loin de moi, hélas ! » Léon Hennique a publié de nombreux romans et nouvelles ; leur énumération dira mieux que nous ne pouvons le faire, la notoriété dont jouit notre compatriote; il a édité : Elisabeth Cou- rornneau, en 1879; la même année, il a donné: la Dévouée ; puis, en 1880, les Hauts faits de M. de Ponthau ; en 1881 : Deux Nou- velles et Benjamin Rozes ; en 1884 : l’Accident de M. Hébert : avec Emile Zola, Maupassant, etc., il a collaboré aux Soirées de Médan, le manifeste de l’école naturaliste ; en 1887 : Poeuf, dont l’action se déroule aux environs de Basse-Terre ; Un carac- tère est de 1889, et, la même année, il a publié Minnie Brandon. dont M. Edmond Guiraud a tiré Wisky, pièce en quatre actes, donnée au Théâtre Antoine. Le Théâtre n’a pas laissé indifférent Léon Hennique ; il a fait 220 CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE représenter, sur différentes scènes parisiennes : Pierrot Scep- tique, un acte, en collaboration avec Huysmans ; l’Empereur Das- soucy, trois actes en vers, repris en avril 1920 par l’Odéon  ; Jacques Damour, en collaboration avec Emile Zola ; Esther Bran- dis, en trois actes; la Mort du duc d’Enghien, en trois actes ; la Menteuse, en collaboration avec Alphonse Daudet ; Deux Patries, quatre actes ; Amour, en trois actes ; l’Argent d’autrui, cinq actes ; la Petite Paroisse, en quatre actes, en collaboration avec Alphonse Daudet. Il a donné, au théâtre de l’Odéon, Reines de Rois, pièce historique, en cinq actes. A l’occasion du cinquantenaire des Soirées de Médan, le 12 avril 1930, la Comédie-Française a donné une « matinée poétique », consacrée aux œuvres des auteurs des Soirées : Zola, Guy de Maupassant, J.-K. Huysmans, Hennique, Henry Céard et Paul Alexis. Vers la même époque, l’Odéon a repris Jacques Damour, de Léon Hennique, le seul survivant du « bataillon sacré de Médan», comme a dit Melchior de Voguë, en décembre 1906. dans le discours de réception de Maurice Barrès à l’Académie française. En novembre 1928, les noces d’or littéraires de Léon Henni- que ont été célébrées à Paris. Nous empruntons à l’Intransigeant, (n° du 30 novembre 1928), ce court compte-rendu du banquet offert, en cette circonstance, à notre compatriote : « Autour de M. Léon Hennique et du président de la société, M. Lucien Descaves, s’étaient réunis MM. l’abbé Mugnier, Pol Neveux, Pierre Galichet, Pierre Lièvre, Georges Le Cardonnel, Léon Deffoux, Pierre Dufay, René Dumesnil, Charles Jouas, René Millaud, André Thérive, Emile Zavie. « Pas de discours ; on sait qu’ils sont proscrits de ces réunions tout intimes. Mais on n’a pas manqué de rappeler, dans les ami- caux propos échangés autour de la table, que M. Léon Hennique est le plus ancien des amis littéraires de J.- K. Huysmans {ils se rencontrèrent en 1877), et que la Dévouée, son premier roman, parut en novembre 1878, c’est-à -dire il y a exactement cinquante ans. « On a peine à se persuader, lorsqu’on écoute M. Hennique évoquer d’une voix claire ses souvenirs littéraires, que ce der- nier représentant des Soirées de Médan a aujourd’hui, 77 ans. C’est lui qui proposa à Zola, Maupassant, Huysmans, Céard et Alexis de grouper leurs noms dans le recueil de nouvelles qui parut sous ce titre, le 17 avril 1880 et constitua un des grands événements du naturalisme français ». Devons-nous dire que chaque roman, chaque pièce de Léon Hennique a soulevé dans la presse des batailles littéraires honoPage:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/259 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/260 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/261 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/262 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/263 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/264 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/265 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/266 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/267 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/268 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/269 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/270 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/271 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/272 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/273 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/274 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/275 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/276 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/277 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/278 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/279 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/280 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/281 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/282 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/283 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/284 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/285 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/286 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/287 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/288 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/289 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/290 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/291 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/292 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/293 LES TROIS DUMAS

Souvent nous devons songer aux trois Dumas parce qu’ils furent l’honneur de ce que nous sommes : des créoles avec du sang noir dans les veines. Ils ont détruit des préventions qui pesaient sur nous, et abaissé les barrières qu’opposaient à notre évolution en Europe des préjugés enracinés. Leur trouée a été profonde ; nous en sommes les bénéficiaires, sans y penser. Ils ont pris d’assaut la société du siècle dernier, y ont été admirés, recherchés, honorés. Le second d’entre eux, Dumas père, le romancier au génie épique, reste l’écrivain le plus populaire de France, et peut-être, encore, le plus lu du monde. Lui est notre véritable maître, l’ancêtre vainqueur des fatalités de la race. N’éparpillons pas notre gratitude. Nous oublions un peu trop combien il faut aimer ce tumultueux constructeur. Toute revue locale, toute œuvre littéraire née sous notre ciel lumineux, doit commencer par évoquer son nom. C’est un document. Plus précieux que tout émancipateur politique, il témoigne, il proteste, il triomphe. C’est l’introducteur indispensable qui, apparu à l’heure où cela était nécessaire, nous fit passer, de ses mains, des profondeurs où notre ignorance atavique était entretenue, dans la pleine lumière de la civilisation occidentale. Je ne connais pas de geste plus utile, plus profitable. L’Art fut son domaine, et son moyen. La politique, elle, n’est qu’un résultat, elle est venue plus tard pour constater, égaliser les droits, sans harmoniser les intérêts ni abolir les préjugés. Elle n’implique pas nécessairement notre adaptation. Plus qu’elle, les Dumas ont trouvé la possibilité de notre processus, l’assimilation cérébrale. Ils se sont promenés en conquérants dans un monde où la démocratie n’était pas encore souveraine. Ce serait une erreur de croire que, si hauts qu’ils fûssent. ils étaient à l’abri, étant donnée leur condition d’hommes de couleur ; à de A LA PENSÉE FRANÇAISE

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sottes cruautés, ils répondaient par l’ironie, qui reprend dédaigneusement les distances que la vanité veut marquer.

Monsieur, dit un jour Alexandre Dumas à un Russe qui s’étonnait de lui voir les cheveux crépus, vous oubliez qu’un de mes ancêtres fut un singe ! Ils sont restés fidèles à leur origine, malgré des apparences contraires. Ils la revendiquèrent en toutes circonstances, s’en faisant gloire. Ils éprouvaient, comme des êtres fiers, une puissance secrète à y penser, aimant à rappeler le mystère de vie qui les avait fait sortir des flancs d’une négresse. La forme de leur esprit, leurs œuvres, leurs actes en ont porté la trace. Ils furent des nègres adaptés, avec les qualités et les défauts de la race. Ils en eurent les illusions, la vanité, et même les déboires.

Le premier des Dumas, le général athlète, fut vraiment malheureux. Soldat de fortune de la Révolution, il conquiert tous ses grades sur les champs de bataille. A la campagne d’Egypte, il est aux côtés de Bonaparte, qu’il plaisante et blâme dans quelques-unes de ses opérations. De retour en Europe, Bonaparte le renvoie brutalement dans ses foyers, le condamnant à une vie de désœuvrement et de misère. Il prit un jour la plume pour adresser une dernière supplication à son irascible compagnon d’armes : il n’eut pas de réponse. Il mourut à la fleur de l’âge, disgracié, frappé au cœur. On ne le voit pas. du reste, paradant aux Tuileries avec les généraux chamarés d’or de l’Empire, et il est préférable qu’un homme comme lui n’en fût pas. Napoléon avait sur ce point trop d’étroitesse d’esprit pour l’admettre auprès de lui. Il avait été impitoyable pour un autre homme de couleur, notre compatriote celui-là, le peintre Le Thiers, qui s’était battu avec un officier de son armée et l’avait tué sur le terrain. Il exila Le Thiers. Les créoles, quelle que fut leur origine, n’étaient pas à l’abri de son arrogance. Nous Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/296 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/297 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/298 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/299 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/300 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/301 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/302 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/303 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/304 A LA PENSÉE FRANÇAISE

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l’embarquement des cinq mille habitants s’opère en bon ordre.

Deux hommes restaient encore à terre, le maire et le curé, et ils luttaient avec une abnégation stoïque, à qui embarquerait le dernier.

Passez d’abord, M. le maire, disait le curé, M. Desprez.

Après vous ! répliquait le magistrat communal, M. Grelet.

Ces deux cœurs vaillants, qui avaient rivalisé d’amour pour le prochain, rivalisaient de sublimité. L’adjoint de Morne-Rouge. Colat, et son secrétaire, municipal, M. Muratet, ayant vu partir la population, crurent de leur devoir de donner la sépulture aux cadavres tombés sur le sol de la commune. Sous la cendre, menacés par la lave, ils accomplirent leur lugubre besogne et ensevelirent eux-mêmes les restes des malheureuses victimes de la catastrophe. Du côté des marins et des militaires il n’y a que des éloges à décerner. Le Suchet et son commandant, le croiseur danois VaJkyrien, le Pouyer-Quertier ont, dès la première heure, coopéré au sauvetage des victimes et des populations, avec une résolution admirable. Combien auraient péri qui leur doivent la vie ! La garnison, dont les pertes en officiers et en hommes se comptent et qui a si malheureusement vu disparaître l’un de ses chefs, le colonel Gerbault. a fait son devoir avec vaillance.

L’exemple, venant d’en haut, avait relevé les cœurs et excité les citoyens au renoncement d’eux-mêmes et au dévouement. A côté de la brutalité des forces aveugles de la nature apparaissait ainsi resplendissante la

puissance morale de l’homme.
MERMEIX (GABRIEL TERRAIL)



Né à Basse-Terre,
le 27 juillet 1859.
Décédé à Neully (Seine),
le 19 octobre 1930.



À peine ses études achevées, il débuta dans le journalisme sous les auspices de J. Cornély. Il collabora successivement au
Gaulois, au Clairon, puis à la France dont Émile de Girardin était le rédacteur en chef. « On dit même, a écrit le Voleur Illustré, du 18 septembre 1890, que c’est en souvenir de ce maître ès journalisme que M. Mermeix a pris l’habitude de porter le monocle et de conserver le visage glabre. »

Au cours d’une enquête ouverte par la Presse Associée, il y a plus de vingt ans, parmi les journalistes notoires, Mermeix a déclaré qu’il avait écrit son premier article en 1877, quelques jours après être sorti du lycée, dans un petit journal de la Roche-sur-Yon, le Publicateur de la Vendée, sur l’alliance russe. « Je ne me flatte pas, déclarait-il, qu’il ait donné à réfléchir au tzar. Mais peut-être en 1877 (j’avais 18 ans !), ai-je eu cette orgueilleuse illusion ».

Vint le boulangisme, Mermeix entra à la Cocarde comme principal rédacteur, et, en septembre 1889, ayant été un des premiers lieutenants du général Boulanger, il fut élu député dans le VIIe arrondissement de Paris. « Il fut des très rares élus du boulangisme et siégea à la Chambre quatre ans, d’ailleurs sans bruit. » (Dangeau, la Petite Gironde, du 21 octobre 1930.)

Le général Boulanger s’était retiré à Jersey, quand, écrit Alexandre Zévaès, dans son Histoire de la Troisième République, « le Figaro entreprend la publication d’une série d’articles qui portent pour titre : les Coulisses du Boulangisme. Le premier paraît le 20 août 1890. Il est signé d’un X… énigmatique ; mais, au bout de quatre ou cinq jours, la majuscule est percée à jour et l’on apprend le nom de l’auteur : Mermeix, député

boulangiste...» Ces révélations, plus tard réunies en volume, valurent à Mermeix des torrents d’injures, et il lui fallut aller plusieurs fois sur le terrain avec des gens ivres de vertu, et, pendant longtemps, il traîna ses révélations qui n’en étaient pas, comme un boulet.

Déjà en 1886, Mermeix avait fait paraître la France Socialiste, notes d’histoire contemporaine. Il avait publié : les Antisémites en France, le Transvaal et la Chartered, l’Angleterre, Aspects inconnus, le Socialisme (1906), le Syndicalisme contre le Socialisme (novembre 1907).

On doit à Mermeix quelques pamphlets, la Mort de Syveton (A. Fayard et Cie, éditeurs, Paris) qu’il signa, Félix Faure intime, qui, signé d’un X..., souleva, après la mort du président de la République quelque bruit par ses révélations aussi piquantes qu’inattendues, etc.

En 1912, il fit paraître Chronique de l’An 1911, (Bernard Grasset, éditeur, à Paris), dont la préface disait que « si le public fait bon accueil à ces mémoires sur le temps présent, M. Mermeix : lui donnera chaque printemps la Chronique de l’an écoulé ».

A part ses articles publiés pendant la guerre, il avait entrepris, sous le titre de Fragments d’Histoire 1914-19..., la publication d’une série de volumes et fit paraître tour à tour : Joffre, Première crise du Commandement ; Nivelle et Painlevé, Deuxième crise du Commandement ; le Commandement unique (lre partie, Foch et les Armées d’Occident) ; (2e partie, Sarrail et les Armées d’Orient) ; les Négociations secrètes et les Quatre Armistices, — remarquable série, avec des textes précis et passionnants, dit le Rappel, du 28 juin 1920.

Enfin, peu avant sa mort, il publia chez Arthème Fayard une volumineuse Histoire Romaine, copieusement documentée.

«Il fut un annaliste de premier ordre, dit M. Jean-Bernard dans un de ses Billets Parisiens, et il laisse une dizaine de volumes de premier mérite sur les coulisses des événements contemporains. Il était très indépendant et naturellement un peu indiscret, sans cela il n’aurait pas été annaliste.» Jean-Bernard ajoute que « depuis le boulangisme jusqu’aux derniers événements qui ont marqué la lutte de l’Action Française contre le pape, Mermeix a écrit dix volumes très indépendants remplis de faits et d’anecdotes et qui seront longtemps consultés».

C’est sous son pseudonyme qu’il entra simultanément dans la vie littéraire et dans la vie politique. Il s’appelait Terrail ; son père, Jean-Rémy Terrail, lieutenant de voltigeurs, puis capitaine de grenadiers, en 1831, à Basse-Terre, fut, plus tard, en 1836, président du Conseil de Ville du chef-lieu de la Guadeloupe. LES CRÉOLES

Les créoles sont en faveur.

L’un d’eux, M. Hennique, va présider l’Académie Goncourt ; un autre, le général de Lacroix, succédant au général Hagron, a reçu tout dernièrement le commandement éventuel des armées de l’Est. On lui a confié la garde de la frontière menacée. Depuis le brave général Dugommier, qui reprit Toulon aux Anglais en 4793 et qui se fit tuer en 1794 par les Espagnols à l’armée des Pyrénées-Orientales, on n’avait pas vu dans les armées françaises un général en chef créole.

Aussi quel bourdonnement de commentaires sur l’avancement des deux « pays ». dans les « habitations » au bord des champs de canne à sucre, dans les caféières des vieilles colonies de la Mer des Antilles.

On est fier, justement fier, à la Martinique et à la Guadeloupe, mais surtout à la Guadeloupe, car le général de Lacroix et M. Hennique sont deux Guadeloupéens.

Comme l’amour-propre ne perd jamais ses droits, chacun cherche à attirer à soi une plus grande part de l’honneur collectif. Combien se livraient avec ardeur à des explorations dans leurs paperasses familiales, pour se découvrir quelque lien de parenté, proche ou lointaine, avec les deux créoles qui, l’un dans le civil, l’autre dans le militaire, viennent d’être l’objet de la dernière promotion. On récapitule tous les ascendants du général de Lacroix et de M. Hennique et ces généalogies chacun les compare à la sienne. Une arrière-grand’mère du général avait une cousine qui épousa tel arrière grand-père ; voilà l’arrière-petit-fils de ce vieux bonhomme entré dans la famille du général. Il est rare que ces chercheurs d’aïeux se trompent, car les Français des Antilles, au moins autant qu’à la culture de la canne à sucre, se livrent à celle de l’arbre généalogique.

Ils se connaissent tous. Cadets de famille établis sous Louis XIV et Louis XV. corsaires normands gratifiés de concessions par la munificence royale, hommes entreprenants conduits par l’esprit d’aventure, voilà les souches d’où sont sorties les familles créoles. Comme ils avaient à un haut degré l’esprit aristocratique, ces premiers colons se sont tous unis entre eux par les mariages. Cette consanguinité, à la longue, a fini par appauvrir la race qui, il faut bien le reconnaître, n’a plus toutes les qualités d’initiative dont s’enorgueillissaient les ancêtres, les défricheurs.

Parmi ces familles créoles dont l’histoire naturelle est un livre ouvert où chacun peut lire, il s’en trouve quelques-unes dont l’origine est entourée de mystère. « Un tel, vous dira l’habitant généalogiste, est le quatrième de son nom dans l’île. Son aïeul, le premier que nous ayons connu, est arrivé ici à la fin du XVIIIe siècle. C’était un gentilhomme. On ne sait pas de quelle province il venait. »

Le plus souvent, cet homme à l’origine inconnue est le descendant d’un bâtard royal. Jusqu’à Louis XIV, les rois gardaient leurs enfants illégitimes en France, auprès d’eux. Ils en faisaient des grands seigneurs qui, parfois, comme le duc de Vendôme, fils de Henri IV, et le comte de Toulouse, fils de Louis XIV, étaient de bons serviteurs du royaume. À partir de Louis XV, le sort des bâtards bourboniens changea. Sans doute, ils étaient trop pour qu’on les pourvût d’apanages. On se contenta de leur donner une dot et on les expatria.

Quand on consulte le Livre Rouge, registre des dépenses secrètes de la Cour, qui fut publié pendant la Révolution d’après la comptabilité de la maison du roi, on y trouve assez fréquemment cette mention : « À Sa Majesté, telle somme » (ordinairement 150,000 à 200,000 livres), sans indication de l’objet de la dépense. Il est permis de croire que ces libéralités s’appliquaient aux enfants illégitimes du roi. En effet, même pour les paiement les moins avouables, le bénéficiaire est désigné sinon nommé.

Ainsi, chaque fois que Louis XV fait prendre 500,000 francs pour Mme Dubarry (et cela arrive en moyenne six fois par an), le trésorier inscrit : « Remis au Roi » et, entre parenthèses («pour Mme la comtesse»).

Les souverains étrangers, les princes allemands surtout, qui recevaient des subsides de la Cour de France, les agents de la police diplomatique particulière du roi figurent tous avec leurs noms sur le registre du payeur. Ne restent inexpliqués que quinze ou seize paiements de 150,000 à 200,000 francs, dont bénéficièrent les bâtards. Sachant quels embarras les enfants nés hors mariage avaient parfois causés à ses prédécesseurs, Louis XV ne voulait pas qu’il restât, même dans une comptabilité qui ne devait jamais être divulguée, pensait-il, trace de leur origine. On faisait élever les filles dans quelque couvent ; on confiait les garçons à quelque vieil officier de Saint-Louis, et quand ces enfants avaient assez grandi on les expédiait aux « îles » sous un nom qui devenait le leur, mais qui n’avait aucun rapport avec celui de leur père.

Voilà pourquoi, dans le monde créole, il arrive que l’on rencontre un homme au type bourbonien très accusé, aimable, galant et parfois un peu mélancolique. C’est un rejeton de notre ancienne maison royale, un cousin authentique, quoique de la main gauche, de feu M. le comte de Chambord. Si vous entrez dans son intimité, il ne vous sera pas difficile toujours de vous faire révéler le secret de son origine. L’un d’eux me disait un jour : « Ma grand’mère a fait un faux pas dans la chambre du roi. »

***

Ce petit monde de planteurs créoles, de ceux qu’on appelle les « Grands Blancs », par opposition aux « Petits Blancs » qui exerçaient les professions du commerce, enfermés dans les limites étroites d’îles moins étendues qu’un département moyen, n’a pas su prendre aussi vite qu’il l’aurait fallu, son parti des inévitables changements que la Révolution devait apporter et apporta dans la vie des colonies.

Propriétaires d’esclaves, après l’émancipation ils boudèrent le nouvel état de choses pourtant si conforme à la justice.

Longtemps, ils considérèrent avec un dédain aristocratique les nouveaux concitoyens de peau noire que le progrès des idées de morale leur avait définitivement donnés. En s’enfermant dans cette maussaderie, ils laissaient le champ de l’influence libre à leurs rivaux, les hommes de sang mêlé.

La Guadeloupe et la Martinique virent donc les premières le divorce entre les autorités sociales fondées sur la propriété, la culture de l’esprit, l’habitude de la responsabilité et la puissance politique. Les chefs économiques de l’île furent évincés du pouvoir politique. Ils s’en bannirent eux-mêmes par leur fidélité à des sentiments en désaccord flagrant avec la raison. S’ils avaient évolué avec les idées du temps, si, au lieu de paraître se résigner seulement aux nouvelles conditions sociales créées par l’émancipation, ils y avaient adhéré avec bonne humeur et avec une insoupçonnable sérénité, l’accord eût pu se faire promptement entre eux et la masse de la population noire qui n’avait pas contre ses anciens maîtres d’indestructibles ressentiments.

En s’isolant, en faisant à l’intérieur une sorte d’émigration, les Blancs des colonies ont favorisé la « politique de couleur », dont ils devaient être les premières victimes. Ils eurent tort de regretter trop l’ancien temps et de ne pas s’adapter assez vite au présent.

Cette obstination à regretter le passé mort dont tant de Français dans la mère-patrie leur ont donné le mauvais exemple, ne doit pourtant pas faire considérer les créoles comme un élément négligeable dans la variété des races qui composent la France. Si l’énergie entreprenante de leurs ancêtres n’apparaît plus autant qu’on le désirerait chez ceux qui sont restés dans les îles, elle se réveille souvent chez ceux qui nous reviennent.

Le général de Lacroix, qui a mérité d’être placé au poste le plus dangereux, M. Hennique, qui est un bon écrivain, Granier de Cassagnac et Paul de Gassagnac, qui furent de grands journalistes, démontrent que la race créole, il vaut mieux dire la famille créole, possède encore en elle une sève vigoureuse. Mais pour que cette sève circule et éclate en bourgeons, il ne faut pas rester là-bas. Il y fait trop chaud.

Paris, août 1907.
CAMILLE MORTENOL
CAMILLE MORTENOL



Né à Pointe-à-Pitre.
le 29 novembre 1859.
Décédé à Paris,
le 22 décembre 1930.


Boursier au Lycée de Bordeaux, il prépara le concours d’admission à l’Ecole Navale, puis à l’Ecole Polytechnique, où il entra en octobre 1880. Il en sortit deux ans après, pour entrer dans la Marine et accomplir une longue et brillante carrière.

Le commandant Mortenol démobilisé et mis à la retraite le 15 mai 1919 après la Grande Guerre, comptait 39 années de services effectifs, dont 26 ans de service à la mer comme officier de Marine.

Il fit campagne à Madagascar (1884 à 1886 et 1896 à 1898) et dans l’Ogoué et atteint le grade de capitaine de vaisseau.

Nommé colonel d’artillerie en 1919. il fut chargé par le général Galliéni, qui avait apprécié sa valeur à Madagascar, de la défense contre-aéronefs du camp retranché de Paris pendant la guerre et déploya une activité et une science qui lui valurent la citation suivante : « Officier supérieur du plus grand mérite, à son poste jour et nuit pour veiller sur Paris, assure ses fonctions avec un rare dévouement et une compétence éclairée. »

Camille Mortenol collaborait à Colonies et Marine (1922) et a fait paraître Conseils aux jeunes soldats antillais, la Défense contre Aéronefs du camp retranché de Paris. 1915-1918 : il a laissé : Défense aérienne de Paris. 1914-1918, volume à paraître prochainement).

Au cours d’une prise d’armes dans la cour de l’Hôtel des Invalides, le Commandant Mortenol reçut la cravate de commandeur de la Légion d’honneur. Il avait été nommé chevalier en août 1895 et promu officier en juillet 1911. LA CAMPAGNE DU MAROC

Une triste nouvelle nous est parvenue ces temps derniers : notre compatriote, le lieutenant Averne, a été tué au massif de Bibane (Maroc), le 5 décembre dernier. Le sous-lieutenant Averne, à sa promotion comme officier, avait été affecté, en 1924, au 14e Régiment de Tirailleurs coloniaux, à Mont-de-Marsan ; là, il s’était vite fait remarquer par son désir de bien s’acquitter de toutes ses obligations ; par sa tenue, sa droiture, ses qualités militaires, il avait acquis, avec la bienveillante estime de son chef de corps, le colonel Martin du Theil, la cordiale sympathie de ses camarades ; il bénéficiait, d’ailleurs, de l’excellente impression laissée au régiment par un autre de nos compatriotes, le capitaine Niémen, qui avait su obtenir de sa compagnie un rendement très considérable.

Après quelques mois de service à Mont-de-Marsan, le sous-lieutenant Averne partait pour le Maroc. On sait comment, dans le courant d’avril 1925, le mouvement contre les populations soumises et les postes français, prit soudain une tournure grave dans le Nord du Maroc.

Les tribus rifaines et djeballas avaient été enhardies par les succès remportés sur les Espagnols refoulés et bombardés dans leurs postes fortifiés, l’impopularité grandissante de la guerre contre le Maroc qui dure depuis tant d’années, empêchait l’Espagne de faire l’effort pourtant nécessaire. Aussi, Abd-el-Krim et ses partisans, abandonnant les Espagnols réduits à la défensive, se retournaient contre les positions françaises. Bientôt, la situation en première ligne devient intenable, les postes avancés doivent être évacués, des détachements français sont enlevés, des tribus fidèles ou hésitantes, sont entraînées de force parmi les dissidents, Fez est en danger, tout le nord de l’empire chérifien en pleine effervescence. Allait-on voir tomber Fez, la capitale du Nord, se renouveler les massacres et les pillages d’avril 1912, — vêpres marocaines de sinistre mémoire, — ruiner en quelques jours l’œuvre de tant d’années d’efforts ? L’anxiété est grande !

Mais l’infanterie coloniale toujours héroïque, toujours sur la brèche, les troupes d’occupation, les contingents indigènes multiplient leurs efforts ; nos détachements se transportent partout où l’ennemi accentue sa pression ; au prix de merveilleux efforts et malgré des pertes élevées, ils parviennent à enrayer l’avance des éléments rifains.

Le pays s’émeut enfin de cet état de choses, le ministre de la Guerre, M. Painlevé, le maréchal Pétain, commandant en chef de l’armée française, se rendent par avion au Maroc, ils arrêtent sur place avec le maréchal Lyautey, résident général, les mesures qui s’imposent ; des renforts considérables d’infanterie, d’artillerie, d’aviation sont acheminés, l’action avec l’Espagne est concertée, une division navale française, sous les ordres du contre-amiral Hallier, tient le blocus de la Côte insoumise et empêche l’importation du matériel de guerre.

Mais le théâtre des hostilités est très accidenté. Dans le système de l’Atlas, la chaîne montagneuse du Rif forme une barrière aux sommets abrupts entre lesquels se dressent d’énormes massifs rocheux ; au milieu de cet amas chaotique, les mouvements des troupes et des convois de ravitaillement sont extrêmement difficiles et pénibles ; malgré des travaux continuels d’aménagement, les sentiers et les pistes sont souvent impraticables, la région est éminemment propice aux coups de main, aux surprises, aux embuscades.

Or, l’adversaire agile, sobre, endurant, bien renseigné, connaissant le pays, tireur habile, est brave et résolu, il excelle dans la guerre de partisans ; de plus, il est conseillé et guidé par un grand nombre de déserteurs

et d’aventuriers de toutes les nations, dont certains ont pris part aux dernières guerres européennes.

Que de traits de bravoure accomplis par nos soldats, défendant avec le plus grand courage le drapeau qui leur est confié ! On se bat jusqu’à la mort, car les Français redoutant les atrocités, les tortures qui leur sont réservées se tuent plutôt que de se rendre : la guerre marocaine est la plus cruelle de toutes les guerres.

Paris. 25 avril 1926.
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GRATIEN CANDACE

Je serai heureux de vous voir prochainement

Candace GRATIEN CANDACE




Né à Baillif,
le 18 décembre 1873.


Ancien instituteur public, puis professeur d’école primaire supérieure, il est député de la Guadeloupe depuis février 1912. M. Candace a été sous-secrétaire d’État au ministère des Colonies dans le cabinet Herriot {mai 1932).

Chargé à la Chambre de rapports importants : rapport général sur les Prisonniers de Guerre (1919), rapports sur le budget des Chemins de fer de l’État et sur le budget de la Marine Marchande (années 1925-1926-1927-1928-1931 et 1932), il compte parmi les debaters du Parlement.

Journaliste, il a été le Directeur de la Justice, journal fondé par Georges Clémenceau et a collaboré à de nombreuses publications : Marine et Colonies, Actualités, le Courrier du Parlement, l’Exportateur Français, le Journal du Commerce, le Capital, le Petit Parisien, l’Information, la Presse Coloniale, la Dépêche Coloniale, etc.

M. Gratien Candace a fait paraître : Nos Soldats Créoles pendant la Grande Guerre (1917), la Marine Marchande française et son importance dans la vie nationale {Payot, 1930). Cet ouvrage a obtenu le Grand Prix annuel de l’Académie de Marine et a été couronné par l’Académie des Sciences Politiques.

On lui doit encore : la Guadeloupe française (1934), Antilles-Panama-Pacifique (1925), le Régime douanier de la France et des Colonies (1934)'.



~.~.~.~.~.~.~



LE TRICENTENAIRE DES ANTILLES FRANÇAISES[32]


La France va célébrer, à la fin de cette année, le troisième centenaire de son installation aux Antilles. 276

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


Je voudrais vous dire en quelques mots ce qu’a été l’événement historique dont nous allons commémorer en commun l’anniversaire, — ce qu’ont été les Antilles oour la France depuis trois siècles, — enfin vous inviter tous à prendre part, au moins par la pensée, à l’exaltation d’une si glorieuse épopée.

Les Antilles avaient été découvertes depuis un peu plus d’un siècle seulement quand les Français s’y installèrent. C’est le 4 novembre 1492 que Christophe Colomb rencontra une île aux montagnes couvertes de végétation puissante et dominées par un volcan qui, paraît-il, était alors en activité. Il la baptisa "Guadalupa", à cause, dit-on, de sa ressemblance avec la Sierra de Guadelupe, en Espagne, à moins que ce ne fût à cause d’un vœu fait par Colomb avant son départ d’Europe. Le navigateur prit terre dans la baie Sainte-Marie de la Gapesterre, où il trouva des huttes abandonnées. Il y avait donc des hommes dans ces îles, des hommes qui s’étaient enfuis dans la montagne à l’approche de la flotte. C’étaient des Caraïbes, pour qui la Guadeloupe était "Karukéra", le pays des belles eaux.

Pendant plus d’un siècle, la Guadeloupe ne devait revoir d’autres Européens que les Espagnols qui, de temps en temps, s’arrêtaient pour faire provision d’eau douce à l’embouchure de la rivière qu’on appelle le Galion, du nom précisément des navires qui les portaient.

C’est au début du 17e siècle que les Français parurent dans l’archipel. Vers 1625, un gentilhomme normand, d’Esnambuc, parti de Dieppe, était venu s’établir à Saint-Christophe. Le 31 octobre 1626, il obtenait

de Richelieu l’institution de la première compagnie de colonisation en Amérique, dite "Compagnie des Iles de Saint-Christophe, de la Barbade et autres à l’entrée du Pérou". Elle avait le monopole du commerce et de la traite des noirs et le pouvoir d’étendre son action sur les îles voisines.
277
A LA PENSÉE FRANÇAISE


Quelques années plus tard, un lieutenant de d’Esnambuc, le sieur de l’Olive, profitant de cette dernière clause, se fit autoriser, avec un gentilhomme nommé Duplessis, à occuper la Guadeloupe. Tous deux s’entendirent avec des marchands de Dieppe, qui fournirent les navires, embauchèrent cinq cents hommes et, partis de France le 20 mai 1635, débarquèrent à la Pointe Allègre le 28 juin.

L’Olive prit le commandement de l’Est, Duplessis celui de l’Ouest. Duplessis mort, l’Olive étendit sa domination sur l’île entière. Lui-même, malade et presque aveugle, revint découragé à Saint-Christophe, en 1637.

L’Olive avait pu commettre des fautes. Il avait pu croire lui-même son effort sans lendemain. Il était en réalité le premier jalon d’une œuvre considérable qui allait étendre pendant plus d’un siècle l’influence française non seulement dans la plupart des petites Antilles, mais dans la Grande Ile de Saint-Domingue. Je rappelle qu’outre la Guadeloupe et la Martinique, la Dominique, Saint-Christophe et Saint-Vincent firent partie des possessions françaises en Amérique jusqu’au 18e siècle.

Il est difficile aujourd’hui de se faire une idée de ce que furent les Antilles dans la vie de la France pendant la période de leur splendeur, c’est-à-dire au 18e siècle. Les Antilles françaises constituaient alors le domaine colonial le mieux mis en valeur du monde entier. Elles couvraient Saint-Domingue comprise, une étendue considérable et leur population atteignit 6 à 700.000 habitants, esclaves compris. Les premières, elles avaient compris l’engouement qui allait gagner l’Europe entière pour des produits coloniaux qui étaient alors extrêmement rares et précieux, je veux dire le cacao, le sucre, le café, l’indigo, la vanille et le rhum. Il n’était pas en France, au milieu du 18e siècle, une seule famille, même de condition modeste, qui 278

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE



ne voulut avoir sur sa table du sucre de canne, du chocolat, du rhum et du café. Les Antilles eurent, pendant au moins un demi-siècle et peut-être un siècle, le quasi monopole en Europe de la fourniture de certaines de ces denrées.

Le commerce des Antilles avec la France représentait, à la veille de la Révolution, malgré la perte de certaines des petites Antilles en 1763, un tiers environ du commerce de la métropole, cela sans tenir compte des réexportations vers l’Europe centrale et orientale de produits d’origine coloniale qui avaient été transformés dans les usines françaises, tels que les cotons tissés en Normandie, les sucres raffinés dans les usines françaises, les étoffes préparées avec l’indigo des Antilles.

Un observateur pénétrant a pu dire que l’aspect même des foules et des armées du 18e siècle avait été transformé par l’intervention dans la vie européenne des produits des Antilles françaises. L’aspect grisâtre ou brunâtre et terne des foules du moyen âge ne s’était que peu modifié encore au 17e siècle. Au 18e siècle, au contraire, des couleurs plus vives apparaissent. Les uniformes de l’armée en particulier, les habits de cour deviennent bleus : c’est l’indigo des Antilles qui a fait ce miracle. De même, le confort de la vie familiale s’est accru en 50 ans, dans la première moitié du 18e siècle, plus rapidement qu’il ne l’avait fait au cours des deux ou trois siècles précédents, cela encore par la vertu des produits alimentaires des Antilles.

Je n’ai pas ici le temps de vous retracer avec quelques détails l’histoire des Antilles depuis leur entrée dans la vie française. Je dirai cependant que cette histoire a été glorieuse et parfois déplorable. Séparées de la métropole par un immense océan, elles furent menacées, bombardées, envahies par les Anglais un très grand nombre de fois au cours de ce même 18e siècle, qui a pourtant été celui de leur plus grand
279
A LA PENSÉE FRANÇAISE



épanouissement commercial. A partir de 1740, les attaques de l’ennemi se multiplient. En 1746, une attaque échoue à la Guadeloupe. Une tentative de débarquement échoue à la Guadeloupe. Nouvelle attaque en 1750.

L’arrivée au pouvoir de Pitt, en 1759, se manifeste par des attaques de grand style. L’Angleterre paraît décidée à chasser la France d’Amérique Dès la fin de cette année, l’Amiral John Moore bloque la Guadeloupe et la Martinique. Le 22 janvier 1760, sa flotte incendie Basse-Terre à coups de canon, réduit les forts et opère un débarquement à la Rivière-des-Pères. Le Gouverneur Nadeau du Treil, homme faible et indécis, organise mal la défense. Malgré l’ardeur des habitants, il n’ose pas livrer bataille et capitule le 27 avril. Dans la soirée du même jour, de Beauharnais, Gouverneur Général des Iles, débarquait à l’Anse-à -la-Barque. Sans insister davantage, il repartait quelques jours plus tard pour la Martinique. La Guadeloupe allait rester anglaise trois ans. Elle ne devait faire retour à la France que le 6 février 1763, par le même traité de Paris qui lui faisait perdre encore la Dominique.

La période révolutionnaire est pour les Antilles une période extraordinairement troublée. La société est en général imbue de ses privilèges et des principes du régime monarchique. Elle s’oppose à l’interdiction des réformes qui ont été décidées par la Constituante. Des révoltes éclatent un peu partout. La plus sanglante est celle des esclaves de Saint-Domingue qui réussissent péniblement à se rendre indépendants. La partie occidentale de l’île restera française de langue et de culture. Elle ne rentrera plus jamais dans le cadre politique de la France. La Guadeloupe et la Martinique sont, bien entendu, occupées par les Anglais pendant toute la période napoléonienne. La Guadeloupe s’est d’ailleurs courageusement et longuement défendue. Après des échecs répétés, les Anglais n’ont pu s’en rendre maîtres qu’en 1810. 280

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


La Guadeloupe et la Martinique, c’est un lieu commun que de le répéter, aiment passionnément la Mère-Patrie. Elles font indissolublement partie de la France. Parlant du haut de la tribune de la Chambre, le 3 juillet 1897, un grand orateur parlementaire, qui fut en même temps un grand poète, je veux dire Jean Jaurès, exprimait de son côté, j’en suis convaincu, les sentiments de la grande majorité des Français de la métropole lorsqu’il s’écriait :

"Nous nous sentons liés envers les îles lointaines d’une particulière affection, parce qu’elles ont été mêlées de près, malgré la distance, à toutes les émotions et à toutes les vicissitudes de la vieille France et de la France nouvelle, parce qu’elles ont été un morceau de l’histoire française palpitant sous d’autres cieux... »

La Guadeloupe et la Martinique sont des îles d’enchantement. Elles sont malheureusement peu connues de la plus grande partie du public métropolitain. Je sais bien que la distance est grande du Havre ou de Saint-Nazaire à Basse-Terre et à Fort-de-France. Mais le voyage, je vous l’assure, en vaut la peine.

Parlant le 18 février 1917 à l’Université des Annales, de la Guadeloupe qui avait été l’émerveillement de sa vie, M. Henry Bérenger, sénateur de la colonie, historien, homme politique et poète, s’exprimait ainsi :

"Lorsque après avoir traversé pendant de longs jours les solitudes éblouissantes de l’Atlantique tropical, le voyageur d’Europe aborde en rade de Pointe-à -Pitre, un seul mot s’impose à lui pour fixer les traits du spectacle qui lui est offert : Emeraude.

"D’autres îles, mères des dieux et des hommes, la Sicile, Corfou, Ceylan, peuvent se comparer à la Guadeloupe pour la noblesse des lignes et la grâce des formes. Mais où retrouver ailleurs qu’en elle cette splendide Emeraude auprès de laquelle toutes les autres verdures noircissent et toutes les autres flores sont comme desséchées ? »

Enfin je voudrais en terminant évoquer pour vous le souvenir de mon ami le Docteur Daniel Thaly, originaire de la Martinique, le Leconte de Lisle des Antilles, dont les plus beaux poèmes ont été consacrés par lui aux pays enchanteurs que sont nos Antilles. Il nous dit :

Je suis né dans une île amoureuse du vent.
Où l’air a des odeurs de sucre et de vanilles,
Que bercent au soleil du Tropique mouvant
Les flots tièdes et bleus de la Mer des Antilles.


La lyre du poète vibre avec le même accent harmonieux et prenant pour tous ces joyaux de la Mer des Caraïbes :

Quand le Génois nous vit à l’horizon splendide,
Antilles, oasis ardentes de la mer,
Il crut qu’apparaissaient sous l’azur du ciel clair.
Les paradis perdus de la verte Atlantide.
Dans l’émerveillement des heures tropicales.
Vos arbres toujours verts sous un ciel toujours bleu,
Parfument vos vallons, Indes Occidentales.

Je m’en voudrais d’ajouter de longs développements aux hommages du poète. Je voudrais au contraire que les Antilles, îles d’enchantement, restent dans vos esprits comme figurées par ces vers harmonieux et légers qui les dépeignent en si peu de mots sous des couleurs si vives et si vraies.

Il me reste pourtant un souhait à exprimer. C’est que beaucoup de Français profitent enfin des circonstances émouvantes que nous allons traverser à la fin de cette année pour se rendre, ne fût-ce que quelques jours, dans des lieux lointains, mais où tant 282

CONTRIBUTION DE LA GUADELOUPE


d’histoire vibre encore, histoire qui fut noble et généreuse entre toutes.

La Guadeloupe est un pays de sites et la Martinique est un pays de panoramas.

Elles sont toutes deux amoureusement gracieuses et jolies. Sous le soleil éclatant, qui fait ressortir toutes les tonalités de leur incomparable frondaison, elles sont considérées à juste titre comme des joyaux que Dieu a jetés sur la Mer des Caraïbes. Elles sont riches de leur beauté et elles sont belles de leur richesse, immense et variée. On y trouve les fleurs les plus odorantes et aux coloris les plus séduisants, à côté des fruits les plus savoureux.

Les hommes, qui vivent dans ces pays, qu’une femme écrivain a appelés "le Paradis sur terre", ne connaissent pas toujours l’étendue de leur bonheur, puisqu’ils trouvent le moyen, parfois, de se quereller dans le cadre d’une nature où tout appelle apaisement et harmonie.

Les Antilles constituent, pour la France, le point de départ de l’œuvre de colonisation magnifique créée par l’héroïsme et le génie de notre chère et grande Patrie. Elles ont, ainsi que l’île de la Réunion, fourni les meilleurs auxiliaires pour la conquête et l’organisation de notre vaste empire colonial.

Le Tricentenaire des Antilles, c’est aussi la glorification de l’œuvre accomplie de Richelieu à nos jours. Ce sont les sentiments de générosité, de bonté et de justice palpitant sous divers régimes, à travers les pages frémissantes et glorieuses d’une grande Histoire.

A l’occasion de ce Tricentenaire, tous les Français devraient rendre un pieux hommage aux grands colonisateurs qui, de Richelieu et de Colbert aux pionniers de la IIIe République, ont fait la plus grande France. Les Antillais savent, plus que tous autres, ce qu’ils doivent à la France. Aussi, ils ont la fierté de dire et de prouver, en toutes occasions, qu’en eux se répercutent toutes les vibrations de l’âme nationale. Photot G. L., Manuel Frères

Alexis Léger Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/339 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/340 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/341 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/342 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/343 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/344 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/345 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/346 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/347 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/348 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/349 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/350 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/351 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/352 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/353 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/354 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/355 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/356 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/357 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/358 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/359 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/360 Page:Lara - Contribution de la Guadeloupe à la pensée française, 1936.djvu/361

TABLE DES AUTEURS



BELOT (Adolphe) 
 160

CASSE (Germain) 
 190
CHAMBERTRAND (Gilbert de) 
 294

DESCAMPS (Henry) 
 122

GERVILLE-RÉACHE (Gaston) 
 256
GERVILLE-REACHE (Léo) 
 286
GONDRECOURT (Général Aristide de) 
 99
GUESDE (Dominique) 
 215

HENNIQUE (Léon) 
 219

ISAAC (Alexandre) 
 206
ISAAC (Auguste) 
 242

LACROIX (Général Henri de) 
 200
LANREZAC (Général Charles-Louis-Marie de) 
 234
LE DENTU (Auguste) 
 196
LÉGER (Alexis) 
 283
LÉGITIMUS (Hégésippe) 
 271

MAUREL-DUPEYRÉ (Pierre) 
 131
MELVIL-BLONCOURT 
 141
MORTENOL (Camille) 
 267

PINEL DUMANOIR 
 59
PRIVAT D’ANGLEMONT (Alexandre) 
 109

SAINT-AURÈLE POIRIÉ 
 33
SAINT-RÉMY (Joseph) 
 89
SARLAT (Gaston) 
 249
SORIN (Charles-Auguste) 
 22

VALLÉE (Anténor) 
 69
VAUCHELET (Émile) 
 174



    Victor Schoelcher, par 14.093 suffrages, représentant du peuple à l’Assemblée Législative. Cette Assemblée invalida l’élection, malgré cette protestation de Perrinon : « Que l’assemblée ne se trompe pas sur les hommes qui, dans leurs journaux, nous poursuivent de leurs calomnies. Dans l’un de nous, ils veulent frapper le promoteur de l’arrêt de mort contre l’esclavage ; dans l’autre, ils veulent atteindre l’arrière-petit-fils d’une négresse esclave, auquel ils ne peuvent pardonner de s’être élevé jusqu’à la hauteur de cette tribune… » (Séance du 17 octobre 1849). Victor Schoelcher et Perrinon furent réélus, le 13 janvier 1850, par 15.166 voix. Au coup d’État du 2 décembre 1852, alors que Schoelcher allait en exil, le Commandant Perrinon se retira à Saint-Martin où il se livra à l’exploitation de salines. Il y mourut en 186., et le général Frébault, gouverneur de la Guadeloupe, de passage dans l’île, assista à ses derniers moments.

    Né a Saint-Pierre de la Martinique, François-Auguste Perrinon était chef de bataillon d’artillerie de marine quand il fut délégué par le Gouvernement Provisoire de 1848 en qualité de Commissaire de la République à la Martinique. Il promulgua dans cette colonie, les différents décrets concernant l’abolition de l’esclavage. Le 24 juin 1849, le Commandant Perrinon fut élu, à la Guadeloupe, avec

  1. Un noir de la Guadeloupe. Patoche, fidèle serviteur et compagnon de tous les dangers de Dugommier, dit M. Arthur Chuquet, s’évanouit de douleur sur le corps de son maître.
  2. Dugommier avait laissé sa femme à la Guadeloupe avec sa fille et son dernier fils. Après être restée quelque temps sur sa propriété aux Trois-Rivières, elle alla vivre auprès de sa mère, Mme Coudrey-Bottée, à Sainte-Anne. À la nouvelle de la prise de Toulon, les Anglais qui occupaient la Guadeloupe, furieux, jetèrent en prison la femme de Dugommier et la mirent aux fers. Elle ne se rétablit jamais des mauvais traitements qu’elle eut à subir et mourut à la Basse-Terre, le 15 avril 1810.
  3. Détail curieux : Petit Gauthier était édité par une imprimerie de la rue de la Harpe, à Paris, dont le directeur était Brune, plus tard Maréchal de France, assassiné à Avignon, le 2 août 1815.
  4. Marie Laurent, ayant à reprendre le rôle de Marie-Jeanne ou la Femme du peuple, créé par Marie Dorval, tint à consulter son illustre devancière. « Le rôle n’a que six cents lignes, fit-elle observer à Mme Dorval. — Oui, lui répondit celle-ci, six cents lignes et six cents effets. » (Jeanne Landre, les Lectures pour Tous d’octobre 1928).
  5. A la suite d’un rapport de Victor Hugues au Comité de Salut Public, relatant les faits de la reprise de la Guadeloupe aux Anglais, la Convention Nationale vota la loi suivante : "La Convention Nationale décrète que les troupes qui ont reconquis une partie de l’île de la Guadeloupe et repoussé les Anglais, ont bien mérité de la patrie." (11 septembre 1794.)
  6. Dans ses Souvenirs de Jeunesse, parus, en 1905, dans la Revue, Scheurer-Kestner dit : « Avec un courage moral indiscutable, Blanqui manquait de courage physique. On sait que Tascherdan, dans la Revue Rétrospective, laisse entendre que le célèbre conspirateur a dévoilé les détails du complot qui l’a fait condamner avec Barbès et Martin Bernard. Barbès est resté toute sa vie convaincu de la culpabilité de son ancien complice. Il disait : "Nous étions trois ; ce n’est pas moi qui ai révélé le secret, et je jure que ce n’est pas Martin-Bernard."
  7. En juillet 1862. en exil à la Haye, Barbès écrivit à Victor Hugo, alors en exil, aussi, à Hauteville-House, une belle lettre commençant ainsi : « Le condamné dont vous parlez dans le septième volume des Misérables, doit vous paraître un ingrat. Il y a vingt-trois ans qu’il est votre obligé… et il ne vous a rien dit. Pardonnez-lui ! Pardonnez-moi ! » Victor Hugo répondit à son « frère d’exil », disant à Barbès, « le combattant et le martyr du progrès », qu’il « ne doit rien à qui que ce soit ». Le poète ajoutait : « Qui a tout donné au genre humain est quitte envers l’individu ». (Lettres publiées dans la République de la Guadeloupe du 30 juin 1898.)
  8. Le dernier acte politique d’Armand Barbès. vingt-cinq jours avant sa mort, fut une lettre-programme adressée à Jules Guesde pour les Droits de l’Homme, dont le numéro initial parut le 1er juin 1870, à Montpellier, sous les auspices de Cluseret, de Delescluze, de Barbès et de Fabreguettes, plus tard conseiller à la Cour de Cassation. Barbès, qui était l’un des parrains du nouvel organe, écrivait à Jules Guesde : "Le titre seul de votre journal indique que vous voulez donner une nouvelle tribune à nos principes républicains socialistes. Les Droits de l’Homme ! Oui, les droits de tous sont égaux et notre devoir est de rendre accessibles à tous tous les liens naturels, intellectuels et moraux."
  9. Le lecteur trouvera plus loin deux de ces sonnets que nous avons extrait de l’édition de Paris Inconnu d’Alfred Delvau (1875)
  10. Nous avons eu sous les yeux l’original de cette lettre. Cette révélation a fait l’objet d’une controverse, dans les Annales Politiques et Littéraires (numéro du 16 juin 1907) entre M. Sergines et nous. La question a été reprise dans des articles intitulés : Une controverse litté- raire, publiés, en 1907, dans la Martinique de Fort-de-France.

    8
  11. Granier de Cassagnac avait voyagé aux Antilles où d’ailleurs il avait de la famille et a publié, en 1844, Voyages aux Antilles Françaises, en 3 volumes.
  12. Témoin, Alexandre Dumas eut à la Cour d’Assises, avec le président, le dialogue suivant, souvent rapporté :

    — Veuillez décliner vos nom et prénoms ?
    — Alexandre Dumas, marquis Davy de la Pailleterie.
    — Votre age ?
    — Quarante-deux ans.
    — Votre profession ?
    — Je dirais auteur dramatique, si je n’étais dans la patrie du grand Corneille.

  13. En 1927, M. Pierre Bouchardon, magistrat, a publié chez Albin Michel, le Duel du Chemin de la Favorite, du nom de la clairière du Bois de Boulogne, le Chemin dit de la Favorite, où eut lieu le duel Beauvallon-Dujarrier, le mardi 11 mars 1845. Le duel et les procès criminels qui en découlèrent sont relatés avec d’autant plus d’intérêt que l’auteur s’est servi, pour sa narration, des dossiers qu’il a eus en mains. D’autre part, en juillet 1935, Madame Françoise Moser, dans l’Intransigeant et M. Marius Boisson, dans Vendémiaire, ont publié d’intéressantes études sur "l’extraordinaire existence de Lola Montès" et sur "Lola... Lola... fleur de Séville", dans lesquelles il est parlé du duel Dujarrier-Beauvallon, avec beaucoup de détails.
  14. Saint-Aurèle Poirié.
  15. M. Ch. -L . Chassin. dans son ouvrage Souvenirs d’un Etudiant de 48, préfacé par M. H. Monin, parle de Melvil "un mulâtre", qui avait pris part aux "agitations préparatoires de la Révolution de février", et qui se retrouva à la Conciergerie à la suite d’une manifestation d’étudiants et qu’il rencontra, peu après, au coup d’Etat du 2 décembre, dans un comité de résistance. "Il professait pour Edgard-Quinet, dit M. Ch. - L. Chassin, une admiration fanatique, exclusive. Il discutait Michelet. il réputait Quinet indiscutable."
  16. Les poursuites n’avaient pas eu lieu jusqu’à cette date, car Thiers, chef du Pouvoir Exécutif, était l’ami de Melvil-Bloncourt. "Plusieurs députés, écrivaient alors les journaux, se proposent de provoquer des éclaircissements au sujet des motifs qui ont fait ajourner jusqu’à ce moment la demande en autorisation des poursuites contre M. Melvil-Bloncourt. À ce sujet, M. Thiers serait entendu."
  17. Ce rapport du greffier Barcq, présenté au 3e Conseil de Guerre, à l’audience du 5 juin 1874, porte que "d’après des indications dignes de foi, il serait le fils naturel d’une créole nommée Caillette-Leblond et d’un comte de Moyencourt et que son nom aurait été constitué avec la dernière syllabe des noms de son père et de sa mère".
  18. En 1909, l’administration de la Guadeloupe acheta les manuscrits de Jules Ballet et une commission présidée par le chef du service de l’Instruction publique, a été nommée pour procéder à la publication de ces documents.
  19. Un fils de Lethière, Lucien, avait épousé une Haïtienne, Mlle Faubert, celle-ci créa à Port-au-Prince une Institution de jeunes filles. « Cette alliance avec la famille du remarquable membre de l’Institut de France valut à notre pays le don du beau tableau de Lethiers : Noir et Jaune s’unissant sous l’œil de Dieu, que l’on peut encore admirer à la cathédrale de Port-au -Prince. Le portrait de Madame Lucien Lethiers peint par sa belle-sœur sous la dénomination : la Belle Créole, se trouve dans la grande salle du Musée du Louvre à Paris. Il fut acquis par le Gouvernement français de la famille Fauberts aîné. » (La Presse de Portau-Prince du 26 avril 1930).
  20. Le canon à piston.
  21. La Guadeloupe.
  22. Dépendance de la Guadeloupe.
  23. L’exploitation des salines.
  24. Le général Frébault, gouverneur de la Guadeloupe.
  25. A la séance du 1er juin 1876 de la Chambre des députés, se produisit un incident très violent entre Paul de Cassagnac, qui avait été élu dans le Gers, et Germain Casse. Le premier avait rappelé les paroles prononcées au Congrès de Liège et s’étonnait que « l’un des orateurs les plus violents du Congrès de Liège siège aujourd’hui sur les bancs de la Chambre". A la fin de la séance, Germain Casse demanda la parole pour un fait personnel. "C’est moi qui suis l’auteur des paroles que M. Paul de Cassagnac apporta à cette tribune. C’est systématiquement que je n’ai pas voulu me nommer quand il m’a adressé une provocation personnelle, car il y a des provocations que je méprise." Invité par le président à retirer de telles expressions, Germain Casse déclara : "Je les retire par déférence envers M. le Président seul." (L’Echo de la Guadeloupe du 24 juin 1876.)
  26. Henri-Alexandre Wallon, qu’on appelle « le père de la Constitution de 1875 », avait été, en 1848, premier député suppléant de la Guadeloupe à l’Assemblée Constituante. Il avait été proposé par Perrinon. Professeur à la Sorbonne, Wallon avait écrit un ouvrage savant sur l’Esclavage dans les Colonies (1847) et il était secrétaire de la commission de l’abolition de l’esclavage du Gouvernement Provisoire.
  27. Dans la 3e édition de son ouvrage : Principes de Colonisation et de Législation Coloniales, parue en janvier 1906, M. Arthur Girault, professeur d’économie politique à l’Université de Poitiers, parlant de la représentation parlementaire des colonies, dit : « Il n’y a pas lieu de parler ici de la dette de reconnaissance que le parti républicain a contracté envers eux (les députés des colonies) ». « Les représentants des colonies, a dit M. Isaac, ont contribué à fonder la République à une époque où une seule voix de moins eût changé du tout au tout le caractère de la Constitution. S’il arrivait qu’un jour, une voix fut encore nécessaire pour sauver l’avenir de la démocratie cette voix se retrouverait dans la représentation coloniale ».
  28. Le premier numéro du Travail parut le 22 décembre 1861. Emile Zola édita son premier volume : Contes à Ninon, chez Lacroix, en octobre 1864.
  29. Qu’il ne faut pas confondre avec 1'"Œuvre des cercles du soldat" qui n’intervient qu’à l’intérieur des casernes.
  30. Comme Directeur de l’Intérieur, il fut, en 1883, le fondateur du lycée de Pointe-à -Pitre qui porte le nom de Sadi-Carnot. Le 29 janvier 1934, à la célébration de la Saint-Charlemagne et du cinquantenaire du lycée, le buste d’Alexandre Isaac a été placé et inauguré au parloir de l’établissement.
  31. Le duel n’eut pas lieu, car les témoins reconnurent que "le lieutetenant Mangin avait agi en exécution des instructions reçues". Mais Alexandre Isaac se battit au pistolet avec Gabriel Baume pour un article désobligeant paru dans l’Autorité de Paul de Cassagnac, qui fut l’un des témoins de M. Baume.
    Se rendant, sur le croiseur Jules Michelet, aux fêtes du centenaire du Pérou, en juin 1921. le général Mangin visita la Guadeloupe.
  32. Causerie diffusée par la Tour Eiffel, le 25 janvier 1935.