Contribution à la théorie générale de l’État/Chapitre 1/§1

Contribution à la théorie générale de l'État
Librairie Sirey (1p. 11-51).

§ I

L’unité de l’État

4. — Il y a plusieurs façons de comprendre la personnalité de l’État.

D’après une première conception, qui se fait jour surtout dans la littérature allemande, la notion de personnalité de l’Etat signifierait que l’organisation étatique d’un peuple a pour effet de donner naissance à un être juridique entièrement distinct non seulement des individus ut singuli qui composent la nation, mais encore du corps national des citoyens. Sans doute, on reconnaît dans cette doctrine que l’État ne peut se concevoir sans la nation ; mais on soutient que la nation n’entre dans l’État que comme l’un des éléments qui concourent à le former. Une fois constitué, l’État n’est donc point la personnification de la nation, il ne personnifie que lui-même : il n’est point davantage le sujet des droits de la nation, il est le sujet de ses droits propres. D’après cette doctrine en effet, la personnalité de l’État n’est point l’expression d’une concentration personnelle de ses membres en un être juridique unique : mais elle est le produit et l’expression d’une organisation réelle, dans laquelle la nation n’intervient que comme un élément de structure, au même titre que le territoire ou la puissance gouvernementale. L’Etat est donc une personne en soi : plus exactement, ce qui est personnifié dans l’Etat, ce n’est point la collectivité d’hommes qu’il renferme, mais c’est l’établissement étatique lui-même. Ainsi la personne étatique est située complétement en dehors des membres humains de l’Etat, c’est-à-dire non seulement en dehors de ces membres pris individuellement, mais encore en dehors de leur ensemble total et indivisé. Il y a dans ce concept un véritable raffinement d’abstraction : on ne se contente pas en effet, dans cette théorie, d’admettre que la nation puisse acquérir du fait de son organisation étatique la qualité de personne distincte de ses membres individuels, qualité en laquelle elle recevrait précisément le nom d’Etat, mais on prétend que l’État doit être envisagé comme une entité juridique absolument différente de la nation, comme une personne qui prend sa consistance et son substratum ailleurs que dans la nation[1].

Pour le surplus, c’est-à-dire quant à la question de la personnalité de la nation elle-même, les partisans de la conception rappelée ci-dessus se divisent en deux camps. Les uns dénient à la nation toute personnalité : l’État seul d’après eux est une personne ; ce point de vue a été défendu principalement en Allemagne[2]. Les autres traitent la nation comme un sujet juridique, mais distinct de l’État : c’est en France surtout que ce second point de vue a été admis, et M. Duguit — qui d’ailleurs le réprouve (L’État, t. II, p. 57 et s., 62 et s. ; Traité, t. I, 77, 303 et s.) — prétend même qu’il forme depuis 1789 l’une des idées fondamentales du droit public français. En effet, a-t-on dit, en vertu du principe de la souveraineté nationale, la nation peut et doit être considérée en droit français comme le sujet originaire de la souveraineté, par conséquent comme une personne antérieure à l’Etat : notamment c’est la nation qui donne naissance à l’Etat par la délégation qu’elle fait de sa souveraineté aux gouvernants qu’elle institue dans sa Constitution. Cette doctrine aboutit ainsi à créer dans l’État une dualité de personnes, distinctes l’une de l’autre : la personne nation d’abord, la personne étatique ensuite.

Toutes ces théories qui séparent l’Etat et la nation, sont contredites par le principe même de souveraineté nationale, tel qu’il a été fondé par la Révolution française. En proclamant que la souveraineté, c’est-à-dire la puissance caractéristique de l’Etat, réside essentiellement dans la nation, la Révolution a en effet consacré implicitement, à la base du droit français, cette idée capitale que les pouvoirs et les droits dont l’Etat est le sujet, ne sont pas autre chose au fond que les droits et pouvoirs de la nation elle-même. Par conséquent, l’Etat n’est pas un sujet juridique se dressant en face de la nation et s’opposant à elle : mais, dès qu’il est admis que les pouvoirs de nature étatique appartiennent à la nation, il faut admettre aussi qu’il y a identité entre la nation et l’Etat, en ce sens que celui-ci ne peut être que la personnification de celle-là. En vain certains auteurs (par exemple Rehm, Allgemeine Staatslehre, p. 151 et s.) essayent-ils d’échapper à cette conclusion en s’efforçant de différencier les deux notions de souveraineté de l’Etat et de souveraineté de la nation. Cette distinction est inacceptable : car il est manifeste que, si l’Etat et la nation sont deux personnes différentes, la souveraineté de l’une de ces personnes exclut la souveraineté de l’autre. La souveraineté ne peut être à la fois un attribut étatique et national, et la nation ne peut être souveraine en même temps que l’État, qu’à la condition qu’elle et lui ne forment qu’une seule et même personne[3]. C’est pourquoi le principe de la souveraineté nationale exclut l’idée que l’Etat puisse, en tant que personne, prendre son existence en dehors de la nation.

Il suit de là que les membres de la nation eux-mêmes — ainsi que l’a très bien montré M. Michoud (op. cit., t. I, p. 36 et s., t. II, p. 1 et s.) — ne sauraient être considérés, dans leurs rapports avec la personne Etat, comme étant de tout point des tiers, absolument étrangers à celle-ci[4]. De même il n’est pas entièrement exact de dire, comme le fait Laband (loc. cit., t. I, p. 102) : « Les droits de l’État ne sont point les droits de ses membres, ce sont des droits qui appartiennent en propre à l’Etat ; les membres n’y ont point de part, même s’ils sont appelés à les exercer ». Sans doute les fondateurs révolutionnaires du droit public moderne de la France ont pris soin de spécifier dans des textes exprès (V. infra, no 331) que la souveraineté qu’ils déclaraient nationale, réside dans la nation entière, dans la collectivité indivisible des citoyens, et non point divisément dans chacun de ceux-ci : la souveraineté est dans le tout, elle n’est point dans les parties ou fractions : la nation est souveraine en tant qu’unité corporative, en tant que personne juridique supérieure à ses membres individuels. Mais d’autre part il est certain aussi que, dans la conception révolution aire, la nation prend sa consistance dans les individus qui sont ses membres ; elle est un composé d’hommes envisagés comme égaux les uns aux autres ; elle est la collectivité — unifiée — des citoyens, de tous les citoyens (cf. no 418, infra). D’après le droit français, ceux-ci ne peuvent donc pas être complètement éliminés dans la construction juridique de la personne-nation : ils entrent dans la structure de cette personne juridique, en tant du moins qu’ils concourent à former à eux tous la collectivité indivisible dont l’État est la personnification.

Il résulte donc déjà du principe de la souveraineté nationale que l’Etat n’est autre que la nation elle-même. Mais, si l’Etat ne se distingue pas de la nation, réciproquement la nation ne saurait non plus se concevoir comme une personne différente de l’Etat, antérieure et supérieure à lui. C’est bien à tort que l’on soutient que cette conception a été consacrée, comme l’une des bases du droit public français, par les fondateurs du principe de la souveraineté nationale. Tout au contraire, il ressort formellement de la Constitution initiale de 1791 que la nation souveraine n’exerce ses pouvoirs que par les organes que lui assigne le statut étatique (préambule du tit. III), et en particulier cette Constitution spécifie que la confection ou réfection de ce statut lui-même ne peut être entreprise que par les organes réguliers constitutionnellement préposés à cette tâche (tit. VII, art. 1er et s.). Ainsi la nation n’a de pouvoirs, elle n’est un sujet de droit, elle n’apparaît comme souveraine qu’en tant qu’elle est juridiquement organisée et qu’elle agit suivant les lois de son organisation. En d’autres termes, la nation ne devient une personne que par le fait de son organisation étatique ; c’est-à-dire par le fait qu’elle est constituée en État. De même que l’Etat ne peut former une personne en dehors de la nation, de même la nation n’a de personnalité que dans et par l’Etat[5]. Finalement donc, les mots nation et État ne désignent que les deux faces d’une seule et même personne. Ou plus exactement la notion de personnalité étatique est l’expression juridique de cette idée que la nation, en s’organisant en État, se trouve par là érigée en un sujet de droit, lequel est précisément l’Etat : en sorte que ce que l’État personnifie, c’est la nation même, étatiquement organisée[6].

5. — Cette dernière conception, déduite du principe de la souveraineté nationale et qui forme depuis 1789 l’une des assises du droit public positif de la France (Duguit, L’État, t. I, p. 321 et s.), est aujourd’hui combattue par une école qui nie la personnalité soit de l’État, soit de la nation. Les auteurs qui professent cette négation, la soutiennent par des raisons diverses.

Les uns, s’inspirant de la conception même qui a été introduite dans le droit moderne par les hommes de la Révolution, sont partis de l’idée que l’Etat, envisagé au point de vue de la question de sa personnalité, prend sa consistance dans la nation, c’est-à-dire dans la collectivité des nationaux dont il n’est que l’expression synthétique et résumée. Seulement, cette idée une fois adoptée, ils ont fait un pas de plus que les fondateurs révolutionnaires du droit public français, et ils soutiennent que la communauté nationale ne constitue point une personne distincte de ses membres individuels ; mais, disent-ils, il ne faut voir dans la collectivité des citoyens que les citoyens eux-mêmes pris collectivement ; d’où cette conséquence que l’État n’est pas une personne supplémentaire s’ajoutant et se superposant aux personnalités individuelles de ses nationaux, mais il représente uniquement les nationaux, considérés dans leur ensemble collectif. Cette doctrine a trouvé son expression la plus nette dans le Traité élémentaire de droit administratif (1er éd., p. 26 et s.) de M. Berthélemy, qui la formule ainsi (p. 29) : « Quand je dis que l’Etat est une personne morale, je ne veux pas exprimer autre chose que ceci : les Français sont collectivement propriétaires de biens et titulaires de droits…, collectivement, c’est-à-dire à eux tous, comme n’étant qu’un ». Le propre de cette formation collective d’après M. Berthélemy, c’est que par elle les Français, pris tous ensemble, ne font « qu’un sujet de droits » ; il faut entendre par là que les droits et les biens de la collectivité ne « à la disposition de chacun d’eux », comme le seraient des biens ou des droits qui leur appartiendraient individuellement ou indivisément : le régime de gestion des intérêts d’une collectivité organisée est nécessairement un régime unitaire, qui implique une gestion d’ensemble par les représentants de la collectivité et qui exclut la possibilité pour les membres de la communauté d’exercer en maîtres, dans les affaires de celle-ci, leurs volontés individuelles. Par ces raisons la formation collective présente les apparences d’un sujet juridique distinct des membres. Mais, si l’on va au fond des choses, on constate que, sous cette apparence d’une personne distincte, il n’y a en réalité pas autre chose que les personnes des nationaux eux-mêmes réunies en une sorte particulière de groupement et en vue d’un certain régime d’administration de leurs intérêts communs. La soi-disant personnalité morale n’exprime et ne désigne qu’une des modalités spéciales dont sont susceptibles les formations entre individus. En un mot, le groupe d’individus que la doctrine personnaliste prétend personnifier, se ramène simplement à ces individus mêmes groupés d’une certaine façon[7]. Un point de vue analogue est défendu, pour les collectivités de droit privé qualifiées de personnes juridiques, par M. Planiol, qui soutient (Traité élémentaire de droit civil, 6e éd., t. I, nos 3005 et s., v. notamment nos3017 à 3019 et 3044 à 3046) que cette qualification mensongère ne désigne au fond qu’un système spécial de groupement patrimonial et une forme particulière de propriété, la propriété corporative. Des théories du même genre ont été proposées par MM. van den Heuvel (De la situation légale des associations sans but lucratif, v. notamment, p. 5 et s., 52 et s.) et de Vareilles-Sommières (Des personnes morales, v. notamment, p. 136 et s., 147 et s., 152 et s.), qui développent cette idée que toutes les prétendues personnes juridiques se ramènent à de simples associations d’individus[8].

Les auteurs qui s’attachent à cette première méthode de dénégation de la personnalité de l’État, gardent tout au moins le mérite de se placer sur le terrain du raisonnement juridique : leur doctrine procède d’une certaine conception de la nature juridique des collectivités organisées. Mais d’autres adversaires de la personnalité étatique se sont inspirés d’une méthode bien différente. Ceux-ci appartiennent à cette école réaliste ou empirique, qui, prétendant s’en tenir aux faits matériels et y adapter les théories juridiques, déclare qu’il ne peut être question de reconnaître la qualité de personnes qu’aux êtres humains, parce que — dit-on ici — l’homme seul possède en tant que personne une existence réelle et au surplus lui seul est cloué de volonté ; et par suite les auteurs de ce second groupe soutiennent que la notion d’une personnalité ou d’une volonté étatique n’est qu’un concept scolastique, sorti de toutes pièces du cerveau des juristes, n’ayant aucun fondement réel et d’ailleurs totalement superflu pour la construction de la théorie juridique de l’Etat. C’est sur ce terrain (V. Michoud, Théorie de la personnalité morale, t. I, p. 47) que s’est placé, en grande partie du moins[9], M. Duguit dans l’ouvrage considérable (L’État, 2 vol., 1901-1903) qu’il a écrit tout exprès pour nier la personnalité étatique. Sa doctrine a trouvé des disciples en France : M. Jèze (Les principes généraux du droit administratif, p. 15 et s.) la reproduit dans ses traits essentiels ; M. Le Fur (op. cit., Zeitschrift f. Völker u. Bundesstaatsrecht, t. I, p. 16 et s.) approuve les tendances de M. Duguit et s’approprie un certain nombre de ses arguments réalistes : notamment il se place, comme M. Duguit, à ce point de vue que « l’observation nous fait connaître, comme être existant réellement, l’homme et lui seul »[10]). En Allemagne, le principal représentant de cette école est Seydel (Grundzüge einer allgemeinen Staatslehre, ch. I).

En partant de ce point de vue, on aboutit à l’une ou l’autre des conclusions suivantes : Ou bien l’on ramène l’Etat à la somme des individus ut singuli qui le composent à chacun des moments de son existence. C’est cette doctrine individualiste qu’énonçait Rousseau (Contrat social, liv. I, ch. vii) dans sa célèbre définition : « Le souverain n’est formé que des particuliers qui le composent ». Ou bien l’on s’en tient à cette observation que, dans l’ordre des réalités, la puissance étatique consiste simplement dans le pouvoir qu’ont en fait les gouvernants d’imposer leur volonté aux gouvernés, et cela par ce seul motif qu’ils sont les plus forts : et l’on en conclut que la prétendue personne étatique se confond avec les gouvernants, tout au moins avec la personne du gouvernant suprême, celui-ci étant le véritable sujet des droits de l’Etat. Tel est l’ordre d’idées auquel se rattache la doctrine de Seydel (op. cit., p. 1 et s.), qui voit dans la Herrschaft non point un droit de l’Etat, mais un droit personnel du Herrscher[11]. Seydel a été suivi et dépassé par Bornhak (Preussisches Staatsrecht, t. I, p. 64 et s., 128 et s. ; Allgemeine Staatslehre, p. 13), qui identifie complètement le prince et l’Etat (dans le même sens : Lingg, Empirische Untersuchungen zur allg. Staatslehre, notamment p. 205 et s. ; Orban, Droit constitutionnel de la Belgique, t. I, p. 315 et 461). M. Duguit s’exprime de la même manière (V. par exemple L’État, t. I. p. 259) : « L’Etat est simplement l’individu ou les individus investis en fait du pouvoir, les gouvernants » [12]. Et cette formule est reproduite par M. Le Fur (La souveraineté et le droit, Revue du droit public, 1908, p. 391) : « Parler des droits de l’État, revient à parler des droits des gouvernants », et encore : « Le mot État est pratiquement vide de tout sens, s’il ne signifie ni les gouvernants, ni les gouvernés » (ibid., p. 390). Bossuet (Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, liv. VI au début) avait déjà dit : « Tout l’État est en la personne du Prince ». (V. pour la réfutation de cette théorie : Esmein, Éléments, 5e éd., p. 34 et s. ; Jellinek, op. cit., éd. franc., t. I, p. 244 et s. ; Rehm, op. cit., p. 156 et s.)[13].

6. — La théorie réaliste de l’Etat n’a guère rencontré d’approbation jusqu’à présent parmi les juristes[14]. Son tort manifeste, c’est en effet que, sous prétexte de rétablir les réalités matérielles, elle méconnaît les réalités juridiques, celles-là mêmes dont le juriste doit par-dessus tout se préoccuper. De toutes parts on a opposé aux réalistes cette objection qu’il n’est pas permis de confondre la personnalité juridique avec l’existence physique. Sans doute, dans le monde physique, il n’existe point de personne Etat. Mais pour le juriste toute la question est de savoir si l’État constitue un être du monde juridique, c’est-à-dire s’il est un sujet actif et passif de droits. Or le droit se meut dans un domaine d’idées, et par conséquent d’abstractions. Même la personnalité juridique des êtres humains n’est pas un fait qui tombe sous les sens, ni davantage une conséquence de leur nature physique (il suffit à cet égard de rappeler le cas de l’esclave dans le droit antique ; — V. sur ce point, Pillet, Des personnes morales en droit international privé, p. 33 et s.), mais la notion juridique de personnalité humaine est l’expression d’une idée abstraite (Laband, op. cit., éd. franc., t. I, p. 159 note ; Gierke, Das Wesen der menschlichen Verbande, p. 18). Sans doute aussi, les concepts juridiques, pour ne pas encourir le reproche d’être artificiels et arbitraires, doivent correspondre à des faits et des réalités. Seulement, si les notions juridiques se basent sur des faits, il faut bien remarquer que leur objet n’est point tant d’exposer ces faits en eux mêmes que d’exprimer les relations juridiques qui en découlent, relations qui ont nécessairement un caractère abstrait. La personnalité humaine est une de ces relations, la personnalité étatique en est une semblable : toutes deux prennent leur fondement dans les faits, mais toutes deux sont au même degré des abstractions (Esmein, Éléments, 5e éd., p. 34-35 ; Michoud, Théorie de la personnalité morale, t. I, p. 47-48). Quant à la considération tirée par M. Duguit[15] et par Seydel (op. cit., p. 4 et 7) de ce que l’Etat n’est point capable de vouloir, elle est tout aussi peu décisive : car la personnalité juridique est reconnue même à l’homme incapable de toute volonté propre, à l’infans, à l’insensé, et d’ailleurs ce n’est point à proprement parler la volonté de l’État qui forme la base de sa personnalité (V. p. 27, infra).

Il n’est donc pas nécessaire d’insister sur la réfutation de la doctrine qui, pour refuser à l’État la personnalité, s’appuie simplement sur ce qu’il ne possède pas d’individualité physique. Au contraire, il est utile d’examiner avec soin l’autre théorie ci-dessus exposée, qui, partant de l’idée juste que l’État ne saurait constituer une personne différente de la collectivité nationale, soutient que cette collectivité elle-même n’est pas un sujet juridique distinct de ses membres, et cela, prétend-on, par la raison que la notion de collectivité correspond simplement aune façon particulière d’envisager les individus dans leur ensemble, mais non point à une entité ayant une substance propre et distincte d’eux. Cette conception individualiste des collectivités est-elle exacte ? Est-il vrai que le mot de collectivité, lorsqu’il s’applique à une masse organisée, n’exprime qu’une des modalités, un des aspects sous lesquels se présentent les individus ? La collectivité nationale en particulier n’est-elle que la somme de ses membres, en tant que ceux-ci sont reliés les uns aux autres par une certaine organisation politique ? Et dès lors la science juridique peut-elle, doit-elle même pour progresser, se passer désormais de l’idée de personnalité collective ?

7. — Pour résoudre cette question, il convient de rappeler les principales théories qui ont été proposées en vue de légitimer la notion de personnalité de l’Etat.

D’après une première doctrine, cette notion prend son fondement dans le fait que la collectivité étatique a des intérêts propres, distincts des intérêts respectifs de ses membres individuels. Conformément à une définition célèbre qui ne voit dans chaque droit subjectif qu’un intérêt légitime et, comme tel, juridiquement protégé (Ihering, Esprit du droit romain, trad. de Meulenaere, t. IV, p. 328), on a soutenu que l’Etat est un sujet de droit, parce qu’il est le sujet des droits correspondant à l’intérêt collectif national (en ce sens, Michoud, op. cit., t. I, p. 65, 102 et s., 113 et s. — Cf. Pillet, op. cit., p. 37)[16]. Pour démontrer que l’intérêt national ne s’identifie point avec les intérêts particuliers des nationaux, diverses considérations sont invoquées. La principale se déduit de ce que la collectivité nation ne consiste pas seulement dans la génération présente et passagère des nationaux, mais elle est un être suc cessif et durable comprenant la série des générations nationales présentes et futures, et par suite elle a des intérêts permanents et à échéance lointaine, tandis que l’individu n’a ou en tout cas n’aperçoit nettement que ses intérêts immédiats et son profit rapproché. Aussi arrive-t-il souvent que l’Etat, agissant en vue de l’intérêt national, est amené à demander de ce chef aux citoyens des sacrifices dont la génération actuelle ne recueillera pas le prix et qui ne profiteront qu’aux générations à venir. En sens inverse, on conçoit qu’un régime politique qui ne viserait qu’à donner satisfaction à l’intérêt instantané des individus, pourrait fort bien avoir pour effet de compromettre la puissance et la prospérité de la nation envisagée quant à son développement futur. Au surplus et même en faisant abstraction du caractère de continuité de la nation, il serait encore faux de dire que son intérêt collectif se ramène au total des intérêts particuliers des hommes qui la composent à un moment déterminé. Car on a fait observer (Rehm, op. cit., p. 199. — Cf. Le Fur, Zeitschrift f. Volker u. Bundesstaatsrecht, t. I, p. 18, note 1) que les intérêts individuels se contredisent et qu’il est par conséquent impossible d’en faire la somme. Tout au plus l’intérêt national pourrait-il consister en une moyenne, c’est-à-dire tenir le juste milieu entre ces intérêts opposés[17]. Sans doute, ce sont des individus qui en dernière analyse bénéficieront de l’effet des mesures prises par l’Etat dans l’exercice de ses droits propres : mais on fait remarquer qu’ils n’en profitent que par un effet indirect et réflexe : car en principe l’activité de l’Etat s’exerce moins en faveur des intérêts particuliers des nationaux qu’en vue de l’intérêt général et extra-individuel de la communauté nationale. Si donc il existe réellement un intérêt collectif national, distinct des intérêts des membres individuels, l’Etat est bien une personne, en tant qu’il est le centre et le sujet des intérêts de la nation.

Une seconde théorie, se rattachant à la conception qui fonde les droits subjectifs sur la volonté de leurs titulaires, fait dériver la personnalité des collectivités de ce que celles-ci sont douées d’une volonté propre, volonté collective qui est réellement distincte des volontés des individus. L’État — dit-on ici — est une personne, en tant qu’il est le sujet de la volonté de la collectivité étatique, volonté une et continue qui est aussi une volonté supérieure aux volontés individuelles. Cette théorie de la volonté collective de l’État, que Rousseau avait déjà soutenue en son Contrat social[18] et dont on a pu dire qu’elle forme la base de sa doctrine sur la personne morale État (Mestre, Revue de droit public, t. XVIII, p. 457 et s. ; Michoud, op. cit., t. I, p. 82 et s.), est professée aujourd’hui par une double école. Elle l’est d’abord par l’école organique allemande[19]. qui voit dans la collectivité un organisme, sinon au sens physiologique du mot, du moins en ce sens que la corporation, bien que consistant en une pluralité d’individus, constitue un être unique, ayant une réelle vie propre et réellement capable de vouloir et d’agir : être collectif dont la volonté et l’activité se manifestent par ses organes, ceux-ci réalisant précisément l’unité de vie et de volonté de la collectivité. Une autre école, sans s’inspirer directement de la théorie organique, a prétendu démontrer l’existence réelle d’une volonté collective, en établissant que les volontés des individus groupés dans la collectivité, en tant qu’elles sont dirigées vers un but commun, sont soumises, du chef de cette communauté de but, à une force unifiante en vertu de laquelle elles se pénètrent, réagissent les unes sur les autres, et finalement se fondent en une résultante unifiée qui est la volonté de la collectivité[20]. Ces raisonnements divers aboutissent à cette conclusion uniforme que la collectivité, puisqu’elle a une puissance propre de volonté, est capable de droits, et comme telle forme une personne juridique.

Il résulte des deux théories précédentes que l’Etat est non seulement une personne juridique, mais encore une personne réelle, car il apparaît dans ces doctrines comme personne dès avant qu’on le considère du point de vue spécial du droit. Un intérêt suppose en effet un intéressé : si donc il est établi que l’Etat a des intérêts propres, il faut admettre par cela seul, et en dehors de toute réglementation ou conception juridique, qu’il a une individualité propre. De même à l’existence d’une volonté corporative étatique doit nécessairement correspondre un être doué de cette volonté : si l’Etat a une réelle volonté propre, il existe aussi comme personne réelle. Ainsi il y aurait dans l’Etat une double personnalité : une personnalité réelle, antérieure à sa personnalité juridique, et formant le substratum de cette dernière qui viendrait ainsi s’ajouter à la première (V. sur ce point les remarques critiques de Jellinek, op. cit., éd. franc., t. I, p. 264. note 1).

8. — Cette conclusion doit être repoussée de même que les deux théories d’où elle découle. Tout d’abord il y a lieu de rejeter la doctrine qui fonde la personnalité étatique sur l’existence d’un intérêt qui serait exclusivement celui de l’Etat. Admettre qu’il puisse y avoir dans l’État un intérêt collectif qui prendrait sa consistance en dehors des intérêts individuels, c’est méconnaître que l’État n’est pas une fin, mais un moyen, c’est-à-dire une institution qui n’existe que dans un but humain. Seuls, en effet, les hommes peuvent être des sujets d’intérêts, et par suite il est impossible de concevoir que l’Etat ait des intérêts à lui qui ne soient pas des intérêts humains. Sans doute, pour que les buts humains en vue desquels l’Etat est institué, puissent être atteints, il est indispensable que certains moyens d’action, certaines facultés ou ressources, lui soient assurés en propre : il semble ainsi que l’Etat ait des intérêts propres, et que la satisfaction que réclament ces intérêts soit la condition même des satisfactions auxquelles aspirent les intérêts particuliers de ses membres. Toutefois il reste toujours que l’Etat, être collectif et abstrait, est incapable de jouir pour lui-même, et par conséquent, l’on ne saurait admettre une utilité ou un intérêt purement étatiques. C’est là un point qui peut être considéré comme acquis depuis la célèbre démonstration qu’en a donnée Ihering (loc. cit., t. IV, p. 328, 312 et s. — Cf. Duguit, L’État. t. I, p. 166 et s., t. II, p. 70). Même dans les cas où la notion d’un intérêt propre de l’Etat semble le plus nettement s’affirmer, cette notion apparente ne résiste pas à un examen attentif : c’est ainsi que les biens du domaine privé de l’État, quoique traités en droit comme étant un objet de propriété pour la personne étatique elle-même, c’est-à-dire comme formant son bien patrimonial propre, ne servent point à procurer un profit particulier à l’Etat, mais sont destinés au fond à fournir à la nation des avantages dont finalement ses membres mêmes recueillent l’utilité. Ainsi, du point de vue juridique, on peut bien parler de biens de l’État ou encore d’intérêts de l’État : mais, au point de vue des réalités, le prétendu intérêt collectif de l’État se résout invariablement en intérêts individuels ; et cela, non seulement en ce sens qu’en fait ce sont des individus qui bénéficient des mesures prises par l’État dans des vues d’intérêt national, mais encore par ce motif que l’activité étatique, lorsqu’elle s’exerce pour le compte du groupe national, ne peut avoir d’autre but au fond que de donner satisfaction aux intérêts de ses membres présents et futurs, qui se trouvent être ainsi les véritables destinataires des mesures d’intérêt national. Certes il est permis d’opposer l’intérêt collectif et les intérêts individuels, si par là on veut dire que l’État, en tant que gérant des affaires du groupe entier, ne saurait travailler pour une catégorie spéciale et privilégiée de ses membres, mais qu’il doit au contraire maintenir l’équilibre entre tous les intérêts particuliers. C’est bien là ce qu’exprime la formule banale d’après laquelle dans l’État le gouvernement doit fonctionner dans l’intérêt de tous ; mais cette formule même implique que les intérêts auxquels l’Etat a pour fonction de pourvoir, ne sont autres en réalité que ceux de ses membres[21].

La notion d’une volonté réelle de la collectivité, même basée sur l’idée d’une fusion des volontés individuelles, n’est pas davantage acceptable. Il est impossible de concevoir une volonté étatique qui soit autre chose qu’une volonté humaine. En ce qui concerne d’abord les membres de la nation, quelques réactions que l’on admette que leurs volontés opèrent les unes sur les autres en se combinant sous l’empire de leur coordination vers un but commun, ces volontés n’en restent pas moins des volontés d’individus. Et quant aux volontés exprimées par les organes de la collectivité, c’est-à-dire par les gouvernants, il n’est point de subtilité de raisonnement qui puisse prévaloir contre ce fait que l’organe exprime en réalité sa volonté personnelle, et par suite cette volonté de la personne organe ne saurait être considérée comme étant réellement la volonté de la personne État. A cet égard on ne peut que se ranger aux idées de M. Duguit et dire avec lui (L’Etat, t. I, p. 261) : « La volonté étatique n’est en fait que la volonté des gouvernants ».

La conséquence fort importante qui se déduit de ces observations, c’est que l’Etat ne doit pas être envisagé comme une personne réelle, mais seulement comme une personne juridique, ou plutôt l’Etat n’apparaît comme une personne qu’à partir du moment où on le contemple sous son aspect juridique. En d’autres termes, la notion de personnalité étatique a un fondement et une portée purement juridiques (Jellinek, op. cit., éd. franç., t. I, p. 207, 271, 277 et s., 295 ; Michoud, op. cit., t. I, p. 7 et 98)[22]. Elle ne signifie pas qu’il soit de la nature même de la collectivité d’avoir une volonté propre, des intérêts à elle et dès lors une personnalité distincte : elle signifie simplement que les membres de la collectivité, en tant qu’ils sont réunis dans une organisation impliquant leur soumission à une autorité supérieure chargée de diriger le fonctionnement du groupe, se trouvent coordonnées, à eux tous, en une corporation unifiée, en une unité juridique, laquelle, s élevant au-dessus des individus, forme ainsi en droit, et en droit seulement, un être distinct d’eux. Ainsi la personnalité de l’État n’est pas une formation naturelle en ce sens qu’elle préexisterait à toute organisation constitutionnelle et qu’elle résulterait de certaines propriétés originaires des collectivités nationales : mais elle est une conséquence de l’ordre juridique avec l’établissement duquel a coïncidé la naissance de l’État. Fille est donc une notion exclusivement juridique, en ce sens déjà qu’elle prend sa source dans le droit. Elle a une portée juridique encore, en tant que les attributs qui sont personnellement rapportés à l’État, ne peuvent être reconnus comme lui appartenant en propre que si l’on se place, pour les envisager, sur le terrain du droit. C’est ainsi qu’au point de vue réel, il n’y a pas de volonté étatique : car, dans l’ordre des phénomènes positifs, les volontés exprimées au nom de l’État sont uniquement des volontés d’individus ; mais, du point de vue juridique, il est parfaitement exact de parler d’une volonté de l’Etat : car, en vertu de l’organisation juridique de la nation, les volontés énoncées dans certaines conditions par certains individus ayant à cet effet compétence constitutionnelle sont érigées en volonté collective de l’Etat. Juridiquement donc l’Etat devient un être capable de vouloir, il apparaît comme le sujet de la volonté de la collectivité.

9. — Mais, a-ton objecté (Michoud, op. cit., t. I, p. 98), une telle conception et justification de la personnalité étatique ne revient-elle pas en définitive à l’ancienne théorie de la fiction, qui, sous l’influence de Savigny, a été longtemps prédominante, et qui, ne voyant dans l’Etat qu’une personne feinte[23], impliquait au fond dénégation de cette personne ? car, dire que l’Etat est une personne fictive, cela équivaut à reconnaître que cette personne n’existe pas, ou — ce qui est la même chose — qu’elle n’existe qu’en vertu d’une idée arbitraire des juristes. D’autre part, si l’on avoue que la notion de personnalité de l’Etat n’a point de base dans les faits d’ordre réel, il semble que l’affirmation à titre juridique de cette personnalité ne présente plus d’intérêt véritable : car ne se réduit-elle pas, dans ces conditions, à une pure affaire de mots ?

A cette double objection il est permis de répondre que, d’abord, la querelle pendante entre défenseurs et adversaires de la personnalité étatique engage un intérêt fort grave : et en effet, il vient d’être dit que l’idée de personnalité étatique découle directement de l’ordre juridique lui-même sur lequel l’Etat repose : par conséquent, attaquer cette idée, c’est vouloir renverser cet ordre juridique tout entier, ainsi que l’État même dont il est la base[24]. Quant au reproche de méconnaître les faits, il n’est pas davantage fondé. Pour n’être qu’une notion juridique, la personnalité de l’Etat n’en correspond pas moins à des réalités[25]. Elle ne se ramène donc pas à une fiction. Sans doute elle n’est pas l’expression de réalités absolues, mais seulement de réalités juridiques : c’est pourquoi il ne peut être question d’une personne réelle Etat qu’au sens juridique du mot. Du moins, juridiquement, cette notion de personnalité tire sa force et sa réalité de ceci qu’il n’est pas possible sans elle d’exprimer en droit les faits qui se rapportent à la constitution et au fonctionnement juridiques de l’Etat. C’est ce qu’il faut maintenant démontrer.

10. — D’une manière générale, le fait capital que le juriste est tenu d’interpréter et de traduire en langage juridique, touchant la nature juridique de l’Etat, c’est — comme l’a montré Jellinek (op. cit., éd. franç., t. I, p. 270)[26] — son unité. Toute théorie de l’Etat qui ne tient ou ne rend pas compte de ce fait essentiel, reste à côté de la réalité. Cette unité de l’Etat se manifeste à deux points de vue principaux :

11. — A. En premier lieu l’Etat est une unité de personnes. S’il existe une relation étroite entre l’Etat et les hommes dont il se compose, si ces hommes, par là même qu’ils sont les membres de l’Etat, ne peuvent être considérés par rapport à la personne étatique comme des tiers dans le sens absolu de ce terme, si par suite il est indéniable qu’en un certain sens l’Etat consiste en une pluralité d individus, d’autre part cependant il est essentiel d’observer que cette pluralité se trouve constituée et organisée de façon à se résumer en une unité indivisible.

Il semble que le fondement de cette unification doive être recherché d’abord dans la communauté d’intérêts qui existe entre les hommes formant une même nation et qui les unit dans la poursuite unanime de certains buts communs. Ce point de vue est celui auquel s’attache spécialement Jellinek (op. cit., éd. franç., t. I, p. 288 et s.). L’unité étatique, dit cet auteur, est avant tout une unité téléologique. Toutefois l’idée de communauté de buts ne suffit pas à expliquer ce qu’il y a de caractéristique dans la consistance juridique de l’Etat. La science du droit a pour objet de fixer non pas tant les buts que la structure des institutions (Laband, op. cit., éd. franç., t. I, p. 117) ; et d’ailleurs un but déterminé peut, dans bien des cas, être recherché et atteint par des voies et institutions juridiques diverses. Pour établir que l’Etat est une unité d’hommes, il convient donc de s’attacher essentiellement à sa structure, c’est-à-dire à l’organisation qui réalise cette unité.

Or il existe deux combinaisons possibles d’union entre hommes se proposant un but commun et se concertant pour y atteindre. La distinction entre ces deux modes de groupement a été magistralement exposée par Laband (loc. cit., t. I, p. 98 et s.). Ou bien les individus se bornent à créer entre eux une simple société contractuelle : et en ce cas, cette formation, qui n’est pas autre chose qu’une réunion d’associés, n’engendre qu’un rapport de droit, un lien social entre les participants. Ou bien au contraire, les individus compris dans le groupe se trouvent unis de façon à constituer à eux tous une communauté indivisible ou corporation, c’est-à-dire une entité juridique nouvelle : et alors, cette seconde formation engendre un sujet de droit, distinct des membres individuels et supérieur à eux.

12. — Maintenant, à quel signe positif pourra-t-on reconnaître chacune de ces formes de groupement ? dans quels cas l’union entre individus engendre-t-elle une personne juridique, dans quels cas crée-t-elle un simple rapport de droit ? Ceci dépend évidemment de l’organisation qu’a reçue le groupe, et avant tout du point de savoir si cette organisation est ou non productrice, à l’intérieur du groupe, d’une unité de volonté et de puissance.

Il se peut en effet que les individus qu’a rapprochés la poursuite d’un même but, aient contracté une association dont le fonctionnement doit dépendre des volontés respectives de chacun d’eux dans ce cas, la volonté commune, destinée à réaliser le but commun, n’est pas autre chose que la somme des volontés individuelles exprimées, soit à l’unanimité, soit à la simple majorité des voix[27], par les membres mêmes du groupe. Ou au contraire, l’union des individus est organisée sur la base d’un statut, en vertu duquel la volonté commune sera exprimée par un ou plusieurs membres du groupe, ayant juridiquement qualité pour décider et agir pour le compte de celui-ci : et dans ce second cas, quelque élevé que soit relativement le nombre des membres appelés à concourir à la formation de cette volonté, il est vrai de dire que le groupe possède, sinon dans l’ordre des réalités matérielles, du moins juridiquement, une volonté et puissance propres, en ce sens que sa volonté n’est plus déterminée par les associés comme tels, mais devient une volonté indépendante d’eux et supérieure à eux.

On voit donc nettement par où se différencient les deux formations humaines qui viennent d’être mises en opposition. Dans l’une on ne trouve que des individus liés certes entre eux par certaines relations de droit résultant de leur contrat, mais qui en définitive restent personnellement les titulaires des pouvoirs se rapportant au fonctionnement de leur société, comme aussi ils restent les sujets des droits afférents aux affaires sociales. Dans l’autre, il y a plus que liaison, il se produit une concentration et une synthèse car il y a ici non plus seulement un système d’union contractuelle entre sociétaires, mais une organisation statutaire, réalisant tout à la fois la réduction des volontés individuelles en une volonté unitaire qui sera celle de la collectivité (Laband, loc. cit., t. I, p. 101 ; Rehm, op. cit., p. 153), et par suite aussi la réduction des membres du groupe en une unité organique de personnes, qui mérite alors le nom de corporation, et qui par la même devient aussi le sujet propre des pouvoirs et des droits collectifs : car, à ce dernier égard, la fusion organique des individus membres en un être corporatif implique nécessairement que celui-ci concentrera désormais en lui les facultés juridiques du groupe unifié. C’est donc bien par son organisation unifiante que la collectivité se trouve érigée en un sujet de droits[28]. Enfin il est essentiel d’ajouter que le statut d’où découle toute cette organisation unifiante, est lui-même l’ouvre non point des volontés individuelles et concordantes des membres, mais bien de la volonté unilatérale du groupe unifié, en ce sens tout au moins que la révision ou rénovation, soit partielle, soit même totale, de ce statut dépend exclusivement des organes du groupe, c’est-à-dire des personnages ou collèges qui possèdent juridiquement compétence pour le modifier. C’est là un trait caractéristique qui, plus que tout autre, marque d’une façon décisive l’unité, l’autonomie et la supériorité de la volonté et puissance du groupe par rapport aux volontés et pouvoirs de ses membres composants.

Ainsi l’opposition entre les deux combinaisons d’union qui viennent d’être distinguées, c’est-à-dire entre la société rapport de droit et la corporation sujet de droit, peut être résumée dans trois différences capitales qui sont les suivantes : 1o dans la première combinaison, le rapport de droit qui relie les membres, résulte uniquement du contrat conclu entre eux ; dans la seconde, la formation de l’être collectif découle d’une organisation statutaire, c’est-à-dire qu’elle résulte du statut en vertu duquel l’activité du groupe sera exercée par les individus que ce statut même assigne au groupe comme organes ; 2o dans le cas de la société, les associés demeurent, chacun pour sa part, les sujets séparés des droits sociaux : dans le cas de la corporation, les droits de la collectivité ont pour sujet la communauté unifiée des membres, ceux-ci étant groupés de façon à ne faire qu’un ; 3o enfin, dans la première situation, les associés gardent en propre le pouvoir de vouloir individuellement pour tout ce qui concerne les affaires communes, d’où il résulte que les gérants préposés à l’administration de ces affaires ne sont jamais que les fondés de pouvoirs des membres individuels ; dans la seconde, les agents du groupe sont des organes de la corporation elle-même qui veut et agit par eux.

Ce dernier trait présente un intérêt tout spécial. Pour le mettre en lumière, il convient de rappeler ici qu’on a quelquefois signalé, comme formant un système intermédiaire entre la corporation personne juridique et la société simple rapport de droit, le système de la « propriété en main commune » (Gesamthand), qui implique, relativement à une masse de biens appartenant en copropriété à plusieurs associés, un régime distinct de celui de la copropriété ordinaire, distinct notamment quant aux points suivants : les biens communs y sont constitués en un patrimoine à part, affecté spécialement au but social ; ils sont soustraits à l’action individuelle des associés, en ce sens que ceux-ci ne peuvent en disposer dans la mesure de leur part de copropriété ; enfin ces biens sont soumis à une administration commune et unitaire, en tant qu’il est institué certains représentants du groupe, auxquels appartient d’une façon exclusive le pouvoir d’administrer le patrimoine commun et d’aliéner les objets qu’il renferme. Ainsi il y a là une organisation qui rappelle à bien des égards le régime de la corporation. Et cependant il ne résulte point de cet état de choses un sujet de droits distinct des membres. La raison en est que cette sorte de groupement n’implique point une organisation de la collectivité elle même, mais seulement un régime particulier de copropriété de biens. Dans la société avec main commune, l’absence d’organisation collective se révèle notamment par ce fait juridique capital que les administrateurs de la masse sont, non pas les organes d’un être corporatif, mais purement les mandataires ou fondés de pouvoirs des membres intéressés : ce qui implique que ceux-ci restent personnellement et exclusivement les sujets, en qualité de copropriétaires, des droits sur les biens ; ce qui exclut par contre la possibilité d’admettre que le groupe soit sujet unique de volonté et de droits (Sur tous ces points : Michoud, op. cit., t. I, nos65 à 74, où l’on trouvera la littérature relative à cette question). Au fond, ce soi-disant type intermédiaire entre la personne juridique et la société contractuelle n’est qu’un genre à part de société simple rapport de droit. Et au surplus, l’opposition entre les deux formes, personne juridique et société, est si absolue qu’entre ces deux catégories il n’y a point de milieu et qu’on ne conçoit aucune union de personnes qui puisse à la fois tenir de l’une et de l’autre.

Ces observations touchant les groupements avec propriété en main commune fournissent une réfutation directe de la théorie Berthélemy-Planiol (V. p. 16-17, supra), qui soutient que la prétendue personnalité juridique se ramène en réalité à un simple régime de propriété collective avec administration unifiée des biens et intérêts des associés. Il est bien certain en effet que le concept de personne juridique n’est nullement nécessaire pour expliquer un système de propriété ou d’administration collective de biens[29]. Mais le tort de ces auteurs est de n’avoir point aperçu qu’à côté des groupements qui ne comportent qu’un certain régime unitaire quant aux biens, il en est d’autres qui impliquent une organisation unitaire des personnes elles-mêmes. Or il n’est point permis de confondre ces deux formations. Si le régime de concentration des biens en vue d’une administration unifiée engage simplement une idée de propriété collective, le système de fusion des personnes en un corps organiquement unifié ne peut s’expliquer juridiquement que par la notion de personnalité collective.

13. Tel est aussi le fondement du concept de personnalité de l’État. Lorsqu’on affirme que l’État est une personne, cela ne peut évidemment pas signifier qu’il équivaut à un être humain, mais on entend dire par là qu’il est une unité juridique. Notamment l’État est un être du monde juridique, en tant que l’existence en lui d’une volonté dirigeante préposée à la gestion des affaires et intérêts de la collectivité implique que cette collectivité est érigée en une unité distincte, formant elle-même au-dessus de ses membres un sujet de pouvoirs et de droits. La collectivité que l’État personnifie, devient sujet de droits par là même qu’elle possède une organisation d’où résulte pour elle une volonté s’exerçant en son nom et pour son compte au moyen de ses organes[30] : entre ces deux termes, volonté propre et droits propres, la transition est immédiate : car, d’une façon générale, tout être admis juridiquement à faire valoir comme sa volonté propre, soit la volonté qu’il exerce lui-même, soit celle qu’exercent pour lui ses organes, acquiert par cela seul un pouvoir juridique qui suffit à faire de lui un sujet de droits (supra, p. 33).

Sans doute la volonté étatique n’est, du point de vue des réalités. absolues, que la volonté particulière de certains individus (V. infra, no 379)[31]. Mais il n’en reste pas moins ce fait, positif aussi et capital, qu’en vertu du statut de la communauté, la volonté du groupe est constituée non par les volontés individuelles de tous ses membres, mais par la volonté de certains d’entre eux, et vaut néanmoins juridiquement comme volonté collective de tous. C’est là d’abord un fait positif, que sont obligés de reconnaître même les auteurs qui nient la personnalité de l’État. Ainsi M. Berthélemy (op. cit., 7e éd., p. 29) déclare que l’État français, c’est la collectivité des citoyens français « envisagés comme n’étant qu’un ». M. Le Fur (op. cit., Zeitschrift f. Volker u. Bundesstaatsrecht, t. I, p. 226-227) avoue de même que « l’État, bien que composé d’une multitude d’individus, paraît n’avoir qu’une seule volonté », et il parle à diverses reprises de « cette volonté unique de l’Etat », résultant de l’organisation étatique qui fait que « des millions d’individus agissent comme s’ils n’avaient qu’une volonté » [32]. D’autre part, cette unité de la volonté étatique, c’est un fait capital, sans lequel l’idée de personnalité de l’État demeurerait dépourvue de tout fondement. Ce qui fait de la collectivité nationale une personne, c’est précisément qu’elle est organisée de façon à devenir indépendante de la volonté de ses membres, en tant qu’elle possède des organes spéciaux par lesquels elle est rendue, elle-même distinctement, capable de vouloir et d’agir[33]. En ce sens il est strictement exact de dire avec Jellinek (Allgemeine Staatslehre, 2e éd., p. 516. — Cf. éd. franç., t. II, p. 218) : « L’Etat ne peut exister que moyennant ses organes ; si par la pensée on supprime les organes, il ne reste plus juridiquement que le néant ». En d’autres termes, sans une organisation unifiante, il ne peut être question d’une personne collective spéciale et distincte.

14. — Ce fait, indéniable et essentiel, de l’unité de l’Etat ne peut être exprimé par la science du droit qu’à l’aide de la notion de personnalité : il implique en effet que la collectivité des nationaux ne se réduit pas à une simple société d’individus, mais qu’elle forme en son ensemble indivisible un sujet unique de droits, donc une personne juridique. Cela est si vrai que même un adversaire de la personnalité de l’Etat, tel que M. Berthélemy (op. cit., 7e éd., p. 29). se voit obligé de concéder que les Français ne forment à eux tous « qu’un sujet de droits ». La personnalité de l’Etat n’est donc pas une fiction, une comparaison, une image, comme l’ont prétendu tant d’auteurs : mais c’est l’expression rigoureusement vraie d’une réalité juridique. Et cette expression n’intervient pas seulement pour la facilité du langage, comme le déclare M. Le Fur (loc. cit., p. 236), qui, tout en niant la personnalité de l’État, consent à admettre que le mot de personne étatique fournit « une expression brève et commode pour parler des millions d’individus nationaux agissant de concert, faisant valoir leurs intérêts communs par l’organe des autorités chargées de parler en leur nom » [34]. La vérité est qu’il n’y a pas là seulement une locution commode, mais bien une expression qui s’impose, en tant qu’elle est seule capable de traduire juridiquement ce fait que des millions d’individus ne forment tous ensemble qu’un être organiquement unifié.

Certains auteurs objectent cependant que la qualification de personne n’a, en ce qui concerne l’Etat, que la valeur d’une métaphore : elle est destinée à marquer que l’Etat agit comme une personne, qu’il joue le rôle d’une personne, mais non pas qu’il est une personne véritable. C’est ainsi, a-t-on dit, que les Romains s’étaient bien gardés d’admettre l’existence de personnes juridiques collectives. Ils se bornaient à dire que personœ vice fungitur societas (fr. 22, Dig., de fidej., XLVI, 1), ils n’allaient pas jusqu’à attribuer à la societas une personnalité propre. Mais il est permis de répliquer qu’en réalité l’idée romaine exprimée par le texte qui précède, se rapproche singulièrement du concept moderne de la personnalité juridique. En effet, en disant qu’à raison de leur organisation certaines associations fonctionnent et se comportent comme des personnes, les jurisconsultes romains indiquent très exactement le fondement précis sur lequel a pu être légitimement édifiée la théorie actuelle des groupes personnifiés. Ce qui fait qu’un groupe humain constitue une personne juridique, c’est précisément la circonstance que, d’après le droit en vigueur, ce groupe est appelé à jouer comme tel le rôle d’une personne véritable. En droit, jouer le rôle de personne, c’est en avoir la qualité. Comme l’observe O. Mayer (op. cit., p. 17, texte et note 2), lorsque le droit positif habilite un groupement à exercer le rôle et la capacité d’une personne, cela revient à dire que le groupe est juridiquement érigé en personne, en sujet de droits (Cf. Saleilles, op. cit., p. 77 et s., 108 et s., 608).

Ces dernières observations permettent de réfuter une autre objection qui a parfois été élevée contre la personnalité de l’Etat en particulier et à laquelle O. Mayer notamment attache une grande importance. Cet auteur fait valoir (op. cit., p. 59) qu’à la différence des personnes juridiques reconnues par les lois positives, la prétendue personnalité de l’Etat ne trouve aucune base dans le droit en vigueur : car les autres groupes personnalisés tirent leur personnalité des textes qui leur ont expressément conféré la capacité juridique ; quant à l’Etat au contraire, il n’existe aucun texte de cette sorte. Ce sont, dit O. Mayer, les professeurs allemands qui de leur seule autorité ont érigé l’État en une personne juridique. En vain a-t-on soutenu, pour l’État français, que sa personnalité a été consacrée d’une façon positive par les nombreuses lois qui lui reconnaissent des capacités juridiques diverses impliquant sa qualité de sujet de droits ; ainsi raisonne M. Ducrocq (De la personnalité civile de l’État d’après les lois de la France, Revue générale du droit, t. XVIII, p. 101 et s.) ; mais le vice de ce raisonnement a été parfaitement mis en lumière par M. Michoud (Théorie de la personnalité morale, t. I, p 265 et s.), qui démontre que les lois en question présupposent la personnalité étatique et en développent l’exercice sans la créer par elles-mêmes, et qui s’appuie du reste sur cette vérité évidente que l’Etat ne peut se donner l’être à soi-même. Mais, si l’argumentation de M. Ducrocq demeure sans valeur, celle de O. Mayer n’est pas davantage justifiée. Car il n’est nullement besoin d’invoquer des textes positifs pour fonder la personnalité de l’Etat. Que la personnalité des associations ou établissements quelconques qui viennent à se former à l’intérieur de l’Etat, ne puisse se concevoir sans une loi, générale[35] ou particulière, qui lui serve de base, cela s’explique tout naturellement par ce motif qu’il dépend de la volonté supérieure de l’Etat d’accorder ou non l’autorisation de vivre aux groupes qui prétendent se créer au dedans de lui et y exercer la capacité de sujets de droits. Mais quant à l’Etat lui-même, sa personnalité est antérieure à toute espèce de lois émanant de ses organes. Elle découle du fait même de l’organisation unifiante avec l’établissement de laquelle a coïncidé la naissance de sa première Constitution. Il suffit qu’en vertu de cette organisation statutaire, l’Etat se comporte, comme un sujet unitaire de droits, pour que les professeurs allemands — et français — soient tenus de constater que, suivant l’expression des jurisconsultes romains, personæ vice fungitur, et d’affirmer par suite qu’il est en ce sens une personne juridique.

15. — Il ressort des explications qui ont été données ci-dessus touchant le fondement de la notion de personnalité juridique, que cette notion a une base et une signification essentiellement formelles[36] (selon le mot de M. Michoud, op. cit., t. I, p. 171, qui est d’ailleurs d’un autre avis). La personnalité de l’Etat notamment est la résultante d’une certaine formation entre hommes : il y a là avant tout une question de structure organique, de forme d’organisation d’un groupe. C’est en ce sens qu’il a été dit plus haut que la personnalité de l’Etat n’est qu’une personnalité juridique[37]. Ce point de vue formel est conforme aux caractères formels que possèdent fréquemment les concepts de droit. Et d’ailleurs, c’est à ce point de vue formel qu’il faut d’une manière générale se placer pour vérifier la personnalité de tous les groupements qualifiés par la doctrine de personnes juridiques : groupes territoriaux constituant des subdivisions de l’Etat, services publics personnalisés, établissements d’utilité publique, fondations, associations ou sociétés de toutes sortes[38]. Ce n’est que par des raisons d’organisation que peut se justifier la personnalité attribuée à ces établissements ou groupes, et en particulier il est essentiel de vérifier si leur organisation a vraiment pour effet de réaliser en eux une unité de personnes[39]. A défaut de cette sorte spéciale d’unité, la prétendue personnalité juridique de ces groupements se résoudrait simplement en un régime de propriété collective ou en un système de patrimoine sans sujet (Zweckvermügen selon la formule de Brinz. — V. sur ce point Michoud, op. cit., t. I, p. 39 et s.).

16. — Enfin, les explications qui précèdent, permettent d’apporter à la notion de personnalité collective la précision suivante : Quand on dit que l’Etat est une personne collective, il ne faut pas entendre par là une personnalité comportant une pluralité de sujets ; une telle conception serait contradictoire en soi, l’essence même de la personne juridique étant l’unité. L’Etat est bien une personne collective, en tant qu’il est la personnification d’une collection d’individus : mais précisément cette collectivité ne devient une personne que parce qu’elle se trouve ramenée à l’unité, c’est-à-dire parce que les individus multiples dont elle se compose, sont réunis en un corps total et indivisible constituant juridiquement une nouvelle individualité. Finalement donc la notion de personnalité étatique implique essentiellement le caractère unitaire de la personne État (Laband, op. cit., éd. franc., t. I, p. 141 et s.).

17. — B. La personnalité de l’Etat résulte d’un second fait, qui est sa continuité. Tandis que les individus qui composent l’Etat ou qui expriment sa volonté en qualité de gouvernants, sont sans cesse en changement, l’Etat demeure immuable, il est permanent et, en ce sens, perpétuel. Non seulement donc les individus coexistant à chacun des moments successifs de la vie de l’Etat forment à ces moments divers une unité corporative, mais encore la collectivité étatique est une unité continue, en tant que, par l’effet même de son organisation juridique, elle se maintient, à travers le temps, identique à elle-même et indépendante de ses membres passagers. Cette immutabilité n’est point davantage une conception arbitraire des juristes, mais une réalité qui est mise en évidence par les faits juridiques suivants : Selon le droit public positif, les lois édictées ou les actes administratifs accomplis en vertu de la puissance de l’État, et pareillement les contrats passés par l’Etat avec les particuliers ou les traités conclus avec un Etat étranger, survivent à la génération d’individus et même au Gouvernement sous lesquels ils ont pris naissance. Or, si l’Etat n’était qu’une somme d’individus ou s’il se confondait avec les gouvernants, chaque changement soit des uns soit des autres ferait naître un Etat nouveau, qui ne se relierait point à l’Etat prédécesseur : et ainsi l’on ne comprendrait guère que les générations nouvelles puissent être liées par les obligations contractées par leurs devancières, ni que les actes faits par des Gouvernements disparus puissent conserver leur valeur sous des Gouvernements nouveaux. Une telle persistance quant à l’effet des manifestations de la volonté et de l’activité de l’Etat implique qu’il y a dans la collectivité étatique un élément durable et permanent, et que par conséquent cette collectivité forme une entité distincte de ses membres éphémères, encore qu’elle soit constituée par eux[40]. Pour exprimer ce phénomène juridique, la science du droit ne peut se passer de l’idée de personnalité : l’État est la personnification de la collectivité nationale, en tant que celle-ci apparaît réellement comme une unité invariable et ininterrompue (Esmein, Eléments, 5e éd., p. 3 et 4 ; Michoud, op. cit., t. I, p. 50 note, 63 et s. ; Hauriou, Principes de droit public, p. 103 ; Larnaude, Revue du droit public, 1910, p. 390 ; Jellinek, op. cit., éd. franç., t. I, p. 243, 246, 270 ; Rehm, op. cit., p. 153).

Il résulte de là que le concept de l’être juridique Etat doit se déterminer en dehors de toute considération relative à la forme du gouvernement national ou à la personne des gouvernants. Les formes de gouvernement sont des modalités qui affectent la constitution politique de l’État, mais non son essence : elles peuvent varier sans que les caractères, la capacité ou l’identité de la personne étatique s’en trouvent modifiés[41]. La notion d’Etat est donc supérieure à celle de Gouvernement[42]. L’Etat, c’est la collectivité organisée, mais ce n’est point l’organisation de cette collectivité. A plus forte raison l’observation des faits juridiques relatifs à l’immutabilité de l’Etat implique-t-elle condamnation de la doctrine qui confond l’Etat avec les personnages détenant le pouvoir étatique : ceux-ci sont les porteurs de la puissance de l’État, ils n’incarnent point l’État en eux (Jellinek, loc. cit., t. I, p. 246 ; Rehm, op. cit., p. 156 et s. ; G. Meyer, op. cit., 6e éd., p. 13). Enfin et par les mêmes motifs, l’Etat ne saurait être identifié avec le peuple envisagé comme somme des individus qu’il renferme à un moment donné. Et ici se découvre la fausseté de la thèse qui soutient (V. supra, p. 16) que l’Etat, en tant qu’expression de la collectivité, n’est pas autre chose que les citoyens eux-mêmes pris collectivement. Car d’une part, étant donné que cette collectivité est composée d’un nombre indéfini d’individus sans cesse changeants, comment l’État pourrait-il s’identifier avec une masse quelconcque d’hommes déterminés ? D’autre part, puisque la collectivité étatique constitue une unité supérieure à ses membres successifs, n’est-il pas contradictoire de la définir par les individus qui forment à chacun des moments de son existence sa consistance actuelle [43] ?

En résumé donc, la collectivité des citoyens — soit qu’on envisage leur succession à travers le temps, soit même qu’on se borne à envisager leur collection à un instant déterminé — forme un ensemble indivisible qui s’oppose justement aux individus ut singuli et qui comme tel réalise un être juridique séparé, lequel trouve sa personnification propre dans l’Etat.

18. — Ainsi dégagée sur le terrain des réalités juridiques, la notion de personnalité de l’Etat apparaît comme la base du droit public, et même — bien qu’on en ait dit (Duguit, L’Etat, t. I, p. 7) — comme la condition de l’existence d’un tel droit. Le droit public ne peut se concevoir sans elle : car, si l’on ne veut voir dans l’Etat que des individus, et si l’on admet que les individus seuls peuvent être des sujets de droits, il en résulte que le droit de l’Etat, n’ayant plus pour objet que de régir des relations d’hommes à hommes, se ramène simplement à du droit privé. Le droit public est au contraire le droit de la corporation étatique. Ce droit corporatif envisage l’Etat, non pas seulement dans les individus, gouvernants ou gouvernés, qu’il renferme, mais surtout dans son unité : il suppose donc essentiellement que la corporation est elle-même un sujet juridique. Aussi a-t-on pu dire (G. Meyer, op. cit., 6e éd., p. 51 et s., et note 7) que la distinction du droit public et privé se rattache directement à la dualité des sujets juridiques, c’est-à-dire à la différence qui sépare les personnes humaines et les personnes collectives, ou du moins certaines de ces dernières. L’un, le droit privé, règle les rapports juridiques concernant les individus : l’autre comprend les règles spécialement applicables aux collectivités, du moins aux collectivités étatiques ou participant de la puissance propre à l’Etat[44], C’est dire que le droit public repose essentiellement sur l’idée de personnalité collective.


§ II

Fondement de l’unité étatique et genèse de l’État.

19. — Après avoir constaté l’unité de l’Etat, il convient d’en rechercher le fondement. C’est là un problème qui se confond avec celui du fondement de l’Etat lui-même : à dire vrai, la science du droit n’a pas à rechercher dans quelles circonstances de fait ni sous l’influence de quelles causes pratiques les Etats sont nés (G. Meyer, op. cit., 6e éd., p. 23) : cette tâche incombe à l’historien, au sociologue, non au juriste. Mais le juriste est tenu de se demander quel est le fondement juridique de l’Etat une fois constitué. Et puisque l’essence de l’Etat est de réaliser l’unité de la communauté nationale, la question revient à se demander quel est le fondement juridique de cette unité.

Une première théorie, qui a exercé une forte influence sur les idées politiques des hommes de la Révolution, place les origines de l’Etat dans un contrat. Cette doctrine qui à partir du xvie siècle, avait été successivement ébauchée par l’Allemand Althusius (Gierke, J. Althusius, p. 76 ; mais v. les réserves de

  1. Cette conception se dégage de divers passages de Laband (Droit public de l’Empire allemand, éd. franç., t. I, p. 102, 140 et s., 158 et s.). Elle ressort pareillement de la théorie de Jellinek suivant laquelle, à la différence des assemblées électives qui sont des organes de la nation (op. cit., éd. franç., t. II, p. 278 et s.), le monarque est organe de l’État (ibid., p. 291-292), théorie qui établit par là une opposition entre l’État et la nation (V. nos385 et s., infra). De même O. Mayer (Die juristische Person und ihre Verwertbarkeit im öffentl. Recht, p. 29) déclare que « la personne juridique a son substrat en dehors des hommes » qui font partie du groupe : ce qui est personnifié, selon cet auteur (p. 22), c’est « l’entreprise » en vue de laquelle le groupe est formé, et non pas ce groupe lui-même. Cf. Hauriou qui dans la 3e éd. de son Précis de droit administratif, p. 22, disait déjà : « L’État ne se confond pas avec la nation », et qui maintenant encore (La souveraineté nationale, p. 1 et s., 147 et s.), distingue et oppose la souveraineté nationale et la souveraineté de l’État.
  2. V. notamment Jellinek (loc. cit., t. II, p. 34, 279), qui refuse d’admettre que le peuple soit une personne et qui soutient qu’il est seulement un organe de l’État, et Laband (loc. cit. t. I, p. 443) : « L’ensemble du peuple allemand n’est pas un sujet de droit ».
  3. « La souveraineté nationale implique une correspondance exacte entre l’Etat et la nation » (Duguit, Les transformations du droit public, p. 19).
  4. Ce rapport entre la personne collective et ses membres est pareillement marqué pour les sociétés de droit privé par Labbé (Sirey, 1881. 2. 249) : « La personnification des sociétés n’est qu’une forte concentration des droits individuels, et non pas la création d’un être moral absolument distinct des individus ». Cf. Bourcart, De l’organisation et des pouvoirs des assemblées générales dans les sociétés par actions, no 13.
  5. C’est dans cette mesure que Jellinek, loc. cit., t. II, p. 60) a raison de dire que la nation ne peut exister juridiquement en dehors de l’Etat. Mais de ce que la nation n’est pas une personne antérieurement à l’État, il ne s’ensuit pas que, l’État une fois né, elle ne trouve pas en lui sa personnification et que l’Etat personnifie quelque chose d’autre que la nation.
  6. En ce sens : Esmein, Éléments, 5e éd., p. 1 : « L’État est la personnification juridique d’une nation ». — Michoud, op. cit., t. I. p. 288 : « La nation n’a aucune existence juridique distincte ; l’Etat n’est que la nation elle-même (la collectivité) juridiquement organisée ; il est impossible de comprendre comment celle-ci pourrait être conçue comme un sujet de droit distinct de l’Etat ». — Orlando, Revue du droit public, t. III, p. 20 : « Cette idée de peuple ou de nation coïncide avec l’idée d’État. Peuple et État sont les deux faces d’une idée essentiellement unique. Le peuple trouve dans l’Etat sa personnalité juridique : l’Etat trouve dans le peuple l’élément matériel qui le constitue ». — Le Fur, L’Etat, la souveraineté et le droit, Zeitschrift für Völker u. Bundesstaatsrecht, t. I, p. 222 et p. 234 en note : « L’Etat, c’est la nation juridiquement organisé ». Cf. Saripolos, La démocratie et l’élection proportionnelle, t. II, p. 67 et s.
  7. Envisageant par exemple une association de dix personnes, M. Berthélemy (loc. cit.. p. 27-28) dit qu’on ne peut en pareil cas trouver onze personnes savoir nous dix, pris séparément, et la collectivité formée par notre association… Nous ne sommes que dix, et non pas onze. Il n’y a pas une onzième personne de plus, soit naturelle, soit fictive… Si nous sommes propriétaires collectivement, les choses se passeront comme si nous ne formions qu’une seule personne. La fiction ainsi comprise apparaît plus que comme un procédé permettant d’expliquer plus simplement le fonctionnement des règles de droit dans cette situation particulière. Elle ne fait pas naître de toutes pièces une personne de plus, indépendante des membres de la collectivité. La personnalité morale n’est en résumé qu’un moyen d’expliquer les règles de la propriété collective ».
  8. La réfutation de ces diverses théories sera exposée plus loin. Dès maintenant il convient de remarquer, avec M. Michoud, Revue du droit public, t. XX. p. 3 et s., et Théorie de la personnalité morale, t. I, p. 62 et s.), et avec M. Capitant (Introduction à l’étude du droit civil, 2e éd., p. 170 et s.), qu’elles laissent de côté tout ce qui concerne la puissance dont l’Etat est le sujet et qu’elles traitent l’Etat comme une simple communauté de biens : comme si la question de la personnalité étatique se réduisait à une pure question de régime patrimonial. D’autre part, ces théories impliquent que l’Etat tirerait son existence d’un contrat d’association conclu entre ses membres : ce qui on le verra par la suite, est pareillement inadmissible.
  9. La doctrine de M. Duguit repose par ailleurs sur sa théorie générale consistant à nier la subjectivité du droit, et notamment à nier que chaque droit doive se concevoir comme un rapport entre deux sujets. Ce que l’on a coutume d’appeler droit subjectif, n’est d’après cet auteur qu’un pouvoir de vouloir, pouvoir en vertu duquel la volonté individuelle produira un effet juridique, du moins lorsqu’elle est conforme à la règle objective de droit. Pour que la volonté exprimée par les gouvernants produise des effets juridiques, il n’est donc nullement nécessaire d’établir que l’État est une personne, un sujet de droits (V. en particulier L’État, t. I, ch. III. — Mais v. aussi les objections faites à cette théorie par MM. Michoud, op. cit., t. I, no 22 et Saleilles, De la personnalité juridique, p. 545 et s.).
  10. Toutefois M. Le Fur, en définissant l’Etat une association pure et simple d’individus (loc. cit., p. 222 et 231), se rattache à l’école de MM. van den Heuvel et de Vareilles-Sommières, qui ne voient eux aussi dans le groupe personnifié qu’une association d’hommes, et dont la théorie se rapproche par là de celles de MM. Berthélemy et Planiol.
  11. D’après Seydel (op. cit., p. 4 et s.), la puissance de domination qui est, la caractéristique des groupements étatisés, n’est pas une puissance de l’État, mais bien une puissance sur l’État. L’Etat n’en est pas le sujet, mais l’objet. Le sujet véritable, c’est le Herrscher, et par suite Seydel dit que le rapport entre le Herrscher et l’État est analogue au rapport entre un propriétaire et sa chose.
  12. Ailleurs (Traité, t. I, p. 23) M. Duguit dit que « l’État n’est qu’une expression abstraite employée pour désigner un fait social », à savoir le fait de la « différenciation entre gouvernants et gouvernés ». Mais v. aussi dans ce même Traité, t. I, p. 49 : « Pour nous conformer à l’usage, nous emploierons souvent le mot État ; mais il est bien entendu que dans notre pensée ce mot ne désignera, non point cette prétendue personne collective qui est un fantôme, mais les hommes réels qui en fait détiennent la force ».
  13. O. Mayer (Die juristische Person u. ihre Verwertbarkeit im öffent. Recht) présente une théorie qui se rapproche de celle rapportée ci-dessus. Il prétend, lui aussi, qu’en un certain sens l’État ne se distingue pas des gouvernants et qu’en tout cas il n’en est pas indépendant, et voici comment cet auteur soutient sa doctrine : En principe la notion de personnalité juridique suppose essentiellement une séparation bien nette établie par le droit positif entre l’entreprise personnifiée et les individus compris dans le groupe qui s’est formé en vue de cette entreprise. La séparation consiste notamment en ceci, que la loi soustrait le patrimoine de la personne juridique à la disposition des membres du groupe, comme aussi elle soustrait la gestion de ses affaires à la toute-puissance de leurs volontés ; et ceci implique que la séparation entre eux et la personne juridique est établie et maintenue par une règle de droit émanant d’une autorité supérieure aux membres du groupe (op. cit., p. 12 et s., 23 et s.). Par exemple, dans le cas de la société par actions, il résulte des prescriptions de la loi positive édictée par l’État que le patrimoine social a pour titulaire juridique, non pas les associés, mais la personne sociale : en effet, la distinction entre celle-ci et les associés est si nette que les associés seraient responsables envers la société — ou ce qui revient au même, envers ses ayants cause, les créanciers sociaux — de tous actes indûment faits par eux au détriment de la société, notamment d’une distribution de dividendes fictifs votée par l’assemblée générale des actionnaires (op. cit., p. 33). Au contraire, dit O. Mayer (p. 56 et s.), dans cette grande entreprise qui s’appelle l’État, il n’existe pas de séparation entre l’État et les gouvernants. Car d’abord il n’y a pas dans l’État d’autorité supérieure aux gouvernants les plus élevés, et par conséquent ceux-ci ne peuvent être juridiquement limités dans leur action sur l’État, qui de son côté ne peut être rendu indépendant de leur volonté et puissance. D’autre part, les gouvernants ne font qu’un avec l’État, ainsi que l’avoue la théorie courante de l’organe : cette théorie même, qui repose en entier sur cette constatation que juridiquement l’organe ne représente pas une autre personne, exclut la notion de personnalité étatique. O. Mayer conclut donc que l’État ne possède point de personnalité distincte. En soutenant cette théorie, il n’a d’ailleurs — ajoute-t-il — nullement l’intention d’abaisser l’Etat : tout au contraire il déclare que l’Etat est bien trop puissant pour qu’on puisse le faire entrer dans le moule civiliste de la personnalité juridique, et c’est pourquoi il le dénomme en dernière analyse une Ueberperson » (p. 63). Mais cette qualification même ne constitue-t-elle pas, de la part de cet auteur, un commencement d’aveu de la personnalité de l’État ?
  14. En particulier, la thèse de M. Duguit, en tant qu’elle s’efforce de détruire la notion de personnalité de l’État, est combattue par presque tous les chefs actuels de l’école française du droit public : Esmein, Eléments, 5e éd., p. 31 et s. ; Hauriou, Revue du droit public, t. XVII, p. 346 et s. et Principes de droit public, p. 98 et s. (V. cependant la réserve faite par M. Hauriou, ibid., p. 107 et s. et cf. sur ce point la note 33 du no13, infra). — V. du même auteur : Les idées de M. Duguit, Recueil de législation de Toulouse, 1911. — Michoud, op. cit., t. I, p. 44 et s., t. II, p. 47 et s., p. 70 et s. et La personnalité et les droits subjectifs de l’État dans la doctrine française contemporaine, Festschrift Otto Gierke, 1911, p. 493 et s. ; Larnaude, Revue du droit public, 1910, p. 381 et s., 391. — Dans la littérature allemande, la théorie de M. Duguit vient d’être analysée et combattu par Ad. Menzel, Eine « realistische » Staatstheorie, Œsterreichische Zeitschrift f. offentl. Recht, 1914, p. 114 et s., 120 et s.
  15. Elle est invoquée par cet auteur à bien des reprises. Par exemple (L’État, t. I, p. 240) : « Dans la réalité il n’y a point de volonté de l’État : l’État n’est (donc) point un sujet de droit par nature, une personne ». (Ibid., p. 261) : « La volonté étatique n’est en fait et en réalité que la volonté des détenteurs du pouvoir, des gouvernants ». (Traité, t. I, p. 48) : « La théorie de l’État-personne implique que l’État est une personnalité douée d’une volonté supérieure… Or ce sont là purs concepts de l’esprit, dénués de toute réalité positive ».
  16. M. Michoud reconnaît cependant que « le droit ne tient compte en réalité que de l’intérêt des hommes » (Revue du droit public, t. XX, p. 348).
  17. Cf. Rousseau, Contrat social, liv. II, ch. III : « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale : celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde l’intérêt privé et n’est qu’une somme de volontés particulières ; mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale ». On sait du reste que la théorie de Rousseau sur la formation de l’Etat prend, comme point de départ, l’idée de l’intérêt commun primordial qui a pousse les membres de l’État à fonder entre eux le contrat social (Mestre, La notion de personnalité morale chez Rousseau, Revue de droit public, t. XVIII, p. 450 et s.).
  18. Liv. I, ch. VI : « A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association (le contrat social) produit un corps moral et collectif, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté ».
  19. A la tête de cette école il faut citer Gierke (Genossenschaftstheorie, V. notamment, p. 608 et s. ; Die Grundbegriffe des Staates, Zeitschrift für die gesammte Staatswissenschaft, t. XXX, p. 270 et s. ; Rechtslexikon de Holtzendorff, vo Korporation ; Das Wesen der menschl. Verbände, p. 12 et 29). — Cf. Saleilles, Revue du droit public, 1898, p. 387 et s., et Nouvelle revue historique, 1899, p. 597 et s. ; mais v. aussi du même auteur, De la personnalité juridique, p. 583 et s.
  20. Cette théorie a été développée par Zitelmann. Begriff u. Wesen der sogenannten juristischen Personen, p. 62 et s. ; on la trouvera résumée dans l’ouvrage précité de M. Michoud, t. I, p. 77 et s. — On peut rapprocher de la théorie de Zitelmann celle exposée par M. Hauriou dans la Revue générale du droit, 1898, p. 126 et s., et dans ses Leçons sur le mouvement social, p. 92 et s., 144 et s. — Cf. Mestre, Les personnes morales et le problème de leur responsabilité pénale, thèse, Paris, 1899, p. 191 et s.
  21. Cf. sur ces derniers points Larnaude, La théorie de la personnalité morale, Revue du droit public, 1906, p. 581 et s. Est-ce qu’en accordant des droits au groupe, nous en dépouillons l’individu ? C’est une vue bien superficielle des choses qui le fait dire. Car ces droits, si nous les conférons au groupe, c’est pour mieux en faire profiter l’individu qui en fait partie. Lorsque le droit socialise la justice, la voirie, la défense du territoire, la sécurité individuelle, est-ce qu’il ne renforce pas dans des proportions gigantesques la protection que l’individu aurait pu se procurer à grand peine, ne se serait même pas souvent procurée du tout, à ces différents points de vue ? N’oublions pas que dans toute relation juridique, on ne doit pas confondre le sujet juridique du droit qui n’est souvent que le sujet apparent, et le sujet final, définition, le véritable destinataire qui est celui qui va souvent profiter du droit dont paraît jouir exclusivement le premier. Ceci est vrai toujours pour les personnes morales ».
  22. Il est superflu d’ajouter que cette notion purement juridique n’a rien de commun avec la théorie naturaliste qui prétend que l’Etat est un organisme vivant tout comme l’homme ou l’animal, et qui fonde sur cette prétendue constatation la réalité de son être et de sa personnalité. — V. sur et contre cette théorie, aujourd’hui discréditée, en tout cas parmi les juristes : Michoud, op. cit., t. I, nos33 et s. ; Jellinek, loc. cit., t. I, p. 247 et s.
  23. La théorie de la fiction, qu’on trouvera exposée dans l’ouvrage précité de M. Michoud, t. I, p. 16 et s., est encore soutenue actuellement par certains auteurs : Ducrocq, De la personnalité civile de l’État d’après les lois civiles et administratives de la France, Revue générale du droit, 1894, p. 101 et s., et Cours de droit administratif, 7e éd., t. IV, nos 1372 et s. ; Bourcart, Des assemblées générales dans les sociétés par actions, p. 32 : Bierling, Kritik der juristischen Grundbegriffe, t. II, p. 222 et s., et Juristische Prinzipienlehre, t. I, p. 223 et s.; Orban, Droit constitutionnel de la Belgique, t. I, p. 307, 461 et s. — Mais la plupart des auteurs contemporains rejettent l’idée de fiction : Michoud, op. cit., t. I. p. 18 et s. ; Saleilles, De la personnalité juridique, p. 517 et s. ; G. Meyer, Lehrbuch des deutschen Staatsrechts, 6e éd., p. 15, note ; Jellinek, op. cit., éd. franc., t. I, p. 269, 277 et s., 205, 296 ; Rehm, op. cit., p. 153; O. Mayer, Die juristische Person p. 17-18. — M. Esmein, Eléments. 3e éd., p. 4, 34-35, déclare que « l’État, sujet et titulaire de la souveraineté, n’est qu’une personne fiction juridique » et il présente notamment la personnalité de l’État comme « une fiction légale » ; par ces formules cet auteur semble se classer parmi les partisans de la fiction. Mais, ainsi que le fait remarquer M. Michoud, La personnalité et les droits subjectifs de l’Etat dans la doctrine française contemporaine, Festschrift Otto Gierke, p. 498, il n’y a là qu’une apparence. M. Esmein lui-même (loc. cit., p. 34) proteste que cette sorte de fiction « traduit les réalités les plus hautes », et par les explications qu’il fournit sur ce point (p. 4 en note), il donne à entendre qu’il n’a employé le mot fiction qu’en vue de marquer que la personnalité de l’État, à la différence de celle des personnes physiques, n’est pas « un élément fourni par la nature » ; elle est, dit-il, « un produit de l’esprit humain ». D’après cela le mot fiction doit s’entendre ici dans le sens d’abstraction : une abstraction traduisant les plus hautes réalités.
  24. O. Mayer (op. cit., p. 50) pose très bien le problème, lorsqu’il dit qu’avant de se prononcer sur le point de savoir si l’Etat est une personne il convient de vérifier l’intérêt que présente la reconnaissance de cette personnalité : et inversement, si l’idée de personnalité étatique est rejetée, qu’y aura-t-il pratiquement de changé dans la situation de l’État ? — Réponse : Le concept de personnalité étatique correspond à ce fait, actuellement consacré par le droit public positif, que, en vertu de l’organisation qui est propre à l’Etat, les destinées de la communauté nationale sont régies, non par les volontés individuelles de ses membres quelconques, mais par la volonté de ceux des membres qui ont reçu puissance, à cet effet, de l’ordre juridique statutaire en vigueur et qui se trouvent ainsi érigés en organes de la volonté une et supérieure, c’est-à-dire étatique, de la communauté. Ainsi la notion d’État-personne se rattache directement à l’existence et au maintien d’un certain ordre juridique formant le statut organique de l’État. Inversement la négation de la personne Etat implique la destruction de cet ordre juridique, et poussée à ses dernières conséquences, elle conduirait même à l’anarchie. A ce point de vue, l’intérêt pratique qui s’attache à la notion de personnalité étatique, n’est pas douteux : et il est bien clair d’ailleurs que, si cette notion n’avait qu’une valeur théorique, elle ne serait pas combattue avec tant d’acharnement par ses adversaires. Au fond, le but de ceux-ci, c’est d’affaiblir l’organisation étatique et par là la puissance même de l’Etat. — A un autre point de vue, la notion de personnalité étatique a pour utilité de donner une base juridique ferme au système moderne de limitation des pouvoirs des individus qui servent d’organes à l’Etat. Elle implique en effet que l’État se distingue de ces individus, en ce sens tout au moins que les pouvoirs dont ils sont détenteurs sont exercés par eux, non pas en leur nom propre, mais au nom de la personne État et en vertu du statut organique établi dans l’Etat : d’où cette conséquence que ces pouvoirs trouvent dans ce statut leurs conditions d’exercice et leurs bornes. Au contraire, la théorie qui, niant l’existence d’une personne étatique, soutient que la puissance d’Etat n’a d’autre fondement et consistance que la force dont disposent en fait les gouvernants, conduirait à cette conséquence que les pouvoirs des organes d’Etat, tout au moins ceux de l’organe suprême, n’ont d’autres limites que celles mêmes de cette force, c’est-à-dire ne sont pas susceptibles d’être juridiquement limités.
  25. Cette notion, dit M. Michoud, Personnalité morale, t. I, p. 4. « exprime un simple fait : le fait que dans les sociétés humaines des droits sont attribués non pas seulement à des êtres physiques, mais à certains groupements, à certaines associations ».
  26. Le « critérium de la véritable théorie de l’Etat », dit Jellinek (loc. cit.), c’est que cette théorie « soit capable d’établir (erklären) l’unité de l’État ».
  27. La possibilité de décisions prises à la majorité se conçoit aussi bien dans la simple société que dans la corporation (Laband, loc. cit., t. I, p. 101 et 117 ; Jellinek, loc. cit., t. II, p.534-535).
  28. Cf. Hauriou, Précis de droit administratif, 6e éd., p. 393-394 : « La personnalité juridique apparaît lorsqu’il s’est créé dans une individualité administrative des organes représentatifs preuant des décisions excentoires sur des intérêts considérés comme propres à cette individualité. En effet, l’existence d’organes représentatifs prenant des décisions exécutoires sur des intérêts suffit à prouver qu’il est exercé sur ces intérêts une puissance de volonté destinée à les transformer en des droits ». Cet auteur dit dans le même sens (loc. cit., p. 30 ;  ; « La personnalité morale n’est qu’un moyen d’organiser d’une certaine façon les relations de la vie sociale… Il se peut que les corps d’établissements aient des intérêts tant qu’ils n’ont pas la parole, c’est-à-dire tant qu’ils n’ont pas des organes disposés pour produire en leur nom une déclaration de volonté propre, ils n’ont pas la personnalité morale. En soi donc la personnalité morale repose sur le pouvoir de faire une declaration de volonté », et encore (p. 31, en note) : « Par conséquent c’est la volonté seule qui met la personnalité juridique à même d’accomplir sa véritable fonction ». V. cependant op. cit., 8e éd., p. 118.
  29. Cette considération peut être invoquée pareillement à l’encontre de la doctrine de O. Mayer (op. cit., p. 16 et s.) qui prétend fonder la personnalité juridique sur le fait qu’un patrimoine est rendu indépendant (tosgelöst) de la volonté et puissance des individus à qui il appartient. Il est permis d’objecter à O. Mayer que dans ces conditions la soi-disant personnalité juridique est bien près de s’analyser purement et simplement en un régime spécial de gestion et disposition des biens, constitués ainsi à l’état de masse indépendante.
  30. M. Saleilles (De la personnalité juridique, p. 502 et s., notamment p. 600) croit devoir distinguer l’organisation unifiante du groupe et la volonté unifiée qui découle de cette organisation, comme deux éléments constitutifs ou deux facteurs de la personnalité juridique, qui sans doute sont en relation étroite l’un avec l’autre, mais que cependant il importe — dit-il — de ne pas confondre. Mais en réalité ces deux éléments n’en font qu’un seul, car l’organisation unifiante n’existe qu’en vue de produire la volonté unifiée. Et c’est ce que cet auteur déclare lui-même à diverses reprises ; « Il faut, pour qu’il y ait un sujet de droit, qu’on se trouve en présence d’un ensemble de rapports constitués en vue de rattacher directement un acte de volonté à cet ensemble organique qui a contribué à le produire. Il faut en d’autres termes qu’il y ait une organisation destinée à produire une manifestation de volonté, de telle sorte que celle-ci se présente comme un effet immédiat et direct de l’organisation elle-même » (p. 509). Ainsi « les deux éléments se relient dans un rapport intime. L’un est destiné à produire l’autre » (p. 600).
  31. M. Duguit insiste beaucoup sur ce point que les « gouvernants » qui « ne sont que des individus comme les autres », expriment non point la volonté de l’État, ni davantage celle de la nation, mais purement leur propre volonté (V. par exemple Traité, t. I, p. 86). C’est là, dit-il, la réalité incontestable. Et il en déduit immédiatement la négation de la notion de puissance publique, — puissance qui n’est aux mains des gouvernants qu’« un pouvoir de fait » et non « un pouvoir de droit (ibid., p. 87)— comme aussi la négation de la notion de personnalité étatique. Mais cet auteur oublie l’ordre juridique établi, en vertu duquel cette volonté individuelle des gouvernants vaut comme volonté organisée de la collectivité. Là est la lacune de toute sa théorie, et c’est pourquoi celle-ci, bien que vraie peut-être à certains égards, demeure dénuée de valeur au point de vue spécial de la science du droit. — Au surplus M. Duguit, en voulant prouver que l’Etat n’a ni puissance, ni personnalité, dégage au contraire d’une façon très précise les raisons mêmes pour lesquelles il est impossible de lui contester soit le caractère de personne juridique, soit la possession d’une puissance dominatrice. D’une part, en effet cet auteur déclare (loc. cit., p. 86) que la notion de puissance publique implique « qu’une personne peut formuler des ordres s’imposant à d’autres personnes et que par conséquent elle a une volonté qui en soi est d’une qualité supérieure à celle de ces autres personnes ». Or précisément, par l’effet de l’organisation étatique prise par la collectivité, la volonté des individus organes devient, juridiquement, c’est-à-dire en vertu de l’ordre juridique établi dans la collectivité, une volonté d’une essence supérieure et qui comme telle s’impose. Voilà pour la puissance publique. D’autre part, M. Duguit reconnaît (ibid., p. 87) que l’existence d’une puissance publique suppose essentiellement l’existence d’une personnalité correspondante du groupe. Les gouvernants, dit-il, « ne peuvent avoir une puissance que s’ils sont les agents d’une personne collective supérieure. Quoi qu’on fasse, il y a une contradiction absolue à nier l’existence de la personnalité collective de l’Etat et à admettre en même temps l’existence de la puissance publique dont seraient investis les gouvernants ». On ne saurait mieux dire, et la vérité est en effet que l’organisation génératrice de la puissance publique apparaît comme étant en même temps la source de la personnalité de l’État.
  32. Malheureusement cet auteur ne demeure pas d’accord avec lui-même. Sa conception de l’Etat est changeante et contradictoire. Tantôt il définit l’État « la nation juridiquement organisée », définition qui marque suffisamment le caractère corporatif de l’Etat tantôt au contraire il ne voit dans l’État que « simplement une grande association d’individus », et cette seconde définition, tout individualiste, néglige entièrement le côté unitaire et organique de l’État (loc. cit., p. 222 et s.).
  33. Ces observations relatives au fondement juridique sur l’idée de personnalité de l’État excluent les limitations ou restrictions que M. Hauriou a — dans ses ouvrages les plus récents, v. notamment Principes de droit public, p. 100 et s. — prétendu apporter à cette personnalité. « La donnée de la personnalité juridique de l’État — dit cet auteur — se limite pratiquement dans ses effets à ce qu’on peut appeler la vie de relation : elle est employée utilement toutes les fois que l’État est conçu en relation avec autrui, elle ne sert de rien toutes les fois qu’il est envisagé dans son organisation interne ». Plus exactement, la notion de personnalité étatique n’a de raison d’être qu’autant qu’elle s’applique au commerce juridique qui peut s’établir entre l’Etat et des personnes qui sont entièrement distinctes de lui : il en est ainsi notamment dans les relations avec des États étrangers ; il en est ainsi encore pour ce qui concerne des opérations administratives telles que expropriation, réquisitions militaires, emprunts publics, travaux publics, gestion domaniale, etc. Au contraire, il est des « situations juridiques » qui n’impliquent ni relations, ni commerce avec de tierces personnes et pour lesquelles dès lors il n’est plus utile de faire intervenir la notion de personnalité de l’État. Il en est ainsi déjà en droit administratif, lorsque l’autorité étatique prend, comme par exemple en matière de police, « l’attitude d’une puissance », qui « pour déterminer des situations objectives » commande à des sujets bien plutôt qu’elle ne parle à des tiers. Il en est ainsi surtout dans la sphère du droit constitutionnel : dans ce compartiment du droit public, qui a pour objet l’organisation et le fonctionnement des grands pouvoirs publics. M. Hauriou déclare que la notion de personnalité étatique s’obscurcit au point de disparaître totalement, et il ajoute que pour ce motif même l’on ne saurait refuser toute indulgence à M. Duguit, dont les attaques excessives contre cette notion s’expliquent avant tout par le fait que cet auteur s’est spécialisé dans le domaine du droit constitutionnel. Ainsi M. Hauriou qui, dans les premières éditions de son Précis de droit administratif, avait donné un large développement à cette idée de Etat-personne, se rencontre aujourd’hui avec M. Duguit, non pas il est vrai pour la nier totalement, mais du moins pour la retrancher, comme inutile, de toute une partie du système du droit public.

    La doctrine de M. Hauriou sur ce point, ses concessions aux adversaires de la personnalité étatique, ont soulevé des objections et rencontre des résistances, notamment de la part de M. Michoud, La personnalité et les droits subjectifs de l’Etat dans la doctrine francaise contemporaine, Festschrift O. Gierke, p. 511 et s., et de M. Larnaude, Revue du droit public, 1910. p. 389 et s. Et d’abord, il est très contestable que la notion de personnalité devienne inutile dans le cas où l’État commande à ses membres en tant que sujets : car, ainsi qu’on l’a fait observer (Larnaude, loc. cit. ; Menzel, Begriff u. Wesen des Staates, Handbuch der Politik, t. I. p. 41), c’est précisément dans ce cas qu’il importe — conformément au régime de l’« État de droit » — que l’exercice de la puissance étatique soit subordonné à certaines règles ou limitations d’ordre juridique, et pour cela il est nécessaire que l’Etat puisse être considéré, dans ses rapports avec les sujets, comme une personne exerçant ses pouvoirs à titre de droit subjectif et tenue elle-même de certains devoirs ayant le même caractère subjectif. Si la personnalité est, comme le déclare M. Hauriou, « un procédé en vue de la vie de relation », il n’est nullement inutile d’admettre que l’usage par l’État de sa puissance de commandement donne lieu à une relation entre lui et ses sujets. D’autre part, on ne saurait davantage laisser dire que le concept de personnalité n’est pas à sa place et n’a que faire dans les rapports de l’État avec ses organes. Raisonner ainsi, c’est perdre de vue que la théorie de l’organe répond tout entière à la notion de l’État-personne et a justement pour objet de faire apparaître et de maintenir intacte sa personnalité (Cf. no 379 infra.). Il est vrai qu’à certains égards l’État et ses organes ne forment ensemble qu’une seule et même personne (V. cependant infra, nos424 et s.), et ceci semble justifier la thèse de M. Hauriou qui dit que les rapports de l’État avec ses organes ne sont pas une relation avec autrui, mais bien une affaire d’organisation interne excluant toute idée de personnalité. Toutefois il est permis de répondre à cette argumentation qu’elle pêche au point de vue de la logique : car, en vérité, il serait fort illogique, après que l’on a admis la théorie de l’organe qui ne peut se baser que sur l’existence d’une personnalité de l’Etat, de se servir de cette même théorie de l’organe pour combattre ou pour nier, en toute ou en partie, cette même personnalité.

    Mais la principale objection à opposer à la doctrine de M. Hauriou concerne le fondement que cet auteur prétend assigner à l’idée de personnalité, M. Hauriou fait valoir qu’en principe il ne peut s’établir de rapports juridiques qu’entre personnes différentes, et il tire de là argument pour soutenir que l’État n’apparaît comme une personne qu’autant qu’on l’envisage dans ses relations avec des tiers proprement dits : ou plus exactement la notion de personnalité n’est, selon cet auteur, qu’un « procédé », un « instrument » loc. cit., p. 101), c’est-à-dire un moyen qui est « destiné » à procurer l’assujettissement de l’Etat à certaines règles de droit vis-à-vis des tiers : l’État ne serait donc personne que dans cette mesure et dans ce but. En réalité le fondement de la notion de personnalité est ici tout autre. Cette notion n’est pas un moyen imaginé a priori à l’effet d’obtenir certains résultats juridiques prémédités, moyen qui apparaîtrait dès lors — bien qu’en dise M. Hauriou (eod. loc.) — comme une création plus ou moins artificielle ; mais elle est une conséquence déduite a posteriori d’un fait positif et indéniable. Elle prend son fondement uniquement dans le fait de l’organisation unifiante qui a eu pour effet de transformer la collectivité étatisée en une unité organique, et dans ce sens en lui être de droit. Par là même le concept de personnalité s’étend logiquement à toute activité de l’Etat, et non pas seulement aux actes qu’il peut accomplir par voie de commerce juridique avec autrui. L’Etat se comporte comme une personne — et cela, même au regard de ses membres individuels — toutes les fois que, par l’effet et en vertu de son organisation, il agit en tant qu’expression unifiée de la collectivité. C’est en ce sens qu’il est vrai de dire avec M. Michoud (loc. cit., p. 515-516) qu’« il n’y a pas d’actes de l’État qui ne soient pas des actes de l’Etat sujet de droit ». Et d’ailleurs la personnalité est chose indivisible : il n’est pas croyable que, dans l’exercice de certaines activités, l’Etat soit une personne et qu’il cesse de l’être dans d’autres domaines d’action : nier sa personnalité pour partie, c’est la détruire en totalité (Cf. Duguit, Manuel de droit constitutionnel, 1re éd., p. 229). M. Hauriou lui-même semble se rendre compte de cette objection : car, pour rétablir la continuité et la permanence nécessaires de l’unité étatique, compromises par sa théorie sur la personnalité, il est obligé de faire intervenir à la base de l’Etat la notion d’une « individualité objective sous-jacente à la personnalité » (op. cit., p. 109 et s., 639 et s.), notion qui celle-là s’applique sans doute à l’activité tout entière de l’État. Mais par là il introduit dans la théorie de l’État un dualisme qui — comme on le verra plus loin (note 37 du no 15) — n’est pas acceptable. Il n’est pas possible d’admettre que, parmi les actes de l’Etat, les uns doivent être rapportés à son individualité objective, les autres à sa personnalité juridique : du point de vue du droit, tous sont l’œuvre de la personne étatique. Est-ce à dire que le concept de personnalité épuise totalement l’idée qu’il convient de se faire de l’État ? Ceci est une tout autre question sur laquelle v. pareillement la note 37 du no 15, infra. — V. aussi sur les limitations apportées par M. Hauriou à l’étendue de la notion de personnalité étatique ce qui sera dit plus loin (nos84-86).

  34. Cf. Duguit, L’État, t. I, p. 259 en note : « Nous disons l’État, parce que le mot est commode ». — Hölder, Natürliche u. juristiche Personen, p. 206 : « Le concept de personnalité n’est qu’une métaphore, un technisches Hilfsmittel ».
  35. C’est ainsi que la loi du 1er juillet 1901, relative au contrat d’association, a, dans ses articles 2, 5 et 6, conféré en bloc la personnalité juridique à toutes les associations (au sens que l’art. 1er de la loi donne à ce mot) qui viendraient à se former dans l’avenir, pourvu qu’elles remplissent les conditions fixées par cette même loi.
  36. Dire du groupe étatisé qu’il est une personne parce qu’il est construit et organisé de façon à fonctionner comme sujet de droits, c’est en effet s’attacher à un critérium d’ordre purement formel et exclure toute les théories qui, sous prétexte d’aller au fond des choses, tombent dans l’erreur consistant à confondre la personnalité juridique avec la personnalité humaine et veulent donner au concept juridique de personne un sens absolu qu’il ne comporte aucunement. Cf. Hauriou, Principes de droit public, p. 101 : « La personnalité juridique est un procédé de la technique juridique destiné à faciliter la vie de relation avec autrui… ». Ou plutôt : la notion de personnalité étatique est l’expression d’un phénomène juridique, l’unité de l’État, qui est la résultante formelle d’une organisation appropriée. Bien entendu ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait à la base de l’État, de son organisation unifiante et de la personnalité qui en découle, que des causes d’ordre formel (V. sur ce point la note suivante et cf. infra, la note 13 du no 23).
  37. Jellinek, L’État moderne, éd. franç., t. I, p. 264 en note) fait remarquer avec raison que la doctrine organique de Gierke (Deutches Privatrecht, t. I, p. 456 et s.) — selon laquelle il existe antérieurement à la personnalité juridique de l’État une personne collective réelle qui forme le substratum de la personne juridique — aboutit à ce résultat que l’État devrait être considéré comme une personne double. Une doctrine créant un dualisme analogue est développée par M. Hauriou (op. cit., p. 109 et s., 646 et s. — Cf. Saleilles, op. cit., p. 645 et s.), qui soutient que « la personnalité juridique a pour support l’individualité objective d’une institution » et qu’« elle suppose un être sous-jacent qu’elle vient compléter, mais qu’elle ne constitue pas entièrement ». « Les États, dit cet auteur, ont une individualité objective par-dessous leur personnalité juridique : elle s’appelle la nation ». Au fond cela implique qu’il y aurait dans l’État deux personnalités dont l’une se grefferait sur l’autre. M. Hauriou ajoute que « les organes par lesquels la personne morale est servie, ne lui appartiennent pas » : ils doivent être rapportés non à celle-ci, mais à l’individualité objective qui sert de base à la personnalité juridique (op. cit., p. 652 et s.). D’après cela, la personnalité de l’État présuppose un élément social et des réalités profondes autres que la simple organisation juridique du groupe national ; c’est du reste ce que déclare M. Hauriou (p. 653) : « L’organisation apparaît comme un phénomène préparatoire à la personnification et qui peut la devancer de très loin ». — Ce « dualisme » avec « attribution des organes à l’individualité objective » est cependant inconciliable avec la notion juridique de l’État. Assurément il existe, au sein d’une communauté nationale et entre ses membres, des liens unifiants et un ciment d’union corporative autrement forts que le pur fait juridique d’une organisation formelle. Et certainement aussi la notion de personnalité étatique ne peut, à aucun degré, prétendre expliquer à elle seule tous les phénomènes qui se rapportent à la naissance et à la vie des Etats. C’est ce que Jellinek (loc. cit., p. 10 et s.) a particulièrement contribué à établir, en montrant que — suivant l’aspect sous lequel on l’envisage — l’État apparaît tantôt comme formation sociale, tantôt comme institution juridique ; et c’est pourquoi Jellinek distingue en cette matière la théorie sociale et la théorie juridique de l’État. Cette distinction est aujourd’hui admise par la plupart des juristes. Les partisans les plus déterminés de la théorie de la personnalité de l’Etat — dit M. Michoud (Festschrift O. Gierke, p. 519) — savent bien distinguer cette personnalité des réalités sociales qui en forment le substratum ». (Parmi les auteurs récents, v. cependant Lœning, Handwörterbuch der Staatswissenschaften, vo Staat, 3e éd., t. VII, p. 694 et Kelsen, Hauptprobleme der Staatsrechtlehre, p. 163 et s., qui soutiennent que la notion d’État est d’ordre purement juridique.) Mais, quelle que soit l’importance, au point de vue politique et social, des éléments d’unification qui existent au sein de la nation, ceux-ci demeurent impuissants à fonder par eux seuls un État, une personnalité étatique : ces éléments ou forces unifiantes ne font naître que des tendances à l’unité ; l’unité véritable ne prend corps, elle ne se trouve pleinement réalisée que moyennant une organisation déterminée. Toute unité reposant sur une base autre que cette base organique n’est pas une unité étatique : quand encore elle serait assez forte pour donner naissance à une nation au sens qui est assigné à ce mot par la théorie des nationalités, elle n’engendrerait pas un État proprement dit. Si donc l’Etat n’est pas exclusivement la résultante d’une formation organique, du moins c’est cette formation qui le parfait, et c’est en ce sens aussi qu’il est permis de dire, notamment sur le terrain spécial du droit, que l’Etat n’existe que par elle. Voilà pourquoi le juriste doit se borner, en définitive, à relever et à retenir cette organisation unifiante comme le facteur essentiel de l’unité et par suite de la personnalité étatique, laquelle, avec une telle base formelle, ne peut être aussi qu'une personnalité d’ordre purement juridique et formel.
  38. On a objecté (Planiol, Traité de droit civil, 6e éd., t. I, p. 952, note 1) qu’il y a des communautés organisées qui ne possèdent point la personnalité. Tel est le cas du canton : « Il a son représentant, le conseiller général : son juge, le juge de paix ; son bureau d’enregistrement, sa perception, etc. Il est donc organisé, et cependant on lui refuse la personnalité ». L’objection est sans valeur. Comme le remarque justement M. Michoud (Théorie de la personnalité morale, t. I. p.313, en note), pour qu’une communauté puisse être considérée comme organisée, il faut qu’elle possède des organes propres appelés à prendre des décisions en son nom. Le canton n’a point d’organisation propre de cette sorte. Les fonctionnaires précités ne sont que des agents locaux de l’État : le conseiller général lui-même n’est pas un organe cantonal, mais l’assemblée à laquelle il est élu par les électeurs cantonaux, est purement un organe collégial du département.

    Une objection plus pressante semblerait pouvoir être tirée du cas des départements, envisagés à l’époque de leur création par la loi des 22 décembre 1789 - janvier 1700. Cette loi donnait aux départements une organisation propre, une indépendance organique poussée à un point tel qu’il n’y avait aucun lien entre les autorités départementales et le pouvoir central. Les administrations de département, conseil et directoire de département, et le procureur général-syndic lui-même, étaient élus par les électeurs du département : la loi de 1790 (art. 9) spécifiait que ces élus étaient « les représentants du département ». Celui-ci avait donc ses organes à lui, des organes qui lui étaient exclusivement propres ; et pourtant il est certain que les départements d’alors n’étaient pas des personnes juridiques ; leur personnalité — dit M. Hauriou (Précis de droit administratif, 8e éd., p. 260) — n’a été mise hors de doute que par la loi du 10 mai 1838. A cette objection il faut répondre que, si l’organisation départementale de 1790 était très défectueuse au point de vue de l’unité administrative française, elle n’était nullement une organisation personnifiante, et cela par la raison que, malgré leur qualification de « représentants du département », les corps d’administration départementale n’avaient aucune puissance propre : ils étaient bien organes du département quant à leur mode de nomination, mais ils n’étaient pas les organes d’une volonté départementale distincte de la volonté centrale. L’instruction législative du 8 janvier 1790, consécutive à la loi d’organisation départementale, s’en expliquait nettement dans son § 5, où il était dit : « Le principe constitutionnel sur la distribution des pouvoirs administratifs est que l’autorité descende du roi aux administrations de département, de celles-ci aux administrations de district, etc. » Commentant ce passage, Laferrière (Traité de la juridiction administrative, 2e éd., t. I, p. 184) dit fort justement : « L’idée dirigeante de l’Assemblée constituante n’était donc point la décentralisation, mais au contraire une étroite unité. Le département n’était pas un centre d’administration autonome, il n’avait guère de services publics à gérer pour son propre compte, il n’avait pas de biens, pas d’établissements publics, etc. L’État conservait la direction de tous les services publics de quelque importance, les directoires de département n’étaient en réalité que des auxiliaires de l’Etat chargés de concourir à l’administration générale, et soumis à l’autorité des ministres, du chef de l’État et de l’assemblée elle-même ». L’instruction précitée du 8 janvier (§ 6) résumait elle-même cette situation en affirmant que « l’État est un ; les départements ne sont que des sections du même tout : une administration commune doit donc les embrasser tous dans un régime commun ». Dans ces conditions il est manifeste que le département ne pouvait à cette époque être considérée comme une personne distincte de l’État.

    Il y a lieu de faire des observations du même genre en ce qui concerne les divers services publics entre lesquels se partage aujourd’hui l’action administrative de l’État. Comme le montre fort bien M. Hauriou (Principes de droit public, p. 645 et s.), un ministère, en tant que département de services publics, possède une organisation spéciale en vertu de laquelle il devient « un centre de pouvoirs de décision » ; et toutefois il ne peut pas être question de considérer les différents ministères comme des personnes juridiques distinctes de la personne-État. M. Hauriou en donne cette raison (loc. cit., p. 665 et s.) qu’un département ministériel n’est capable en droit ni de propriété, ni de possession, ni de commerce juridique ; mais cette façon de raisonner renverse l’ordre logique des idées : si les ministères ne sont pas des personnes, ce n’est point parce qu’il leur manque le jus commercii, la vérité est au contraire que la capacité d’un commerce juridique leur fait défaut pare qu’ils ne sont point doués de personnalité. M. Michoud (Festschrift O. Gierke, p. 522) semble se rapprocher davantage de la vraie explication à donner de la non-personnalité des ministères, lorsqu’ils dit qu’un ministère, tout en étant par son organisation distincte un « centre de volonté », ne constitue pas cependant un « centre d’intérêts », et cela par ce motif que « les intérêts dont il a la garde, ne sont et ne peuvent être que ceux de l’État »; cela est bien vrai, et pourtant, du point de vu formel qui est habituellement celui de la science du droit, ne pourrait-on pas concevoir une distinction entre les intérêts spéciaux auxquels ont respectivement et séparément à pourvoir les divers services publics ? ne parle-t-on pas souvent, avec raison, de l’opposition qui se produit par exemple entre l’intérêt de la défense nationale et celui de telle autre partie de l’administration ? ne serait-il pas fort admissible que tel service fût doté d’un patrimoine propre destiné à soutenir son existence et à favoriser son développement ? n’intervient-il pas en fait entre les divers services des accords inspirés par la considération de leurs intérêts respectifs et qui semblent bien impliquer dès lors la possibilité de distinguer, au moins formellement, des intérêts propres à chacun d’eux ? La vraie explication du phénomène de la non-personnalité, c’est que, dans la situation actuelle des choses et pour des raisons qui tiennent aux nécessités profondes de l’unité étatique, les agents et fonctionnaires de toutes sortes qui entrent dans l’organisation d’un département ministériel, ne sont pas en réalité des organes propres de ce ministère, mais purement des agents de l’Etat. Un ministère n’est pas à vrai dire un organisme distinct, mais seulement une subdivision du grand organisme étatique. Comme le dit très justement M. Michoud (eod. loc.), « il est à l’État ce qu’est un rayon spécial dans un grand magasin ». De même que dans le grand magasin les chefs de rayon ne sont pas des organes donnés au rayon lui-même, mais bien des agents du grand magasin affectés à l’un de ses services et chargés non de faire naître une volonté spéciale du rayon, mais seulement de mettre en œuvre dans une section particulière la volonté générale qui préside à la direction de l’entreprise tout entière, de même aussi les autorités ou chefs de services placés à la tête d’un département d’affaires publiques, tout en possédant à certains égards un pouvoir de décision propre, n’entretiennent pas une volonté du ministère qui serait distincte de celle de l’État, ils ne font que mettre en action la volonté étatique elle-même. Cela est particulièrement manifeste dans le droit public français où ces chefs de département ne sont que des agents « exécutifs » : ils exécutent les lois, c’est-à-dire une volonté préexistante et supérieure. On peut donc bien dire que chaque ministère est un centre de décisions : mais il n’est pas exact d’y voir un centre de volonté. Le seul centre de volonté étatique dans l’Etat, c’est l’Etat lui-même. A cet égard il y a une grande différence entre les départements de services et les collectivités locales telles par exemple que la commune. Bien que la commune ne puisse exercer son activité que sous l’empire des lois de l’État et dans les limites des facultés qui lui sont reconnues par celles-ci, elle constitue vraiment un organisme distinct de l’État, en tant que ses organes énoncent pour son compte une volonté locale qui ne prend pas sa source dans une volonté étatique antérieure, qui ne reçoit pas non plus de l’Etat son impulsion : c’est ce qui ressort notamment du fait que, pour les attributions dont l’exercice relève de sa propre volonté, la commune n’est soumise qu’au contrôle et à la surveillance de l’autorité centrale, qui peut bien refuser son approbation aux mesures prises, mais non ordonner les mesures à prendre. Les autorités municipales compétentes pour prendre ces mesures sont donc réellement des organes de la commune, puisqu’elles dirigent les affaires communales avec un pouvoir de volonté initiale. La commune est ainsi un centre de volonté locale, elle a donc une organisation propre personnifiante. L’absence de ce pouvoir de volonté initiale dans la direction des ministères exclut la possibilité de considérer ceux-ci comme pourvus d’une véritable organisation propre qui fasse d’eux des personnes juridiques distinctes.

  39. M. Michoud (Théorie de la personnalité morale, t. II, no 187) dit que parfois « la personne morale peut être considérée comme existante, alors même que ses organes ne sont pas encore constitués. C’est ce qui peut arriver dans la fondation testamentaire, si on admet que cette fondation acquiert la personnalité morale dès le moment du décès du testateur, son organisation ne devant être réalisée que plus tard ». Mais il ne faut pas conclure de là que la personne juridique puisse naître sans organes ou avant ses organes. Si en certains cas elle commence à exister alors que ses organes ne sont pas encore formés, cela s’explique par ce fait qu’elle possède déjà virtuellement des éléments suffisants d’organisation formelle. C’est ce que reconnaît M. Michoud (loc. cit.) : « Pour que la personne morale existe, il faut au moins que son organisation soit possible en vertue de règles déjà fixées, soit que ces règles proviennent de la loi, soit qu’elles proviennent d’un fondateur ». Au fond la personne juridique qui se trouve dans ces conditions, est d’ores et déjà organisée.
  40. C’est en ce sens que le groupe étatisé demeure indifférent à la personnalité des individus qui sans cesse y entrent ou en sortent ; c’est en ce sens aussi que l’État forme vis-à-vis de ses membres actuels une personne distincte. Mais c’est en ce sens seulement : car d’autre part, l’Etat étant la personnification de la collectivité formée par tous ses membres présents, passés et futurs, chacun de ceux-ci — par là même qu’il entre comme cellule composante dans la formation de cette collectivité — se trouve représenté à tous les actes que fait par ses organes la personne-État ; et par suite, les membres variables de l’État ne sauraient sous ce rapport être considérés comme des tiers, au sens habituel de ce mot, vis-à-vis de la personne étatique (Cf. sur ce point, no 82, infra).
  41. On a souvent observé en ce sens que la Révolution de 1789, qui a si profondément bouleversé la forme gouvernementale et tout le système du droit public de la France, n’a — suivant l’expression de M. Hauriou (op. cit., p. 121) — ni « renouvelé », ni « interrompu » la personnalité juridique de l’État français.
  42. Il n’en demeure pas moins manifeste qu’une organisation étatique et par suite l’État lui-même ne peuvent se concevoir sans une forme de gouvernement déterminée (V. infra, note 11 du no 22). Bien que la notion d’État ne soit pas liée à une forme gouvernementale unique et invariable, il faut que tout État, possède un certain gouvernement.
  43. L’erreur et la contradiction inhérentes à cette doctrine ressortent des termes mêmes dans lesquels elle a été énoncée. La collectivité, dit M. Berthélemy (V. p. 16, supra), ce sont les citoyens « collectivement, c’est-à-dire envisagés comme n’étant qu’un ». Mais tout justement parce qu’ils ne font qu’un, les citoyens forment ainsi, du moins juridiquement, une personne nouvelle. Tout ce que l’on peut déduire de la démonstration de M. Berthélemy, c’est avec M. Michoud (op. cit., t. I, p. 36 et s.) que les citoyens ne sont pas absolument des tiers au regard de cette personne collective.
  44. Si toute corporation dispose d’un certain pouvoir sur ses membres, ce pouvoir n’a point chez toutes les caractères de la puissance étatique ou au moins d’une puissance déléguée par l’Etat. Or, en ce qui concerne les corporations dépourvues d’une telle puissance, le droit qui les régit, ne comporte guère de disciplines différentes de celles du droit privé. D’une part en effet, parmi les rapports intéressant les personnes collectives, ceux-là seulement appellent la réglementation spéciale du droit public, qui engagent l’exercice de la puissance dominatrice propre à l’État. D’autre part, les corporations qui ne se rattachent pas à l’organisation étatique, bornent leur activité à des opérations qui relèvent des règles du droit privé, comme aussi leurs droits collectifs se réduisent à des droits de nature patrimoniale. Leur personnalité, étant purement patrimoniale, n’est donc qu’une personnalité civile. Par ces motifs, le droit corporatif qui leur est applicable, reste en somme du droit privé. Et par suite le droit public peut être défini : celui qui régit les collectivités pourvues d’une puissance de domination (G. Meyer, op. cit., 6e éd, p. 51 et s. ; Jellinek, op. cit., éd. franç., t.II, p. 1 et s.).