Contre les copistes des manières

CONFÉRENCE DE M. DE CHAMPAIGNE L’ONCLE
CONTRE LES COPISTES DES MANIÈRES

11 juin 1672[1]

J’espère, Messieurs, que vous ne trouverez pas inutile que dans le dessein que j’ai de procurer l’avancement des jeunes gens que nous tâchons de former, je vous entretienne d’un point important sur lequel j’ai souvent fait diverses réflexions.

C’est, Messieurs, que ceux qui s’efforcent de se perfectionner dans notre profession tombent quelquefois, faute de bonne conduite, dans un certain abus, qui les éloigne infiniment de cette perfection à laquelle ils tendent. Ils s’arrêtent servilement à copier la manière particulière d’un auteur, se proposant comme leur but et comme l’unique modèle qu’ils doivent consulter. Ils jugent par ce seul auteur la manière de tous les autres, et ils n’ont point d’autres yeux pour faire le discernement des beautés et des divers agréments que la nature nous propose à imiter.

Cette inclination se peut pardonner à un jeune étudiant qui est encore sous l’aile du maître, et elle est si naturelle dans ces commencements qu’on ne doit pas prétendre l’interdire absolument ; mais ce qui empêche tout à fait de se rendre savant dans notre art est, comme je l’ai souvent remarqué, que des élèves qui commencent à s’avancer et qui donnent eux-mêmes beaucoup d’espérances se bornent tout d’un coup et s’entêtent d’imiter et de faire des copies toutes pures de la manière d’un auteur particulier, en assujettissant ainsi leur génie qui est si libre à cette manière particulière, au lieu qu’ils devraient prendre ce qu’il y a de plus beau dans toutes les manières particulières et se former, à l’imitation des abeilles, un suc, c’est-à-dire une beauté qui leur fût propre.

Car il faut demeurer d’accord qu’un des plus sensibles charmes de la peinture consiste dans l’agréable diversité des manières de ceux qui la professent par les beautés particulières qu’ils se sont acquises en faisant effort de perfectionner le génie dont ils ont été doués, qui n’est pas propre dans aucun homme à être forcé, quelque désir qu’il en ait, parce que l’on ne peut pas faire de son esprit ce que l’on fait d’un membre du corps que l’on ploie à sa volonté. Mais quant au génie, nous n’en tenons pas les rênes absolument pour le conduire où il nous plaît. L’auteur de la nature nous a donné le jugement pour le gouverner par des voies libres en lui proposant la belle nature pour l’objet principal de ses études. Il faut joindre à cela les belles manières de ceux qui l’ont noblement exprimée, qui nous peuvent échauffer et donner de l’imitation à tendre à la perfection. Mais ceux qui se veulent ainsi borner s’opposent à ce que toute la nature nous enseigne. Car se voit-il un seul homme ressembler à un autre ? Y a-t-il même des brutes, quoique d’une même espèce, qui se ressemblent ? Non certes. Pourquoi donc voulons-nous borner et avilir ce que Dieu nous a départi pour l’élever, et pour faire admirer, dans ce qu’il nous fait produire, l’abondance et la diversité de notre divin auteur, duquel procède tout ce qui est véritablement bien, de quelque nature qu’il soit ?

Mais afin qu’il ne semble pas que j’aille trop loin sur cette matière, et que je condamne trop durement ceux qui pourraient être engagés dans ces imitations, je ne prétends pas, Messieurs, qu’il ne soit pas permis à un élève de se proposer un habile homme, dont la manière se trouve conforme à son génie, pour emprunter de ses lumières ; au contraire, cela est même très nécessaire. Je prétends seulement dire qu’il ne faut pas s’attacher absolument et positivement, à la manière d’un autre, comme s’il n’y en avait qu’une seule imitable, ce qui n’arrive jamais qu’à des personnes très peu éclairées ; ou si des personnes qui ont du génie sont prévenues de ce faux sentiment, ils n’y demeurent que jusques ce qu’ils aient acquis assez de lumière pour s’apercevoir que leur génie a assez d’avantage de soi pour être laissé dans sa liberté naturelle. Pour mieux faire comprendre ce que je veux dire, je rapporterai en peu de mots un exemple de ma proposition, que j’ai vu aux Pays-Bas où la peinture était, il y a soixante ans, dans une réputation plus grande qu’en aucun pays de deçà les monts. Rubens a achevé de lui donner son dernier lustre. Ce grand peintre, que j’admire dans toute l’étendue de l’estime qu’il mérite, et auquel je ne prétends rien ôter de ce qui lui est dû, effaça en peu de temps dans les esprits tout ce qui s’était fait jusqu’à son temps. Tous les élèves de ce pays-là aspirèrent à l’envi de suivre directement sa manière et d’en faire une juste copie dans leurs productions, ce qui a changé de face en même temps toute la peinture de ce pays-là, et a borné la réputation de ceux qui ont travaillé depuis lui à celle des copistes de Rubens. Ils n’en sont pas même encore bien revenus à présent, et cette basse imitation émousse encore et ralentit toute la force de leur génie.

Prononcé et expliqué par M. de Champaigne, le onzième jour de juin 1672[2].
H. Testelin.


Guillet de Saint-Georges a fait de ce discours une analyse exacte, assez élégante, et à peu près aussi longue que le discours lui-même. Il l’a fait suivre du compte-rendu de la discussion qui suivit la lecture du 4 mars 1684 :

« Après la lecture de ce discours, il n’y eut personne dans l’Académie qui n’en approuvât les sentiments par des réflexions particulières. On convint que dans le commencement de toutes les disciplines, un jeune écolier, encore privé des notions dont il a besoin, est obligé de se soumettre aveuglément aux instructions et aux méthodes de son maître ; quand il possède bien les principes et qu’il a fait une étude de l’antique, il lui est important de se proposer les ouvrages de Raphaël pour l’imitation du beau naturel et pour la correction du dessin, et les ouvrages du Titien pour l’agréable union des couleurs ; ainsi des ouvrages des autres grands peintres, selon qu’ils ont excellé dans les talents particuliers. Mais après que l’écolier aura fait quelque progrès sur de si belles traces, il doit exciter son industrie naturelle, entreprendre quelque chose de lui-même, se soutenir de ses propres lumières, tenter avec hardiesse des chemins particuliers dans un pays où les timides ne feront jamais de découvertes. On ajouta qu’on ne verrait point tant d’agréables naïvetés dans les ouvrages sortis des écoles d’Italie, si chaque peintre s’y était assujetti à imiter la manière d’un autre : tous auraient été autant de Bellinis et de Giorgiones ; tous auraient été autant de Véronèses ; Raphaël lui-même serait demeuré des derniers dans la carrière, s’il s’était ponctuellement attaché au goût de Pierre Pérugin, son maître. On considéra même les dangers que couraient les copistes des manières ; car comme les vices ont de grands enchainements les uns avec les autres, on passe aisément de cette habitude de copier les manières à la coutume de noter des figures complètes. On dit encore qu’il serait plus glorieux à un peintre d’être l’auteur d’un médiocre original que l’heureux copiste d’un excellent homme, tant il est vrai que l’imitation marque une âme rampante et bornée, et qu’elle est purement le partage des paresseux. Il ne se faut pas contenter de suivre les autres ; il ne suffit pas même de les égaler ; il faut tâcher d’aller au delà, car nécessairement celui qui suit est le dernier.

Quintilien, un des plus excellents rhétoriciens de l’antiquité, montre que dans tous les arts l’invention est toujours la principale partie, et il décide la question contre les imitateurs et les copistes par des preuves tirées de la peinture même. Que serait-il arrivé, dit-il en quelques passages dispersés, si dans les premiers siècles où l’on n’avait encore reçu aucun exemple, les hommes eussent cru qu’ils ne devaient rien imaginer ni rien faire dont ils n’eussent déjà eu la connaissance ? Certainement on n’aurait jamais rien inventé. Pourquoi nous serait-il donc défendu de chercher et de trouver ce qui n’a pas encore paru devant nous ? Où en serions-nous si chacun n’eût rien fait au-dessus des personnes qui l’ont précédé ? Nous n’aurions point de meilleur poète que Livius Andronicus ; nous serions réduits pour toute l’histoire aux annales des pontifes, à ne pouvoir naviguer que par le secours des rames, et la peinture serait bornée à tirer simplement les traits que forment les ombres d’un corps opposé au soleil. Par cette dernière circonstance, il nous fait remonter à l’origine de la peinture qui fut inventée à Sicione par les simples contours des ombres qu’une tête opposée au soleil formait contre une muraille. Mais enfin cet excellent rhétoricien conseille partout de ne se pas attacher à imiter un homme seul. Il suppose ensuite qu’on lui vient demander si, en matière d’éloquence, il ne suffit pas de parler comme Cicéron. Il répond que ce serait véritablement assez, si on était certain d’en pouvoir attraper toutes les beautés mais quel mal y aurait-il d’y ajouter quelque chose du style vigoureux de César, quelque chose du caractère véhément de Celius, quelque chose de l’exactitude de Pollion, et enfin quelques idées du jugement de Caton ? Ce qui doit être appliqué à la peinture en faveur du discours de M. Champaigne et des sentiments de l’Académie. »

Sous le titre du manuscrit, on lit ces quelques mots « À quelques bagatelles près et qui sont bien faciles à arrondir, j’aime mieux Monsieur Champaigne[3] que Monsieur de Saint-Georges ; et le jugement de l’Académie que ce dernier rapporte est peu de chose. »

  1. Relu le samedi 4 mars 1684. Lu le 6 juin 1711 (Note du manuscrit). — Le procès-verbal de la séance de 1672 ne fait pas mention de la conférence de Philippe de Champaigne. — À la séance du 4 mai 1697, on relit un discours de M. de Champaigne le jeune contre les copistes des manières. Il est à peu près certain qu’il s’agit du discours de Philippe de Champaigne, quoique dans ses Mémoires sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie, Guillet de Saint-Georges attribue à chacun des deux Champaigne un discours sur les copistes des manières (Mémoires, t. 1, p. 241 et 349).
  2. On lit sur le manuscrit : du 4 juin 1672. L’écriture est de Philippe de Champaigne, et cette date indique probablement le jour où il a composé ce discours.
  3. On a écrit Monsieur Blanchard ; c’est évidemment une distraction.