P.-V. STOCK (p. 14-20).


II

RÉPONSE À M. DRUMONT




Je demandais, il y a quelques jours, à M. Drumont, de me répondre. Il faut à mon tour que je réponde à M. Drumont. Je lui ai posé quelques questions précises, il les a éludées en cherchant à me mettre en contradiction avec moi-même. Je les lui poserai une fois encore, le laissant libre de croire qu’en lui demandant une explication nette, je désire simplement avoir « un peu de la notoriété qui s’attache à tout ce qui vient » de lui. Je n’avais pas encore vu M. Drumont dans ce rôle de dispensateur de gloire, et il me sera permis de dire que je n’avais pas fait fonds sur lui pour recueillir un peu de cette renommée qu’il aime.

Avant tout je dois reconnaître que M. Drumont a souvent écrit que je n’étais pas un sot et qu’il m’a attribué du talent. C’était, dit-il, pour être aimable envers moi et il regrette maintenant d’avoir eu cette faiblesse. Je croyais qu’il n’avait fait qu’exprimer une conviction sincère sur mon compte. Je me serai donc trompé, et à l’avenir peut-être M. Drumont me jugera-t-il plus mal qu’il ne l’a fait jusqu’à présent. Je le regretterai pour lui. Il paraît qu’aujourd’hui je profite de son amabilité pour lui être « désagréable » à propos de son article sur Zola et il ajoute : « Que voulez-vous ? La race est comme cela… » J’avoue que je ne comprends pas. Qu’est-ce que M. Drumont attendait de moi, et quel service m’a-t-il rendu qui dût contraindre ma reconnaissance à m’abstenir de toute critique à son égard ?

D’abord quelle raison aurais-je d’être agréable à M. Drumont ? Je suis Juif et, en tant que Juif, il désire me renfermer dans un ghetto, me priver de mes droits d’homme et refaire de moi un paria. Pense-t-il donc me consoler ou m’adoucir en me disant : « Mon ami, vous ne manquez pas de talent » ? Cela serait vraiment insuffisant.

Mais si je n’ai aucun motif pour être agréable à M. Drumont, je n’en ai pas non plus pour lui être désagréable. Il me fera peut-être l’honneur de croire que ce sont des mobiles plus hauts et plus graves qui me poussent.

Je n’ai jamais varié d’opinion sur M. Drumont. Dans mon livre sur l’Antisémitisme, son histoire et ses causes[1] — dans lequel il avait trouvé quelques pages qui lui semblaient « empreintes d’une certaine impartialité » — j’ai écrit (page 241) : « M. Drumont est le type de l’antisémite assimilateur qui a fleuri ces dernières années en France et qui a pullulé en Allemagne. Polémiste de talent, vigoureux journaliste et satiriste plein de verve, M. Drumont est un historien mal documenté, un sociologue et surtout un philosophe médiocre. » J’ajoutais en parlant de quelques historiens, économistes et philosophes qui professaient l’antisémitisme : « Il ne peut, sous aucun rapport, être comparé à des hommes de la valeur de H. de Treitschke, d’Adolphe Wagner et d’Eugène Duhring. » À cette époque, M. Drumont me répondit qu’il ne connaissait aucun de ceux dont je parlais. — Cela ne me surprit pas et il y a bien d’autres choses encore qu’il ignore. — Il voulut bien, néanmoins, me dire que malgré cela, il les aimait, parce qu’ils détestaient les Juifs, mais qu’il leur était certainement supérieur puisqu’il était Français.

Avec un raisonnement semblable, on en arrive facilement à considérer Meilhac comme supérieur à Shakespeare, et Jean Aicard à Gœthe.

Ce que je disais dans mon livre, je l’ai redit dans une brochure qui s’appelait Antisémitisme et Révolution[2], j’écrivais là : M. Drumont est « perturbé par l’hystérie religieuse et, d’autre part, s’il fait illusion avec de gros fatras, il est sur bien des points ignorant comme une carpe, et sa façon d’écrire l’histoire vaut bien celle du père Loriquet[3]. » Ces diverses appréciations n’avaient pas altéré la bienveillance de M. Drumont à mon égard, et j’ignore vraiment pourquoi mon dernier article me l’a fait perdre. Qu’importe, je m’en consolerai, mais je ne pourrai, malgré tout, que maintenir les jugements que j’ai portés sur lui. Pas plus aujourd’hui qu’hier je ne croirai à sa science, à sa sociologie et à sa gloire immortelle. Veut-il me dire qui étaient Lampon et Isidore, qui étaient Eisenmenger et Wagenseil ? Les deux premiers agitèrent Alexandrie et firent se ruer la populace grecque contre les Juifs. Les deux seconds ont écrit contre les Juifs des livres plus gros que la France Juive et plus savants. Leur nom n’est même pas connu des antisémites ; c’est peut-être encore moi qui les leur apprendrai. L’oubli dans lequel ils sont tombés pourrait servir à Drumont de sujet de méditation. Je le lui affirme : il y aura encore des Juifs dans le monde que son nom aussi sera oublié, à moins qu’un Joséphe ne le conserve comme fut conservé le nom d’Appion.

Mais c’est assez sur ce sujet et je veux reprendre les pseudo-réponses de M. Drumont : « Une autre facétie, écrit-il, à laquelle se livre volontiers M. Lazare, c’est de soutenir que je veux faire massacrer le petit Juif qui gagne quarante sous par jour. Or, en admettant que le petit Juif qui gagne quarante sous par jour ne soit pas un mythe, je n’ai jamais nourri contre lui les noirs desseins que me prête M. Lazare, et M. Lazare serait bien en peine de me montrer la page où j’ai poussé à l’égorgement de ce petit Juif. »

Je passerai sur le doute qu’émet M. Édouard Drumont touchant à la situation économique de certains Juifs[4].

De deux choses l’une : ou il est mal renseigné et il n’en a pas le droit, puisqu’il s’occupe des Juifs, ou l’aveu de la misère des sept huitièmes des Juifs du monde gênerait ses polémiques et sa doctrine et il affecte d’ignorer cette misère. Venons au reste. Je n’ai pas écrit que M. Drumont excitait directement à l’égorgement des petits Juifs, mais j’aurais pu l’écrire et j’aurais eu raison, même en ne citant pas de lui une page où il ait poussé d’une façon formelle à cet égorgement. Lorsque son journal injurie tous ceux dont le nom est sémite, lorsque ses amis, qu’il approuve et félicite en les haranguant, crient « Mort aux Juifs ! », ils ne me paraissent pas s’adresser uniquement aux financiers cosmopolites. Est-ce contre les financiers cosmopolites qu’ils manifestaient, dimanche dernier, devant la porte de quelques commerçants juifs ? Est-ce contre ces financiers que se forment, soutenues par le clergé, ces ligues de Lyon, de Valenciennes et de Lille dont le mot d’ordre est : « N’achetez rien aux Juifs ! » Quand on prend comme devise : « Guerre aux Juifs », il devient de mauvaise foi de soutenir qu’on ne s’attaque qu’à une certaine catégorie d’entre eux, et qui est dans la vérité, vous, Drumont, qui affirmez ne pas vouloir de mal à ceux d’entre les Israélites qui n’appartiennent pas à la finance, ou moi qui soutiens qu’avec votre système on laisserait en paix les capitalistes chrétiens en se ruant sur tous les Juifs indistinctement, puisque le signe qui distingue, de votre propre aveu, vos ennemis, est non pas une fortune disproportionnée, mais un nez crochu ?

« Je ne me suis pas placé sur le terrain confessionnel, poursuivez-vous, et M. Bernard Lazare sait mieux que personne que l’antisémitisme n’est pas une question religieuse, puisque les Arabes, qui adorent Mahomet, ont plus de haine encore pour les Juifs que les Chrétiens qui adorent Jésus. » Si M. Drumont connaissait les Arabes, il ne dirait pas, d’abord, qu’ils adorent Mahomet, il ne soutiendrait pas ensuite que les raisons de leur haine contre les Juifs, de même que les mobiles de leur haine contre les chrétiens, ne sont pas religieux. Je me permets de renvoyer M. Drumont à mon livre qu’il a sans doute mal lu. S’il l’avait bien lu, en effet, il ne ferait pas de moi un de ses auxiliaires, même temporaire.

C’est ici, d’ailleurs, le point important, pour M. Drumont, de son article. D’un ouvrage de 400 pages, il extrait trente-six lignes et, en les isolant, il dénature toute ma pensée. J’ai écrit qu’il y avait à l’antisémitisme universel des raisons profondes et sérieuses. Je le dis encore et pas plus aujourd’hui qu’hier je ne soutiens que Drumont l’a inventé. Drumont n’a rien inventé. J’ai écrit qu’il ne fallait pas croire que les manifestations antisémites furent, dans le passé, simplement dues à une guerre de religion. Je le maintiens encore. J’ai écrit que la raison de l’antisémitisme dans l’histoire fut que « partout et jusqu’à nos jours le Juif fut un être insociable ». Je le dis toujours. Mais à la suite de cette constatation qui se trouve dans le premier chapitre de mon livre, je déclarais que mon but était d’examiner « si ces causes générales persistent encore et si ce n’est pas ailleurs qu’il nous faudra chercher les raisons de l’antisémitisme moderne. » Ces raisons je les ai étudiées minutieusement. J’ai constaté que le Juif n’était insociable que dans les pays comme la Roumanie, la Russie, la Perse, etc., où on le met hors la loi et où on l’oblige à se renfermer dans un ghetto qui lui crée un exclusivisme intellectuel et moral. J’ai établi que le reproche que fait l’antisémitisme moderne aux Juifs modernes, ce n’est pas d’être insociables, mais d’être trop sociables ; ce n’est pas de se livrer uniquement à l’usure ou à la finance, mais au contraire de porter leur activité sur d’autres points et de se mêler à toutes les manifestations de la vie contemporaine. Enfin, en terminant ce livre j’ai écrit (pages 389 et 390) : « Les causes de l’antisémitisme sont nationales, religieuses, politiques et économiques, ce sont des causes profondes qui dépendent non seulement des Juifs, non seulement de ceux qui les entourent mais encore et surtout de l’état social ».

Je récrirais aujourd’hui ce livre que j’aurais sans doute bien des choses à y changer, bien des choses à y ajouter, mais si je me fais un reproche, c’est justement de n’avoir pas précisé les causes religieuses de l’antisémitisme, c’est de n’avoir pas suffisamment montré combien elles servent les intérêts économiques de certains capitalistes.

Aujourd’hui comme hier j’affirme que la lutte contre le Juif est un épisode de la « lutte intestine entre détenteurs du capital » une forme de la concurrence ; en voyant ce combat commercial contre le Juif, se compliquer d’un combat contre le Franc-Maçon et le Protestant, je ne changerai pas d’avis.

Aujourd’hui comme hier, je prétends que l’antisémitisme sert uniquement le capital chrétien ou plutôt catholique. J’ai dit que je défiais Drumont de me prouver le contraire, je l’en défie une fois encore. J’ai déclaré que je ne le laisserais pas se dérober, je le déclare encore. Le débat sur la question juive ne doit pas être un débat sur ma personnalité. M. Drumont voudrait-il en faire un débat sur la sienne ? Je suis persuadé qu’il n’y tient pas.

Je maintiens donc toutes mes affirmations. Je pose de nouveau toutes mes questions, car ce sont celles auxquelles M. Drumont s’obstine à ne pas répondre et je répète :

« Croyez-vous que les travailleurs de France, dont le sort vous préoccupe tant, seront plus heureux quand ils seront sous la coupe des industriels qui font patronner leurs établissements par Notre-Dame de l’Usine ? Donnez-moi donc une fois votre avis sur le capital chrétien et dites-moi si sincèrement vous ignorez que l’antisémitisme sert uniquement les intérêts des capitalistes catholiques, des petits bourgeois catholiques et que le dernier de ses soucis est précisément le sort du prolétariat ? »

Je ne sortirai pas de là et je saurai prouver une fois encore ce que j’ai si souvent avancé, même dans ce livre sur lequel M. Drumont veut faire porter sa polémique : L’antisémitisme est une forme du protectionnisme et il ne sert que les intérêts d’une fraction de la bourgeoisie.


M. Édouard Drumont ne crut pas devoir me répondre. N’avait-il pas d’ailleurs écrit dans l’article auquel je répliquais : « On peut répondre une fois pour causer satisfaction à un confrère, fût-il sémite, on ne peut le faire continuellement. »

Malgré cela j’écrivis dans le Voltaire du 31 mai, les lignes qui suivent :




  1. L’antisémitisme, son histoire et ses causes. Léon Chailley, éditeur, 42 rue de Richelieu.
  2. Lettres prolétariennes. Antisémitisme et Révolution (Paris, mars 1895).
  3. Antisémitisme et Révolution (p.14).
  4. Si M. Drumont connaissait les questions dont il veut parler, il saurait que, s’il y a huit millions de Juifs dans le monde, les 7/8 sont ou des prolétaires, ou des pauvres.