Contre Verrès (traduction Auger)/2/3
SECONDE ACTION CONTRE VERRÈS.
DISCOURS HUITIÈME.
ARGUMENT.
Après un long et éloquent préambule, où il montre quel fardeau il s’est imposé en accusant un Verrès, coupable de toutes les sortes de crimes, et combien il doit être ennemi d’un tel homme, d’un homme qui, malgré ses vices et ses forfaits, est protégé par beaucoup de nobles, l’orateur divise en trois parties le chef d’accusation qui regarde les blés de la Sicile, et il annonce qu’il parlera, dans la première, du blé dimé ; dans la seconde, du blé acheté ; dans la troisième, du blé estimé.
La première partie, où il est question du blé dimé ou de dîmes, occupe seule près des deux tiers de tout le discours. Cicéron détaille, dans des narrations aussi variées et aussi intéressantes que le sujet peut le permettre, tous les vols que Verrès a faits aux particuliers et aux villes, à l’occasion des dîmes. Les villes de Sicile, excepté celles qui étaient libres et franches, étaient tenues de payer au peuple romain la dime de leurs blés. On recueillait cette dîme en nature, et on l’envoyait à Rome.
Cicéron ne donne pas d’explications précises sur la manière dont se recueillaient les dîmes dans les provinces romaines, parce qu’il parlait de choses connues de ceux qui l’écoutaient : voici toutefois quelques faits généraux. Lorsque les blés commençaient à croître, des fermiers publics, appelés en latin decumani et que nous appelons en français décimateurs (collecteurs), prenaient la dîme à l’enchère (emebant) pour tant de boisseaux de blé ; c’est-à-dire qu’ils se chargeaient de fournir au peuple romain tant de boisseaux de blé pour la dîme (qui devait lui revenir de tel champ. Les particuliers et les villes pouvaient mettre l’enchère sur les décimateurs. Si la récolte était abondante, et que la dime passât le nombre de boisseaux de blé pour lequel ils avaient pris la dîme, c’était autant de gagné pour eux : ils pouvaient perdre aussi à proportion de ce qu’elle était inférieure à ce nombre. Le préteur, ou quelqu’un pour lui, adjugeait les dîmes à celui ou à ceux dont l’enchère était portée le plus haut ; cela s’appelait vendere decumas.
Cicéron prétend que Verrès s’était associé aux décimateurs, dont le chef était un Apronius, qui est peint, dans le discours, des traits les plus forts et les plus odieux. Il explique très-bien par quelles injustices criantes les malheureux agriculteurs se trouvaient obligés de donner aux décimateurs plusieurs dîmes au lieu d’une ; comment quelquefois il leur restait à peine la dime de leur récolte. La première partie est terminée par la lecture d’une lettre de Timarchide accompagnée de réflexions.
La seconde partie traite du blé acheté. Il y avait deux sortes de blés achetés : une seconde dîme que les peuples de la Sicile étaient obligés de vendre, dans les besoins de la république, à un prix fixé par le sénat, et huit cent mille boisseaux de blé répartis sur toutes les villes de la même province, qu’on les obligeait de vendre tous les ans, et dont le prix était aussi fixé.
Le blé estimé, dont il est question dans la troisième partie, était le blé que la province devait fournir pour la provision de la maison du préteur, et que celui-ci pouvait prendre en argent, au lieu de le prendre en nature. On reproche à Verrès d’en avoir exigé plus qu’il ne lui était dû, et de l’avoir estimé bien au delà du prix. Un tableau pathétique de la triste situation des agriculteurs siciliens termine le discours.
Il y est beaucoup parlé de médimnes et de boisseaux. Le médimne, selon le P. Montfaucon, était une mesure de dix setiers. Il fallait six boisseaux pour faire un médimne.
« Cicéron, dit Desmeuniers, avertit lui-même les juges, qu’obligé de citer une foule de calculs, il sera moins intéressant que dans les autres parties de l’accusation ; mais il développe si bien les faits, il enchaîne ses preuves avec tant d’art, le style est si varié, que l’ouvrage plaît d’un bout à l’autre. L’orateur a eu soin d’entremêler ces détails de morceaux énergiques et brillants : tel est le passage sur Sylla, chap. 35 ; tel est, chap. 89, le tableau de la corruption des Romains, et de la haine qu’inspiraient les magistrats de la république à tous les peuples du monde. Il expose d’une manière très-agréable les intrigues qui précédaient l’adjudication des dîmes, les vols qu’on se permettait dans la levée de l’impôt…. Il est difficile d’imaginer une administration plus tyrannique et plus défectueuse…. Ce discours, quoiqu’il ne satisfasse point toute notre curiosité sur plusieurs points d’économie politique, offre cependant quelquefois des renseignements, qu’on ne trouverait point ailleurs, sur le produit des terres, la valeur des grains, la quotité des impôts, et la manière de les percevoir : ces faits sont d’autant plus précieux, qu’ils peuvent donner une idée du gouvernement et de la richesse des anciens peuples. »
LIVRE HUITIÈME.
SUR LES BLÉS.
I. Juges, tous ceux qui, sans aucune vue d’inimitié particulière ou de vengeance personnelle, sans l’espoir d’aucune récompense, et dans le seul intérêt de la république, appellent un coupable devant les tribunaux, doivent considérer quel fardeau ils s’imposent pour ce moment, et bien plus encore quelles obligations ils contractent pour tout le reste de leur vie. Demander à un autre compte de ses actions, c’est se prescrire à soi-même l’intégrité, la modération, toutes les vertus ; surtout, je le répète, si l’on n’est point animé par d’autre motif que par celui de l’utilité commune. En effet, celui qui se charge de réformer les mœurs et de reprendre les fautes d’autrui, peut-il espérer qu’on lui pardonnera de s’écarter en rien de la religion du devoir ? Il faut donc estimer et aimer davantage le citoyen qui, non seulement travaille à retrancher du corps politique un membre pervers, mais qui, au penchant naturel que nous avons pour le bien, ajoute une sorte d’engagement particulier et irrévocable, et s’annonce lui-même comme obligé de vivre toujours avec sagesse et honneur. Aussi, juges, a-t-on souvent entendu dire à l’éloquent et vertueux L. Crassus qu’il se repentait d’avoir dénoncé Carbon à la justice, en ce qu’il avait par là rendu ses volontés moins libres, et livré, plus qu’il n’aurait voulu, sa vie à l’observation de la foule. Ce grand homme, quoique doué de tous les avantages du génie et de la fortune, se sentait comme gêné par le frein qu’il s’était donné dans sa jeunesse, à un âge où l’on se décide sans réfléchir. Voilà pourquoi les jeunes gens qui entreprennent une accusation donnent en cela un témoignage moins sûr de leur vertu et de leur intégrité que ceux qui s’y portent dans l’âge mûr. Les premiers sont entraînés par l’amour de la gloire, par une sorte d’ostentation, avant que d’avoir pu connaître qu’on vit bien plus librement quand on n’a accusé personne : pour nous, qui avons déjà donné quelques preuves de force et d’intelligence, jamais, si nous n’avions pris de l’empire sur nos passions, nous n’aurions pu renoncer, par un tel engagement, à notre indépendance et à notre liberté.
II. Je m’impose même un plus grand fardeau que les autres accusateurs (si l’on doit appeler fardeau ce qu’on porte avec plaisir et avec joie) ; mais enfin ma charge est bien plus pesante que celle d’aucun d’entre eux. On leur demande à tous qu’ils s’abstiennent principalement des vices qu’ils ont repris dans celui qu’ils accusent. Avez-vous accusé un déprédateur, un concussionnaire, il vous faudra par la suite éviter tout soupçon de cupidité. Avez-vous amené aux pieds de la justice un homme méchant ou cruel, il vous faudra toujours être sur vos gardes pour ne montrer en vous aucune méchanceté, ni même la moindre aspérité de mœurs. Avez-vous traduit devant les juges un corrupteur, un adultère, vous ne pouvez être désormais trop attentif pour que votre vie n’offre aucune faiblesse. En un mot, il faudra fuir avec un soin extrême les vices que vous aurez poursuivis dans un autre ; car on ne saurait souffrir un accusateur, ni même un censeur qui se laisse surprendre dans la faute qu’il a reprise en autrui. Pour moi, Romains, j’attaque devant vous, dans un seul homme, tous les vices qui peuvent se rencontrer dans un homme entièrement dépravé. Oui, je le prétends, il n’est aucun trait d’impudicité, de perversité, d’audace, qu’on ne puisse remarquer dans la vie du seul Verrès. Ce seul accusé m’impose l’obligation d’annoncer par ma conduite que je fus toujours et suis encore absolument éloigné, je ne dis pas seulement de commettre les mêmes actions, de tenir les mêmes propos, je dis encore d’affecter cette arrogance et cette effronterie, qui se peignent dans ses yeux et dans tous les traits de son visage. Je vois sans peine, Romains, qu’une vie que j’aimais déjà par goût et pour elle-même, me sera désormais indispensable par la loi que je m’en fais en ce jour.
III. Vous me demandez souvent, Hortensius, quelle inimitié avec Verrès, ou quelle injure de sa part, m’ont engagé à l’accuser. Je ne parle pas du devoir que m’imposent mes liaisons intimes avec les Siciliens ; je ne réponds qu’à la question de l’inimitié. Croyez-vous donc qu’il y ait une inimitié plus vive que celle qui naît de l’opposition des sentiments, de la différence des goûts et des inclinations ? Peut-on regarder la bonne foi comme ce qu’il y a de plus sacré de la vie, et n’être pas ennemi d’un homme qui, nommé questeur, a osé dépouiller, abandonner, trahir, attaquer son consul, un consul qui lui avait communiqué ses secrets, livré sa caisse, confié tous ses intérêts ? Peut-on chérir la pudeur et la chasteté, et voir d’un œil tranquille les continuels adultères de Verres, son immoralité, ses prostitutions, ses infamies domestiques ? Peut-on être attaché au culte des dieux immortels, et ne pas détester un brigand sacrilège qui a dépouillé tous les temples, qui a eu le front de voler jusque sur la route des chars sacrés ? Celui qui croit que tous les hommes doivent être soumis à une justice égale, peut-il, Verrès, ne pas vous haïr profondément, lorsqu’il songe aux variations et aux caprices de vos ordonnances ? Celui qu’affligent les outrages faits aux alliés, les dommages causés aux provinces, peut-il voir, sans s’indigner contre vous, le pillage de l’Asie, les vexations exercées dans la Pamphylie, le deuil et les larmes de la Sicile ? Celui qui veut que les droits et la liberté des citoyens romains soient regardés partout comme inviolables, ne doit-il pas être plus que votre ennemi, lorsqu’il se représente les fouets, les haches, les croix dressées pour le supplice des citoyens romains ? Quoi ! si, dans quelque occasion, Verrès avait prononcé injustement contre mes intérêts, je me croirais fondé à être son ennemi ; et lorsqu’il attente aux biens, aux intérêts, à la fortune, au bonheur, à la liberté de tous les gens de bien, vous me demandez, Hortensius, pourquoi je suis l’ennemi d’un homme qu’abhorre le peuple romain, moi surtout qui, pour obéir à la volonté du peuple romain, ai cru devoir accepter, bien qu’il soit au-dessus de mes forces, un si grave ministère ?
IV. Et ces autres considérations, peu importantes à ce qu’elles paraissent, ne sont-elles pas propres à faire impression sur notre esprit ? Eh quoi ! Hortensius, les vices et les crimes de Verrès obtiennent plus facilement votre amitié et celle des autres nobles que la vertu et l’intégrité de chacun de nous ? Vous ne pouvez souffrir le mérite des hommes nouveaux ; vous dédaignez leur régularité ; vous méprisez leur sagesse ; vous voudriez éteindre leurs talents, étouffer leurs vertus. Vous aimez Verrès. Oui, je le crois ; à défaut de vertu, de mérite, d’innocence, de pudeur, de chasteté, vous trouvez des charmes dans son entretien, dans sa politesse, dans ses connaissances. Non, il n’en est rien. Tout n’offre, au contraire, dans Verrès, que le comble de l’opprobre et de l’infamie, joint à l’excès de la grossièreté et de la sottise. Si quelque maison s’ouvre devant un tel homme, ne parait-elle pas s’ouvrir pour demander et recevoir quelque présent ? Vos portiers et vos valets chérissent Verrès ; il est aimé de vos affranchis, adoré de vos esclaves. Arrive-t-il, on l’annonce aussitôt ; il est seul introduit ; les hommes les plus honnêtes sont exclus : d’où l’on voit sans peine que vous chérissez principalement ceux qui se sont livrés à de tels excès, qu’ils ne peuvent trouver leur sûreté que dans votre protection.
Enfin, lorsque, satisfaits d’une fortune médiocre, nous ne cherchons pas à l’augmenter ; lorsque nous soutenons notre rang et les bienfaits du peuple romain par la vertu et non par l’opulence : je vous le demande, Hortensius, souffrirons-nous que Verrès brave impunément les lois ; que, fier de tout ce qu’il a pris à tout le monde, ce déprédateur insulte à notre médiocrité ; que vos palais soient décorés de ses vases d’argent, le forum et le comice de ses statues et de ses tableaux, surtout quand vos propres talents ont mis chez vous toutes ces choses en abondance ? souffrirons-nous que ce soit un Verrès, qui orne de ses rapines vos maisons de plaisance ; qu’un Verrès le dispute à L. Mummius et s’applaudisse d’avoir dépouillé plus de villes alliées que ce général n’a dépouillé de villes ennemies, d’avoir seul orné plus de maisons de campagne de la décoration des temples, que l’autre n’a décoré de temples de la dépouille des vaincus ? Et voilà celui à qui vous ne donnez tant de preuves d’amitié que pour porter les autres à servir vos passions à leurs propres risques !
V. Mais nous reviendrons ailleurs sur ces réflexions, qu’il est temps de finir : suivons maintenant le cours de cette plaidoirie, après vous avoir fait, Romains, une prière. Dans tout ce qui précède, vous nous avez prêté toute votre attention, et j’en éprouve une bien vive reconnaissance ; mais elle le sera plus encore, si vous m’accordez pour le reste la même bienveillance. Jusqu’ici la diversité même et la nouveauté des objets et des griefs pouvaient attacher les juges. Maintenant je vais discuter les malversations de Verrès dans l’administration des blés, malversations qui l’emportent sur toutes les autres par la nature et l’énormité des crimes, mais dont le récit offrira moins d’intérêt et de variété. Il est bien digne, Romains, de votre gravité et de votre sagesse d’être ici également attentifs, et, en nous écoutant, de donner plus à votre religion qu’au plaisir de nous entendre. Songez que, dans cette partie de la cause, vous avez à prononcer sur le sort et la fortune de tous les Siciliens et de ceux des citoyens romains qui cultivent des terres dans la Sicile, sur les revenus que nous ont laissés nos ancêtres, sur la vie et les subsistances du peuple romain. Si ces objets vous paraissent importants, et même des plus importants, ne cherchez dans l’orateur ni la variété du talent ni la fécondité de l’éloquence. Nul de vous, Romains, n’ignore que ce sont surtout les blés qui font pour nous de la Sicile une province si utile et si précieuse : dans le reste, elle nous aide ; ses blés nous nourrissent et nous font vivre. Ce chef d’accusation sera divisé en trois parties. Nous parlerons d’abord du blé dîmé, ensuite du blé acheté, enfin du blé estimé.
VI. Entre la Sicile et les autres provinces, voici, Romains, la différence touchant l’établissement des impôts. Nous avons frappé d’autres peuples, par exemple, les Espagnols et la plupart des Carthaginois, d’un tribut fixe, d’une taxe qui est comme le prix de nos victoires et le châtiment de la guerre qu’ils nous ont faite ; ou bien, ce qui se voit en Asie, on a établi que les censeurs affermeraient les terres d’après la loi Sempronia. En recevant les villes de la Sicile dans notre amitié et sous notre protection, nous avons stipulé qu’elles seraient gouvernées par leurs anciennes lois, qu’elles obéiraient au peuple romain sous les mêmes conditions qu’elles avaient obéi à leurs princes. Très peu de ces villes ont été conquises par nos ancêtres ; leur territoire, devenu la propriété du peuple romain, leur a cependant été rendu, et est affermé par les censeurs. Il est deux villes fédérées, dont les dîmes ne s’afferment pas, Messine et Taurominium. Cinq, sans être fédérées, sont franches et libres, Centorbe, Halèse, Ségeste, Halicye, Palerme. Tous les autres territoires des villes de Sicile sont sujets aux dîmes, comme ils l’étaient, avant la domination romaine, par les ordonnances et les règlements des Siciliens eux-mêmes.
Voyez maintenant la sagesse de nos ancêtres après avoir réuni à la république la Sicile, comme un utile auxiliaire dans la guerre et dans la paix, jaloux de ménager et de se conserver les Siciliens, ils ont eu l’attention, non seulement de ne mettre sur les terres aucune imposition nouvelle, mais même de ne point toucher à la loi de l’adjudication des dîmes, de n’en changer ni le temps, ni le lieu ; ils ont voulu qu’on les affermât dans un certain temps de l’année, sur les lieux mêmes, dans la Sicile, d’après la loi d’Hiéron ; que les Siciliens pussent présider eux-mêmes à leurs affaires, qu’ils ne fussent pas effarouchés par une loi nouvelle, ni même par une loi qui portât un nouveau nom. Ainsi ils ont ordonné que les dîmes seraient toujours affermées d’après la loi d’Hiéron, afin que les Siciliens s’acquittassent plus volontiers de leur taxe, en voyant subsister, jusque sous un autre empire, les établissements et même le nom d’un roi qui leur fut cher. Les Siciliens avaient toujours joui de ce privilège avant la préture de Verrès : c’est lui qui, le premier, sans respect pour un usage constant, pour les coutumes transmises par nos ancêtres, pour les conditions de notre amitié avec les Siciliens et les clauses de leur alliance avec nous, a osé tout changer, tout bouleverser.
VII. Ici, Verrès, je vous blâme d’abord et vous accuse d’avoir introduit des innovations dans d’aussi anciens usages. Avez-vous fait quelque découverte par l’effort de votre génie ? surpassez-vous en lumières et en intelligence tous ces hommes illustres et sages qui, avant vous, ont gouverné la province ? Soit ; je vous reconnais ici, je reconnais votre pénétration, et les plans de votre sagesse. Je vous en accorde et vous en passe l’honneur. À Rome, je le sais, lorsque vous étiez préteur, votre édit a transporté les successions des enfants aux étrangers ; des héritiers directs, aux collatéraux ; des héritiers institués par les lois, à ceux que désignait votre caprice : vous avez, je le sais, réformé les édits de vos prédécesseurs, adjugé les successions, non à ceux qui produisaient des testaments, mais à ceux qui en supposaient ; et ces règlements nouveaux, ces règlements que vous avez inventés et produits, vous ont procuré des profits immenses. Je me le rappelle encore, vous changiez et abolissiez les lois des censeurs pour l’entretien des édifices publics ; sous votre préture, un particulier, quoique son bien y fût intéressé, ne pouvait se faire donner une entreprise ; les tuteurs et les proches ne pouvaient veiller aux intérêts d’un pupille, ni empêcher sa ruine ; vous aviez soin de prescrire un terme fort court pour un ouvrage, afin d’en écarter les autres, tandis que vous ne marquiez aucun terme à vos entrepreneurs. Ainsi, je ne suis pas étonné qu’un homme aussi éclairé et aussi habile que vous dans les édits des préteurs, dans les lois des censeurs, ait établi une loi nouvelle pour les dîmes : non, je ne suis pas étonné que vous ayez inventé quelque chose ; mais que, de votre propre mouvement, sans l’ordre du peuple, sans l’autorité du sénat, vous ayez changé les lois de la Sicile, c’est en quoi je vous blâme, c’est de quoi je vous accuse.
Autorisés par le sénat, les consuls L. Octavius et C. Cotta avaient affermé à Rome les dîmes de vin, d’huile et de menues récoltes que les questeurs, avant vous, affermaient en Sicile, et à ce sujet ils avaient porté la loi qu’ils jugeaient convenable. Lorsqu’on renouvela le bail, les fermiers publics demandèrent qu’on ajoutât quelque chose à la loi, et que toutefois on ne s’écartât point des autres lois des censeurs. Cette demande fut contredite par quelqu’un qui se trouvait alors à Rome, par votre hôte, Verrès, oui, par votre hôte et votre ami, Sthénius de Thermes, ici présent. Les consuls examinèrent la chose. Ayant appelé, pour la délibération, plusieurs citoyens distingués et illustres, ils prononcèrent, de l’avis du conseil, qu’on affermerait d’après la loi d’Hiéron.
VIII. Comment ! des hommes qui avaient de grandes lumières et une autorité imposante, à qui le sénat avait accordé tout pouvoir de porter des lois pour affermer les impôts, à qui le peuple romain avait confirmé ce pouvoir ; de tels hommes ont déféré à la réclamation d’un seul Sicilien ; ils n’ont pas voulu, même pour augmenter les impôts, changer le nom de la loi d’Hiéron : et vous, homme sans intelligence et sans autorité, vous vous êtes permis, sans aucun ordre du sénat et du peuple, malgré les réclamations de toute la Sicile, au grand détriment ou plutôt à la ruine des impôts publics, vous vous êtes permis d’anéantir la loi d’Hiéron !
Mais quelle loi, Romains, a-t-il réformée, ou plutôt anéantie ? la loi la mieux faite et la plus sage, une loi qui, par toutes les précautions imaginables, livre et soumet au décimateur l’agriculteur, lequel est veillé de si près, qu’il ne peut, sans s’exposer à la plus rigoureuse peine, frustrer d’un seul grain le décimateur, ni lorsque les blés sont sur pied, ni lorsqu’ils sont dans le grenier ou dans l’aire, ni lorsqu’on les transporte dans un lieu voisin ou éloigné. La loi est faite avec un soin qui prouve que son auteur n’avait pas d’autre revenu ; avec toute l’habileté d’un Sicilien, avec toute la sévérité d’un maître absolu. D’après cette loi, cependant, il est avantageux en Sicile de s’occuper d’agriculture, parce que les droits du décimateur sont si bien réglés, qu’il ne peut jamais forcer le cultivateur de lui payer plus que la dîme.
Malgré la sagesse de cette institution, il s’est trouvé un homme qui, après tant d’années, bien plus, après tant de siècles, a entrepris de la changer, de la détruire : oui, Verrès est le seul qui ait fait tourner à des gains criminels des règlements sages, favorables aux alliés, utiles à la république ; qui ait établi de prétendus décimateurs, lesquels n’étaient que les ministres et les satellites de sa cupidité. Je vous les montrerai, Romains, se livrant pendant trois ans, dans la province, à tant de vexations et de rapines, que nos gouverneurs les plus intègres et les plus habiles pourront à peine, après un long intervalle, réparer ces malheurs.
IX. Le chef de tous ces hommes qu’on appelait décimateurs était ce Q. Apronius, que vous voyez, dont la perversité sans exemple vous est certifiée par le témoignage des députés les plus dignes de foi. Remarquez, je vous prie, l’air du personnage et sa figure ; et par la fierté qu’il garde encore dans une situation désespérée, essayez de vous figurer, de vous représenter quelle a dû être son arrogance lorsqu’il régnait en Sicile. C’est cet Apronius que Verrès, qui, dans toute la province, avait ramassé de toutes parts avec tant de soin les hommes les plus vicieux, et qui avait emmené avec lui une si grande foule de ses pareils, a regardé comme un autre lui-même, comme une parfaite image de ses vices, de sa débauche, de son audace. Aussi, en fort peu de temps, furent-ils étroitement liés ; ce ne fut ni l’intérêt, ni la raison, ni quelque recommandation particulière, mais la même dépravation de goûts, qui les unit. Vous connaissez les mœurs perverses et déréglées de Verrès : imaginez-vous, si vous le pouvez, un homme qui aille avec lui de pair dans toutes ses infamies, dans ses honteuses dissolutions : vous aurez une idée de cet Apronius, lequel, comme on en peut juger, non seulement par sa conduite, mais encore par sa taille et tout son extérieur, est comme l’abîme et le gouffre immense de tous les opprobres et de tous les vices. Verrès l’employait en chef dans tous ses adultères, dans le pillage des temples, dans ses impurs festins. La ressemblance des mœurs les avait rapprochés, les avait unis au point que cet Apronius, qu’on trouvait généralement grossier et rustique, Verrès seul le trouvait agréable et disert ; que celui-là même que tout le monde abhorrait, qu’on ne voulait pas voir, Verrès ne pouvait s’en passer ; qu’un homme avec lequel on évitait de se rencontrer à la même table, buvait dans la même coupe que Verrès ; qu’enfin l’odeur infecte qu’exhalaient sa bouche et son corps, et que les bêtes mêmes, comme on dit, ne pourraient souffrir, paraissait à Verrès un parfum suave et doux. Apronius se trouvait à ses côtés au tribunal ; Apronius était sans cesse dans sa chambre ; il faisait les honneurs de ses repas, même de ceux où, sans respect pour le jeune fils du préteur, il se mettait à danser nu devant lui.
X. C’est là l’homme que Verrès, comme je le disais, a nommé en chef pour tourmenter et dépouiller les malheureux agriculteurs. Oui, Romains, sachez que, sous sa préture, de fidèles alliés et d’excellents citoyens ont été livrés et abandonnés à la perversité, à l’audace, à la cruauté d’un Apronius, par des règlements et des édits nouveaux, au mépris de la loi d’Hiéron, de cette loi que Verrès, je l’ai déjà dit, a rejetée et réprouvée tout entière.
Écoutez d’abord, Romains, son admirable ordonnance : Le cultivateur donnera au décimateur tout ce que celui-ci aura déclaré lui être dû. Comment ! il faut donner tout ce qu’Apronius demandera ? Quoi donc ! est-ce là le règlement d’un préteur pour des alliés, ou l’édit despotique d’un tyran insensé pour des ennemis vaincus ? Je donnerai tout ce que demandera Apronius ! Mais il demandera tout ce que j’aurai cultivé. Que dis-je tout ? même plus, s’il le veut. Qu’importe ? ou vous donnerez, ou vous serez condamné comme ayant enfreint l’ordonnance. Dieux immortels ! quelle oppression ! la chose n’est pas vraisemblable. Tout persuadés que vous êtes, Romains, qu’il n’est rien dont Verrès ne soit capable, je m’imagine que ce fait vous paraît faux. Quand toute la Sicile en déposerait, je n’oserais moi-même l’affirmer, si je n’en trouvais la preuve dans les édits mêmes tirés de ses registres : les voici. Remettez, je vous prie, la pièce au greffier : qu’il lise d’après le registre même. Lisez l’édit sur la déclaration des terres mises en labour. ÉDIT SUR LA DÉCLARATION. Verrès se plaint qu’on ne lit pas tout : son air semble du moins me le faire entendre. Qu’avons-nous passé ? est-ce l’article où vous songez aux Siciliens, et jetez un regard de pitié sur les malheureux agriculteurs ? Vous déclarez, en effet, que si le décimateur prend au delà de ce qui lui est dû, vous permettrez de le poursuivre pour lui faire payer huit fois la somme perçue au delà de ses droits. Je ne veux rien passer. Lisez l’article que demande l’accusé ; lisez-le tout entier. ÉDIT SUR LE DROIT DE RÉCLAMER HUIT FOIS LA SOMME PERÇUE. Le cultivateur opprimé poursuivra donc en justice le décimateur ? Il est triste, il est injuste que des laboureurs soient transportés de leurs campagnes au barreau, de la charrue au tribunal, de leurs travaux rustiques au milieu de ces discussions et de ces luttes judiciaires, si nouvelles pour eux.
XI. Quoi ! dans toutes les autres impositions de l’Asie, de la Macédoine, de l’Espagne, de la Gaule, de l’Afrique, de la Sardaigne, de la partie de l’Italie qui y est sujette ; dans toutes ces impositions, dis-je, le fermier public n’a droit que de faire des demandes et de prendre des gages, non d’enlever ni de saisir les récoltes ; et vous, Verrès, vous établissiez pour la classe d’hommes la plus utile, la plus vertueuse, la plus honnête, je veux dire, pour les agriculteurs, une jurisprudence contraire à toute jurisprudence ! Eh ! lequel est plus juste que le décimateur demande ou que le cultivateur redemande ? que le cultivateur soit jugé quand il possède encore son bien, ou quand il l’a perdu ? que celui qui a amassé par ses travaux soit en possession, ou celui qui a acquis par la simple enchère ? Et ceux qui ne labourent qu’un arpent, qui ne peuvent interrompre leurs travaux, et le nombre en était considérable en Sicile, avant votre préture, que feront-ils ? Quand ils auront donné à Apronius ce qu’il aura demandé, quitteront-ils leur labour ? abandonneront-ils leurs pénates ? se transporteront-ils à Syracuse ? et là, dans un jugement par commissaires, devant vous préteur, sans doute à partie égale, poursuivront-ils Apronius, vos délices, l’objet de vos tendresses ?
Mais soit ; il se trouvera un agriculteur, courageux et habile, qui, après avoir donné au décimateur tout ce qu’il aura demandé, le poursuivra en justice, pour le faire condamner à payer huit fois. J’attends l’effet de l’édit, la sévérité du préteur ; je m’intéresse pour l’agriculteur, je souhaite qu’Apronius soit condamné. Que demande l’agriculteur ? rien que de pouvoir poursuivre aux termes de l’édit. Et Apronius ? il ne refuse pas d’être jugé. Et le préteur ? il ordonne de choisir des commissaires. Écrivons les classes dans lesquelles on choisira. — Qu’appelez-vous classes ? Vous prendrez, dit-il, des hommes de ma suite. — Et de quels hommes est composée votre suite ? De l’aruspice Volusius, du médecin Cornélius, et de toute cette meute affamée qui entoure mon tribunal. Car Verrès ne tira jamais un seul juge, un seul commissaire, du nombre des citoyens romains établis en Sicile. Quiconque, disait-il, possède un pouce de terre, est ennemi des décimateurs. Il fallait donc se présenter contre Apronius devant des hommes tout échauffés encore du vin de la table d’Apronius.
XII. Quel admirable, quel incomparable tribunal ! quel édit sévère ! quel excellent refuge pour les cultivateurs !
Et afin que vous compreniez quelles étaient ces poursuites autorisées par l’édit, quelle estime on faisait de ces juges tirés de la suite de Verrès, écoutez. Ne s’est-il pas trouvé, croyez-vous, quelque décimateur qui, avec la liberté de faire donner à l’agriculteur tout ce qu’il lui demandait, ait demandé au delà de ce qui lui était dû ? Voyez, examinez ; ne s’en est-il pas rencontré quelqu’un, surtout lorsqu’il aurait pu outrepasser ses droits, non par cupidité, mais par mégarde ? Il s’en est trouvé nécessairement un grand nombre. Je dis, moi, que tous ont pris au delà des dîmes. Or, Verrès, dans les trois années de votre préture, montrez-m’en un seul qui ait été condamné suivant la rigueur de votre édit ; que dis-je ? qui ait été poursuivi en vertu de votre édit ? Il n’y avait, apparemment, aucun agriculteur qui pût se plaindre qu’on lui eût fait une injustice ; il n’y avait aucun décimateur qui eût demandé un grain au delà de ce qui lui était dû. Mais Apronius, au contraire, prenait et enlevait à chacun tout ce qu’il voulait ; tout retentissait des plaintes des cultivateurs vexés et dépouillés : et cependant on ne trouvera pas qu’il y ait eu une seule poursuite. Quoi donc ! tant d’hommes qui avaient de la fermeté, du crédit et de la considération, tant de Siciliens, tant de chevaliers romains, lésés par un seul homme aussi vil, aussi déshonoré, ne le poursuivaient pas pour lui faire subir la peine qu’il n’avait pas craint d’encourir ? Quelle en pouvait être la raison ? celle que tout le monde aperçoit. Se présenter au tribunal, c’était, ils n’en doutaient pas, aller au-devant des déceptions et de l’insulte. Quel tribunal, en effet, que celui où auraient siégé, avec le titre de juges-commissaires, trois hommes tirés de l’impure et infâme cohorte de Verrès, ses odieux compagnons, lesquels ne lui avaient pas été donnés par son père, mais recommandés par une vile courtisane ! Que si un agriculteur eût plaidé sa cause, et dit qu’Apronius ne lui avait point laissé de blé ; que ses biens même avaient été pillés ; qu’on l’avait frappé et battu nos honnêtes juges se seraient rapprochés comme pour délibérer sur ses plaintes : mais ils n’auraient parlé entre eux que d’une partie de débauche, que des femmes sortant des bras de Verrès, dont ils pourraient s’emparer. Fier de sa dignité nouvelle de fermier public, Apronius se serait levé, non comme un décimateur tout couvert de poussière, mais parfumé d’essences, avec cet air de langueur que donnent la débauche et les veilles : à son premier mouvement, de son premier souffle, il eût rempli l’assemblée d’exhalaisons vineuses, de l’odeur de ses parfums, de l’infection de sa personne. Il eût répété ses discours ordinaires, qu’il ne s’était pas fait adjuger les dîmes, mais les biens et la fortune des cultivateurs ; qu’il n’était pas le décimateur Apronius, mais un second Verrés, le maître des agriculteurs, leur souverain. Après quoi, les excellents juges de la troupe de Verrès n’auraient pas délibéré pour absoudre Apronius, mais cherché les moyens de condamner, au profit d’Apronius, le demandeur lui-même.
XIII. Après avoir permis aux décimateurs, c’est-à-dire, à Apronius, de piller les agriculteurs, de demander tout ce qu’il voulait, de prendre tout ce qu’il aurait demandé, vous vous ménagiez, Verrès, en cas d’accusation, cette défense : Je me suis engagé par un édit à nommer une commission qui fit rendre huit fois la somme. Quand vous auriez permis au cultivateur de choisir les juges dans cette classe si nombreuse, mais si recommandable et si intègre des citoyens romains établis à Syracuse, on se plaindrait encore de ce nouveau genre de vexation, d’être obligé, après avoir abandonné toutes ses récoltes au décimateur, après s’être dessaisi de ses biens, d’en poursuivre en justice la restitution, d’intenter un procès pour les recouvrer. Mais lorsque, dans l’édit, il n’est parlé de jugement que pour la forme ; lorsque le jugement, en effet, n’eût été qu’une collusion de vos infâmes satellites avec les décimateurs vos associés, ou plutôt vos intendants, vous osez encore parler de cette poursuite prétendue ; vaine défense, qu’a réfutée déjà non pas seulement mon discours, mais l’événement, puisque, malgré tant de vexations, tant de dommages subis par les agriculteurs, ils n’en ont jamais poursuivi les auteurs en vertu de votre admirable édit, et qu’ils n’ont pas même demandé le droit de les poursuivre. Cependant Verrès sera plus favorable aux cultivateurs qu’il ne le paraît, puisque, dans le même édit où il annonce qu’il permettra de poursuivre les décimateurs pour leur faire payer huit fois la somme, il déclare que les cultivateurs ne pourront être condamnés qu’à payer une somme quadruple. Osera-t-on dire qu’il ait été déchaîné contre les agriculteurs, qu’il ait été leur ennemi ? ne leur a-t-il pas été bien plus favorable qu’aux fermiers publics ? Mais l’édit porte que le magistrat sicilien fera payer au cultivateur ce qu’exige le collecteur. N’est-ce pas là avoir épuisé toutes les rigueurs judiciaires qu’on peut employer contre l’agriculteur ? Il n’est pas mal, dit Verrès, de le contenir par la crainte d’un jugement, de l’empêcher de remuer après qu’on l’aura fait payer. — Si vous voulez me faire payer en vertu d’un jugement, ne faites pas intervenir le magistrat sicilien ; si vous employez cette voie de rigueur, qu’est-il besoin d’un jugement ? Qui n’aimera mieux donner à vos décimateurs ce qu’ils auront demandé, que d’être condamné par vos odieux compagnons à payer le quadruple ?
XIV. Mais voyons l’admirable conclusion qui termine son édit : il annonce que, pour les démêlés qui surviendront entre le cultivateur et le décimateur, il donnera des commissaires, si l’un des deux le désire. D’abord, quel démêlé peut-il y avoir lorsque celui qui doit demander enlève ; qu’il enlève, non ce qui lui est dû, mais ce qu’il veut ; et que celui à qui on a enlevé ne peut, en aucune manière, recouvrer par un jugement ce qui lui appartient ? Mais ensuite cet homme abject prétend même ici faire le fin et le rusé. JE DONNERAI, dit-il, DES COMMISSAIRES, SI L’UN DES DEUX LE DÉSIRE. Comme il s’imagine voler adroitement ! Il permet à tous les deux de réclamer des commissaires. Mais qu’importe qu’il dise : Si l’un des deux le désire, ou, si le décimateur le désire ? Eh ! l’agriculteur demandera-t-il jamais vos commissaires ?
Que dirons-nous de l’édit qu’il a rendu sur-le-champ, et par occasion, d’après l’avis d’Apronius ? Q. Septitius, chevalier romain des plus distingués, résistait à Apronius, et protestait qu’il ne donnerait que la dîme ; on voit paraître tout à coup une ordonnance spéciale, qu’on ne pourra enlever son blé de l’aire avant de s’être arrangé avec le décimateur. Septitius supportait encore cette injustice, et il laissait son blé dans l’aire se gâter par la pluie, lorsque soudain on voit éclore cet autre édit si fécond en profits pour son auteur, qu’avant les calendes d’août, toutes les dîmes doivent être portées au détroit de Sicile. Par cet édit, il a livré, pieds et mains liés, à Apronius, non les Siciliens (ses précédentes ordonnances les avaient déjà assez épuisés, assez ruinés), mais les chevaliers romains eux-mêmes, qui avaient cru pouvoir conserver leurs droits contre Apronius, parce qu’ils jouissaient de quelque considération, et qu’ils avaient eu du crédit auprès des autres préteurs. Remarquez, en effet, quels sont ces édits. ON N’ENLÈVERA POINT LE BLÉ DE L’AIRE, À MOINS QU’ON NE SE SOIT ARRANGÉ. C’est une assez grande violence pour contraindre à un arrangement peu favorable : car j’aime mieux donner davantage que de ne pas enlever à temps mon blé de l’aire. Mais cette violence n’ébranle pas encore Septitius et d’autres Romains aussi fermes, qui disent : Plutôt que d’entrer en arrangement, je n’enlèverai point mon blé. C’est pour eux qu’il ajoute cet article : Portez votre blé avant les calendes d’août. Je le porterai donc.— Mais vous le laisserez en place jusqu’à ce que vous vous soyez arrangé. Ainsi le jour fixé pour porter le blé obligeait de l’enlever de l’aire ; la défense de l’enlever de l’aire avant qu’on se fût arrangé, contraignait, malgré soi, à un arrangement.
XV. Ce que je vais dénoncer n’est pas seulement contraire à la loi d’Hiéron et à l’usage des anciens préteurs, mais encore à toutes les lois que les Siciliens tiennent du sénat et du peuple romain, d’après lesquelles ils ne sont forcés de plaider que devant leurs propres juges. Verrès ordonna que le décimateur pourrait ajourner le cultivateur devant tel juge qu’il voudrait, afin, sans doute, qu’Apronius pût ajourner à Lilybée un habitant de Léontini, et qu’il eût ce nouveau moyen d’inquiéter et de rançonner les infortunés laboureurs.
Mais voici ce qu’il avait imaginé de plus étrange et de plus propre à tourmenter ces malheureux : il leur était enjoint de déclarer les arpents qu’ils auraient ensemencés. Cette ordonnance, comme nous le montrerons, avait une grande vertu pour faire conclure des arrangements sans que la république en tirât aucun avantage ; et elle servait pour faire subir des vexations à tous ceux qu’il voulait. Quelqu’un avait-il parlé contre son gré, il était cité en justice pour déclaration d’arpents ensemencés. Nombre de cultivateurs se sont vu enlever par cette crainte une grande quantité de blé et de fortes sommes d’argent. Ce n’est pas qu’il fût difficile de déclarer avec vérité tous les arpents ensemencés, et même d’en déclarer davantage : quel danger pouvait-on courir ? Mais il y avait toujours quelque prétexte pour faire citer en justice comme n’ayant pas déclaré suivant l’ordonnance. Or vous devez savoir comment on était jugé sous la préture de Verrès, si vous vous rappelez quels odieux satellites composaient son tribunal. Qu’est-ce donc, Romains, que je veux vous faire conclure de l’iniquité de ces nouveaux édits ? Qu’on a vexé les alliés ? mais la chose est claire. Qu’on a méprisé l’autorité des anciens préteurs ? Verrès n’osera le nier. Qu’Apronius a eu, sous sa préture, un pouvoir sans bornes ? Verrès est obligé d’en convenir.
XVI. Mais peut-être ici, comme la loi vous en fait un devoir, vous me demanderez si Verrès a tiré de l’argent de toute cette manœuvre. Je vous montrerai qu’il en a tiré des sommes immenses, et qu’il atout réglé, pour que les iniquités dont j’ai parlé lui fussent profitables ; mais je veux renverser d’abord le rempart qu’il croit opposer à toutes mes attaques. J’ai fait hausser, dira-t-il, l’adjudication des dîmes. Que dites-vous, ô le plus audacieux et le plus insensé des hommes ? Sont-ce les dîmes que vous avez adjugées ? avez-vous adjugé la partie que voulaient le sénat et le peuple romain, ou les récoltes entières, et même les biens et les fortunes des agriculteurs ? Si le crieur eût publié par votre ordre qu’on affermait, non les dîmes du blé, mais les moitiés, et que les enchérisseurs se fussent présentés pour se les faire adjuger, serait-il étonnant que vous eussiez porté l’adjudication des moitiés plus haut que les autres n’ont fait celle des dîmes ? Mais si le crieur a publié les dîmes, et qu’en effet, c’est-à-dire en vertu de votre loi, de votre édit, de vos dispositions particulières, on ait adjugé même plus que les moitiés, vous ferez-vous cependant un mérite d’avoir porté l’adjudication de ce que vous ne deviez pas adjuger, plus haut que les autres n’ont porté celle de ce qu’ils avaient le droit de vendre ?
J’ai fait hausser plus que les autres l’adjudication des dîmes. Comment avez-vous obtenu cet avantage ? Par votre intégrité ? regardez le temple de Castor ; et ensuite, si vous l’osez, venez parler d’intégrité. Par votre exactitude ? considérez les ratures de vos registres à l’article de Sthénius de Thermes ; et osez ensuite vous dire un homme exact. Par la subtilité de votre esprit ? après vous être refusé, dans la première audience, à l’interrogatoire des témoins, après avoir mieux aimé vous présenter muet devant eux ; dites encore, tant que vous voudrez, que vous avez l’esprit subtil, vous et vos défenseurs. Par quel moyen avez-vous donc rendu cet important service à l’État ? C’est une grande gloire d’avoir surpassé vos prédécesseurs en intelligence, de laisser à vos successeurs un exemple et une autorité. Peut-être n’avez-vous trouvé personne qui fût digne de vous servir de modèle ; mais tous les autres imiteront sans doute en vous l’inventeur d’établissements aussi parfaits. Est-il un cultivateur, sous votre préture, qui n’ait payé qu’une simple dîme ? qui n’en ait payé que deux ? qui ne se soit pas cru traité favorablement quand, pour une dîme, il en a payé trois, excepté quelques protégés, complices de vos vols, qui n’ont rien donné ? Voyez quelle différence entre vos duretés odieuses et la bonté du sénat ! Le sénat, quand l’intérêt public le force à statuer qu’il sera exigé une seconde dîme, statue aussi qu’on payera cette dîme aux cultivateurs ; de sorte que, s’il prend au delà de ce qui lui est dû, il est censé acheter ce qu’il prend, et non l’enlever. Vous, lorsque vous avez exigé et arraché tant de dîmes, non d’après un sénatus-consulte, mais d’après ces règlements nouveaux et des ordonnances iniques, vous vous glorifierez d’avoir porté l’adjudication des dîmes plus haut que L. Hortensius, père de votre défenseur ; plus haut que Pompée, plus haut que M. Marcellus, qui ne se sont écartés en rien de l’équité, de la loi, de nos institutions !
XVII. Deviez-vous ne songer qu’à une ou deux années, et négliger pour l’avenir le salut de la province, les intérêts des approvisionnements, les avantages de la république, lorsque vous avez trouvé la Sicile en état de fournir au peuple romain une quantité suffisante de blé, et que cependant les agriculteurs trouvaient leur profit à cultiver les terres ? Qu’avez-vous fait ? qu’avez-vous gagné ? Pour procurer au peuple romain, sous votre préture, je ne sais quel surcroît de dîmes, vous avez fait abandonner et déserter les campagnes. L. Métellus vous a succédé. Êtes-vous plus intègre que Métellus ? êtes-vous plus sensible à la gloire et à l’honneur ? En effet, vous aspiriez au consulat ; Métellus, peut-être, n’ambitionnait pas cette dignité qu’avaient obtenue son père et son aïeul : il a porté l’adjudication des dîmes beaucoup moins haut, non seulement que vous, mais que les préteurs qui les avaient adjugées avant vous. Je vous le demande ; s’il ne pouvait imaginer lui-même un moyen d’en faire hausser l’adjudication, ne pouvait-il pas suivre les traces toutes récentes de son prédécesseur immédiat ? Ne pouvait-il pas faire usage des belles ordonnances, des beaux règlements que vous aviez conçus, imaginés, introduits ? Certes, il ne se serait guère reconnu pour un Métellus, s’il vous eût imité en la moindre chose. Il était encore à Rome, il se disposait à partir pour sa province, lorsqu’il écrivit aux habitants des villes de Sicile, ce qui ne s’était jamais fait avant lui, pour les exhorter à labourer, à ensemencer les terres qu’ils doivent au peuple romain. Il leur fait cette prière un peu avant son arrivée, et en même temps il annonce qu’il affermera les dîmes d’après la loi d’Hiéron, c’est-à-dire que, dans toutes les adjudications de dîmes, il n’imitera en rien Verrès. Et ce n’est point par amour du pouvoir qu’il écrit avant le temps dans une province qu’un autre gouvernait encore ; c’est par prudence : peut-être, s’il eût laissé passer le temps des semailles, n’aurions-nous pas eu un grain de blé dans la province de Sicile. Écoutez la lettre même de L. Métellus. LETTRE DE L. METELLUS.
XVIII. C’est, Romains, à cette lettre de L. Métellus, dont vous venez d’entendre la lecture, que l’on doit tout le blé recueilli dans la Sicile. On n’aurait point tracé un sillon dans les campagnes de cette province sujette aux dîmes, si Métellus n’eût écrit cette lettre. Mais quoi ! sont-ce les dieux qui lui ont inspiré cette pensée ? ou bien a-t-il été porté à cette démarche par cette multitude de Siciliens qui s’étaient rendus à Rome, et par les commerçants de la Sicile ? Qui ne sait en quel nombre ils s’assemblaient chez les Marcellus, ces anciens protecteurs de la Sicile ; chez Pompée, consul désigné ; et chez les autres amis de cette province ? Quel préjugé contre un homme d’avoir été, même avant de quitter sa province, accusé publiquement par ceux dont les biens et les enfants étaient soumis encore à son pouvoir, à son autorité souveraine ! Les injustices de Verrès étaient si criantes, qu’on aimait mieux s’exposer à tout souffrir que de ne pas exhaler sa douleur et ses plaintes contre la perversité et les vexations du préteur. Métellus avait envoyé dans toutes les villes cette lettre presque suppliante ; et cependant il ne parvint nulle part à faire ensemencer les terres comme autrefois. Une foule d’agriculteurs, ainsi que je le montrerai, avaient pris la fuite, et non seulement ils avaient renoncé à la culture, mais les persécutions de Verrès leur avaient fait abandonner les foyers paternels.
Non, Romains, ce n’est point une exagération de ma part ; je ne ferai que vous exposer simplement et avec vérité le sentiment que j’ai éprouvé en revoyant la Sicile. Lorsqu’au bout de quatre ans, je retournai dans cette province, elle me parut comme ces pays qu’ont désolés les ravages d’un guerre longue et cruelle. Ces campagnes et ces collines, que j’avais vues auparavant si belles et si florissantes, je les voyais alors dans un état d’abandon et de dévastation : le sol même paraissait redemander son cultivateur et pleurer son maître. Les territoires d’Herbite, d’Enna, de Morgante, d’Assore, d’Imachara, d’Agyrone, étaient déserts en grande partie, et je n’y retrouvais plus ni cette étendue de terres labourées ni cette multitude de propriétaires. Le territoire d’Etna, ordinairement si bien cultivé, la principale source des approvisionnements ; celui de Léontini, qui donnait auparavant de si belles espérances que, lorsqu’il était ensemencé, on ne craignait plus la disette : ces deux territoires étaient alors si hérissés de ronces et si défigurés, que, dans la partie la plus riche de la Sicile, nous cherchions la Sicile même. L’avant-dernière année avait déjà extrêmement gêné les laboureurs ; la dernière les avait entièrement ruinés.
XIX. Et vous osez encore nous parler de dîmes ! Quoi donc ! la Sicile ne subsiste que par la culture et par les lois qui règlent la culture : vous y avez, par toutes vos cruautés, toutes vos injustices, toutes vos vexations, entièrement ruiné les agriculteurs ; vous les avez contraints d’abandonner les campagnes ; dans une province si riche et si fertile, vous n’avez rien laissé à personne, pas même l’espérance ; et après cela, vous croyez avoir acquis quelque titre aux faveurs populaires, si vous pouvez dire que vous avez porté plus haut que les autres l’adjudication des dîmes ? comme si le peuple vous eût ordonné, ou que le sénat vous eût chargé de ravir toutes les fortunes des cultivateurs sous prétexte de dîmes, de priver à l’avenir le peuple romain du fruit et de l’avantage des approvisionnements, et de faire croire ensuite que vous avez bien mérité de la république, parce que vous aurez ajouté à la somme des dîmes une portion de votre butin !
Et jusqu’ici je parle comme si tout le crime de Verrès était d’avoir, par vanité, par ambition de faire monter les dîmes plus haut que d’autres établi une loi plus dure, des ordonnances plus rigoureuses, méprisé l’autorité de tous ses prédécesseurs. Vous avez fait hausser, dites-vous, l’adjudication des dîmes. Mais si je montre que, sous prétexte de dîmes, vous n’avez pas moins détourné de blé pour votre maison que vous en avez envoyé à Rome, qu’est-ce que votre conduite a de populaire, lorsque, dans une province romaine, vous avez pris autant pour vous que vous avez envoyé au peuple romain ? Mais si je montre que vous avez enlevé deux tiers plus de blé que vous n’en avez envoyé à Rome, croyons-nous qu’ici, secouant la tête avec affectation, votre défenseur se tournera d’un air de triomphe vers la foule des citoyens qui environnent cette enceinte ?
Nos juges connaissent déjà ces faits ; mais peut-être ne les connaissent-ils que sur des discours et des bruits publics : qu’ils sachent maintenant que, sous prétexte de blés, Verrès a enlevé des sommes immenses, et qu’ils voient en même temps quelle est l’effronterie de cet homme, qui a osé se vanter que la seule augmentation des dîmes pourrait le faire triompher de tous les dangers que l’accusation lui faisait courir.
XX. Il y a longtemps, Romains, que nous avons entendu dire, et je nie qu’il y ait aucun de vous à qui on n’ait dit souvent, que les décimateurs étaient les associés du préteur. C’est, selon moi, la seule chose qui soit fausse dans les rapports faits contre Verrès par ceux qui avaient de lui une mauvaise opinion. On doit regarder comme associés ceux entre qui les profits se partagent : or, je puis l’affirmer, toutes les récoltes, toutes les fortunes des agriculteurs n’étaient que pour Verrès. Apronius, les esclaves de Vénus, dont sa préture a fait une nouvelle espèce de fermiers publics, et les autres collecteurs, n’étaient que les agents de son trafic et les ministres de ses rapines. Comment le prouvez-vous ? me dira-t-on. Comme j’ai prouvé qu’il avait volé dans la réparation des colonnes ; c’est-à-dire, par ce fait surtout qu’il avait porté une loi injuste et nouvelle. Qui jamais, en effet, voulut changer toutes les lois, toutes les coutumes, pour n’en tirer que du blâme sans profit ? Je vais plus loin, et j’ajoute : Vous adjugiez les dîmes par une loi injuste, afin d’en hausser l’adjudication : mais pourquoi, lorsque les dîmes étaient adjugées, lorsqu’on ne pouvait plus augmenter la somme des dîmes, mais bien votre profit ; pourquoi voyait-on éclore tout à coup, et par occasion, de nouveaux édits ? Oui, ces édits qui permettaient aux décimateurs d’ajourner le cultivateur où il voulait, qui défendaient à celui-ci d’enlever son blé de l’aire avant qu’il eût pris des arrangements, qui enjoignaient de porter les dîmes avant le mois d’août, je dis que vous les avez faits la troisième année de votre préture, lorsque déjà les dîmes étaient adjugées. Si vous aviez eu en vue l’intérêt de la république, vous les auriez publiés en adjugeant les dîmes ; mais vous ne songiez qu’à votre avantage personnel ; et alors, ce que vous aviez omis par mégarde, vous l’avez réformé, averti par votre intérêt et par l’expérience. Mais à qui peut-on persuader que, sans un gain pour vous, et un gain considérable, vous vous soyez exposé légèrement à une telle infamie, à de tels risques pour votre fortune et pour votre vie ? Chaque jour, vous entendiez les gémissements et les plaintes de la Sicile ; vous vous attendiez, comme vous l’avez dit, à être accusé ; vous n’étiez pas sans inquiétude sur le péril où vous jetterait l’accusation, et vous auriez souffert que les laboureurs fussent vexés et pillés d’une manière si injuste et si odieuse ! Assurément, malgré votre cruauté, malgré votre audace, vous n’auriez pas voulu soulever contre vous toute cette province, vous faire des ennemis de tant d’hommes si honorables, si l’amour des richesses et l’appât d’un gain présent ne l’eussent emporté dans votre esprit sur la considération même de votre sûreté.
Comme il serait trop long, Romains, de vous faire connaître la nature et le nombre des dommages de chacun ; comme je ne pourrais faire une énumération exacte de toutes les vexations de Verrès, je me borne à quelques-unes.
XXI. Nymphon, de Centorbe, est un homme actif et industrieux, cultivateur très vigilant et très habile. Il avait pris à ferme une quantité considérable de terres, suivant l’usage pratiqué en Sicile même par les hommes qui, comme lui, ont de la fortune ; et il n’épargnait, pour les faire valoir, ni dépenses, ni instruments de labourage : les énormes vexations de Verrès le contraignirent d’abandonner toute culture ; il s’enfuit même de Sicile, et vint à Rome avec beaucoup d’autres qu’avait chassés le préteur. D’après l’instigation de Verrès, d’après ce bel édit qui n’était fait que pour ces sortes de rapines, Apronius prétendit que Nymphon n’avait pas déclaré le nombre de ses arpents. Nymphon voulait se défendre en justice réglée ; le préteur donne pour commissaires de très honnêtes gens, son médecin Cornelius (c’est le même qui, sous le nom d’Artémidore, dans Perga sa patrie, avait aidé si puissamment Verrès à piller le temple de Diane), Volusius l’aruspice, et Valérius le crieur public. Avant que le délit pût être bien établi, Nymphon est condamné. Vous demandez peut-être à combien ? Il n’y avait point de peine fixée par l’édit. Il est condamné à donner tout le blé qu’il avait récolté. Ainsi le décimateur Apronius, en vertu de l’édit, et non par aucun droit de son bail, enlève, non la dîme qui était due, non le blé qui avait été détourné et caché, mais toute la récolte de Nymphon, sept mille médimnes de blé.
XXII. Xénon de Ména, est un des hommes les plus distingués : un champ appartenant à sa femme avait été affermé à un homme qui, ne pouvant tenir contre les vexations des décimateurs, avait pris la fuite. Verrès donnait action contre Xénon pour déclaration fausse. Xénon opposait une fin de non-recevoir. Le champ est affermé, disait-il. Verrès voulait que, s’il était prouvé qu’il y avait plus d’arpents que le fermier n’en avait déclaré, Xénon fût condamné. Ce n’est pas moi, disait celui-ci, qui ai cultivé cette terre, ce qui suffisait pour l’absoudre ; mais, de plus, le champ ne m’appartient pas ; je n’ai point passé le bail ; c’est la propriété. de ma femme ; elle veillait elle-même à ses intérêts, elle l’a seule donné à ferme. Xénon avait pour défenseur un homme de la plus haute considération et du plus grand poids, M. Cossétius. Le préteur néanmoins donnait contre lui action de quatre-vingt mille sesterces[1]. Le Sicilien, quoique certain d’avoir des commissaires tirés d’une troupe de brigands, consentait pourtant à être jugé. Alors Verrès ordonne aux esclaves de Vénus, assez haut pour que Xénon pût l’entendre, de le garder à vue pendant qu’on le jugerait, et de le lui amener lorsqu’on aurait prononcé la sentence ; et en même temps il ajoute : Si ses richesses lui font mépriser la condamnation à une amende, je ne crois pas qu’il méprise aussi les verges. Xénon, tremblant à cette menace, paya aux décimateurs tout ce que Verrès ordonna de payer.
XXIII. Polémarque, de Morgante, est un homme honnête et distingué. On exigeait de lui sept cents médimnes de blé pour la dîme de cinquante arpents. Sur son refus, on le traîne, pour le juger, au palais du préteur. Celui-ci était encore couché ; on fait entrer Polémarque dans sa chambre, qui n’était ouverte qu’aux femmes et à son décimateur. Là, meurtri de coups, il promet mille médimnes, après en avoir refusé sept cents.
Eubulide Grosphus, de Centorbe, en est le premier par son mérite, par sa naissance, par ses richesses. Sachez, Romains, que ce noble citoyen d’une si noble ville a abandonné de son blé, je dis même de son sang et de sa vie, autant qu’il a plu au tyran Apronius : car la violence, les coups et les mauvais traitements l’ont contraint à donner de blé, non ce qu’il avait, mais ce qu’il était forcé de donner.
Sostrate, Numénius, et Nymphodore, trois frères de la même ville, possédant le même héritage, s’étaient enfuis de leurs campagnes, parce qu’on leur demandait plus de blé qu’ils n’en avaient recueilli. Apronius, à la tête d’une troupe armée, se jeta sur leurs terres, enleva tous les instruments de labourage, emmena les esclaves et les troupeaux. Depuis, Nymphodore étant venu le trouver à Etna, et le priant de lui restituer ce qui lui appartenait, il le fit saisir et suspendre à un olivier sauvage dans la place publique d’Etna. Ainsi, Romains, au milieu d’une ville et d’une place publique de nos alliés, un ami et un allié de Rome, son fermier et son laboureur, resta suspendu à un arbre tout le temps que le caprice d’Apronius le trouva bon.
Je viens, juges, de vous citer plusieurs faits particuliers qui peuvent donner une idée de ces innombrables vexations ; mais je n’en exposerai pas devant vous la multitude infinie. Représentez-vous, mettez-vous sous les yeux les violences des décimateurs par toute la Sicile, le pillage de tous les biens des cultivateurs, l’arrogance de Verrès, la tyrannie d’Apronius. Verrès a méprisé les Siciliens ; il ne les a pas regardés comme des hommes ; il a cru qu’ils n’auraient pas la force de le poursuivre en justice, et que vous verriez leurs infortunes d’un œil indifférent.
XXIV. Soit ; il a eu des Siciliens une idée fausse, et de vous, une opinion mauvaise : mais s’il a maltraité les Siciliens, il a traité avec égard les citoyens romains ; il les a ménagés ; il s’est prêté à leurs désirs ; il a tout fait pour leur plaire. Lui, ménager les citoyens romains ! Il a été leur ennemi le plus cruel, le plus acharné. Je ne parle point des prisons, des chaînes, des verges, des haches, enfin de cette croix qu’il a élevée comme un témoignage de sa douceur et de sa bienveillance pour les citoyens romains ; je supprime tous ces détails, je les réserve pour un autre temps : je parle ici des dîmes, de la condition des citoyens romains agriculteurs. Ils vous ont appris eux-mêmes, dans leurs dépositions, comment on les a traités. On les a dépouillés de leurs biens ; ils vous l’ont dit. Mais, puisqu’il en donne un motif, passons-lui ces outrages ; pardonnons-lui ces abus d’autorité, ce mépris de toute justice, de tous les usages ; il n’est pas, enfin, de pertes si considérables, que des hommes courageux et doués d’une âme grande et libre, ne croient devoir supporter. Oui ; mais s’il est prouvé que, sous la préture de Verrès, Apronius n’hésitait point à frapper des chevaliers romains, non pas obscurs et inconnus, mais respectables, distingués, illustres, qu’attendent nos juges ? qu’exigent-ils encore de moi ? Faut-il passer plus rapidement sur ce qui regarde Verrès pour en venir plus tôt à Apronius, comme je le lui ai promis dès le temps où j’étais en Sicile ? Apronius a retenu prisonnier pendant deux jours, dans la place publique de Léontini, C. Matrinius, dont le crédit égale le mérite et la vertu. Oui, Romains, un Apronius, né dans l’opprobre, voué à l’infamie, ministre des débauches et des dissolutions de Verrès, a tenu deux jours un chevalier romain sans abri et sans nourriture ; il l’a fait garder à vue par ses gens, deux jours entiers, à Léontini, dans la place publique, et il ne l’a relâché qu’après l’avoir contraint de faire un arrangement dont il lui a dicté les conditions.
XXV. Que dirai-je de Q. Lollius, aussi chevalier romain, non moins recommandable par sa vertu que par son rang ? Le fait dont je vais parler est incontestable, répandu et connu dans toute la Sicile. Lollius se livrait à l’agriculture dans le territoire d’Etna, abandonné avec tant d’autres à la tyrannie d’Apronius. Plein de confiance dans le crédit et l’autorité dont jouissait jadis l’ordre équestre, il protesta qu’il ne donnerait aux décimateurs que ce qu’il leur devait. On rapporte son discours à Apronius. Il se met à rire, étonné que Lollius ne fût pas instruit de ce qui était arrivé à Matrinius et à d’autres encore. Il lui envoie des esclaves de Vénus. Remarquez, Romains, que les huissiers du décimateur lui étaient désignés par le préteur ; et voyez si c’est une faible preuve que Verrès se servait du nom des décimateurs pour son profit personnel. Lollius est mené, ou plutôt traîné, par les esclaves de Vénus, devant Apronius, juste au moment où celui-ci, de retour du gymnase, était couché dans une salle à manger qu’il avait fait construire sur la place publique d’Etna. Lollius est laissé debout dans un festin dissolu d’infâmes gladiateurs. Non, ce que je vous raconte je ne le croirais pas, juges, malgré le témoignage public, si le vieillard, me remerciant, les larmes aux yeux, d’avoir bien voulu me charger de l’accusation, ne m’eût parlé lui-même de ce fait avec toute la gravité de son caractère. Ainsi je le répète, un chevalier romain, âgé de près de quatre-vingt-dix ans, est laissé debout au milieu des convives d’Apronius, tandis qu’Apronius se frottait avec des parfums la tête et le visage. Eh bien ! Lollius, lui dit-il, vous ne pouvez donc vous ranger à votre devoir, à moins que les rigueurs ne vous y contraignent ? Lollius, que sa vertu et ses années rendaient si respectable, ne savait s’il devait se taire ou répondre ; il restait immobile. Cependant Apronius ordonne les apprêts du festin. Ses esclaves, du même caractère, de la même extraction que leur maître, affectent de passer les mets devant Lollius. Les convives, de s’en divertir ; Apronius, d’en rire aux éclats : et comment n’eût-il pas ri dans le vin et dans la débauche, lui qui ne peut s’empêcher de rire dans l’extrême péril où il se voit aujourd’hui ? Il faut, juges, que vous le sachiez enfin : Q. Lollius, à force d’outrages, fut contraint d’en passer par tout ce que voulut Apronius. Lollius, retenu par l’âge et les infirmités, n’a pu venir déposer lui-même. Mais qu’est-il besoin de Lollius ? le fait n’est ignoré de personne ; aucun de vos amis, Verrès, aucun des témoins que vous avez présentés, aucun de ceux que vous avez interrogés, ne dira qu’on lui en parle aujourd’hui pour la première fois. M. Lollius, son fils, jeune homme d’un mérite rare, est ici présent : il fera sa déposition. Pour P. Lollius, un autre de ses fils, jeune homme vertueux, brave, éloquent surtout, et l’accusateur de Calidius, étant parti pour la Sicile à la nouvelle de ces lâches outrages, il fut tué en route. On impute sa mort aux esclaves fugitifs ; mais personne ne doute qu’il n’ait été tué, parce qu’il n’a pu cacher ses desseins contre Verrès. Celui-ci ne doutait pas que le fils de Lollius, après avoir accusé un citoyen par le seul amour de la justice, ne fût prêt à l’attaquer lui-même au retour de sa province, lorsqu’il y serait excité par le ressentiment personnel des injures faites à son père.
XXVI. Voyez-vous à présent, Romains, quel fléau, quel monstre affreux a exercé ses fureurs dans la plus ancienne, la plus fidèle, la plus voisine de nos provinces ? Voyez-vous à présent pourquoi la Sicile, qui, jusqu’alors, avait supporté les vols, les rapines, les injustices, les affronts de tant de magistrats, n’a pu soutenir ce genre nouveau, singulier, incroyable, de vexations et d’outrages ? Tout le monde conçoit maintenant pourquoi toute la province a choisi pour défenseur un homme dont la vigilance, la fidélité, la persévérance ôtassent à Verrès tout moyen de lui échapper. Vous avez, Romains, rendu beaucoup de jugements ; beaucoup d’hommes coupables et pervers ont été accusés de votre temps et dans les temps qui précèdent ; vous le savez : eh bien, en connaissez-vous un, ou par vous-mêmes, ou par ouï-dire, qui ait commis des vols si énormes et si manifestes, qui ait montré tant d’audace et tant d’impudence ? Apronius se faisait escorter par des esclaves de Vénus ; il les menait avec lui de ville en ville ; chaque ville fournissait aux frais de ses repas et des salles de festin qu’il se faisait dresser dans les places publiques. Là étaient cités les personnages les plus recommandables, Siciliens, et même chevaliers romains. Oui, les personnages les plus distingués et les plus honorables se voyaient forcés d’assister au repas d’un Apronius, que personne, excepté des impudiques et des infâmes, n’aurait voulu jamais avoir pour convive. O le plus scélérat et le plus effronté des hommes ! vous saviez, vous appreniez tous les jours ces horribles abus, vous en étiez témoin : je vous le demande, Verrès, s’ils ne vous eussent pas procuré des profits immenses, les eussiez-vous soufferts, les eussiez-vous autorisés, malgré tous les périls où ils vous exposaient ? Trouviez-vous donc assez de charme aux gains honteux d’Apronius, à ses basses flatteries, à ses impurs entretiens, pour négliger, pour oublier toujours vos plus chers intérêts ? Vous voyez, juges, quel funeste incendie, allumé par la violence des décimateurs, s’est répandu sur les campagnes et sur tous les biens des agriculteurs ; et comment, sous la préture de Verrès, il a dévoré même des citoyens, des hommes libres : vous le voyez ; les uns sont suspendus à des arbres, les autres sont battus et frappés indignement, d’autres sont gardés à vue dans une place publique, d’autres laissés debout dans un repas, d’autres condamnés par le médecin et l’huissier du préteur ; les biens de tous sont pillés et enlevés des campagnes. Quoi donc ! est-ce là l’empire du peuple romain ? sont-ce là ses lois, ses jugements ? sont-ce là nos alliés fidèles ? est-ce là une province à nos portes ? Athénion même, s’il eût été vainqueur, se fût-il jamais permis dans la Sicile de semblables excès ? Non, Romains, l’insolence des esclaves fugitifs n’eût jamais pu atteindre à une partie des brigandages de Verrès.
XXVII. Voilà comme on traitait les particuliers : et les villes, comment les a-t-on traitées ? Vous avez entendu les dénonciations et les dépositions du plus grand nombre d’entre elles ; vous entendrez celles des autres. Et d’abord, écoutez en peu de mots ce qui regarde le peuple d’Agyrone, aussi illustre que fidèle. La cité d’Agyrone est une des plus distinguées de la Sicile : avant la préture de Verrès, elle était remplie de citoyens riches et d’excellents agriculteurs. Le même Apronius, s’étant fait adjuger les dîmes du territoire, se rendit à Agyrone. Il y vint avec ses satellites, c’est-à-dire, avec des menaces et la violence. Il demandait, pour addition à son marché, une somme considérable, et il ne voulait, disait-il, entrer dans aucune discussion, mais, l’argent reçu, passer aussitôt à une autre ville. Les Siciliens ne sont point des hommes méprisables quand nos magistrats ne les avilissent pas ils ont assez de fermeté, beaucoup de sagesse et de raison, principalement les habitants d’Agyrone. Ils répondent donc à cet homme pervers : Nous vous donnerons les dîmes qui vous sont dues ; mais nous n’ajouterons rien de ce que vous demandez, d’autant plus que votre bail est très élevé. Apronius en informe Verrès, qui y était le plus intéressé.
XXVIII. Aussitôt on eût dit qu’on avait conspiré à Agyrone contre la république, ou qu’on avait frappé un lieutenant du préteur ; aussitôt les magistrats et les cinq premiers citoyens sont mandés d’Agyrone par ordre de Verrès. Ils viennent à Syracuse. Apronius se présente : c’étaient, disait-il, les députés eux-mêmes qui avaient enfreint l’ordonnance du préteur. En quoi ? demandaient les députés. Je le dirai devant les commissaires, répondait Apronius. Verrès, préteur équitable, montrait aux malheureux Agyriens son épouvantail ordinaire ; il menaçait de leur donner des commissaires parmi ses satellites. Les Agyriens, toujours fermes, consentaient à subir un jugement. Le préteur leur annonçait pour juges Artémidore, c’est-à-dire, Cornélius le médecin, l’huissier Valérius, le peintre Tlépolème, et d’autres gens pareils ; pas un citoyen romain, tous Grecs sacrilèges, connus d’ancienne date par leur perversité, et devenus tout à coup des Cornélius. Les accusés voyaient qu’Apronius ferait recevoir sans peine toutes les raisons qu’il apporterait devant de tels commissaires ; mais ils aimèrent mieux que le préteur se rendît odieux et se déshonorât en les faisant condamner, que de se soumettre aux lois et aux conditions du décimateur. Ils demandaient à Verrès à quelles fins il donnerait des commissaires. AUX FINS, répondit-il, DE FAIRE PROUVER QUE VOUS AVEZ ENFREINT L’ORDONNANCE ; et c’est là-dessus que je rendrai mon jugement. Ils aimaient mieux avoir à lutter contre des formes iniques, devant d’injustes commissaires, que de s’arranger au gré de Verrès. Celui-ci les fait avertir secrètement, par Timarchide, de transiger s’ils étaient sages. Ils persistent dans leur refus. Quoi donc ! aimez-vous mieux être condamnés chacun à cinquante mille sesterces ? Oui, disaient-ils ; nous l’aimons mieux. Eh bien ! dit alors Verrès, assez haut pour être entendu de tout le monde, celui qui sera condamné sera battu de verges jusqu’à expirer sous les coups. Les infortunés se mettent alors à le prier, à le conjurer, les larmes aux yeux, de leur permettre de livrer à Apronius leurs blés, toutes leurs récoltes, toutes leurs terres, afin de se retirer du moins sans subir une peine corporelle et déshonorante.
Voilà, Romains, la loi qu’imposait Verrès pour affermer les dîmes. Hortensius peut dire, s’il le veut et s’il l’ose, que Verrès en a haussé l’adjudication.
XXIX. Telle a été, sous sa préture, la condition des agriculteurs, qu’ils se croyaient heureux qu’on leur permît de livrer leurs champs mêmes à Apronius pour échapper aux croix dont on les menaçait sans cesse. Il fallait donner, en vertu de l’édit, tout ce que demandait Apronius. — Même s’il demandait plus qu’on n’avait recueilli : — oui. — Comment cela ? — Les magistrats, en vertu du même édit, devaient les forcer de payer. — Mais le cultivateur pouvait réclamer ? — Oui, mais devant le commissaire Artémidore. — Et si le cultivateur avait donné moins que ne lui demandait Apronius ? — Un jugement le condamnait à une somme quadruple. — Et où prenait-on les juges ? — Parmi les hommes intègres qui formaient la suite honorable du préteur. — Que disait-on ensuite ? — Vous n’avez pas déclaré tous vos arpents. Choisissez des commissaires ; car vous avez enfreint l’édit. — Et où seront pris ces commissaires ? — Parmi les mêmes hommes. — Qu’arrivera-t-il enfin ? — Si vous êtes condamné (et doutez-vous de la condamnation qui vous attend avec de tels juges ? ), il faudra que vous soyez battu de verges jusqu’à expirer sous les coups. D’après ces lois, d’après ces conditions, est-il un homme assez insensé pour croire qu’on ait adjugé les dîmes ; pour s’imaginer qu’on ait laissé au laboureur les neuf dixièmes ; pour ne pas comprendre que Verrès a fait son profit et sa proie des biens, des possessions, de la fortune des cultivateurs ?
XXX. Intimidés par la menace d’un supplice ignominieux, les Agyriens consentirent à faire ce qui leur serait ordonné. Écoutez maintenant ce qu’ordonna Verrès, et feignez, si vous pouvez, de ne pas voir ce qu’a vu toute la Sicile, que le préteur lui-même a été le fermier des dîmes, ou plutôt le propriétaire unique et le maître absolu des terres. Il ordonne aux Agyriens de prendre eux-mêmes le bail au nom de leur ville, et d’y joindre un bénéfice pour Apronius. Si le bail était déjà très élevé, vous, Verrès, qui étiez si exact sur l’adjudication des dîmes, et qui vous vantez d’en avoir haussé le prix, pourquoi pensiez-vous qu’on dût y joindre un bénéfice pour l’adjudicataire ? Soit ; vous le pensiez. Pourquoi exigiez-vous qu’on le lui donnât ? N’est-ce pas prendre et se faire donner de l’argent, ce qui est défendu par la loi, que de contraindre des peuples, par force et par autorité, de se charger de l’acquisition d’un autre, et de lui donner encore une indemnité, c’est-à-dire, de l’argent ? Mais enfin, s’il leur a été ordonné de faire un modique présent à Apronius, les délices du préteur, croyez, Romains, que c’est à Apronius qu’il a été fait, s’il vous paraît le gain d’un Apronius, et non la proie du préteur. Vous leur ordonnez de prendre les dîmes, et de donner à Apronius, comme bénéfice, trente-trois mille médimnes de blé. Quoi ! une seule ville, un seul territoire est obligé, par ordre du préteur, de donner à Apronius ce qui suffirait presque à l’approvisionnement du peuple de Rome pendant un mois ! et vous dites avoir haussé l’adjudication des dîmes, lorsque vous avez fait donner un pareil surcroît à un décimateur ! Assurément, si vous aviez été si exact sur le prix, lorsque vous affermiez les dîmes, les Agyriens auraient plutôt enchéri de dix mille médimnes que de donner ensuite six cent mille sesterces : cela vous semble un butin considérable. Écoutez le reste avec attention, et vous serez moins surpris que les Siciliens, forcés par la nécessité, aient imploré le secours de leurs protecteurs, des consuls, du sénat, des lois et des tribunaux.
XXXI. Pour l’examen du blé qui serait donné à Apronius, Verrès commande aux Agyriens de lui compter trois sesterces par médimne. Comment ! après les avoir forcés de donner une si grande quantité de blé à titre de bénéfice, on exigera encore de l’argent pour l’examen du blé ! Quand il aurait fallu en mesurer pour l’armée, Apronius, ou tout autre, pouvait-il refuser le blé de Sicile, puisqu’il pouvait se le faire livrer dans l’aire même, s’il le voulait ? Une si grande quantité de blé est exigée et donnée par votre ordre. Ce n’est point assez. On exige en outre de l’argent ; il est donné. C’est peu de chose. On force de payer d’autres sommes pour les dîmes de l’orge. Vous faites donner, Verrès, trente mille sesterces à titre de présent. Ainsi la violence, les menaces, l’autorité, l’injustice du préteur, enlèvent à une seule ville trente-trois mille médimnes de blé, et de plus soixante mille sesterces. Ces faits sont-ils obscurs ? pourraient ils l’être, même quand tout le monde le voudrait ? N’est-ce pas publiquement que vous avez exigé ; en pleine assemblée, que vous avez ordonné ; aux yeux de tous, que vous avez menacé ? Les magistrats d’Agyrone et les cinq premiers citoyens que vous aviez mandés pour votre intérêt, ont fait chez eux à leur sénat le rapport de tous vos actes tyranniques. Le rapport, conformément à leurs lois, a été consigné dans les registres publics. Leurs députés, hommes d’un rang illustre, sont à Rome ; ils ont, dans leur déposition, confirmé ce que je dis.
Prenez connaissance des registres d’Agyrone et de la déposition de ses députés. Lisez les registres. Registres publics. Lisez la déposition. Déposition des députés. Juges, vous l’avez remarqué : dans cette déposition, Apollodore, surnommé Pyragre, et le premier de sa ville, dit et proteste, les larmes aux yeux, que, depuis que les Siciliens avaient entendu parler de Rome, depuis qu’ils l’avaient connue, les Agyriens n’avaient rien dit ou fait contre le dernier de nos concitoyens, eux qui aujourd’hui se voient forcés, par les plus criantes vexations et le plus vil ressentiment, de déposer au nom de leur ville contre un préteur du peuple romain. Aucune défense, Verrès, non, aucune défense ne saurait détruire le témoignage de cette seule ville, tant les hommes qui le rendent sont dignes de foi par leur dévouement à notre empire ! tant ils sont pénétrés des injures qu’ils ont reçues ! tant ils déposent avec un scrupule religieux ! Mais ce n’est pas une seule ville, ce sont toutes les villes opprimées par vous, dont les députations et les témoignages publics vous poursuivent.
XXXII. Voyons, en effet, comment Herbite, ville distinguée et auparavant opulente, a été pillée et désolée par Verrès. Mais quels sont ses habitants ? Des cultivateurs recommandables, qui détestent le barreau, les plaidoiries, les contestations judiciaires : vous deviez, lâche tyran, épargner cette classe d’hommes, la ménager, la conserver avec le plus grand soin. La première année, les dîmes de leur territoire furent affermées dix-huit mille médimnes de blé. Atidius, autre agent du préteur pour les dîmes, avait pris le bail : il arrive à Herbite sous le titre de préfet, suivi des esclaves de Vénus, et la ville lui assigne un logement. Les habitants sont aussitôt forcés de lui donner trente-sept mille médimnes de bénéfice, quoique les dîmes n’eussent été affermées que dix-luit mille. Et ils sont forcés de lui donner ce surcroît au nom de la ville, lorsque les cultivateurs en particulier, dépouillés et déjà tourmentés par les vexations des décimateurs, s’étaient enfuis de leurs champs. La seconde année, Apronius ayant pris les dîmes pour vingt-cinq mille médimnes de blé, et étant venu lui-même à Herbite avec sa troupe de brigands, le peuple, au nom de la ville, fut obligé de lui payer une indemnité de vingt-six mille médimnes, et en outre deux mille sesterces. Pour ce qui est de l’argent, je doute s’il n’a pas été donné à Apronius lui-même comme salaire de sa peine et comme prix de son impudence. Mais peut-on douter que d’une telle quantité de blé, comme de celui d’Agyrone, il ne soit venu la plus grande partie à Verrès, à ce dévastateur des campagnes ?
XXXIII. La troisième année, le préteur a suivi pour ce territoire une coutume royale. Des barbares, les rois de Perse et de Syrie sont, dit-on, dans l’usage d’avoir plusieurs femmes, et d’assigner des villes pour leur parure ; les choses sont réglées ainsi : telle ville doit fournir pour les rubans, celle-ci pour les colliers, celle-là pour les coiffures. Ainsi ils ont, dans tous les peuples ; non seulement des témoins, mais encore des ministres de leurs dissolutions. Verrès, qui se regardait comme le roi des Siciliens, s’est permis la même licence et le même abus de pouvoir. Eschrion, de Syracuse, a pour femme une certaine Pippa, nom célèbre dans toute la Sicile par les dérèglements de Verrès, et par les couplets sans nombre qu’on affichait sur le tribunal et jusqu’au-dessus de la tête du préteur. Eschrion, époux honoraire de Pippa, est installé nouveau fermier public pour les dîmes d’Herbite. Les habitants, qui voyaient que si les enchères d’Eschrion prévalaient, ils seraient dépouillés au gré d’une femme dissolue, enchérirent tant qu’ils crurent pouvoir le faire. Eschrion mettait toujours au-dessus d’eux ; il ne craignait pas que, sous la préture de Verrès, aucune adjudication pût tourner au désavantage d’une fermière publique. Les dîmes sont affermées trente-cinq mille médimnes ; c’était près de la moitié plus que l’année précédente. Les agriculteurs se voyaient entièrement ruinés, d’autant plus que les années précédentes avaient épuisé leurs dernières ressources. Verrès ayant remarqué que les dîmes avaient été portées trop haut pour qu’on pût rien tirer de plus des Herbitains, retranche de l’impôt public trois mille six cents médimnes, et, au lieu de trente-cinq mille, fait porter sur les registres trente et un mille quatre cents.
XXXIV. Docimus avait pris à ferme les dîmes de l’orge du même territoire. C’est ce Docimus qui lui avait amené Tertia, fille du comédien Isidore, enlevée par lui de force à un musicien de Rhodes. Cette Tertia avait plus d’empire sur l’esprit de Verrès que Pippa et les autres ; je dirai presque qu’elle était aussi puissante dans la préture de Sicile, que l’avait été Chélidon dans celle, de Rome. Les deux rivaux du préteur, qui ne songeaient pas à l’inquiéter, se rendent à Herbite : ces agents criminels de femmes perdues demandent, exigent, menacent. Ils ne pouvaient toutefois, malgré leur désir, imiter Apronius. Les Siciliens ne redoutaient pas autant leurs compatriotes. Les nouveaux décimateurs ne leur en faisaient pas moins des difficultés de toutes sortes ; les Herbitains s’engagent à plaider contre eux à Syracuse. Quand ils furent venus, on les oblige de donner à Eschrion, c’est-à-dire, à Pippa, ce qu’on avait retranché de l’impôt public, trois mille six cents médimnes. Verrès ne voulut pas donner sur les dîmes, à l’épouse prostituée du décimateur, un trop fort bénéfice ; car elle aurait pu renoncer à son trafic nocturne pour prendre à ferme nos impôts. Les Herbitains croyaient tout fini, lorsque Verrès prenant la parole : Et l’orge, dit-il, et Docimus, mon tendre ami, qu’en pensez-vous ? Et cette affaire, Verrès la traitait dans sa chambre, et de son lit. Nous n’avons reçu aucun ordre, disent les députés d’Herbite. Je n’entends pas, dit-il : comptez quinze mille sesterces. Que pouvaient faire ces malheureux ? pouvaient-ils refuser, surtout lorsqu’ils voyaient pour ainsi dire sortir du lit de Verrès une femme en possession de la ferme publique, et dont l’amour devait l’exciter à ne faire aucune remise ? Ainsi, sous la préture de Verrès, toute une ville de nos alliés et de nos amis s’est vue tributaire de deux infâmes courtisanes. Je vais plus loin : je dis que, malgré tout ce qu’on fournissait de blé, tout ce qu’on demandait d’argent aux décimateurs, la ville d’Herbite n’a pu encore racheter ses citoyens de leurs vexations. Après avoir enlevé et pillé les biens des cultivateurs, on les obligeait de donner aux décimateurs les additions de marché qui les ont réduits enfin à déserter les villes et les campagnes. Aussi, lorsque Philinus d’Herbite, homme plein de lumières et de savoir, et de noble extraction, parlait, au nom de toute sa ville, de l’infortune des cultivateurs, de leur fuite, du petit nombre de ceux qui restaient, on a vu éclater les gémissements du peuple romain, qui s’est toujours trouvé en foule à cette cause. Mais je dirai plus tard combien est réduit le nombre des laboureurs.
XXXV. Ici, et j’allais oublier cette réflexion, que je ne crois pas devoir omettre, je vous le demande, Romains, au nom des dieux immortels, pouvez-vous souffrir, ou même entendre dire avec indifférence, qu’un préteur ait retranché du tribut qui se paye à l’empire ? Il ne s’est encore rencontré qu’un seul homme, depuis que Rome existe (fassent les dieux qu’il ne s’en rencontre pas un second ! ), à qui la république se soit livrée tout entière, forcée par les circonstances et les discordes intestines : c’est L. Sylla. Son pouvoir fut tel, que personne, n’était sûr de conserver ni ses biens, ni sa patrie, ni ses jours ; et telle était sa confiance audacieuse que, lorsqu’il vendait les biens des citoyens romains, il ne craignait pas de dire, en pleine assemblée, qu’il vendait son butin. Loin de rien changer à ce qu’il a fait, dans la crainte de plus grands désordres et de plus grands malheurs, nous autorisons, et maintenons tous ses décrets. Il en est un seul qu’on a réformé par un sénatus-consulte : il a été décidé que ceux pour lesquels il aurait retranché de l’impôt public, rapporteraient les deniers au trésor. Ainsi l’a statué le sénat ; celui même à qui l’on avait accordé, tout pouvoir, n’avait pas celui de diminuer les ressources dont le recouvrement était dû à ses armes et à son courage. Les pères conscrits ont jugé que Sylla n’avait pu prendre sur les fonds publics pour donner à des hommes pleins de courage ; et les sénateurs jugeront que vous, Verrès, vous aviez le droit d’en gratifier une infâme courtisane ! Celui pour qui le peuple avait ordonné par une loi que sa volonté ferait loi dans la république, a cependant été repris dans ce seul point par respect pour les lois anciennes ; et vous, Verrès, que toutes les lois tenaient enchaîné, vous avez voulu que votre caprice fît loi ! On blâme Sylla d’avoir pris sur les fonds que lui-même avait recouvrés, et à vous, on vous passera d’avoir pris sur les revenus du peuple romain !
XXXVI. Dans ce genre d’audace, il a montré plus d’impudence encore que pour les dîmes de Ségeste. Il les avait adjugées au même Docimus pour cinq mille boisseaux de blé, et une indemnité de quinze mille sesterces. Il força la ville de Ségeste de les prendre de Docimus aux mêmes conditions ; ce que vous allez voir par la déposition des Ségestains. Lisez la déposition. DÉPOSITION DES HABITANTS DE SÉGESTE. Vous venez d’entendre à quelles conditions la ville de Ségeste a pris de Docimus les dîmes, pour cinq mille boisseaux de blé, et quinze mille sesterces. Apprenez maintenant, d’après sa propre loi, combien Verrès a déclaré les avoir affermées. LOI POUR L’ADJUDICATION DES DÎMES SOUS LA PRÉTURE DE C. VERRÈS. Vous voyez qu’il a retranché ici trois mille boisseaux de la somme de blé qui doit revenir au peuple romain : c’est notre subsistance, c’est le plus important de nos revenus, c’est le sang même du trésor qu’il a abandonné à la comédienne Tertia. Enlever cette quantité de grains à des alliés, quelle effronterie ! La donner à une prostituée, quelle infamie ! L’ôter au peuple romain, quel attentat ! Falsifier des registres publics, quelle audace ! Aucune puissance, aucune largesse, pourront-elles, Verrès, vous dérober à la sévérité des juges ? Mais, si vous pouviez y échapper, ne voyez-vous pas que tous ces délits sont du ressort d’un autre tribunal, et appartiennent au jugement de péculat ? Je me réserve donc ce chef tout entier, et je reviens à l’objet que je me suis proposé, à l’article des blés et des dîmes. Les territoires les plus étendus, les plus fertiles, le préteur les pillait lui-même, c’est-à-dire, par le ministère d’Apronius, de cet autre Verrès. Pour les villes de moindre importance, il avait de légères meutes, des voleurs subalternes qu’il lâchait, et à qui on était contraint de donner du blé ou de l’argent.
XXXVII. A. Valentius est interprète en Sicile. Il servait moins à Verrès d’interprète pour la langue grecque que de ministre pour ses vols et ses infamies. Ce vil et indigent personnage devient tout à coup décimateur. Il prend les dîmes du territoire de Lipare, territoire sec et aride, pour six cents médimnes de blé. On mande les Lipariens ; on les force de prendre eux-mêmes les dîmes, et de compter à Valentius trente mille sesterces[2] comme bénéfice. Au nom des dieux, Verrès, que direz-vous pour votre défense ? direz-vous que vous aviez adjugé les dîmes pour si peu, que la ville ajoutait d’elle-même aux six cents médimnes un bénéfice de trente mille sesterces, c’est-à-dire, deux mille médimnes de blé ? ou bien que vous aviez porté très haut l’adjudication des dîmes, et forcé les Lipariens de donner cette somme ? Mais pourquoi vous demander ce que vous alléguerez pour votre défense, plutôt que d’apprendre de la ville même la vérité du fait ? Lisez la déposition des députés de Lipare, et ensuite comment la somme a été remise à Valentius. DÉPOSITION. REGISTRES PUBLICS OÙ EST PORTÉE LA SOMME REMISE. Quoi donc, Verrès ! une ville si pauvre, si éloignée de vos yeux et de vos mains avides, séparée de la Sicile, placée dans une petite île inculte, déjà accablée par vos horribles vexations, a-t-elle encore été pour vous dans l’article des blés une proie et un butin ? Cette île que vous aviez abandonnée tout entière à un de vos compagnons de plaisir, en lui faisant des excuses sur la modicité du présent, on exigeait donc aussi d’elle des additions au marché dans les baux des dîmes, comme des villes de l’intérieur de la province ? Ainsi, les Lipariens qui, avant votre préture, et pendant tant d’années, rachetaient leurs petits champs des pirates, ont été forcés de les racheter de vous-même à prix d’argent !
XXXVIII. Et la ville de Tissa, qui est si petite et si pauvre, mais dont les habitants sont des laboureurs si actifs et si économes, ne leur a-t-on pas enlevé, à titre de bénéfice, plus de blé qu’ils n’en avaient cultivé ? Vous leur avez envoyé pour décimateur Diognote, esclave de Vénus, nouvelle espèce de fermier public. Pourquoi, à Rome, d’après l’exemple de Verrès, ne faisons-nous pas aussi entrer les esclaves publics dans l’administration des impôts ? La seconde année, les habitants de Tissa sont obligés de donner, malgré eux, un autre bénéfice de vingt et un mille sesterces[3]. La troisième année, ils ont été forcés d’en donner un de trois mille médimnes de blé à Diognote, cet esclave de Vénus. Et ce Diognote, qui tire des impôts publics de si grands bénéfices, n’a aucun esclave à lui, n’a pas le moindre pécule. Doutez encore, Romains, si vous pouvez, doutez si un esclave de Vénus, appariteur de Verrès, a reçu pour lui-même une si grande quantité de blé, ou se l’est fait donner pour son maître. La déposition des habitants de Tissa va vous convaincre de ces faits. DÉPOSITION DE LA VILLE DE TISSA. Est-il douteux, Romains, que le préteur lui-même ne soit décimateur, puisque ses appariteurs font donner du blé aux villes, puisqu’ils exigent des sommes d’argent, puisqu’ils emportent, à titre de bénéfice, plus qu’ils ne doivent donner au peuple romain à titre de dîmes ? Telle a été, Verrès, l’équité de votre gouvernement ; telle a été votre dignité comme préteur, que vous avez rendu des esclaves de Vénus maîtres des Siciliens. Telle a été, pendant votre magistrature, la distinction des états et des conditions, que les agriculteurs étaient au nombre des esclaves, et les esclaves au rang des fermiers de nos domaines.
XXXIX. Et les malheureux habitants d’Amestra, quoiqu’on leur eût imposé des dîmes si fortes qu’il ne leur restait rien, n’ont-ils pas toutefois été forcés de compter de l’argent ? Les dîmes sont adjugées à Césius en présence des députés de la ville : on force sur-le-champ Héraclius, un des députés, de compter à l’adjudicataire vingt-deux mille sesterces[4]. Quelle conduite ! quelle violence ! quelle rapine ! quel indigne pillage des alliés ! Si Héraclius avait reçu ordre de son sénat de prendre le bail des dîmes, il l’avait prise ; sinon, comment pouvait-il, de son chef, compter une somme d’argent ? Il déclare à son retour qu’il l’a donnée à Césius. Vous allez en être instruits par les registres publics. Lisez l’extrait des registres. EXTRAIT DES REGISTRES. Quel décret de son sénat autorisait Héraclius à compter de l’argent ? aucun. Pourquoi en a-t-il compté ? il y a été contraint. Qui le dit ? toute la ville. Lisez la déposition. DÉPOSITION DE LA VILLE D’AMESTRA. Vous voyez, par la même déposition, que la seconde année, pour une raison pareille, on a extorqué à la même ville, et donné à Sext. Vennonius une somme d’argent. Mais après avoir adjugé à Banobal, esclave de Vénus (apprenez, Romains, les noms des fermiers de vos domaines), après lui avoir adjugé pour huit cents médimnes de blé les dîmes des habitants d’Amestra, hommes peu riches, Verrès les force d’ajouter, comme bénéfice, plus que les dîmes n’avaient été affermées, encore que l’adjudication en eût été portée fort haut. Ils donnent à Banobal, pour huit cents médimnes de blé, quinze cents sesterces. Assurément, Verrès n’eût pas poussé la démence jusqu’à souffrir que, sur un domaine du peuple romain, on donnât à un esclave de Vénus plus qu’au peuple romain, si tout ce butin, enlevé au nom d’un esclave, n’eût pas été pour lui-même. Les habitants de Pétra, malgré l’adjudication très élevée de leurs dîmes, ont été forcés de donner trente-sept mille cinq cents sesterces à P. Névius Turpion, homme pervers, et qui fut condamné pour des violences sous la préture de Sacerdos. Aviez-vous donc, Verrès, affermé si peu les dîmes, que, lorsque le médimne valait quinze sesterces, et que les dîmes étaient affermées trois mille médimnes, c’est-à-dire, quarante-cinq mille sesterces, vous accordiez au décimateur trois mille sesterces de bénéfice ? — Mais, direz-vous, j’ai adjugé fort cher les dîmes de ce territoire. — C’est se vanter alors, non d’avoir procuré un bénéfice à Turpion, mais d’avoir volé les habitants de Pétra.
XL. Et la ville d’Halicye, où les dîmes, payées par les étrangers qui y résident, ne le sont pas par ceux du pays, n’a-t-elle pas été forcée de donner quinze mille sesterces au même Turpion, quoique les dîmes n’eussent été affermées que cent médimnes ? Quand vous pourriez prouver, comme c’est votre plus grand désir, que tout le gain a été pour les décimateurs, des exactions aussi odieuses, commises par la violence, autorisées par vous, ne devraient-elles pas vous faire haïr et condamner ? Mais comme il est impossible que vous persuadiez à qui que ce soit que vous avez été assez insensé pour vouloir qu’un Apronius et un Turpion, ces vils esclaves, s’enrichissent à vos périls, aux périls de vos enfants, doutera-t-on, je vous le demande, que ce ne soit pour vous que ces émissaires ont recueilli tout cet argent ? Ségeste est une ville franche ; on dépêche aussi contre elle le décimateur Symmaque, esclave de Vénus. Il présente une lettre de Verrès, qui, au mépris de tous les sénatus-consultes, de tous les droits, de la loi Rupilia, porte que les cultivateurs s’engageront à plaider devant d’autres juges que leurs juges naturels. Voici la lettre écrite aux Ségestains. LETTRE DE C. VERRÈS. Vous allez voir comment l’esclave, a traité les cultivateurs ; je vous en convaincrai par le seul arrangement fait avec un homme honorable et estimé de ses concitoyens : le reste est dans le même genre. Dioclès de Palerme, surnommé Phimès, homme illustre et agriculteur distingué, avait pris à ferme, pour six mille sesterces, une terre dans les campagnes de Ségeste ; car les citoyens de Palerme font valoir dans ces campagnes. Dioclés ayant été frappé, pour la dîme, par l’esclave de Vénus, s’arrangea pour lui donner seize mille six cent cinquante-quatre sesterces. Ses registres vont vous le prouver. REGISTRES DE DIOCLÈS DE PALERME. Annéius Brocchus, ce sénateur, dont vous connaissez la noblesse et la vertu, a été forcé de donner au même Symmaque de l’argent outre le blé. Un tel homme, un sénateur du peuple romain, s’est donc vu, sous votre préture, rançonné par un esclave de Vénus.
XLI. Si vous aviez oublié tout ce qu’on doit à la dignité de cet ordre, ne saviez-vous pas qu’il était chargé de la justice ? Quand le droit de juger appartenait à l’ordre équestre, les magistrats pervers et cupides respectaient du moins, dans leurs provinces, les fermiers publics ; ils accordaient des distinctions à ceux qui étaient employés dans les fermes ; tout chevalier qu’ils voyaient dans leur gouvernement, ils le comblaient de bienfaits et d’égards ; et ces attentions n’étaient pas aussi utiles aux coupables, qu’il leur était nuisible d’avoir agi en quelque chose contre les intérêts et le vœu de cet ordre. C’était alors, parmi les chevaliers romains, une règle invariable, établie par eux comme de concert, que celui qui avait jugé un seul chevalier romain digne d’essuyer un affront, devait être jugé, par tout l’ordre, digne d’éprouver une disgrâce. Et vous, Verrès, vous avez méprisé l’ordre des sénateurs ; vous avez étendu sur eux toutes vos criantes injustices et vos tyranniques exactions ; vous avez résolu et pris soin de récuser pour juge tous ceux qui avaient habité, ou mis le pied dans la Sicile sous votre préture, sans faire réflexion qu’il vous faudrait toujours avoir pour juges des hommes de cet ordre ? Et quand même ces juges ne seraient animés contre vous par aucun sujet de plainte personnelle, ils peuvent croire néanmoins qu’ils ont été insultés dans l’injure faite à un de leurs membres ; que, dans la personne d’un seul, la dignité de tout l’ordre a été méprisée et avilie ? Or le mépris, Romains, est ce qu’il y a de plus difficile à dévorer. Tout affront est fait pour piquer et révolter une âme noble et généreuse. Vous avez, Verrès, dépouillé les Siciliens : les injures faites aux provinces ne demeurent que trop souvent impunies. Vous avez persécuté les commerçants : ils viennent rarement à Rome, et c’est malgré eux qu’ils y viennent. Vous avez livré les chevaliers romains aux vexations d’Apronius : en quoi peuvent-ils vous nuire à présent qu’ils ne sont plus au nombre des juges ? Mais lorsque vous faites endurer les derniers outrages à un sénateur, n’est-ce pas comme si vous disiez : Donnez-moi encore ce sénateur ; je veux que cet auguste nom paraisse fait pour être en butte, non seulement à la haine des ignorants, mais encore aux outrages des pervers ? Et Brocchus n’est pas le seul que Verrès ait traité ainsi : il s’est conduit de même avec tous les sénateurs, au point que le nom de cet ordre attirait moins ses égards que ses insultes. La première année de sa préture, à l’époque même où C. Cassius, cet illustre et courageux citoyen était consul, quel outrage ne lui a-t-il pas fait ? Son épouse, femme de la première distinction, possédait, dans le pays des Léontins, des champs qui étaient son patrimoine : il a fait enlever tout son blé sous prétexte des dîmes. Vous aurez, Verrès, Cassius pour témoin dans cette cause, puisque vous avez eu la prévoyance de ne pas l’avoir pour juge. Vous, Romains, qui nous jugez, vous devez vous persuader qu’il existe entre nous des rapports communs qui nous unissent. Notre ordre porte le poids de bien des charges, de bien des travaux ; il est exposé, non seulement à une foule de lois et de procédures rigoureuses, mais à beaucoup de bruits fâcheux et de conjonctures critiques. Placés en quelque sorte dans un lieu découvert et élevé, nous sommes battus par tous les orages de la prévention et de la haine. Au milieu de tous les dangers d’une telle position, ne conserverons-nous pas même, Romains, la prérogative de n’être point regardés par nos magistrats comme dignes de tous les mépris, quand nous poursuivons nos droits ?
XLII. Les Thermitains avaient envoyé des députés pour prendre les dîmes de leur territoire : ils jugeaient plus de leur intérêt que la ville les prît, même bien au-dessus de leur valeur, que de les voir tomber entre les mains d’un émissaire de Verrès. On avait aposté un certain Vénuleius pour les prendre à ferme. Il ne cessait pas d’enchérir. Les Thermitains enchérissaient aussi tant que l’enchère paraissait tolérable. ils renoncèrent enfin. Les dîmes sont adjugées à Vénuléius pour huit mille boisseaux de blé. Possidore, un des députés, fait son rapport. Il n’y avait personne qui ne trouvât la chose révoltante ; cependant on donne à Vénuléius, pour se garantir de ses vexations, outre les huit mille boisseaux, deux mille sesterces[5] : d’où l’on voit aisément quel était le salaire du décimateur et le butin du préteur. Lisez les registres des Thermitains et la déposition de leurs députés. REGISTRES ET DÉPOSITION DES THERMITAINS.
Vous avez forcé, Verrès, les malheureux habitants d’Imachara, déjà dépouillés de tout leur blé, ruinés par toutes vos vexations ; vous les avez forcés de payer un tribut, de donner vingt mille sesterces[6] à Apronius. Lisez le décret sur le tribut, et la déposition des députés d’Imachara. SÉNATUS-CONSULTE CONCERNANT LE TRIBUT. DÉPOSITION DES DÉPUTÉS D’IMACHARA.
Quoique les dîmes du territoire d’Enna eussent été affermées trois mille deux cents médimnes, les habitants ont été forcés de donner à Apronius dix-huit mille boisseaux et trois mille sesterces[7].
Faites, je vous prie, attention, Romains, à la quantité de blé qu’on impose à tous les territoires sujets aux dîmes ; car je parcours toutes les villes qui doivent des dîmes, et je m’occupe maintenant à montrer, non comment chaque agriculteur en particulier a été entièrement ruiné, mais comment les peuples ont donné des bénéfices aux décimateurs, pour qu’avec ce surcroît de gain ils se retirassent de leurs villes et de leurs campagnes, satisfaits et assouvis.
XLIII. Pourquoi, Verrès, dans votre troisième année, avez-vous exigé des habitants de Calacte que les dîmes de leur territoire, qu’ils livraient ordinairement dans la ville même, fussent portées à Amestra au décimateur Césius, ce qui ne s’était point fait avant votre préture, et ce que vous n’aviez point réglé vous-même durant deux années ? Pourquoi avez-vous déchaîné contre le territoire de Mutyca le Syracusain Théomnaste ? Il a tellement vexé les agriculteurs, qu’ils étaient forcés par la disette, ce que je montrerai aussi pour d’autres villes, d’acheter du blé pour la seconde dîme.
Vous verrez, juges, par les arrangements que les habitants d’Hybla ont faits avec le décimateur Cn. Sergius, qu’on a enlevé aux agriculteurs six fois autant de blé qu’ils en avaient semé. Lisez dans les registres publics l’état des terres ensemencées, ainsi que la convention. Lisez. CONVENTION ENTRE LA VILLE D’HVBLA ET L’ESCLAVE DE VÉNUS ; EXTRAIT DES REGISTRES PUBLICS.
Écoutez encore, juges, les déclarations des terres ensemencées et les arrangements des habitants de Ména avec l’esclave de Vénus. Lisez. DÉCLARATIONS DES TERRES ENSEMENCÉES. CONVENTIONS DES HABITANTS DE MÉNA AVEC L’ESCLAVE DE VÉNUS ; EXTRAIT DES REGISTRES PUBLICS.
Souffrirez-vous, juges, que vos alliés, que vos laboureurs, que des hommes qui travaillent pour vous, qui vous consacrent leurs peine, qui, en nourrissant le peuple de Rome, ne veulent garder que ce qui suffit pour les nourrir, eux et leurs enfants ; souffrirez-vous qu’on les traite aussi indignement, qu’on les accable d’outrages, et qu’on leur enlève plus qu’ils n’ont recueilli ? Je sens, juges, qu’il est temps de m’arrêter, et que je dois surtout craindre d’exciter l’ennui. Je ne m’étendrai pas davantage sur un seul chef d’accusation ; mais, en supprimant les autres faits dans mon discours, je les laisserai dans la cause. Vous entendrez les plaintes des Agrigentins, ces hommes aussi braves que vigilants ; vous apprendrez les afflictions et les vexations qu’ont essuyées les habitants actifs et laborieux d’Entella ; on vous fera connaître les maux qu’ont soufferts les citoyens d’Héraclée, de Géla, de Solonte ; vous saurez que les campagnes des habitants de Catane, ce peuple riche, si fidèle et si dévoué, ont été ravagées par Apronius ; vous verrez que la ville célèbre de Tyndare, que les villes de Céphalède, d’Halence, d’Apollonie, d’Engyum, de Capitium, ont été totalement ruinées par l’iniquité des décimateurs ; qu’on n’a rien laissé, absolument rien, aux peuples de Morgante, d’Assore, d’Élore, d’Enna, de Létum ; que les petites villes de Citare et d’Achéris ont été saccagées et désolées ; qu’enfin, pendant trois ans, toutes les campagnes sujettes aux dîmes ont été tributaires du peuple romain pour un dixième, et de Verrès pour tout le reste ; que la plupart des laboureurs n’ont aujourd’hui aucune ressource ; et que s’il en est à qui l’on ait remis ou laissé quelque chose, c’est seulement parce que la cupidité de Verrès se trouvait satisfaite jusqu’à satiété.
XLIV. Il ne me reste plus à parler, Romains, que de deux villes dont les territoires sont à peu près les meilleurs et les plus fameux de la Sicile, Etna et Léontini. Je négligerai même les gains que Verrès a faits pendant trois ans sur ces territoires ; je ne prendrai qu’une année, pour mieux développer ce que j’ai à dire. Je choisirai la troisième année, parce que c’est la plus récente, et que Verrès, près de quitter la Sicile, paraît s’être peu inquiété s’il y laisserait un seul cultivateur. Je vais donc m’occuper des dîmes d’Etna et de Léontini. Je vous demande, Romains, toute votre attention : il s’agit de cantons fertiles ; c’est la troisième année ; le décimateur est Apronius.
Je dirai fort peu de chose des habitants d’Etna dans la première action, ils ont déposé eux-mêmes au nom de leur ville. Vous vous le rappelez ; Artémidore, d’Etna, chef de la députation, disait au nom de sa ville, qu’Apronius était venu à Etna avec des esclaves de Vénus ; qu’il avait mandé les magistrats, leur avait ordonné de lui dresser des tentes au milieu de la grande place ; qu’il faisait tous les jours des festins publics et aux frais du public, festins où retentissaient de bruyants concerts, où l’on buvait dans de grandes coupes ; qu’on y mandait les cultivateurs, qu’on leur faisait donner injustement, et même avec outrage, autant de blé qu’en exigeait Apronius. Vous avez entendu, Romains, certifier tous ces faits que je passe et supprime aujourd’hui. Je ne dis rien du faste d’Apronius et de son insolence, rien de ses débauches et de ses infamies ; je me borne à parler des gains qu’il a faits sur un seul territoire et dans une seule année ; vous pourrez juger par là des trois années et de toute la Sicile. Ce que j’ai à dire des habitants d’Etna sera court : ils sont venus eux-mêmes, ils ont apporté les registres de leur ville, et vous ont instruits des gains modestes qu’a faits un homme simple, le bon ami du préteur, Apronius. Écoutez de nouveau, je vous prie, la déposition des habitants. Lisez. DÉPOSITION DES HABITANTS D’ETNA.
XLV. Que dites-vous ? parlez, je vous prie, parlez plus distinctement ; que le peuple romain entende ce qui intéresse ses revenus, ses laboureurs, ses alliés, ses amis. TROIS CENT MILLE BOISSEAUX ET CINQUANTE MILLE SESTERCES. Dieux immortels ! un seul territoire, une seule année produire à Apronius un bénéfice de trois cent mille boisseaux et cinquante mille sesterces ! Les dîmes ont-elles donc été affermées beaucoup moins qu’elles ne pouvaient l’être ? ou bien si elles étaient affermées à un prix assez élevé, a-t-on enlevé de force aux cultivateurs tout ce blé, tout cet argent ? Quoi que vous disiez, Verrès, Apronius sera toujours coupable, toujours criminel. Vous ne direz pas, sans doute, comme je le voudrais bien, qu’Apronius n’a pas fait d’aussi énormes profits ; car je vous convaincrai, non seulement par les registres de la ville, mais encore par les conventions et par les registres des agriculteurs, de manière à vous faire comprendre que vous n’avez pas mis plus de soin à exercer vos rapines que je n’en ai mis à les découvrir. Soutiendrez-vous cette seule accusation ? qui pourra la réfuter ? quels juges, en les supposant même gagnés à votre cause, n’y céderaient pas ? Du premier abord, sur un seul territoire, un Apronius avoir enlevé, à titre de bénéfice, outre les cinquante mille sesterces, trois cent mille boisseaux de blé ! Mais les habitants d’Etna sont-ils les seuls qui en déposent ? Non ; à eux se joignent les habitants de Centorbe, qui possèdent la plus grande partie du territoire d’Etna. Le sénat de Centorbe a donné à ses députés, Andron et Artémon, hommes du premier rang, les ordres qui regardaient les intérêts de leur ville quant aux vexations que les particuliers ont essuyées sur le territoire d’autrui, le sénat et le peuple n’ont pas voulu envoyer de députés ; les agriculteurs eux-mêmes de Centorbe, qui forment en Sicile un corps si nombreux, si distingué, si opulent, ont choisi pour députés trois de leurs concitoyens ; et vous pourrez apprendre par leur déposition le désastre non d’un seul territoire, mais de presque toute la Sicile. Les habitants de Centorbe font valoir dans presque toute la Sicile, et ils sont contre vous, Verrès, des témoins d’autant plus accablants, d’autant plus dignes de foi, que les autres villes ne sont occupées que de leurs propres injures, au lieu que les citoyens de Centorbe, ayant des possessions dans presque tous les territoires, ont ressenti encore les pertes et les dommages de tous les autres cantons.
XLVI. Mais, je le répète, les préjudices causés aux habitants d’Etna sont bien certifiés ; ils sont consignés dans des registres particuliers et publics : on doit exiger de mon zèle de plus grands détails sur le territoire de Léontini, par la raison que les Léontins eux-mêmes ne m’ont pas beaucoup servi au nom de leur ville. En effet, sous la préture de Verrès, les exactions des décimateurs, loin de leur causer aucun tort, leur ont procuré du profit et de l’avantage. Il vous paraîtra peut-être étonnant et incroyable qu’au milieu de tous les dommages qu’ont essuyés les agriculteurs, les Léontins, qui fournissent les premiers approvisionnements, ne s’en soient aucunement ressentis. La raison, juges, c’est que dans le territoire de Léontini, excepté la famille de Mnasistrate, aucun Léontin ne possède un seul pouce de terre. Aussi vous entendrez la déposition de l’illustre et vertueux Mnasistrate : n’attendez pas celle des autres Léontins, auxquels Apronius, ni même aucune intempérie de l’air, n’ont pu nuire dans leurs campagnes. Oui, loin d’en avoir reçu aucun préjudice, ils ont même tiré du profit et du gain des rapines d’Apronius. Puis donc que la ville et la députation de Léontini m’ont manqué pour la raison que je viens de dire, je dois chercher moi-même une voie et des moyens pour parvenir à faire connaître les profits d’Apronius, ou plutôt le butin énorme, immense, de Verrès. Les dîmes du territoire de Léontini ont été affermées la troisième année trente-six mille médimnes de blé, c’est-à-dire, deux cent seize mille boisseaux. C’est beaucoup, Romains, je ne puis le nier ; oui, c’est beaucoup. Aussi faut-il nécessairement que le décimateur y ait perdu on qu’il y ait bien peu gagné ; car c’est là ce qui arrive quand on a pris un bail porté trop haut. Mais si je montre que, sur un seul territoire, on tirait un bénéfice de cent mille boisseaux, et même de deux cent mille, et même de trois cent mille, et même de quatre cent mille, douterez-vous encore pour qui un si grand butin a été recueilli ? On dira peut-être que je suis injuste de juger du vol et du butin par la grandeur du bénéfice. Mais si je montre, Verrès, que ceux qui extorquent quatre cent mille boisseaux de bénéfice auraient perdu, si votre iniquité et les commissaires pris parmi vos satellites ne fussent venus à leur secours ; doutera-t-on, en voyant un si grand bénéfice extorqué si injustement, doutera-t-on que votre cupidité ne vous ait porté à faire des profits immenses, et qu’à son tour l’immensité des profits n’ait enflammé votre cupidité ?
XLVII. Comment donc, juges, parviendrai-je à connaître le bénéfice qu’a extorqué Apronius ? Ce n’est point par ses registres : je les ai cherchés sans pouvoir les trouver ; et lorsque je le citai devant le juge, je le forçai de dire qu’il ne tenait pas de registres. S’il mentait, pourquoi écartait-il des registres qui n’auraient pu vous nuire ? si réellement il n’en avait point tenu, cela même n’est-il pas une preuve suffisante que ce n’était point pour lui-même qu’il agissait ? Les dîmes ne peuvent s’exploiter sans beaucoup de registres. Il faut nécessairement des registres pour y porter les noms des agriculteurs et les arrangements faits avec chacun. Tous les cultivateurs, d’après vos ordres et vos règlements, ont déclaré les arpents qu’ils faisaient valoir. En ont-ils déclaré moins ? Je ne le pense pas ; ils avaient à craindre trop de tortures, trop de supplices, trop de commissaires pris parmi vos satellites. Dans un arpent du territoire de Léontini, on sème chaque année régulièrement près d’un médimne de blé. On est heureux quand ce médimne en rapporte huit ; s’il en rapporte dix, c’est un bienfait des dieux. Si la récolte va quelquefois jusque-là, il arrive alors qu’il y a autant à dîmer qu’on a semé ; c’est-à-dire, que, pour la dîme, on doit autant de médimnes qu’on a ensemencé d’arpents. Dans cet état de choses, je dis d’abord que les dîmes du territoire de Léontini ont été affermées plusieurs milliers de médimnes plus qu’il n’y a eu d’arpents ensemencés dans ce territoire. S’il était impossible qu’on recueillît plus de dix médimnes d’un arpent, si l’on ne devait au décimateur qu’un médimne par arpent, quand le médimne semé, ce qui est fort rare, en avait rapporté dix ; quelle raison, si c’étaient les dîmes qui étaient adjugées et non les biens des cultivateurs, pouvait porter le décimateur à se les faire adjuger pour plus de médimnes qu’il n’y avait d’arpents ensemencés ?
XLVIII. Suivant les déclarations, il n’y a pas plus de trente mille arpents dans le territoire de Léontini. Les dîmes ont été affermées trente-six mille médimnes. Apronius se trompait-il ? ou bien était-il fou ? Il aurait fallu, sans doute, l’accuser de folie, s’il eût été permis aux agriculteurs de ne lui donner que ce qu’ils lui devaient, s’ils n’eussent pas été contraints de livrer tout ce qu’il leur demandait. Si je montre que personne n’a donné pour dîme moins de trois médimnes par arpent, vous m’accorderez, je pense, que personne n’a donné moins de trois dîmes, en supposant que les terres aient donné un produit décuple. Or on a demandé à Apronius comme une grâce, qu’il fût permis de transiger pour trois médimnes par arpent. En effet, comme il y en avait plusieurs dont on exigeait quatre médimnes et même cinq ; plusieurs même à qui, de toute la récolte et de tout le travail d’une année, on ne laissait pas un seul grain, ni même la paille. Les agriculteurs de Centorbe, dont le nombre est le plus considérable dans le territoire de Léontini, s’assemblèrent et députèrent à Apronius, Andron Centorbe, le plus considéré et le plus illustre de leur ville (c’est le même que la ville de Centorbe a envoyé à ce jugement comme député et comme témoin) ; ils le députèrent à Apronius pour plaider auprès de lui la cause des agriculteurs, pour le prier de ne pas exiger des agriculteurs de Centorbe plus de trois médimnes par arpent. On l’obtint à peine d’Apronius comme un bienfait insigne pour ceux qui alors même n’avaient pas encore déserté leurs champs. En l’obtenant, on obtenait évidemment qu’il fût permis de donner trois dîmes pour une. Si ce n’était pas pour vous, Verrès, qu’Apronius agissait, on vous eût demandé de ne pas donner plus d’une dîme, plutôt que de demander à Apronius de n’en pas donner plus de trois. J’omets pour le moment tous les traits particuliers du despotisme et de la tyrannie d’Apronius envers les cultivateurs ; je ne nomme pas ceux auxquels il a enlevé tout leur blé, auxquels il n’a rien laissé non seulement de leur récolte, mais de leurs biens ; apprenez seulement quel profit il a tiré de ces trois médimnes qu’il avait accordés comme un bienfait et comme une grâce.
XLIX. Suivant les déclarations, il y a trente mille arpents dans le territoire de Léontini. Trois médimnes, pris sur chaque arpent, font quatre-vingt-dix mille médimnes, c’est-à-dire, cinq cent quarante mille boisseaux. Déduisez deux cent seize mille boisseaux qui sont le prix des dîmes, il reste trois cent vingt-quatre mille boisseaux. Ajoutez trois cinquantièmes de la somme totale, cinq cent quarante mille boisseaux, c’est-à-dire, trente-deux mille quatre cents boisseaux (car on exigeait en sus trois cinquantièmes de tous les cultivateurs), nous aurons trois cent cinquante-six mille quatre cents boisseaux de blé. Mais j’avais annoncé un bénéfice de quatre cent mille. Aussi je ne parle point dans ce calcul de ceux à qui l’on n’a pas permis de transiger pour trois médimnes par arpent. Mais afin de remplir toute ma promesse, même d’après ce calcul, plusieurs étaient obligés de donner pour surcroît deux sesterces par médimne, plusieurs cinq ; on ne donnait pas moins d’un sesterce. Prenons le moins ; puisque nous avons compté quatre-vingt-dix mille médimnes, il fallait ajouter, ce qui était quelque chose d’inouï et d’affreux, quatre-vingt-dix mille sesterces[8]. Et il osera encore nous dire qu’il a haussé l’adjudication des dîmes, lorsque, sur le même territoire, il a enlevé une fois plus qu’il n’a envoyé au peuple romain ! Vous avez affermé les dîmes du territoire de Léontini deux cent seize mille boisseaux. C’est beaucoup, si c’est d’après la loi ; c’est peu, s’il n’y a de loi que votre caprice ; c’est peu, si vous appelez dîmes ce qui n’était que la moitié. Vous auriez pu affermer beaucoup plus la récolte annuelle de la Sicile, si le sénat ou le peuple romain vous eussent ordonné de le faire ; car il est souvent arrivé que quand on affermait les dîmes d’après la loi d’Hiéron, elles ont été affermées autant qu’elles le furent d’après la loi de Verrès. Lisez l’adjudication des dîmes sous la préture de Norbanus. BAIL DU CANTON DE LÉONTINI, PASSÉ SOUS C. NOIRBANUS. Cependant personne alors n’était poursuivi pour déclaration d’arpents ; un Artémidore Cornélius n’était pas commissaire ; un magistrat sicilien ne forçait pas les cultivateurs de donner tout ce qu’exigeait le décimateur ; on ne demandait pas au décimateur, comme un bienfait, qu’il fût permis de transiger pour trois médimnes par arpent ; les cultivateurs n’étaient pas contraints de donner un surcroît d’argent, ni d’ajouter trois cinquantièmes de blé et, malgré cela, on en envoyait une grande quantité au peuple romain.
L. Mais que veulent dire ces cinquantièmes de blé et ces surcroîts d’argent ? Quel droit, quel exemple vous autorisait à les demander ? Un cultivateur donnait de l’argent : comment cela ? où le prenait-il ? S’il eût voulu se montrer plus généreux, il eût fait meilleure mesure, comme cela se pratiquait dans les dîmes, lorsqu’on les affermait suivant les règles et avec équité. Il donnait de l’argent ! Sur quoi le prenait-il ? Sur son blé, comme s’il en eût eu à vendre sous la préture de Verrès. Il lui fallait donc couper dans le vif pour ajouter aux autres gains d’Apronius cette gratification pécuniaire. Et cette gratification, les contribuables la faisaient-ils volontiers ou malgré eux ? Volontiers ? Oui, sans doute, ils chérissaient Apronius. Malgré eux ? Qu’est-ce qui les forçait, sinon la violence et les mauvais traitements ? Ce préteur insensé, en affermant les dîmes, ajoutait à chaque dîme, par surcroît, une somme d’argent : la somme n’était pas bien considérable ; il ajoutait deux ou trois mille sesterces. Cela fait peut-être, pendant trois ans, cinq cent mille sesterces. Aucun exemple, aucune loi, je le répète, ne l’y autorisait. Cet argent n’a pas été remis au trésor, et personne n’imaginera un moyen de justifier Verrès de cet attentat, si léger qu’il soit, à côté de tant d’autres.
Après cela, vous osez dire que vous avez porté très haut l’adjudication des dîmes, lorsqu’il est évident que vous avez adjugé les biens et les fortunes des laboureurs à votre profit, et non au profit du peuple romain ! C’est comme si un économe, dans une terre qui rapporterait dix mille sesterces[9], après avoir coupé et vendu les arbres, enlevé les couvertures, engagé les troupeaux et les instruments de labourage, envoyait à son maître vingt mille sesterces[10], au lieu de dix mille, et en faisait cent mille[11] pour lui. D’abord le maître, ignorant le dommage, se réjouirait, serait enchanté de son économe, parce qu’il aurait doublé le produit de sa terre ; ensuite, quand il apprendrait qu’il a détourné et vendu les effets nécessaires pour la culture et la récolte, il verrait bien qu’il a été mal servi, et punirait le coupable. Ainsi, lorsque le peuple romain apprend que Verrès a porté les dîmes plus haut que Sacerdos, ce préteur intègre auquel il a succédé, il croit qu’il a eu un bon surveillant, un excellent économe pour ses terres et pour ses récoltes ; mais lorsqu’il s’apercevra que Verrès a vendu tous les instruments des cultivateurs, toutes les ressources des impositions ; que, par sa cupidité, il a ruiné toutes les espérances pour l’avenir, qu’il a épuisé et ravagé toutes les campagnes tributaires, qu’il a fait pour lui-même des profits immenses et amassé un butin énorme ; il verra qu’il a été fort mal servi, et jugera le préteur digne du plus rigoureux châtiment.
LI. Voulez-vous donc en juger ? considérez ce résultat : les terres sujettes aux dîmes dans notre province de Sicile sont désertes, grâce à la cupidité de Verrès ; et non seulement ceux qui sont restés dans les campagnes labourent avec moins de charrues, mais une infinité d’hommes riches, agriculteurs actifs et industrieux, ont abandonné des territoires tout entiers, de grands et fertiles domaines. C’est ce que prouveront aisément les registres publics, puisque, d’après la loi d’Hiéron, les magistrats des villes font, tous les ans, un nouveau recensement des cultivateurs. Greffier, lisez combien Verrès a trouvé de cultivateurs sur le territoire de Léontini. — Quatre-vingt-trois. — Combien ont donné leurs noms la troisième année ? — Trente-deux. — Voilà donc cinquante et un cultivateurs dépossédés, sans que d’autres les aient remplacés. Combien y avait-il, à votre arrivée, de cultivateurs dans le territoire de Mutyca ? voyons-le d’après les registres publics. — Cent quatre-vingt-huit. — Et la troisième année ? — Cent un. — Vos vexations, Verrès, ont enlevé quatre-vingt-sept cultivateurs à un seul territoire, ou plutôt à notre république, qui réclame et redemande tous ces pères de famille, puisque ce sont là les revenus du peuple romain. Il y avait, la première année, dans le territoire d’Herbite, deux cent cinquante-sept cultivateurs ; cent vingt la troisième : ainsi, cent trente-sept pères de famille se sont enfuis des campagnes. De quels hommes riches et recommandables n’était point rempli le territoire d’Agyrone ? On y comptait deux cent cinquante cultivateurs la première année de votre préture ; et la troisième, quatre-vingts, comme vous l’avez entendu des députés d’Agyrone, qui vous ont lu les registres de leur ville.
LII. Au nom des dieux, je vous le demande, Verrès, si vous eussiez fait enfuir de toute la province cent soixante et dix cultivateurs, pourriez-vous être absous par des juges sévères ? Et lorsqu’il s’en trouve cent soixante et dix de moins dans le seul territoire d’Agyrone, ne jugerez-vous point par là, Romains, de toute la province ? Oui, vous trouverez la même désolation dans tous les territoires sujets aux dîmes. Les agriculteurs, à qui il est resté quelque portion d’un ample patrimoine, sont demeurés dans les campagnes, ont labouré avec moins d’instruments et de charrues ; ils craignaient, en se retirant, de voir périr le reste de leur fortune : ceux à qui Verrès n’avait rien laissé à perdre, se sont enfuis et de leurs campagnes et de leurs villes. Ceux même qui étaient restés, formant à peine la deuxième partie des agriculteurs, auraient abandonné toutes leurs terres, si Métellus ne leur eût écrit de Rome qu’il affermerait les dîmes d’après la loi d’Hiéron, et s’il ne les eût priés d’ensemencer le plus de terres qu’ils pourraient ; ce qu’ils avaient fait toujours pour leur propre avantage, sans que personne les en priât, tant qu’ils voyaient que c’était pour eux et pour le peuple romain, non pour un Verrès et pour un Apronius, qu’ils semaient, qu’ils dépensaient, qu’ils travaillaient. Si donc, Romains, vous êtes indifférents sur le sort de la Sicile, si vous vous inquiétez peu de la manière dont les alliés de Rome sont traités par nos magistrats, soutenez du moins et défendez la cause commune, la cause de cet empire. Je dis qu’on a fait déserter les cultivateurs, que nos campagnes tributaires ont été ravagées et dépeuplées par Verrès, que Verrès a pillé et vexé la province : je prouve tous ces faits par les registres publics des villes les plus célèbres, et par les dépositions particulières de leurs premiers citoyens.
LIII. Que voulez-vous de plus ? attendez-vous que L. Metellus, qui, d’autorité et par le pouvoir de sa place, a empêché un grand nombre de Siciliens de déposer contre Verrès, dépose lui-même, quoique absent, contre les crimes, la cupidité et l’audace de l’accusé ? Je ne le pense pas. Mais lui ayant succédé, il pourrait être mieux instruit que tout autre. — Oui ; mais il est retenu par l’amitié. — Il doit nous informer de l’état de sa province. — Il le doit ; mais on ne l’y force point. Quelqu’un attend-il donc le témoignage de L. Métellus contre Verrès ? Personne. Quelqu’un le demande-t-il ? je ne le pense pas. Que sera-ce donc, si je prouve par le témoignage et par une lettre de L. Métellus, que tous ces faits sont véritables ? que direz-vous alors ? Que Metellus écrit contre la vérité, ou qu’il veut nuire à son ami, ou qu’un préteur ignore l’état de sa province ? Greffier, lisez la lettre que L. Metellus a écrite aux consuls Cn. Pompée et M. Crassus, qu’il a écrite au préteur M. Mummius, qu’il a écrite encore aux questeurs de la ville. LETTRE DE L. METELLUS. J’AI AFFERME LA DÎME DES BLÉS D’APRÈS LA LOI D’HIÈRON. Lorsqu’il écrit qu’il a affermé d’après la loi d’Hiéron, que veut-il dire ? Qu’il a fait comme tous les préteurs, excepté Verrès. Lorsqu’il écrit qu’il a affermé d’après la loi d’Hiéron, que veut-il dire ? Qu’il a rendu aux Siciliens ce que Verrès leur avait enlevé, les bienfaits de nos ancêtres, leurs lois, les conditions de leur alliance, de leur traité, de leur amitié avec nous. Il dit combien il a affermé la dîme de chaque territoire. Que dit-il ensuite ? Lisez la suite de la lettre. JE N’AI RIEN NÉGLIGE POUR ADJUGER LES DÎMES LE PLUS HAUT POSSIBLE. Pourquoi donc, Métellus, les adjudications n’ont-elles pas été plus fortes ? C’est que j’ai trouvé les terres abandonnées, les campagnes désertes, la province pauvre et ruinée. Mais, puisqu’on a ensemencé des terres, comment s’est-il trouvé quelqu’un qui voulût le faire ? Lisez la lettre. LETTRE DE MÉTELLUS. Il a écrit, dit-il, aux laboureurs ; arrivé dans la Sicile, il les a rassurés, il a interposé son autorité ; Metellus enfin leur a presque donné des gages pour leur persuader qu’il ne suivrait en rien l’exemple de Verrès. Quel est donc l’objet pour lequel il dit s’être donné tant de peine ? Lisez : POUR ENGAGER LES CULTIVATEURS QUI RESTAIENT À SEMER LE PLUS QU’IL SERAIT POSSIBLE. Les cultivateurs qui restaient ? Qu’est-ce que cela veut dire, qui restaient ? à quelle guerre, à quelle dévastation avaient-ils échappé ? quelle si grande calamité, Verrès, quelle guerre si longue et si désastreuse a désolé la Sicile sous votre préture, pour que votre successeur ait dû comme recueillir et ranimer ce qui restait de laboureurs ?
LIV. La Sicile a été anciennement dévastée dans les guerres de Carthage ; elle l’a été aussi de notre temps et du temps de nos pères ; deux fois elle a été en proie à des armées d’esclaves fugitifs : cependant on ne l’a pas vue dépeuplée ainsi d’agriculteurs ; seulement on a été une année sans avoir de récolte, ou parce qu’on n’avait pas semé, ou parce qu’on avait perdu la moisson ; mais le nombre des propriétaires et des cultivateurs était toujours le même ; ceux qui avaient succédé dans cette province aux préteurs M. Lévinus, P. Rupilius, ou M. Aquillius, ne se voyaient pas réduits à recueillir le reste des laboureurs. Verrès, avec Apronius, a-t-il donc fait passer sur la Sicile plus de calamités qu’Asdrubal avec les troupes des Carthaginois, ou Athénion avec des armées d’esclaves fugitifs ? Alors, sans doute, aussitôt après la victoire remportée sur l’ennemi, toutes les terres étaient labourées, un préteur ne suppliait point par lettres un cultivateur, ou ne le priait pas, de vive voix, de semer le plus qu’il était possible ; tandis qu’à présent, même après le départ de ce dévastateur des campagnes, il ne se trouvait personne qui labourât volontairement ; il n’y en avait qu’un petit nombre de reste, qui, encouragés par Métellus, revinssent dans leurs champs et dans leurs anciennes demeures. Ô le plus audacieux et le plus insensé des hommes ! ne voyez-vous pas que cette lettre est pour vous un arrêt de mort ? ne voyez-vous pas que, quand votre successeur parle de cultivateurs qui restent, il écrit expressément qu’ils survivent, non à la guerre, non à quelque désastre semblable, mais à votre perversité, à votre cruauté, à votre avidité, à votre fureur ? Greffier, lisez la suite. TOUTEFOIS, AUTANT QUE L’A PERMIS LE MALHEUR DES CIRCONSTANCES ET LA DISETTE DE CULTIVATEURS. La disette de cultivateurs, dit-il. Si moi, accusateur, je répétais aussi souvent la même chose, je craindrais, Romains, de vous fatiguer. Métellus dit hautement : SI JE N’AVAIS ÉCRIT AUX CULTIVATEURS. Ce n’est pas tout. SI, ARRIVÉ EN SICILE, JE NE LES AVAIS RASSURÉS. Ce n’est pas encore assez. LES CULTIVATEURS QUI RESTENT, dit-il. Qui restent ! à ce mot presque lugubre qui montre l’état désespéré de la Sicile, il ajoute : LA DISETTE DES CULTIVATEURS.
LV. Attendez, juges, attendez encore, si vous le pouvez, les preuves de mon accusation. Je dis que la cupidité de Verrès a fait enfuir les agriculteurs : Métellus écrit qu’il a rassuré ceux qui restaient. Je dis que les terres ont été abandonnées, les campagnes, désertées : Métellus écrit qu’il y a disette de cultivateurs. En écrivant ces mots, il annonce que les amis et les alliés du peuple romain ont été persécutés, dépouillés, chassés. S’il leur fût arrivé quelque mal par la faute de Verrès, sans que nos revenus en eussent souffert, vous deviez le punir, surtout en le jugeant d’après une loi établie en faveur des alliés ; mais puisque, par la ruine entière et la désolation de nos alliés, la cupidité de Verrès a diminué les revenus du peuple romain, et détruit pour longtemps les approvisionnements de blés, nos vivres, nos ressources, le salut même de Rome et de nos armées, songez du moins aux intérêts du peuple romain, si vous ne daignez pas pourvoir à ceux de vos alliés fidèles. Et afin que vous sachiez que le désir d’un gain, d’un butin présent a fait négliger à Verrès vos revenus, et lui a fait oublier l’avenir, écoutez ce que Métellus écrit à la fin de sa lettre : J’AI VEILLÉ, dit-il, POUR LA SUITE À NOS REVENUS. Il dit qu’il a veillé pour la suite à nos revenus. Il n’écrirait point qu’il a veillé à nos revenus, s’il ne voulait montrer que Verrès les a détruits. Car pourquoi Metellus aurait-il veillé à nos revenus dans les dîmes et dans tout ce qui concerne les blés, si Verrès, par ses exactions, n’eût pas ruiné les revenus du peuple romain ? Mais Métellus lui-même, qui veille à nos revenus, qui recueille le reste des cultivateurs, que gagne-t-il, sinon de faire cultiver les terres par ceux qui le peuvent encore, par ceux à qui Apronius, le satellite de Verrès, a laissé du moins une charrue, et qui cependant ne sont restés que parce qu’ils attendaient Métellus, parce qu’ils comptaient sur son arrivée ? Mais les autres Siciliens, mais cette multitude infinie de cultivateurs, à qui on a fait déserter les campagnes ; qui, dépouillés de leurs biens et de toute leur fortune, se sont même enfuis de leurs villes et de la province, comment les rappellera-t-on ? combien faut-il de sages et intègres préteurs pour ramener enfin tous ces malheureux dans leurs terres et dans leurs demeures ?
LVI. Au reste, ne soyez pas étonnés, Romains, qu’il s’en soit enfui un aussi grand nombre que vous l’avez vu par les registres publics et par les déclarations des cultivateurs ; apprenez un fait incroyable, mais réel et connu de toute la Sicile : plusieurs d’entre eux, désespérés par la dureté et la tyrannie de Verrès, par les vexations et les excès des décimateurs, se sont donné la mort. Oui, la chose est avérée : Dioclès de Centorbe, homme riche, s’est étranglé lui-même, le jour qu’on lui eut annoncé qu’Apronius avait pris le bail des dîmes. Archonide d’Élore, d’une naissance distinguée, a dit, dans sa déposition, que Dyrrhachinus, le premier citoyen de sa ville, s’était fait périr de même, lorsqu’il eut appris que le décimateur lui demandait, en vertu de l’inique édit de Verrès, plus qu’il ne pouvait faire avec tous ses biens.
Non, quoique vous ayez toujours été, Verrès, le plus insouciant à la fois et le plus cruel des hommes, vous n’auriez toutefois jamais souffert, en voyant que cette affliction et ces gémissements de toute la province intéressaient votre existence ; vous n’auriez, dis-je, jamais souffert que l’on cherchât dans une aussi triste mort un remède à vos injustices, si vous n’aviez trouvé dans ces injustices de quoi assouvir votre insatiable cupidité. Quoi ! l’auriez-vous souffert ? Écoutez, Romains : car je dois employer ici tous mes efforts, tout ce que j’ai de forces pour faire comprendre à chacun de vous quel crime odieux, quel crime manifeste et certain on veut racheter par l’or. Ce chef d’accusation est grave, est terrible ; depuis qu’il existe des hommes, et une justice contre les concussionnaires, on n’avait pas encore vu qu’un préteur du peuple romain se fût associé aux décimateurs.
LVII. Verrès, aujourd’hui simple particulier, s’entend faire ce reproche par un ennemi ; aujourd’hui accusé, par un accusateur ; mais déjà, lorsque sur son tribunal, où il siégeait comme préteur, comme gouverneur de la Sicile, il était craint comme tout magistrat, parce qu’il était le maître, et plus que tout autre, parce qu’il était cruel, cette accusation a mille fois frappé ses oreilles ; et s’il négligeait de s’en venger, ce n’était point par indifférence, mais parce que le remords de ses malversations et de ses crimes le retenait. Les décimateurs disaient publiquement, et surtout Apronius, cet homme si puissant auprès de lui, ce fléau des campagnes, qu’il leur revenait fort peu de chose de ces gains immenses, que le prêteur était leur associé. Quoi ! les décimateurs tenaient publiquement ce langage dans toute la province ; ils s’appuyaient de votre nom dans des vexations aussi odieuses, aussi infâmes, et vous n’avez point songé à votre réputation ? Lorsque la terreur de votre nom glaçait l’âme des laboureurs ; lorsque, pour conclure les marchés, les fermiers des dîmes opposaient aux cultivateurs des champs, non leur puissance, mais votre tyrannie et votre nom, pensiez-vous qu’il y aurait à Rome des juges assez faibles, assez pervers, assez disposés à se laisser corrompre, pour que la déesse Salus elle-même pût vous sauver de leurs mains ? Pourriez-vous l’espérer, quand il devait être prouvé que les dîmes avaient été affermées contre les règlements, contre les lois, contre l’usage de vos prédécesseurs, et que les décimateurs avaient dit partout que la chose vous regardait, que c’était votre affaire, que le butin était pour vous ; quand il devait être prouvé que vous aviez gardé le silence, et que, ne pouvant dissimuler la vérité de leurs discours, vous aviez pu les supporter et les souffrir : tant la grandeur du gain vous cachait la grandeur du péril ! tant l’amour de l’argent pouvait plus sur vous que la crainte d’un jugement ! Non, sans doute, vous ne pouvez nier le reste ; mais ne vous êtes-vous pas même réservé de pouvoir dire que vous n’avez rien entendu de ces discours, que le bruit de votre infamie n’est point arrivé jusqu’à vous ? Les cultivateurs se plaignaient, ils pleuraient, ils gémissaient ; et vous n’en saviez rien ! Toute la province murmurait ; et personne ne vous en avait instruit ! On tenait à Rome des assemblées où l’on portait des plaintes contre vous, et vous l’ignoriez ! vous ignoriez tout cela ! Mais lorsque publiquement, à Syracuse, vous présent, dans un grand concours de peuple, P. Rubrius, portant à Q. Apronius un défi judiciaire, offrait de prouver Qu’IL DISAIT PARTOUT QUE VOUS ÉTIEZ SON ASSOCIÉ DANS LES DÎMES, ces paroles ne vous ont pas frappé, ne vous ont pas troublé, ne vous ont pas fait songer à sauver votre honneur et votre personne ? Vous avez gardé le silence, vous avez même apaisé les deux parties, vous avez fait en sorte que le débat n’eût pas lieu.
LVIII. Dieux immortels ! un homme innocent eût-il pu souffrir un tel affront ? et un coupable même, s’il eût seulement pensé qu’il y avait des tribunaux à Rome, n’aurait-il pas du moins affecté de paraître sensible à la perte de l’estime publique ? Comment ! on veut intenter un procès où vos intérêts les plus chers sont compromis ; et vous restez tranquille sur votre siège ! et vous ne donnez aucune suite à cette dénonciation ! et vous n’insistez pas ! et vous ne cherchez pas à savoir à qui Apronius a tenu le propos, qui l’a entendu de sa bouche, qui l’a rapporté, comment il s’est répandu ! Si quelqu’un vous eût dit à l’oreille qu’Apronius se disait partout votre associé, n’auriez-vous point dû vous indigner, mander Apronius, et ne pas accepter sa satisfaction avant que d’avoir vous-même satisfait à l’opinion ? Mais lorsque, dans une place publique, devant tout le peuple assemblé, on semblait diriger contre Apronius une accusation qui réellement tombait sur vous, auriez-vous jamais pu endurer en silence un tel outrage, si vous n’aviez été persuadé que, dans un fait aussi notoire, tout ce que vous auriez dit n’aurait pu que vous nuire ? Souvent des gouverneurs ont renvoyé leurs questeurs, leurs lieutenants, leurs préfets, leurs tribuns ; ils leur ont ordonné de sortir de leur province, persuadés que, par la faute de ces agents, ils ne jouissaient pas eux-mêmes d’une bonne réputation, ou parce qu’ils les jugeaient coupables de quelque délit grave : et un Apronius, un homme à peine libre, un pervers, un scélérat, souillé de crimes et d’opprobres, dont l’âme est aussi infecte que l’haleine ; vous auriez craint, lorsque votre honneur était si fort compromis, de le blesser par quelque parole un peu sévère ! Non, certes, vous n’auriez jamais respecté assez les saints nœuds de votre association pour rester indifférent à vos risques personnels, si vous n’aviez reconnu vous-même combien votre infamie était connue et notoire. Depuis, P. Scandilius, chevalier romain, que vous connaissez tous, intenta au même Apronius, au sujet de cette association, le même procès qu’avait voulu lui intenter Rubrius. Il le poursuivit, le pressa, ne lâcha point prise : il déposa cinq mille sesterces, et demanda des commissaires ou un juge.
LIX. Vous semble-t-il qu’on ait assez investi un préteur coupable, dans sa province, que dis-je ? sur son siége et sur son tribunal ; qu’on l’ait réduit, ou à se laisser juger pour crime capital, lui-même présent et siégeant, ou à s’avouer convaincu et condamné devant quelque tribunal que ce soit ? On s’engage à prouver qu’APRONIUS S’EST DIT VOTRE ASSOCIÉ POUR LES DIMES : c’est dans votre province qu’on l’attaque ; vous êtes présent ; on vous demande des juges ; que faites-vous ? que prononcez-vous ? Vous dites : Je donnerai des commissaires. Fort bien. Cependant, quels seront les commissaires d’une âme assez forte, pour oser, dans une province où un prêteur gouverne, juger, je ne dis pas seulement contre sa volonté, mais contre ses plus grands intérêts ? mais je veux bien qu’on en eût trouvé ; la chose était publique, et il n’y avait personne qui ne déclarât formellement l’avoir entendu dire, et les hommes les plus riches en étaient les premiers témoins ; il n’y avait personne, dans toute la Sicile, qui ne sût que les dîmes étaient au prêteur ; personne à qui on n’eût dit qu’Apronius le publiait partout : de plus, il y avait à Syracuse un corps nombreux de citoyens illustres et de chevaliers romains, parmi lesquels il fallait choisir des commissaires qui n’auraient pu prononcer que la vérité. Scandilius insiste, il demande des commissaires. Alors Verrès, cet homme pur et intègre, qui voulait écarter et dissiper tout soupçon sur sa vertu, annonce qu’il prendra des commissaires parmi ses satellites.
LX. Grands dieux ! quel est l’homme que j’accuse ? quelle est la cause dans laquelle je veux donner des preuves de mon zèle et de ma fidélité ? qu’est-il besoin ici de mes paroles ou de mes réflexions ? que peuvent-elles faire ou obtenir ? Au milieu des domaines du peuple romain, au milieu des récoltes mêmes de la province de Sicile, je le tiens, je le tiens ce déprédateur public, qui détourne à son profit tous les grains et un argent immense ; je le tiens, dis-je, en flagrant délit, sans qu’il puisse nier. En effet, Verrès, que direz-vous ? On intente à Apronius, votre commissionnaire, un procès où vos plus grands intérêts sont compromis ; on l’attaque comme ayant publié qu’il était votre associé pour les dîmes. Tout le monde est impatient de savoir combien vous prendrez la chose à cœur, comment vous sauverez votre réputation aux yeux du public, comment vous le persuaderez de votre innocence. Et c’est alors que vous donnerez pour commissaires, votre médecin, votre aruspice, votre huissier, ou même celui que vous regardiez comme un excellent juge, comme le Cassius de votre tribunal, celui que vous choisissiez dans les affaires un peu graves, Papirius Potamo, homme austère, formé à l’école antique de nos chevaliers. Scandilius demande des commissaires parmi les citoyens romains établis à Syracuse. Verrès dit qu’il ne s’en remettra qu’aux officiers de son tribunal pour ce qui regarde sa réputation. Les commerçants croiraient se déshonorer s’ils récusaient les juges du lieu on ils commercent ; un préteur récuse toute sa province. O effronterie sans exemple ! il prétend être absous à Rome, lui qui a jugé que, dans sa province même, il n’était pas possible de l’absoudre ! Croit-il que l’argent fasse plus sur des sénateurs distingués que la crainte sur trois commerçants ? Scandilius proteste qu’il ne dira pas un mot devant le commissaire Artémidore ; et cependant, Verrès, il vous fait les propositions les plus avantageuses, des propositions de nature à être reçues avec empressement. Si vous êtes persuadé que, dans toute la Sicile, on ne saurait trouver aucun juge ou commissaire convenable, il vous demande de renvoyer l’affaire à Rome. À ces mots, vous vous écriez qu’il y avait de la méchanceté à Scandilius de demander qu’on vous jugeât sur votre réputation dans un lieu où il voyait qu’on était prévenu contre vous. Vous refusez de renvoyer l’affaire à Rome ; vous refusez de donner des commissaires parmi les citoyens romains établis à Syracuse ; vous proposez vos satellites. Scandilius finit par dire qu’il se désistera de son accusation, et reviendra dans un autre temps. Quel parti prenez-vous alors ? que faites-vous ? vous obligez Scandilius : à quoi ? à tenir le défi qu’il avait porté ? Non, vous éludez avec impudence le jugement si attendu qui doit décider de votre honneur. Que faites-vous donc ? autorisez-vous Apronius à choisir parmi vos satellites les commissaires qu’il voudra ? Ce serait une indignité de permettre à une des parties de prendre des juges parmi des gens iniques, plutôt qu’à toutes les deux d’en choisir parmi des hommes équitables. Vous ne faites ni l’un ni l’autre. Que décidez-vous donc ? Voici une plus grande iniquité. Il oblige Scandilius à donner et à compter les cinq mille sesterces[12] à Apronius. Que pouvait faire de plus subtil un préteur jaloux d’une bonne renommée, qui voulait se purger de tout soupçon, se soustraire à l’infamie ?
LXI. On parlait mal de Verrès, sa conduite était blâmée, décriée ; un méchant, un scélérat, Apronius, avait publié que le préteur était son associé ; on l’avait attaqué juridiquement sur ce propos qu’il s’était permis : le préteur, pur et intègre, pouvait, par la punition d’Apronius, se décharger du soupçon le plus odieux. Quelle peine, quel châtiment imagine-t-il contre Apronius ? il oblige Scandilius à lui compter cinq mille sesterces pour récompense de sa perversité inouïe, de son audace à publier partout une association criminelle. Ô le plus effronté des hommes ! rendre ce jugement, n’était-ce pas avouer, publier vous-même contre vous-même ce que publiait Apronius ? Un homme que vous n’auriez pas dû renvoyer sans punition, si vous eussiez eu la moindre pudeur ou plutôt la moindre prudence, vous n’avez pas voulu qu’il se retirât de votre tribunal sans un salaire. Par le seul fait de Scandilius, vous avez pu voir, Romains, bien des choses. Vous avez vu d’abord que le reproche d’association pour les dîmes n’a pas pris naissance à Rome, n’a pas été forgé par l’accusateur ; que, comme nous le disons quelquefois dans nos défenses, ce n’est pas une accusation fabriquée chez soi à loisir, et que la circonstance du jugement a fait naître ; que ce reproche est ancien, qu’il est devenu public sous la préture de Verrès ; qu’il n’a pas été inventé à Rome par ses ennemis, mais transporté à Rome de la province. On peut voir aussi par là l’attachement de Verrés pour Apronius, et juger de l’aveu et même de la déclaration d’Apronius au sujet de Verrès. Le même fait peut encore vous apprendre que Verrès, dans sa province, n’a voulu remettre qu’à ses satellites les jugements qui intéressaient son honneur.
LXII. Quel est celui des juges qui, dès le début de l’accusation concernant les dîmes, n’a pas été persuadé que Verrès a envahi les biens et la fortune des laboureurs ? quel est celui qui n’a point senti sur-le-champ ce que j’ai prouvé, que Verrès a affermé les dîmes par une loi nouvelle, ou plutôt contre les lois, contre les usages et les règlements de ses prédécesseurs ? Mais quand nous n’aurions pas des juges aussi sévères, aussi zélés, aussi religieux, est-il quelqu’un qui, d’après l’excès des vexations, la perversité des ordonnances, l’iniquité des jugements, ne se soit pas décidé, n’ait pas depuis longtemps prononcé ? quand il se trouverait un juge moins scrupuleux, moins occupé des lois, de ses devoirs, des alliés et des amis de la république, pourra-t-il avoir des doutes sur la cupidité de Verrès, connaissant les gains énormes faits sur les dîmes, les conventions iniques arrachées par la violence et par la crainte ; sachant que les villes ont été contraintes de force et par autorité, par la peur des verges et de la mort, à remettre de si énormes bénéfices, non seulement à Apronius et à ses pareils, mais même aux esclaves de Vénus ? Dût-on être peu touché des dommages qu’ont essuyés les alliés, de la fuite des cultivateurs, de leurs désastres, de leur exil, de leur fin tragique, je n’en puis douter, quiconque apprendra par les registres des villes et par la lettre de L. Métellus, que la Sicile a été ravagée, que les terres ont été abandonnées, se convaincra qu’il est impossible de ne pas juger Verrès avec la plus grande sévérité. Quelqu’un pourrait-il encore refuser de croire tout ce que j’ai dit ? pourrait-il douter ? j’ai apporté les ajournements des procès intentés en présence de Verrès, au sujet de l’association pour les dîmes, procès dont il a arrêté la poursuite : peut-on désirer des preuves plus manifestes ?
Mais je ne doute pas, Romains, que je n’aie pleinement satisfait à ma tâche. Cependant j’irai plus loin encore : non pour que vous soyez plus convaincus que vous ne l’êtes sans doute, mais pour que l’accusé, mettant enfin des bornes à son audace, cesse enfin de croire qu’il peut acheter, ce qui pour lui fut toujours vénal, la bonne foi, les serments, l’équité, le devoir, la religion ; mais pour que ses amis cessent de dire ce qui pourrait nous nuire à tous dans l’esprit du peuple, nous rendre odieux, nous décrier, nous déshonorer. Eh ! quels sont ces amis ? Que l’ordre des sénateurs est à plaindre, et combien, par la faute de quelques hommes, il est en butte au mépris et à la haine ! Un Emilius Alba, qu’on peut voir tous les jours à l’entrée du marché, ose dire publiquement que Verrès a gagné sa cause, qu’il a acheté les juges, qu’il a donné à l’un quatre cent mille sesterces[13], à l’autre cinq cent mille[14], qu’a personne il n’a donné moins de trois cent mille[15] ! Et comme on lui répondait qu’il n’était pas possible que Verrès l’emportât, qu’une foule de témoins déposeraient, que d’ailleurs je plaiderais avec zèle : Quand tout le monde, reprit-il, dirait tout ce qu’on peut dire, si l’on ne produit des faits si évidents qu’il ne soit impossible de répondre, nous l’emportons. À la bonne heure, Alba ; j’accepte votre condition vous ne comptez pour rien dans un jugement les conjectures, les présomptions, la considération d’une vie antérieure, les témoignages des citoyens honnêtes ; pour rien l’autorité des villes, leurs registres : vous voulez des faits notoires. Je ne demande pas pour juges des Cassius ; je ne désire pas l’ancienne sévérité des jugements ; je ne réclame pas, Romains, votre équité, votre honneur, votre religion : je prendrai pour juge Alba, un homme qui se donne lui-même pour un mauvais bouffon, et qui, parmi les bouffons même, ne passe que pour un gladiateur. Telles sont les preuves que je produirai pour les dîmes, qu’Alba sera forcé de convenir que, dans ce qui regarde les blés et les biens des agriculteurs, son ami a exercé ouvertement un odieux brigandage.
LXIII. Vous prétendez, Verrès, avoir haussé l’adjudication des dîmes du territoire de Leontini. J’ai montré, dès le commencement, que celui-là là ne devait pas être réputé avoir haussé l’adjudication des dîmes, qui, en apparence, a adjugé les dîmes, mais qui, en effet, par ses conditions, par la loi qu’il a faite, par ses édits, et par les vexations des décimateurs, n’a pas même laissé aux agriculteurs les dîmes de leurs récoltes. J’ai encore montré que d’autres préteurs, avant vous, avaient haussé, et même plus haussé que vous, l’adjudication des dîmes du territoire de Léontini et d’autres territoires ; que cependant ils les avaient adjugées d’après la loi d’Hiéron ; qu’aucun agriculteur ne s’était plaint, et aucun ne devait se plaindre, puisqu’elles avaient été adjugées d’après une loi très équitable. L’agriculteur ne s’inquiéta jamais de l’adjudication des dîmes. Que cette adjudication soit portée haut ou non : il n’en doit ni plus ni moins. C’est suivant l’abondance des récoltes qu’on afferme les dîmes. Or, il est de l’intérêt du cultivateur qu’il ait assez de blés pour que l’adjudication des dîmes soit portée très haut ; pourvu qu’il ne donne pas plus que la dîme, il lui est avantageux que la dîme soit considérable. Mais, sans doute, vous voulez que votre principale défense soit d’avoir haussé l’adjudication des dîmes ; et vous avez affermé les dîmes du territoire de Léontini, un de ceux qui produisent le plus, deux cent seize mille boisseaux de blé. Si je prouve que vous auriez pu les affermer davantage, que vous n’avez pas voulu les adjuger à ceux qui enchérissaient sur Apronius, que vous les avez données à Apronius pour beaucoup moins que vous n’auriez pu les donner à d’autres ; si je le prouve, votre ancien ami, ou plutôt votre ancien amant, Alba lui-même, pourra-t-il vous absoudre ?
LXIV. Je dis donc que Q. Minucius, chevalier romain des plus considérés, avec d’autres personnes de la même distinction, a voulu ajouter, non pas mille, non pas deux mille, non pas trois mille, mais trente mille boisseaux aux dîmes du territoire de Léontini, aux dîmes uniques d’un seul territoire, et que vous ne leur avez point permis de prendre le bail, de peur de l’enlever à Apronius. Ou vous avez résolu de tout nier, ou vous ne nierez pas ce fait. La chose s’est passée publiquement, au milieu d’une grande assemblée à Syracuse : toute la province en est témoin, parce qu’on vient de tous côtés pour l’adjudication des dîmes. Si vous convenez de ce fait, ou si vous en êtes convaincu, voyez que de griefs contre vous, et de griefs accablants ! D’abord il est prouvé que l’adjudication vous regardait, qu’elle était à votre profit : autrement, pourquoi vouliez-vous qu’Apronius eût les dîmes du territoire de Léontini préférablement à Minucius ; Apronius, dis-je, nommé par tout le monde votre agent pour les dîmes ? Il est prouvé ensuite que vous avez fait un immense profit : car si trente mille boisseaux ne vous eussent point donné l’espérance d’une plus belle proie, Minucius eût sans doute pu donner ce bénéfice à Apronius, s’il eût voulu le recevoir. Sur quel butin ne comptait donc pas Verrès, puisqu’il a méprisé et dédaigné un bénéfice actuel si considérable, et qui ne lui coûtait aucune peine ? Ajoutez que Minucius lui-même n’eût jamais voulu prendre les dîmes portées aussi haut, si vous les aviez adjugées d’après la loi d’Hiéron ; il n’a été si loin que parce qu’il espérait tirer plus que les dîmes en vertu de vos nouveaux édits et de vos iniques jugements. Mais vous avez toujours permis à Apronius beaucoup plus que ne permettaient déjà vos édits mêmes. Quels devaient donc être les gains de celui qui avait droit de tout faire, puisqu’un autre qui n’eût pas eu le même droit, s’il eût été l’adjudicataire des dîmes, proposait un tel bénéfice ? Enfin, vous vous êtes certainement enlevé cette défense qui devait, selon vous, couvrir toutes vos malversations, toutes vos rapines ; vous ne pouvez plus dire : J’ai haussé l’adjudication ; j’ai travaillé pour le peuple de Rome ; j’ai pourvu à sa subsistance. On ne peut tenir ce langage, quand on ne peut nier qu’on ait adjugé les dîmes d’un seul territoire pour trente mille boisseaux de moins qu’on aurait pu les adjuger. Ainsi, quand même je vous accorderais que vous n’avez pas donné les dîmes à Minucius, parce que vous les aviez déjà adjugées à Apronius, car on prétend que c’est là ce que vous alléguez, et moi, j’attends, je désire, je souhaite que ce soit là votre défense ; quand cela serait, vous ne pouvez vous faire un mérite d’avoir haussé l’adjudication des dîmes, puisque vous convenez que d’autres voulaient la porter beaucoup plus haut.
LXV. Voilà donc, Romains, voilà l’avarice d’un infâme déprédateur, sa cupidité, sa perversité, son audace, démontrées, et démontrées jusqu’à l’évidence. Mais si je ne dis rien que ses amis et ses défenseurs n’aient déclaré eux-mêmes, que voulez-vous de plus ? À l’arrivée de L. Metellus en Sicile, Verrès, avec son remède universel, s’était fait des amis de tous les officiers de ce préteur : on s’adressa à Métellus ; Apronius fut cité à son tribunal. Il l’était par le sénateur C. Gallius, personnage distingué, qui demanda à L. Métellus de lui donner action contre Apronius en vertu de son édit, et de lui permettre de le poursuivre COMME AYANT ENLEVÉ LES BIENS À LEURS POSSESSEURS, DE FORCE ET PAR LA CRAINTE : formule du préteur Octavius, que Métellus avait employée à Rome, et qu’il employait encore dans sa province. C. Gallius n’obtient pas sa demande, L. Métellus allégant qu’il ne voulait pas rendre un jugement qui formerait un préjugé contre C. Verrès. Les officiers de la suite de Métellus n’étaient point ingrats ; ils soutenaient tous Apronius. C. Gallius, un sénateur romain, ne peut obtenir action de Métellus, son ami intime, en vertu de son édit. Je ne blâme point Métellus ; il a ménagé son ami, et, comme je lui ai entendu dire à lui-même, son parent. Je ne blâme point, dis-je, Métellus ; mais je suis surpris qu’il ait accablé, par un jugement direct et des plus rigoureux, un homme dont il craignait que des commissaires ne préjugeassent la cause. Car d’abord, s’il pensait qu’Apronius serait absous, avait-il à craindre qu’on préjugeât la cause de son ami ? Ensuite, s’il s’attendait à voir tout le monde persuadé que la condamnation d’Apronius était liée avec la cause de Verrès, il jugeait donc leurs causes inséparables, puisqu’il a déclaré que la condamnation d’Apronius formerait un préjugé contre Verrès. Ce seul acte prouve deux choses en même temps : et que les cultivateurs, forcés par la crainte et la violence, ont donné à Apronius beaucoup plus qu’ils ne devaient ; et qu’Apronius prêtait son nom à Verrès, puisque L. Métellus a déclaré qu’on ne pouvait condamner l’un sans prononcer contre la cupidité et les malversations de l’autre.
LXVI. Je viens maintenant à la lettre de Timarchide, affranchi et huissier de Verrès ; c’est par là que je vais finir toute cette partie de mon discours concernant les dîmes. Voici cette lettre, que nous avons trouvée à Syracuse, dans la maison d’Apronius, lorsque nous y avons cherché les registres. Elle a été envoyée, comme on le voit par cette lettre même, à l’époque où Verrès avait déjà quitté sa province : elle est écrite, durant le voyage, de la main même de Timarchide. Lisez la lettre de Timarchide. TIMARCHIDE, HUISSIER DE VERRÉS, À APRONIUS, SALUT. Je ne trouve pas à redire qu’il ait mis son titre en tête de sa lettre. Pourquoi les greffiers s’arrogeraient-ils seuls un pareil droit ? L. PAPIRIUS, GREFFIER. Je veux que les huissiers, les appariteurs, les licteurs en usent de même. VEILLE SOIGNEUSEMENT À TOUT CE QUI INTÉRESSE LA RÉPUTATION DU PRÉTEUR. Il recommande Verrès à Apronius, et l’exhorte à le défendre avec zèle contre ses ennemis. Votre réputation, Verrès, est bien à couvert et bien défendue, puisqu’elle est confiée à la vigilance et au crédit d’Apronius. TU AS DU COURAGE ET DE L’ÉLOQUENCE. Quels éloges pompeux Timarchide donne à Apronius ! Quels magnifiques éloges ! qui pourrait ne pas louer un homme si estimé de Timarchide ? TU ES EN ÉTAT DE PRODIGUER L’OR. Oui, sans doute, Timarchide et Verrès, vous avez fait sur les blés des gains si considérables, que l’excédant doit nécessairement s’en être répandu sur le ministre de vos malversations. SAISIS-TOI DES NOUVEAUX GREFFIERS ET APPARITEURS ; COUPE, TAILLE AVEC L. VULTÉIUS, QUI PEUT BEAUCOUP. Voyez combien Timarchide compte sur ses talents, puisqu’il donne des leçons de perversité à Apronius lui-même ! Ces paroles, COUPE, TAILLE, ne paraît-il pas les tirer de la maison de son maître, comme pouvant s’appliquer à toute criminelle manœuvre ? JE VEUX QUE TU EN CROIES TON BON AMI, TON FRÈRE. Son compagnon du moins dans les gains iniques et dans les vols ; son pareil, son égal en infamie, en perversité, en audace.
LXVII. TU SAURAS TE RENDRE CHER À LA NOUVELLE COHORTE PRÉTORIENNE. Qu’est-ce à dire, À LA NOUVELLE COHORTE ? à quoi tendent ces mots, Timarchide ? instruisez-vous Apronius ? est-ce par vos conseils ou de lui-même qu’il était entré dans la cohorte de votre préteur ? EMPLOIE LES MOYENS LES PLUS PROPRES A SÉDUIRE. Quelle impudence ne devait pas avoir dans sa domination un homme qui se montre si effronté dans sa fuite ? Il dit qu’on peut tout faire avec de l’argent : donne, prodigue, séduis, si tu veux triompher. Ce conseil de Timarchide à Apronius me révolterait moins s’il ne donnait pas les mêmes leçons à son maître. ON EST TOUJOURS SUR DE L’EMPORTER QUAND TU SOLLICITES. Oui, SOUS la préture de Verrès, mais non sous celle de Sacerdos, de Péducéus, de Métellus lui-même. TU LE SAIS, MÉTELLUS EST UN HOMME DE SENS. Voilà ce qu’il est impossible de souffrir, qu’un esclave fugitif, un Timarchide, se permette de plaisanter sur un homme aussi vertueux que Métellus, qu’il attaque son esprit, qu’il le tourne en ridicule. SI TU AS POUR TOI VULTÉIUS, TU FERAS, EN TE JOUANT, TOUT CE QUE TU VOUDRAS. Ici Timarchide se trompe en pensant que Vultéius puisse être gagné par argent, ou que Métellus se gouverne dans sa préture au gré d’un seul homme ; mais son erreur, il l’a prise encore dans la maison de son maître. Il avait vu bien des gens, par lui ou par d’autres, faire auprès de Verrès, en se jouant, tout ce qu’ils voulaient ; il s’est imaginé que tous les magistrats offraient les mêmes facilités. Vous obteniez de Verrès tout ce que vous demandiez, facilement, en vous jouant, parce que vous connaissiez bien les espèces de jeux auxquels il se plaisait. ON EST VENU À BOUT DE PERSUADER À METELLUS ET À VULTÉIUS QUE TU AVAIS RUINÉ LES AGRICULTEURS. Qui est-ce qui s’en prenait à Apronius, lorsqu’il avait ruiné un agriculteur ; ou à Timarchide, lorsqu’il avait reçu de l’argent, soit pour juger un procès, soit pour décider une affaire, soit pour donner des ordres, soit pour accorder des grâces ; ou au licteur Sestius, lorsqu’il avait tranché la tête à un homme innocent ? Personne. Tout le monde s’en prenait à ce Verrès dont tout le monde veut aujourd’hui voir la condamnation. ILS LUI ONT REBATTU AUX OREILLES QUE TU ÉTAIS L’ASSOCIÉ DU PRÉTEUR. Voyez-vous, Verrès, combien ce reproche était répandu, puisque même Timarchide l’appréhende ? M’accorderez-Vous que je ne forge pas ce délit contre vous, puisque votre affranchi cherchait dès lors à vous en justifier ? Votre affranchir, votre huissier, étroitement lié avec vous et avec votre fils, votre homme de confiance, écrit à Apronius que la voix publique a dénoncé à Metellus une association entre vous et Apronius pour les dîmes. TACHE DE L’INSTRUIRE DE LA MÉCHANCETÉ DES AGRICULTEURS ; ILS AURONT À S’EN REPENTIR, S’IL PLAÎT AUX DIEUX. Eh ! d’où vient, grands dieux ! cette haine, cette animosité contre les agriculteurs ? quelle en peut être la cause ? quel si grand mal les agriculteurs ont-ils fait à Verrès, pour que même son affranchi, son huissier, les poursuive dans cette lettre avec tant d’acharnement ?
LXIII. Je ne vous aurais pas fait lire, Romains, la lettre de ce vil esclave, si je n’eusse voulu par là vous faire connaître les principes et les maximes de toute la maison de Verrès. Voyez-vous les avis qu’il donne à Apronius ? voyez-vous par quelles largesses il lui conseille de s’insinuer dans l’amitié de Métellus ; comme il lui recommande de corrompre Vultéius, de gagner par argent les greffiers et les huissiers ? Il lui enseigne ce qu’il a vu ; c’est un étranger à qui il apprend ce qu’il a lui-même appris dans la maison de son maître. Mais il se trompe en un seul point ; c’est de croire qu’on parvient à l’amitié de tout le monde par les mêmes voies. Quoique j’aie des raisons pour n’être pas content de Métellus, je dirai néanmoins ce qui est vrai. Apronius ne pourrait gagner Métellus, comme il a fait Verrès, ni par de l’argent, ni par des festins, ni par des femmes, ni par des propos obscènes et licencieux : moyens par lesquels il s’était, non pas insinué peu à peu et insensiblement dans l’amitié du préteur, mais emparé aussitôt de toute sa personne et de toute sa préture. Pour ce qu’il appelle la cohorte de Métellus, quelle raison avait-il de la corrompre, puisqu’on n’en tirait pas de commissaires contre les agriculteurs ? Timarchide écrit que le fils de Métellus n’est encore qu’un enfant ; mais il se trompe fort : on n’a pas le même accès auprès de tous les fils de préteurs. Non, Timarchide, le fils de Métellus, dans sa province, n’est pas un enfant, mais un jeune homme sage et honnête, digne de son rang et de son nom : quant au jeune fils de Verrès, je ne dirais pas comment il s’est conduit dans la province, si je croyais que ce fût la faute du fils et non celle du père. Quoi ! Verrès, vous vous connaissiez, vous connaissiez votre vie, et vous meniez avec vous en Sicile un fils qui approchait de l’adolescence, en sorte que, son caractère l’eût-il détourné des vices de son père et des désordres de sa famille, l’habitude et l’éducation ne lui eussent pas permis de dégénérer ! En lui supposant le naturel heureux d’un C. Lélius, d’un M. Caton, que peut-on attendre ou que peut-on faire de bon d’un fils qui a vécu au milieu des débauches de son père, qui n’a jamais vu de repas honnête et sobre, qui, durant trois ans, à son âge, s’est trouvé tous les jours à table avec des femmes impudiques et des hommes dissolus ; qui n’a jamais rien entendu de son père qui pût le rendre meilleur et plus sage, ne lui a jamais vu rien faire qu’il pût imiter sans s’attirer le honteux reproche d’être semblable à son père ?
LXIX. Et en cela, Verrès, vous avez fait tort, non seulement à votre fils, mais encore à la république. Non, ce n’était pas pour vous seul, mais pour la patrie, que vous aviez des enfants ; ce n’était pas pour votre seul plaisir, mais pour qu’ils fussent un jour utiles à l’État. Vous auriez dû instruire votre fils et le former sur les maximes de nos ancêtres, d’après les lois de cette ville, et non d’après vos infamies et vos désordres : d’un père lâche, dissolu et pervers, nous aurions un fils actif, sage et vertueux ; la république vous devrait quelque chose. Mais vous donnez à l’État, pour vous remplacer, un autre vous-même : peut-être même il sera pire, s’il est possible ; car vous êtes devenu tel non à l’école d’un père livré à la débauche, mais à celle d’un voleur de deniers publics, d’un corrupteur de suffrages. Que ne devons-nous pas attendre de ce jeune homme, votre fils par la naissance, votre disciple par l’habitude de vous imiter, votre semblable par le caractère ? Ce n’est pas, juges, que je ne le visse volontiers devenir sage et vertueux, car je m’inquiète peu de l’inimitié qui pourra exister entre lui et moi. Si je me montre intègre dans toutes les circonstances de ma vie, si je ne me démens pas, en quoi son inimitié pourra-t-elle me nuire ? Mais si je ressemble en quelque chose à Verrès, je ne manquerai pas plus d’ennemis qu’il n’en a manqué lui-même. En effet, Romains, la république doit être assez bien constituée (et elle le sera avec de sévères tribunaux) pour qu’un coupable ne puisse manquer d’ennemis, et qu’un ennemi ne puisse nuire à un homme innocent. Je n’ai donc aucune raison pour ne pas vouloir que le fils de Verrès renonce aux désordres et aux vices de son père. La chose est difficile, mais peut-être n’est-elle pas impossible, surtout si, comme à présent, il est surveillé par les amis de son père, puisque le père est si lâche et si indifférent. Mais je me suis écarté, plus que je ne voulais, de la lettre de Timarchide. J’avais promis de terminer par cette lecture ce qui regarde le blé dîmé ; vous avez vu quelle immense quantité de grains Verrès a, pendant trois ans, soustraite ainsi à la république et enlevée aux cultivateurs.
LXX. Je dois, juges, vous parler maintenant du blé acheté, c’est-à-dire, du vol de Verrès le plus effronté et le plus grave. Je traiterai brièvement cette seconde partie : prêtez-moi votre attention : je ne dirai rien qui ne soit aussi important qu’incontestable. Verrès devait acheter du blé dans la Sicile en vertu d’un sénatus-consulte, en vertu des lois Térentia et Cassia concernant les blés. Il est deux sortes de blés qu’on achète : c’est ou une seconde dîme qu’on oblige de vendre, ou une certaine quantité de grains qui doivent être aussi vendus, répartie dans une juste proportion sur toutes les villes. La quantité de blé de la seconde dîme est réglée sur la première ; l’autre sorte de blé consiste en huit cent mille boisseaux que nous achetons tous les ans. Le prix, pour l’un, est fixé à trois sesterces par boisseau ; à quatre pour l’autre. Ainsi, pour ce dernier, on donnait à Verrès, chaque année, trois millions deux cent mille sesterces qu’il devait payer aux agriculteurs ; on lui en donnait, pour le premier, environ neuf millions. Ainsi, pendant trois ans, on a assigné à Verrès, pour tous les achats de blé en Sicile, près de trente-sept millions de sesterces. Cette somme immense, une somme donnée au préteur sur un trésor pauvre et épuisé, donnée pour acheter le blé nécessaire à notre subsistance, aux premiers besoins de la vie ; donnée pour payer les agriculteurs siciliens auxquels la république imposait de si grandes charges ; je le soutiens, Verrès, vous l’avez tellement dissipée, que je puis vous convaincre, si je le veux, de l’avoir détournée et transportée tout entière dans votre maison : car, d’après la manière dont vous l’avez administrée, je puis, sans peine, démontrer ce que j’avance à tout juge équitable. Mais je considérerai ce que je me dois à moi-même ; je me rappellerai dans quel esprit, dans quelle vue je me suis chargé de cette cause publique. Je ne vous traiterai pas en accusateur ; je ne supposerai rien ; je ne chercherai à rien persuader à personne que je ne me sois auparavant persuadé à moi-même. Dans cette somme donnée sur le trésor, je vois, juges, trois espèces de vols. D’abord Verrès l’ayant placée sur les compagnies chargées de la lui fournir, en a tiré un intérêt de deux centièmes ; ensuite il n’a rien payé à la plupart des villes pour le blé ; enfin, s’il a payé à quelques villes, il a retenu de la somme tout ce qu’il a voulu ; il n’a remis à aucune d’elles ce qu’il devait lui remettre.
LXXI. Et d’abord, Verrès, je vous le demande, vous à qui, d’après la lettre de Carpinatius, les fermiers de nos domaines ont fait des remerciements : avez-vous trafiqué d’un argent public, qui vous était assigné sur le trésor, sur les revenus du peuple romain ; qui vous était donné pour acheter du blé ? cet argent vous a-t-il rapporté deux centièmes ? Vous le nierez, je n’en doute pas ; l’aveu en serait aussi honteux que dangereux. Je sens combien il est difficile de prouver ce chef d’accusation. Quels témoins invoquerai-je ? les fermiers de nos domaines ? mais Verres les a traités avec honneur : ils se tairont. Produirai-je des lettres ? mais elles ont été soustraites d’après un arrêté des décimateurs. Que ferai-je donc ? faute de témoins et de lettres, passerai-je sous silence un délit aussi grave, et qui annonce tant d’audace et tant d’impudence ? Non, sans doute. Je prendrai pour témoin… Qui ? L. Vettius Chilon, de l’ordre équestre, personnage d’un rare mérite et d’une haute considération. Il est allié de Verrès, et son ami si intime que, quand même il ne serait pas honnête homme, ce qu’il dirait contre lui serait d’un très grand poids ; mais il est si honnête homme que, quand même il serait son ennemi déclaré, on devrait ajouter foi à sa déposition. Verrès paraît interdit ; il est impatient de savoir ce que dira Vettius. Il ne dira rien pour la circonstance, rien de sa propre volonté ; rien de manière qu’il soit libre de le dire ou de ne pas le dire. Il a écrit une lettre en Sicile à Carpinatius, lorsqu’il était chef d’une compagnie de fermiers, chef de la ferme des pâturages publics. J’ai trouvé cette lettre à Syracuse chez Carpinatius, parmi plusieurs autres lettres envoyées de Rome ; je l’ai trouvée à Rome parmi les copies des lettres écrites en province, chez Tullius, un des chefs de la ferme, ami intime de Verrès. Voyez, je vous prie, par cette lettre, avec quelle impudence il a mis à intérêt pour lui-même l’argent du trésor. LETTRE DE L. VETTIUS, L. SERVILIUS, C. ANTISTIUS, CHEFS DE LA FERME. Vous l’entendez, Verrès ; Vettius dit qu’il suivra vos démarches ; qu’il examinera comment vous rendrez vos comptes au trésor : si vous ne remettez pas au peuple l’argent que vous aura produit l’intérêt, il veut que vous le rendiez à la ferme. Pouvons-nous, avec ce témoin, pouvons-nous, avec la lettre de L. Servilius et de C. Antistius, chefs de la ferme, personnages de la première distinction, pouvons-nous, avec le témoignage de la ferme dont nous produisons les lettres, pouvons-nous, dis-je, prouver ce que nous avançons ? ou faut-il chercher encore des preuves plus fortes et plus imposantes ?
LXXII. Vettius, votre intime ami, Vettius, votre allié, dont vous avez épousé la sœur ; Vettius, frère de votre femme, frère de votre questeur, dépose contre vous du vol le plus impudent, du péculat le plus avéré : car quel autre nom donner au trafic criminel des deniers publics ? Lisez LA SUITE DE LA LETTRE. Vous venez de l’entendre, Verres, Vettius dit que votre greffier a rédigé les conditions de ce trafic ; les chefs de la ferme le menacent aussi dans leur lettre. Les deux chefs de la ferme, associés alors à Vettius, étaient par hasard greffiers. Ils sont fort mécontents qu’on leur ait arraché deux centièmes ; et leur mécontentement est fondé : car qui se permit jamais une pareille malversation ? Quel magistrat entreprit jamais, ou crut qu’il fût possible de tirer de l’argent, c’est-à-dire, un intérêt, des fermiers de nos domaines, à qui le sénat laissa plus d’une fois de l’argent pour les soulager ? Non, certes, Verrès n’aurait aucun espoir d’être absous, s’il était jugé par les fermiers de nos domaines, c’est-à-dire, par les chevaliers romains. Il doit avoir encore moins d’espoir en se voyant accusé devant des sénateurs, qui seront d’autant plus sévères, qu’il est plus beau d’être touché des torts faits à autrui, que de ceux qui nous regardent. Que pouvez-vous répondre, Verrès, à ces reproches ? Nierez-vous le fait, ou entreprendrez-vous de justifier votre conduite ? Pouvez-vous nier le fait, lorsque vous êtes convaincu par l’autorité d’une telle lettre, par tant de témoins pris parmi les fermiers de nos domaines ? Essayerez-vous de justifier votre conduite ? Certes, si je montrais que, dans votre province, vous avez fait valoir votre argent, et non celui du peuple romain, vous ne pourriez échapper : mais, qu’il vous fût permis de faire valoir l’argent de notre trésor, un argent qui vous était donné pour le blé, un argent dont vous avez fait payer l’intérêt aux fermiers de l’État, à qui le persuaderez-vous ? Je ne parle pas des autres ; vous-même, vous ne fîtes jamais rien qui portât un plus grand caractère d’effronterie et de perversité. Non, juges, je ne puis dire que le délit, dont je vais bientôt vous entretenir, de n’avoir absolument bien payé au plus grand nombre des villes pour leur blé ; je ne puis dire que ce délit, tout étrange qu’il paraisse, annonce plus d’audace ou plus d’impudence. Le vol est plus considérable peut-être ; mais certainement l’effronterie n’y est pas moindre. Et puisque j’en ai dit assez sur cette usure criminelle, je vais maintenant, juges, vous parler de toutes ces autres sommes détournées à son profit.
LXXIII. Il est dans la Sicile plusieurs villes opulentes et illustres, parmi lesquels les il faut compter surtout celle d’Halèse. Vous n’en trouverez aucune dont la fidélité soit plus constante, dont les richesses soient plus grandes, dont l’autorité soit d’un plus grand poids. Verrès l’avait assujettie à vendre tous les ans soixante mille boisseaux de blé ; au lieu de blé, il exigea d’elle de l’argent, selon la valeur du blé, en Sicile, et retint tout l’argent qu’il avait reçu du trésor. Je fus étonné, juges, la première fois que cette malversation me fut démontrée dans le sénat d’Halèse par le citoyen de cette ville qui a le plus de talents, de lumières et de considération, par Énéas, que le sénat avait chargé, au nom de la ville, de nous remercier, mon cousin et moi, et de nous donner des renseignements sur la cause. Il nous dit que le préteur, après s’être emparé de tout le blé par le moyen des dîmes, s’était fait un usage et une règle d’exiger de l’argent des villes, de rejeter leur blé, et d’envoyer à Rome, sur les provisions de grains pillées à son profit, tout ce qu’il en fallait envoyer. Je demande les comptes, je regarde les registres ; je vois que les habitants d’Halèse, chargés de nous vendre soixante mille boisseaux de blé, n’en avaient pas fourni un seul grain, mais avaient remis de l’argent à Volcatius, à Timarchide, au greffier. Je découvre, juges, une malversation d’une nouvelle espèce : le préteur qui devait acheter du blé n’en achète pas, mais le vend ; l’argent qu’il devait distribuer aux villes, il le détourne, il le garde pour lui. Cela ne me paraissait plus un simple vol, mais un abus énorme et monstrueux : rejeter le blé des villes, accepter le sien ; après avoir accepté ce blé, y mettre un prix ; le prix qu’il y avait mis, le faire payer aux villes ; recevoir de l’argent du peuple romain, et le garder pour soi.
LXXIV. Combien un seul vol ne renferme-t-il pas de genres de malversation ! que si je les développais tous, l’accusé ne pourrait plus faire un pas. Vous rejetez, Verrès, le blé de Sicile. Mais quel blé envoyez-vous donc vous-même ? avez-vous une Sicile particulière, qui puisse vous fournir du blé d’une autre espèce ? Lorsque le sénat statue, et que le peuple ordonne qu’on achètera du blé dans la Sicile, ils entendent, je crois, qu’on doit envoyer de Sicile du blé sicilien. Vous, Verrès, lorsque vous rejetez tout le blé des villes de Sicile, en envoyez-vous à Rome d’Égypte ou de Syrie ? Vous rejetez le blé d’Halèse, de Céphalède, de Thermes, d’Amestra, de Tyndare, d’Herbite, de bien d’autres villes encore. Comment est-il arrivé que les territoires de ces peuples, sous votre préture, portassent du blé d’une espèce qu’ils n’avaient jamais portée auparavant ; du blé qui ne pût être accepté, ni par moi, ni par vous, ni par le peuple romain, surtout lorsque les entrepreneurs des blés avaient envoyé à Rome du blé dîmé de la même année, pris sur les mêmes territoires ? Comment est-il arrivé que, du même grenier, le blé dîme fût accepté, et que le blé acheté ne le fût pas ? Peut-on douter que toute cette manœuvre de rejeter le blé n’ait été un moyen d’extorquer de l’argent ? À la bonne heure, vous rejetez le blé d’Halèse, vous acceptez celui d’un autre peuple ; achetez donc celui qui vous plaît, et laissez les peuples dont vous avez rejeté le blé. Mais vous exigez des villes dont vous ne voulez pas le blé, tout l’argent qui vous est nécessaire pour le blé que vous devez à d’autres. Votre dessein est-il douteux ? Les registres publics d’Halèse m’apprennent que les habitants vous ont donné quinze sesterces[16], par médimne. Ceux des plus riches agriculteurs prouveront que, dans le même temps, personne en Sicile n’a vendu le blé à un plus haut prix.
LXXV. Quelle est donc cette conduite, ou plutôt cette extravagance, de rejeter le blé d’un pays où le sénat et le peuple ont voulu qu’on en achetât, de rejeter le blé pris au même tas dont vous-même avez accepté une partie sous le nom de dîmes ; et ensuite, d’extorquer de l’argent des villes pour acheter du blé, lorsque vous en avez reçu de notre trésor ? La loi Térentia vous ordonnait-elle d’acheter du blé aux Siciliens avec l’argent des Siciliens, ou avec celui du peuple romain ?
Il est facile de voir que l’accusé a détourné à son profit tout l’argent de notre trésor qu’il devait donner aux villes pour le blé : car enfin, Verrès, vous prenez des villes quinze sesterces par médimne, ce qui était alors le prix du médimne ; vous retenez dix-huit sesterces, ce qui est le prix auquel le blé de Sicile est estimé en vertu de la loi. Agir de la sorte, n’est-ce pas comme si vous n’eussiez point rejeté le blé, que vous l’eussiez accepté et reçu, que vous eussiez gardé tout l’argent de notre trésor sans rien payer à aucune ville, lorsque l’estimation de la loi est telle que les Siciliens ne devaient pas s’en plaindre dans les autres temps, et que même ils devaient s’en louer sous votre préture ? En effet, le boisseau est estimé trois sesterces par la loi, et il était vendu deux sesterces sous votre préture, comme vous vous en applaudissiez dans beaucoup de lettres écrites à vos amis. Mais je suppose qu’on l’ait vendu trois sesterces, puisque vous les avez exigés des villes par boisseau : vous qui pouviez faire le plus grand plaisir aux agriculteurs en payant aux Siciliens ce qui vous avait été prescrit par le peuple romain, non seulement vous les avez frustrés de ce qu’ils devaient recevoir, vous en avez exigé même ce qu’ils ne devaient pas donner.
Tous ces faits, juges, sont prouvés par les registres des villes, et par les dépositions faites en leur nom ; on n’y trouvera rien qui soit supposé, rien qui soit imaginé pour le besoin du moment. Tout ce que nous disons est mis et porté par ordre dans les comptes des peuples, et ces comptes ne sont ni raturés, ni embrouillés, ni écrits à la hâte, mais faits en règle et en bonne forme. Greffier, lisez les comptes des habitants d’Halèse. À qui dites-vous qu’on a donné de l’argent ? Parlez, parlez plus haut. À VOLCATIUS, À TIMARCHIDE, À MEVIUS.
LXXVI. Quoi ! Verrès, vous ne vous êtes pas même réservé cette défense, que ce sont les entrepreneurs des blés qui ont réglé toute cette affaire, qui ont rejeté le blé, qui se sont arrangés avec les villes pour de l’argent, qui ont reçu de vous de l’argent au nom des villes, et qui ensuite ont acheté eux-mêmes du blé à leur compte ; que cela ne vous regarde en rien ? Ce serait assurément une défense misérable pour un préteur de dire : Je n’ai reçu ni examiné de blés, j’ai laissé aux entrepreneurs toute liberté de rejeter et d’accepter ; ils ont fait donner de l’argent aux villes, et ont reçu de moi celui que j’aurais dû donner aux peuples. Ce serait là, je le répète, une défense misérable ; mais enfin quelle qu’elle soit, vous ne pouvez vous en servir, quand vous le voudriez. Volcatius, vos délices, les délices de vos amis, vous empêchent de parler d’entrepreneur des blés. Timarchide, l’appui de votre maison, ruine votre défense, puisque la ville d’Halèse lui a compté de l’argent en même temps qu’à Volcatius. Enfin votre greffier avec son anneau d’or, qu’il doit à ses rapines, ne vous permet pas de recourir à ce moyen. Que vous reste-t-il donc, sinon de convenir que vous avez envoyé à Rome du blé acheté avec l’argent de la Sicile, et que l’argent de notre trésor, vous l’avez détourné dans vos coffres ?
Ô habitude de mal faire, que tu as d’attrait pour des hommes pervers et audacieux, quand ils n’ont pas été punis, et que l’impunité a produit la licence ! Ce n’est pas aujourd’hui pour la première fois que Verrès est accusé de ce genre de péculat ; mais c’est d’aujourd’hui enfin qu’il en est convaincu. Lorsqu’il était questeur, nous lui avons vu recevoir de l’argent du trésor pour fournir à l’entretien d’une armée consulaire, et peu de mois après, l’armée et le consul étaient entièrement dépouillés. Cette malversation énorme a été comme ensevelie et perdue dans les ténèbres épaisses dont la république était alors enveloppée. Il a géré une seconde fois sous Dolabella une questure qui lui était échue par succession ; il s’est approprié des sommes d’argent considérables mais il a brouillé le compte qu’il en devait rendre en le mêlant avec la condamnation de Dolabella. Nommé préteur de Sicile, on lui a remis des sommes immenses : il ne les a point détournées peu à peu d’une main timide par de honteux larcins ; il a englouti à la fois tout cet argent du trésor. C’est ainsi que la mauvaise habitude de Verrès ne trouvant pas de frein, un vice qui, chez lui, n’est que trop naturel, va croissant toujours, au point que lui-même ne saurait plus mettre de bornes à son audace. Il est donc enfin convaincu, et manifestement convaincu, des plus graves malversations, et les dieux me semblent avoir ainsi voulu, en permettant qu’il comblât la mesure, et lui infliger la peine due à ses derniers forfaits, et venger Carbon et Dolabella de ses premiers crimes.
LXXVII. Ici, Romains, se présente une réflexion nouvelle qui dissipe tous les doutes sur les vexations qui regardent les dîmes. Je ne dirai pas, Verrès, qu’une infinité d’agriculteurs, n’ayant pas de quoi fournir à la seconde dîme et aux huit cent mille boisseaux de blé qu’ils devaient vendre au peuple romain, ont acheté du blé à Apronius, votre agent ; ce qui prouve que vous n’aviez rien laissé aux agriculteurs. Je passe ce fait démontré par une foule de dépositions ; mais quoi de plus incontestable que, pendant trois ans, vous avez eu en votre pouvoir et dans vos magasins tout le blé de la Sicile, toutes les récoltes des terres sujettes au dîmes ? En effet, lorsque vous exigiez de l’argent des villes au lieu de blé, où preniez-vous du blé pour l’envoyer à Rome, si vous ne possédiez pas tout le blé de la Sicile, si vous ne le teniez pas dans vos magasins ? Ainsi, le premier gain que vous avez fait dans cette partie, c’est le blé même que vous aviez enlevé aux cultivateurs. Le second gain, c’est que ce blé, amassé pendant trois ans par des voies iniques, vous l’avez vendu, non une fois, mais deux ; c’est que vous avez vendu, à deux différents prix, un seul et même blé, d’abord aux villes dont vous avez exigé quinze sesterces par médimne, ensuite au peuple romain, à qui vous avez pris, par médimne, dix-huit sesterces pour le même blé.
Mais vous avez, direz-vous, accepté le blé des peuples de Centorbe, d’Agrigente, de quelques autres villes encore, et vous leur avez donné de l’argent. À la bonne heure, qu’il y ait quelques villes, dans le nombre, dont vous n’ayez pas voulu rejeter le blé. Mais enfin avez-vous payé à ces villes tout l’argent qui leur était dû pour leur blé ? Trouvez-nous, je ne dis pas un seul peuple, mais un seul agriculteur ; voyez, cherchez, regardez de tous côtés ; examinez si, par hasard, il en est quelqu’un, dans une province que vous avez gouvernée pendant trois ans, qui ne désire votre condamnation. Oui, parmi ces agriculteurs qui ont contribué pour votre statue, nommez-en un seul qui dise avoir reçu, pour son blé, toute la somme qu’on devait lui payer. Je le soutiens, juges, il ne s’en trouvera pas un qui le dise.
LXXVIII. De tout l’argent que vous deviez payer aux cultivateurs, on faisait des déductions pour certains articles, pour les droits d’examen et de change, pour je ne sais quel entretien de cire. Ce ne sont pas là, Romains, des noms de droits réels, mais des noms de vols iniques. Car quel droit de change peut-il y avoir dans une province où tous les peuples ont la même monnaie ? Et qu’appelle-t-il entretien de cire ? comment ce nom est-il entré dans les comptes d’un magistrat, dans un compte de finances publiques ? Il est une troisième déduction qui s’est faite comme si elle eût été, non seulement permise, mais ordonnée ; non seulement ordonnée, mais nécessaire. On tirait sur la somme totale deux cinquantièmes pour le greffier.
Quel exemple, quelle loi, quel arrêté du sénat, quel principe d’équité, vous ont autorisé à permettre à votre greffier de prendre tout cet argent, ou sur les biens des agriculteurs, ou sur les revenus du peuple romain ? Car si l’on peut, sans injustice, prendre cet argent aux agriculteurs, il faut le remettre au peuple romain, surtout dans de tels embarras du trésor. Mais si le peuple romain voulait, et s’il était juste qu’on payât les cultivateurs, votre appariteur s’enrichira-t-il à leurs dépens, pour suppléer aux gages modiques qu’il reçoit du peuple ? Et Hortensius, à ce sujet, animera-t-il contre moi l’ordre des greffiers ? dira-t-il que j’attaque et veux détruire leurs droits et leurs privilèges ? comme si cette gratification accordée aux greffiers était appuyée d’une seule loi ou d’un seul exemple. Faut-il remonter aux temps anciens ? faut-il parler de ces greffiers que l’on sait avoir été des modèles de probité et d’intégrité ? Les anciens exemples, je le sais, ne sont plus reçus et ne sont plus regardés que comme des fictions, des fables ; je m’arrêterai donc à nos temps de corruption. Il n’y a pas longtemps, Hortensius, que vous avez été questeur ; vous pouvez dire ce qu’ont fait vos greffiers ; voici ce que je dis des miens (c’étaient deux hommes remplis de probité, L. Mamilius et L. Sergius) dans la même province de Sicile, lorsque je payais aux villes leur blé, on n’a déduit ni ces deux cinquantièmes, ni même un seul sesterce pour personne.
LXXIX. Pour moi, Romains, si les greffiers m’eussent demandé une pareille gratification, s’ils y eussent seulement pensé, oui, je l’avouerais, ce serait à moi seul qu’il faudrait en faire un crime. Et pourquoi ferait-on une déduction pour un greffier, et non plutôt pour le muletier qui apporte la somme, pour le courrier qui l’annonce, pour l’huissier qui avertit de la venir prendre, pour l’appariteur ou l’esclave de Vénus qui la transporte à la caisse ? Quelle peine le greffier s’est-il donnée dans cette affaire, ou quel avantage a-t-il procuré, pour qu’on lui accorde un si fort salaire, je dis même pour qu’on lui abandonne quelque portion d’une somme si considérable ? L’ordre des greffiers est un ordre honorable. Qu’est-ce qui le nie ? ou qu’est-ce que cela fait à la chose ? C’est un ordre honorable, parce qu’on remet à leur foi les registres publics et les actes des magistrats. Aussi demandez aux greffiers qui sont dignes de cet ordre, qui sont pères de famille, pleins de probité et de vertu, ce que veulent dire ces cinquantièmes ; vous verrez qu’une pareille gratification leur paraît aussi nouvelle qu’odieuse. Citez-moi ces greffiers, si vous le voulez ; mais n’allez pas chercher ceux qui, ayant grossi peu à peu leur fortune aux dépens de nos dissipateurs et par de méprisables gratifications obtenues sur le théâtre, ont acheté une charge de greffier, et ont cru passer du premier ordre des histrions sifflés dans le second ordre des citoyens. Je prendrai, Hortensius, je prendrai pour juges de notre discussion les greffiers qui voient avec peine ces sortes de gens dans leur corps. Au reste, si nous trouvons beaucoup de sujets ineptes ou pervers dans le premier ordre de l’État, dans un ordre où l’on doit voir la récompense du talent et de la vertu, serons-nous surpris qu’il se rencontre de misérables gens dans une profession à laquelle tout le monde peut parvenir avec de l’argent ?
LXXX. Quand vous convenez, Verrès, que vous avez permis à votre greffier de prendre sur les deniers du trésor un million trois cent mille sesterces, croyez-vous qu’il vous reste quelque défense ? croyez-vous qu’on puisse souffrir une telle conduite ; qu’aucun de vos défenseurs mêmes entende avec plaisir que, dans une ville où un personnage consulaire, d’une naissance illustre, Caïus Caton, s’est vu condamné à une restitution de dix-huit mille sesterces, dans cette même ville vous avez, sur un seul article, accordé à votre appariteur un million trois cent mille sesterces ? Voilà, sans doute, ce qui lui a mérité cet anneau d’or dont vous l’avez gratifié en pleine assemblée récompense donnée avec une singulière effronterie, et qui paraissait aussi nouvelle à tous les Siciliens qu’elle me semblait incroyable à moi-même. Souvent, il est vrai, nos généraux, après avoir vaincu les ennemis et rendu à l’État d’importants services, ont décoré publiquement leurs secrétaires de l’anneau d’or ; mais vous, après quels services, après quelle victoire avez-vous osé convoquer une assemblée pour accorder le même honneur ? Et vous ne vous êtes pas contenté d’honorer d’un anneau d’or votre greffier ; vous avez donné une couronne, une écharpe et un collier à Q. Rubrius, homme d’un vrai mérite et bien différent de vous, que sa vertu, son rang, et ses richesses distinguent également ; à M. Cossutius, personnage des plus intègres et des plus honorables ; à M. Castritius, qui joint à beaucoup de talent un grand crédit et une grande considération. Que voulaient dire les récompenses accordées à ces trois citoyens romains ! Vous avez encore récompensé les plus puissants et les plus renommés des Siciliens, qui n’en ont pas été, contre votre espoir, moins ardents à vous poursuivre, mais qui sont venus déposer contre vous, quoique honorés par vous-même. Quelle victoire, je le répète, quelles dépouilles remportées sur les ennemis, quel butin fait sur eux, vous ont autorisé à distribuer ces récompenses ? Est-ce parce que, sous votre préture, une très belle flotte, le rempart de la Sicile et la défense de cette province, tombée au pouvoir de quelques bâtiments légers, a été brûlée par les mains des pirates ? est-ce parce que le territoire de Syracuse, sous votre administration, a été la proie des flammes allumées par la main des brigands maritimes ? est-ce parce que le forum de Syracuse a regorgé du sang des capitaines siciliens ? est-ce parce qu’un faible navire de pirates a vogué librement dans le port de Syracuse ? Je ne puis trouver la raison qui vous a jeté dans cette extravagance ; à moins peut-être que vous n’ayez voulu empêcher qu’on ne pût même oublier vos succès malheureux.
Vous avez donc décoré votre greffier d’un anneau d’or, et vous avez convoqué une assemblée pour lui décerner cette récompense. De quel front l’avez-vous fait, lorsque vous aperceviez dans l’assemblée ceux même aux dépens desquels cet anneau d’or était donné, qui avaient quitté leurs anneaux d’or et les avaient ôtés à leurs enfants, pour que votre greffier eût de quoi soutenir le nouvel honneur que vous lui confériez ? Mais comment donc avez-vous annoncé votre présent ? est-ce par la formule antique de nos généraux ? PUISQUE VOUS VOUS ÊTES DISTINGUÉ DANS LE COMBAT, À LA GUERRE, DANS LES EXPLOITS MILITAIRES… exploits dont il n’a pas même été fait mention sous votre préture. Ou bien : PUISQUE VOUS N’AVEZ JAMAIS MANQUÉ DE ME SERVIR DANS MA CUPIDITÉ ET DANS MES DISSOLUTIONS, ET QUE VOUS AVEZ PARTAGÉ TOUTES LES INFAMIES, SOIT DE MA LIEUTENANCE, SOIT DE MA PRÉTURE, À ROME ET EN SICILE ; POUR CES MOTIFS, ET APRÈS VOUS AVOIR ENRICHI, JE VOUS GRATIFIE DE CET ANNEAU D’OR. Voilà la proclamation qui aurait convenu, puisque l’anneau d’or dont vous avez récompensé votre greffier ne décore pas un homme brave, mais un homme riche. Oui, ce même anneau qui, donné par un autre, serait une preuve de courage, donné par vous, en est seulement une de richesse.
LXXXI. J’ai parlé, Romains, du blé dimé et du blé acheté ; il me reste, et c’est la dernière partie de ce discours, à parler du blé estimé. La nature du vol, autant que l’énormité des sommes soustraites, devront d’autant plus exciter l’indignation, que, pour combattre cette accusation, on imagine, non une défense ingénieuse, mais le plus impudent aveu. Un sénatus-consulte et les lois permettaient au préteur de prendre du blé pour la subsistance de sa maison ; le sénat avait estimé ce blé à quatre sesterces par boisseau de froment et à deux sesterces par boisseau d’orge : Verrès, non content d’exiger plus de blé qu’il ne lui en était dû, força les cultivateurs à lui payer douze sesterces par boisseau de froment. Ce n’est pas de l’estimation en général qu’on lui fait un crime ; ne pensez pas, Hortensius, à nous répondre que plusieurs hommes de bien, intègres et irréprochables, ont souvent traité avec les cultivateurs et avec les villes, ont estimé ce qu’on leur devait pour l’entretien de leur maison, et ont pris de l’argent au lieu de blé. Je sais ce qui est d’usage, je sais ce qui est permis : je ne blâme rien dans la conduite de Verrès qui ait été déjà pratiqué par des citoyens vertueux. Ce que je blâme, Hortensius, c’est que le blé en Sicile ne valant que deux sesterces, comme l’annonce la lettre que Verrès vous a écrite, ou tout au plus trois sesterces, comme le prouvent toutes les dépositions et les registres des agriculteurs, Verrès ait exigé de ceux-ci douze sesterces par boisseau de blé. Voilà où est le crime ; non, le crime n’est pas d’avoir estimé le blé, ni même de l’avoir estimé douze sesterces, mais d’en avoir exigé plus qu’il ne vous était dû, et d’en avoir alors porté si haut la valeur.
LXXXII. Ce qui dans le principe a fait naître la coutume de l’estimation, ce n’est pas, Romains, l’avantage des préteurs ou des consuls, mais celui des agriculteurs et des villes. Aucun magistrat ne fut, dans l’origine, assez effronté pour demander de l’argent au lieu du blé qui lui était dû : cette coutume est certainement venue de l’agriculteur ou de la ville qui devait fournir le blé. Soit qu’ils eussent vendu leurs grains, soit qu’ils voulussent les garder, ou ne les pas transporter dans le lieu que l’on prescrivait, ils ont demandé, comme une faveur et une grâce, de pouvoir donner au lieu de blé la valeur en argent. Telle est l’origine de l’estimation ; c’est l’envie d’obliger et la condescendance de nos magistrats qui en ont introduit l’usage. Sont venus depuis des magistrats cupides, mais dont la cupidité, en cherchant une voie pour s’enrichir, s’est ménagé un moyen de défense. Ils ordonnaient toujours qu’on transportât leur blé dans les lieux les plus éloignés, et où le transport était le plus difficile, afin que la difficulté du charriage fît mettre l’estimation qu’ils voudraient. Sur ce point, il est alors plus aisé de blâmer un préteur que de l’accuser : nous pouvons trouver répréhensible la cupidité de celui qui agit ainsi, mais nous ne pouvons aussi facilement établir une accusation contre lui, parce qu’il doit être permis, ce semble, à nos magistrats de recevoir leur blé où ils veulent. Voilà peut-être ce qu’ont fait beaucoup d’entre eux, non pas toutefois les plus intègres, que nous connaissons par nous-mêmes ou par la tradition.
LXXXIII. Je vous le demande à présent, Hortensius, à laquelle de ces deux sortes de magistrats voulez-vous comparer Verrès et sa conduite ? Vous le comparerez, je le pense, à ceux qui, par bonté, ont accordé aux villes, comme une grâce, de donner de l’argent au lieu de blé. Oui, sans doute, les agriculteurs ont demandé à Verrès que, ne pouvant pas vendre le boisseau de blé trois sesterces, il leur fût permis d’en donner douze pour chaque boisseau. Mais, comme vous n’oserez pas dire cette absurdité, direz-vous qu’ils ont mieux aimé donner douze sesterces à cause de la difficulté du charriage ? et de quel charriage ? de quel lieu et dans quel endroit fallait-il transporter le blé ? de Philomélium à Éphèse ? Je vois la différence qu’il y a entre le prix du blé des deux villes ; je vois combien il y a de jours de transport ; je vois, quel que soit le prix du blé à Éphèse, qu’il est avantageux aux habitants de Philomélium de donner plutôt en Phrygie l’argent qu’on leur demande, que de transporter leur blé à Éphèse, ou d’y envoyer de l’argent et des commissionnaires pour acheter du blé. Mais, dans la Sicile, qu’y a-t-il de pareil ? Enna est la ville le plus au centre des terres : obligez les habitants, ce qui est d’une extrême rigueur, à vous mesurer votre blé sur les bords de la mer, ou à Phintie, ou à Halèse, ou à Catane, lieux les plus éloignés les uns des autres, ils vous le porteront le même jour que vous l’aurez demandé. Que dis-je ? il n’est pas même besoin de transport. En effet, tout trafic de l’estimation est venu de la diversité des prix. Un magistrat peut exiger dans sa province qu’on lui fournisse son blé dans l’endroit où il est le plus cher. Aussi cette pratique. de l’estimation est fort en usage dans l’Asie, dans l’Espagne, dans les provinces où le prix du blé varie. Mais dans la Sicile, que ferait à chacun le lieu où il fournirait le blé ? Il ne serait pas obligé de l’y porter ; et dans l’endroit où il aurait ordre d’en faire le transport, il achèterait du blé au même prix qu’il l’aurait vendu dans sa ville. Ainsi donc, Hortensius, voulez-vous montrer que Verrès a suivi pour l’estimation l’exemple des autres magistrats ? montrez que, dans quelque endroit de la Sicile, sous la préture de Verrès, le blé s’est vendu douze sesterces.
LXXXIV. Voyez quel champ de défense je vous ouvre ; quel moyen je vous fournis ; combien ce moyen est injuste pour les alliés, contraire aux intérêts de la république, peu conforme au vœu et à l’esprit de la loi. Je suis prêt à vous fournir mon blé dans mes campagnes, dans ma ville, enfin dans les lieux où vous êtes, où vous séjournez, où vous administrez les affaires, où vous gouvernez votre province ; et vous me désignez un coin de la province caché et abandonné ! vous m’ordonnerez de mesurer le blé que je vous dois dans un lieu où il ne m’est pas commode d’en porter, où je ne puis en acheter ! Ce serait là une odieuse et intolérable manœuvre, une conduite que n’autorisa jamais la loi, mais dont jusqu’à ce jour peut-être on n’a puni personne : toutefois, ce que je dis n’être pas tolérable, je l’accorde, je le passe à Verrès. Oui, si, dans quelque endroit de sa province, le blé s’est vendu aussi cher qu’il l’a estimé, je ne crois pas qu’on doive en faire un crime à un accusé tel que lui. Mais lorsque, sur tous les points de votre province, le blé se vendait deux ou trois sesterces, vous en avez exigé douze. Or, s’il ne peut y avoir de contestation entre vous et moi, ni pour le prix du blé ni pour votre estimation, pourquoi rester assis ? qu’attendez-vous ? par où peut-on vous défendre ! Vous paraît-il que vous ayez exigé de l’argent contre les lois, contre la république, au grand préjudice des alliés ? ou bien soutiendra-t-on que vous avez agi suivant la règle, sans violer la loi, sans léser la république, sans faire tort à personne ? Le sénat ayant tiré de l’argent du trésor, et vous ayant compté quatre sesterces pour les donner aux agriculteurs par chaque boisseau, que deviez-vous faire ? Suivre l’exemple de L. Pison, ce magistrat intègre, et le premier auteur d’une loi contre la concussion, et, après avoir acheté le blé ce qu’il valait, rapporter au trésor ce qui serait resté d’argent ; ou chercher, comme quelques-uns, à gagner les bonnes grâces des alliés, à leur faire du bien, et les payer d’après l’estimation du sénat, qui était au-dessus du prix courant, et non d’après la valeur du blé ; ou faire enfin, ce qu’ont fait la plupart, et ce qui n’était pas même sans quelque profit honnête et légitime, ne pas acheter de blé, puisqu’il était à bas prix, et garder l’argent que vous avait remis le sénat pour les provisions de votre maison.
LXXXV. Mais vous, qu’avez-vous fait ? comment expliquer votre conduite, je ne dis pas d’après les règles de la justice, mais d’après les principes ordinaires d’une impudente perversité ? Quelques excès que commette ouvertement un mauvais magistrat, il a toujours soin de se ménager, à défaut d’excuse, au moins une réponse quelconque. Ici, comment le préteur procède-t-il avec le cultivateur ? Il va le trouver : il faut, dit-il, que je vous achète du blé. — Fort bien. — J’ai quatre sesterces par boisseau. — Vous me traitez avec bonté et générosité, car je ne puis le vendre trois sesterces. — Je n’ai pas besoin de blé, je veux de l’argent. — Je m’attendais, en effet, qu’il faudrait payer en argent ; mais, puisqu’il le faut, considérez quel est le prix du blé. — Oui, je sais qu’il se vend deux sesterces. — Que puis-je donc vous donner d’argent, lorsque le sénat vous en a remis quatre ? Écoutez, Romains, ce que Verrès demande ; et en même temps remarquez, je vous prie, l’équité du préteur. Je garderai les quatre sesterces que le sénat m’a fait donner sur le trésor, et je les transporterai de la caisse dans mon coffre. — Et après cela ? — Après cela ? Donnez-moi huit sesterces pour chaque boisseau que j’exige de vous. — Y a-t-il de la raison ? — Que me parlez-vous de raison ? Ce n’est pas la raison que je cherche, mais mon profit et mon intérêt. — Parlez, parlez sérieusement, dit le cultivateur. — Le sénat veut que vous me donniez de l’argent, et que je vous mesure du blé. Et vous, vous garderez l’argent que le sénat vous a remis pour moi, et vous me prendrez huit sesterces lorsque vous deviez m’en donner quatre ! ce pillage et cette rapine, vous l’appellerez provision de votre maison ! Il ne manquait plus, Verrès, aux laboureurs, sous votre préture, que cette vexation et cette calamité pour consommer leur ruine. En effet, que pouvait-il rester à un malheureux, qui par là se voyait réduit à perdre tout son grain, et même à vendre tous ses instruments de labourage ? Pouvait-il savoir quel parti prendre ? Sur quelle récolte pouvait-il trouver de l’argent pour vous en donner ? Sous prétexte de dîmes, on lui avait enlevé tout ce qu’Apronius avait demandé ; pour une seconde dîme qu’il se trouvait obligé de vendre, on ne lui avait rien donné absolument, ou on ne lui avait donné que les restes du greffier ; on lui avait même, comme je l’ai fait voir, enlevé de son bien sans aucun prétexte. Et l’on exigera encore de l’argent du laboureur ! Comment ? de quel droit ? d’après quel usage ?
LXXXVI. Lorsque les récoltes des agriculteurs étaient pillées, anéanties par toutes sortes de vexations, le cultivateur d’un champ ne semblait perdre que ce qu’il avait gagné par sa charrue, le fruit de son labeur, le produit de ses terres et de ses moissons. Au milieu de ces affreuses calamités, il lui restait du moins cette triste consolation, que les pertes qu’il faisait, le même champ, sous un autre préteur, lui fournirait de quoi les réparer. Mais pour qu’il donne un argent que ne lui procurent point ses bras et sa charrue, il faut nécessairement qu’il vende ses bœufs, sa charrue même et tous ses instruments de labourage. En effet, juges, vous ne devez pas vous dire : Il a de l’argent dans ses coffres, il a des maisons. Lorsqu’on impose une charge au cultivateur d’une terre, on ne doit pas considérer les facultés qu’il peut avoir d’ailleurs, mais le produit de la culture elle-même, mais les charges que cette terre peut et doit supporter. Quoique les plus riches agriculteurs aient été épuisés et ruinés de toutes les manières par Verrès, vous devez néanmoins régler ce que le cultivateur, pour le fait même de la culture, doit porter et acquitter de charges dans la république. Vous leur imposez une dîme, ils le souffrent ; une seconde dîme, ils croient devoir subvenir à vos besoins ; vous exigez de plus qu’ils vendent des grains à l’État ; ils les vendront, si vous le voulez. L’administration de vos biens de campagne suffit, je pense, pour vous faire juger combien ces charges sont onéreuses, et ce qui peut revenir net aux propriétaires lorsque tout est acquitté. Ajoutez-y maintenant les édits de Verrès, ses règlements, ses vexations ; ajoutez-y la tyrannie et les rapines d’Apronius et des esclaves de Vénus dans les terres sujettes aux dîmes. Mais je laisse toutes ces exactions, je ne parle que des provisions de la maison. Voulez-vous que les Siciliens fournissent gratuitement le blé pour la maison de nos magistrats ? Qu’y a-t-il de plus odieux, de plus tyrannique ? Eh bien ! sachez que les agriculteurs l’auraient désiré, l’auraient demandé sous la préture de Verrès.
LXXXVII. Sositène, de la ville d’Entella, en est un des habitants les plus recommandables et les plus nobles. Vous avez entendu sa déposition : ses compatriotes l’ont député pour cette cause avec Artémon et Ménisque, deux des premiers de leur ville. Sositène, se plaignant à moi, dans le sénat d’Entella, des vexations de Verres, me dit que, si l’on faisait grâce aux Siciliens des provisions de la maison et de l’estimation arbitraire, ils promettaient au sénat de fournir gratuitement de blé la maison des préteurs, pour que nos magistrats, à l’avenir, ne se crussent pas autorisés par nous à extorquer de pareilles sommes. On voit, j’en suis sûr, combien cet arrangement serait avantageux aux Siciliens, non qu’il soit équitable, mais, entre les maux, ils choisissent le moindre. En effet, celui qui pour sa part aurait fourni la maison de Verrès de mille boisseaux de blé, aurait donné deux mille sesterces, ou tout au plus trois mille ; au lieu que, pour la même quantité de blé, il a été forcé de donner huit mille sesterces. Le laboureur, pendant trois années, n’a pu suffire à cette exaction avec sa récolte ordinaire ; il lui a fallu vendre ses instruments de labourage. Si les terres en culture, c’est-à-dire, si la Sicile peut souffrir et supporter cette imposition, qu’elle la souffre pour le peuple romain, plutôt que pour nos magistrats. La somme est considérable ; c’est un excellent revenu. Si vous pouvez le recueillir sans ruiner la province, sans écraser les alliés, à la bonne heure, recueillez-le ; qu’on donne à nos magistrats, pour leurs provisions, ce qu’on leur a toujours donné. Si les Siciliens ne peuvent suffireà ce que demande Verrès, qu’ils s’y refusent ; s’ils le peuvent, que ce soit plutôt un revenu de la république qu’un butin du préteur. Pourquoi, d’ailleurs, cette estimation n’est-elle établie que pour un genre de blé ? Si elle est juste et supportable, la Sicile doit au peuple romain des dimes ; qu’elle lui donne douze sesterces par boisseau, qu’elle garde son blé. On vous a remis, Verrès, deux sommes d’argent, destinées, l’une, à acheter du blé pour votre maison ; l’autre, à en acheter aux villes pour l’envoyer à Rome : vous gardez chez vous l’argent qui vous a été donné, et de plus, vous enlevez de votre chef aux Siciliens des sommes immenses. Faites la même chose pour le blé qui appartient au peuple romain ; servez-vous de la même estimation pour faire payer de l’argent aux villes, et reportez à Rome ce que vous avez reçu de Rome ; alors, sans doute, le trésor du peuple romain sera plus riche qu’il ne le fut jamais. Mais, direz-vous, la Sicile ne supporterait pas cet arrangement pour le blé de l’État : elle l’a supporté pour le mien. Comme si votre estimation était plus juste pour votre avantage que pour celui de la république, ou comme si mon arrangement et celui que vous avez fait, différaient par la nature de l’injustice et non par l’énormité de la forme. Dites plutôt que les Siciliens ne peuvent d’aucune manière supporter votre estimation : dût-on leur remettre tout le reste, dût-on les garantir à jamais de tout le tort, de tout le mal que leur a fait votre préture, ils ne peuvent, disent-ils, soutenir en aucune façon cette exaction d’une nouvelle espèce.
LXXXVIII. Sophocle, d’Agrigente, homme de beaucoup d’éloquence, rempli de science et de vertu, parla dernièrement devant le consul Cn. Pompée, au nom de toute la Sicile, sur les infortunes des laboureurs, et les déplora, dit-on, avec énergie et gravité. Ce qui révoltait le plus les assistants (et l’assemblée était nombreuse), c’est qu’un arrangement que le sénat, dans sa sagesse et sa bonté avait fait à l’avantage des cultivateurs, en décrétant généreusement une estimation favorable à leurs intérêts, eût été, pour un prêteur, une occasion de les piller et de s’emparer de leurs biens, et qu’il se fût même porté à cette rapine, comme si elle lui avait été expressément permise. Que répondra Hortensius ? Que l’imputation est fausse ? Il ne le dira jamais. Que, par ce moyen, Verrès n’a pas tiré de très fortes sommes d’argent ? Non, il ne le dira point. Que ce n’est pas une vexation exercée sur les Siciliens et sur les agriculteurs ? Comment le pourra-t-il dire ? Que dira-t-il donc ? que d’autres ont fait de même. Comment ! est-ce là détruire l’imputation d’un délit, ou chercher pour l’accusé des compagnons d’exil ? Quoi ! dans cette république, au milieu des excès qui y règnent, et même, grâce à la manière dont la justice est rendue, au milieu de la licence universelle, vous défendrez une action qu’on attaque ; vous la défendrez, non par le droit, non par la justice, non par la loi, non parce qu’on devait, non parce qu’on pouvait la faire, mais parce qu’un autre l’a faite ! D’autres magistrats ont mérité bien d’autres reproches : pourquoi donc emploie-t-on une telle défense dans ce seul délit ? Verrès, vous avez commis des crimes qui n’appartiennent qu’à vous, qui ne peuvent convenir qu’à vous, qui ne peuvent être imputés à nul autre homme ; il en est qui vous sont communs avec d’autres. Sans parler de vos péculats, de l’argent qu’on vous a donné pour obtenir justice, et de plusieurs iniquités pareilles, que d’autres se sont aussi permises, défendrez-vous, par le même moyen, le délit que je vous ai reproché avec tant de force, d’avoir reçu de l’argent pour rendre la justice ? direz-vous que d’autres ont fait de même ? Quand j’en conviendrais avec vous, je ne recevrais pas néanmoins votre défense ; car il vaut mieux, en vous condamnant, ôter à vos pareils les moyens de défendre leurs actions perverses, que de paraître, en vous absolvant, justifier les excès de leur audace.
LXXXIX. Toutes les provinces gémissent, tous les peuples libres se plaignent, enfin tous les royaumes crient contre nos vices et nos vexations : il ne reste plus, jusqu’à l’Océan, aucun lieu si reculé, si caché, où n’aient pénétré, de nos jours, l’iniquité et la tyrannie de nos concitoyens. Le peuple romain ne peut plus soutenir, non la force, non les armes, non les révoltes, mais les gémissements, mais les larmes, mais les plaintes de toutes les nations. Dans de telles circonstances et au milieu de pareilles mœurs, si un accusé, convaincu des plus honteuses malversations, vient dire que d’autres ont fait de même, il trouvera assez d’exemples ; mais la république aussi trouvera sa ruine et sa fin, si les méchants s’appuient de l’exemple des méchants pour échapper à la justice et aux châtiments. Les mœurs présentes vous plaisent-elles ? vous plaît-il qu’on exerce les magistratures comme on les exerce ? vous plaît-il que les alliés soient traités éternellement comme vous les voyez traités aujourd’hui ? Pourquoi ces vains efforts de ma part ? Pourquoi restez-vous sur vos siéges ? pourquoi ne pas vous lever et vous retirer au milieu de mon discours ? Mais voulez-vous réprimer au moins en partie l’audace et la tyrannie de ces pervers ? Cessez de douter s’il est plus utile d’épargner un seul coupable, parce qu’il en est une foule d’autres, ou d’arrêter le débordement des crimes par le supplice d’un seul criminel. Mais enfin, quelle est cette multitude d’exemples dont on s’appuie ? car un défenseur qui, dans une cause aussi importante, dans une accusation aussi grave, prétend qu’une chose s’est faite souvent, fait attendre à ceux qui l’écoutent des exemples pris dans des temps reculés, dans les anciennes annales, des exemples aussi respectables par la dignité des personnes que par l’antiquité des témoignages. Tels sont en effet ceux qui donnent aux preuves le plus d’autorité, et le plus d’intérêt au discours.
XC. Me citerez-vous les Scipion, les Caton, les Lélius ? direz-vous qu’ils ont fait comme Verrès ? Quoique je sois bien loin d’approuver sa conduite, je ne pourrais néanmoins combattre l’exemple de tels hommes. Faute de pouvoir citer ces illustres personnages, nommerez-vous des magistrats plus modernes, Q. Catulus le père, C. Marius, Q. Scévola, M. Scaurus, Q. Métellus ? Ils ont tous gouverné des provinces, et exigé du blé pour la provision de leur maison. Le nom de ces hommes est imposant, et si imposant, qu’il semblerait même pouvoir couvrir une action suspecte. Vous ne pouvez appuyer l’estimation que j’attaque de l’exemple d’aucun de ces magistrats, qui ont vécu peu de temps avant nous. À quel temps, à quels exemples voulez-vous donc me ramener ? De ces époques heureuses où d’irréprochables citoyens ont gouverné la république, lorsque les mœurs étaient pures, qu’on respectait l’opinion, et que la justice se rendait avec sévérité, me transportez-vous à la licence et aux excès de notre âge ? vous défendez-vous par l’exemple de ces hommes dont le peuple romain voudrait qu’on fît un exemple ? Je ne récuse pas même nos mœurs actuelles, pourvu que nous y prenions les exemples qu’approuve le peuple romain, et non ceux qu’il réprouve. Je n’irai pas bien loin, je ne sortirai pas de ce tribunal : parmi les juges, je vois les premiers hommes de l’État, P. Servilius, Q. Catulus, qui, par leur caractère et leurs exploits, se sont déjà placés au rang des anciens et illustres personnages que j’ai nommés. Nous cherchons des exemples, et des exemples qui ne remontent pas très haut. Ils viennent, l’un et l’autre, de commander une armée. Les exemples récents vous plaisent ; demandez-leur, Hortensius, ce qu’ils ont fait. Comment ! Catulus a pris du blé sans exiger d’argent ; Servilius qui, pendant cinq ans a commandé des troupes, et qui, par l’exaction que vous voulez justifier, aurait pu amasser des sommes immenses, Servilius n’a point cru pouvoir se permettre ce qu’il n’avait vu faire, ni à son père, ni à son aïeul Q. Métellus : et un C. Verrès viendra nous dire que ce qui est avantageux est permis ; il se défendra par l’exemple des autres d’avoir fait ce qui n’a pu être fait que par un méchant !
XCI. Mais cela, dites-vous, s’est pratiqué souvent en Sicile. Quelle est donc la destinée de la Sicile ! Quoi ! une province à qui son ancienneté, sa fidélité, sa proximité de Rome devraient donner plus de privilèges qu’aux autres, n’aurait d’autre distinction que d’être assujettie à un règlement inique ! Mais, pour la Sicile même, je ne chercherai pas d’exemples hors d’ici, j’en prendrai encore dans ce tribunal. J’en appelle à vous, C. Marcellus. Vous avez gouverné la province de Sicile en qualité de proconsul. Sous votre gouvernement, s’est-on servi, pour lever des sommes d’argent, du même prétexte que Verrès ? Je ne vous en fais point un mérite : il existe de vous d’autres actions et d’autres entreprises dignes des plus grands éloges, et qui ont ranimé, relevé tout à coup cette province abattue et ruinée. Lépidus même, auquel vous avez succédé, n’avait pas plus que vous abusé de ce droit. De quels exemples en Sicile vous appuyez-vous donc, Hortensius, si vous ne pouvez justifier cette exaction par la conduite de Marcellus, ni même par celle de Lépidus ?
Me citerez-vous l’estimation du blé faite par M. Antonius, et ses exactions d’argent ? Oui, dit Hortensius, je vous cite M. Antonius ; car il me le fait entendre par un signe de tête. Parmi tous les préteurs, proconsuls et généraux du peuple romain, avez-vous donc choisi, Verrès, M. Antonius ? avez-vous choisi, pour le copier, le trait de sa vie le plus criminel ? M’est-il difficile de dire et aux juges de croire qu’Antonius, dans son commandement illimité, s’est conduit de telle sorte, qu’il est bien plus dangereux pour l’accusé de dire qu’il a voulu le copier dans sa plus mauvaise action, que s’il pouvait soutenir qu’il ne lui a ressemblé dans aucune partie de sa vie ? Devant les juges, on cite communément pour sa propre justification, non pas en général ce qu’a fait un autre, mais ce qu’il a fait de bien. Antonius avait entrepris et médité beaucoup de choses contre le salut des alliés, contre l’utilité des provinces ; la mort l’a enlevé au milieu de ses injustices et de ses projets. Et vous, Hortensius, comme si le sénat et le peuple romain eussent approuvé toutes les opérations d’Antonius, vous alléguez son exemple pour justifier l’audace de Verrès !
XCII. Mais Sacerdos a fait de même. Vous citez là un homme intègre, un homme d’une haute sagesse. On doit croire qu’il a fait de même, s’il a agi dans les mêmes intentions. Non, je n’ai jamais blâmé l’estimation en elle-même : c’est d’après l’avantage et le désir des cultivateurs qu’il faut en peser la justice. On ne peut blâmer une estimation qui, loin d’être désavantageuse, est agréable au cultivateur. Lorsque Sacerdos fut arrivé dans sa province, il exigea du blé pour la provision de sa maison. Le boisseau de blé, avant la moisson, était à vingt sesterces ; les villes le prièrent d’estimer son blé lui-même. Il porta son estimation moins haut que le prix courant ; il ne la porta qu’à douze sesterces. Vous le voyez, Verrès, la même estimation, vu la différence des temps, doit être louée dans Sacerdos, et blâmée dans vous : chez lui c’était un bienfait, chez vous, une exaction. La même année, Antonius estima son blé douze sesterces, après la moisson, lorsque le blé était au plus bas prix, lorsque les agriculteurs auraient mieux aimé lui fournir son blé gratuitement. Il prétendait l’avoir estimé autant que Sacerdos, et il ne mentait pas ; mais, par la même estimation, l’un avait soulagé, et l’autre ruiné les laboureurs. Si le temps ne réglait pas l’estimation du blé, si on ne devait pas en considérer le prix d’après l’abondance ou la stérilité de la récolte, et non d’après la quantité de boisseaux, vos distributions de blé, Hortensius, n’auraient jamais été si agréables au peuple romain : vous n’aviez fait distribuer par tête qu’un boisseau et demi ; et tout le monde reçut avec un plaisir extrême votre largesse qui, modique en elle-même, parut considérable eu égard aux circonstances. Si vous eussiez voulu distribuer au peuple la même quantité de blé lorsqu’il était à bas prix, on eût méprisé et rejeté votre bienfait.
XCIII. Ne dites donc pas : Verrès a fait comme Sacerdos. Il ne l’a fait, ni dans le même temps, ni lorsque le blé était au même prix. Dites plutôt, puisque vous avez dans Antonius une autorité suffisante : Verrès a fait pendant trois ans ce que Antonius n’a fait qu’à son arrivée, et à peine pour les provisions d’un mois ; défendez l’intégrité de Verrès par la conduite et l’exemple de M. Antonius. Quant à Sext. Péducéus, homme d’une fermeté et d’une probité remarquables, qu’en direz-vous ? quel agriculteur s’est jamais plaint de lui ? ou plutôt, qui est-ce qui ne l’a pas regardé jusqu’à ce jour comme le plus exact et le plus intègre des préteurs ? Il a gouverné deux ans la province : dans l’une des deux années, le blé était à bas prix, dans l’autre il était fort cher. Lorsqu’il était à bas prix, le cultivateur a-t-il donné un sesterce ; et, pendant la cherté, s’est-il plaint de l’estimation ? Mais dans la cherté, dira-t-on, ses provisions lui ont été d’un plus grand rapport. Je le crois : ce n’est une chose ni nouvelle, ni blâmable. Quel homme que C. Sentius ! quelle probité antique et rare ! Nous l’avons vu dernièrement tirer beaucoup d’argent de ses provisions, à cause de la cherté des grains en Macédoine. Ainsi, Verrès, je ne vous envie pas les bénéfices que vous avez pu retirer par des voies légitimes, je me plains de vos exactions, je vous reproche vos rapines, je condamne et je dénonce à la justice votre cupidité.
Voulez-vous faire soupçonner que cette accusation tombe sur plus d’un préteur et intéresse plus d’une province, cette défense ne m’effrayera pas : je me déclarerai le défenseur de toutes les provinces. Car je le dis, et je le dis à haute voix : partout où l’on a agi ainsi, l’on a agi injustement ; quiconque a tenu la même conduite mérite d’être puni.
XCIV. En effet, Romains, je vous le demande au nom des dieux, voyez, considérez l’avenir. Beaucoup de magistrats, ainsi que Verrès, sous prétexte des provisions de leur maison, ont exigé des villes et des agriculteurs de fortes sommes d’argent (pour moi, je n’en vois pas d’autres que Verres, mais je veux bien convenir qu’il y en ait un grand nombre) ; vous voyez dans sa personne ce délit porté en justice : que pouvez-vous faire ? Vous, établis juges des malversations, fermerez-vous les yeux sur une malversation si révoltante ? La loi a été faite pour les alliés, refuserez-vous d’entendre les plaintes des alliés ? Mais, j’y consens, négligez le passé, si vous voulez ; du moins ne détruisez pas toutes nos espérances pour l’avenir ; ne ruinez pas toutes les provinces : l’avarice auparavant ne marchait que par des sentiers étroits et détournés ; prenez garde de lui ouvrir, par vos décisions, une voie large et spacieuse. Oui, si vous approuvez la conduite de Verrès, si vous décidez qu’il n’est pas défendu par la loi de prendre de l’argent sous le même prétexte, tout le monde, excepté les sots, fera ce qu’ont pu faire seuls des magistrats criminels ; car si c’est un crime d’exiger de l’argent contre les lois, ce serait une sottise de s’interdire ce qui est déclaré légitime. Voyez enfin, Romains, quelle énorme licence vous allez donner à la cupidité des magistrats ! Si celui qui a exigé douze sesterces est absous, un autre exigera le double, le triple, le quadruple : pourra-t-on le blâmer ? À quel degré de la vexation le juge opposera-t-il la rigueur de sa sentence ? quelle est la somme qui cessera enfin d’être tolérable, et pour laquelle on se déterminera à condamner l’injustice et la mauvaise foi de l’estimation ? Car ce n’est point la somme, mais l’estimation en elle-même, que vous aurez approuvée ; et vous ne pouvez décider que la loi permet d’estimer à douze sesterces, et non pas à quarante. Que la chose ne soit point fixée par le prix du blé et selon le désir des cultivateurs, mais abandonnée au caprice du magistrat, alors ce ne sera plus la raison et la loi, mais la fantaisie et la cupidité qui régleront l’estimation.
XCV. Si donc votre jugement franchit les principes de l’équité et les règlements de la loi, sachez que, pour l’estimation, vous ne laisserez plus de bornes à l’injustice et à la cupidité. Voyez, d’après cela, combien de choses on vous demande à la fois. Renvoyez absous celui qui confesse avoir pris injustement aux alliés des sommes immenses. Ce n’est point assez. Il en est beaucoup d’autres qui se sont permis cette concussion : renvoyez encore absous ceux qui auront commis le même délit ; et, par un seul jugement, vous déchargerez une foule de coupables. Cela même ne suffit point. Faites qu’à l’avenir la même conduite dans les autres soit reconnue légitime, elle sera légitime. C’est encore trop peu. Décidez que la loi abandonne l’estimation à la volonté des préteurs, ils useront de ce droit. Assurément, Romains, l’estimation de Verrès approuvée, il n’y aura plus, à l’avenir, ni limites pour la cupidité, ni châtiment pour la malversation. À quoi pensez-vous donc, Hortensius ? Vous êtes désigné consul ; le sort vous a donné une province : lorsque vous parlerez de l’estimation du blé, nous croirons, si vous justifiez la conduite de Verrès, que vous vous annoncez comme devant vous conduire de même ; vous nous paraîtrez désirer ardemment que la loi vous permette ce que vous direz avoir été permis à Verrès. Mais si la loi le permet, croyez-vous, Romains, que personne puisse être condamné jamais pour crime de concussion ? Quelque somme que l’on convoite, on pourra l’obtenir légitimement, sous prétexte des provisions de sa maison dont on portera très haut l’estimation.
XCVI. Il est une chose que ne dit pas ouvertement Hortensius en défendant Verrès, mais qu’il nous laisse entendre et soupçonner : c’est que cette accusation touche les sénateurs, touche ceux qui occupent les tribunaux, et qui peuvent espérer qu’un jour ils commanderont dans les provinces en qualité de proconsuls, de préteurs ou de lieutenants. Certes, Hortensius, vous avez une grande idée de nos juges, si vous pensez qu’ils pardonneront aux autres leurs prévarications, pour se procurer à eux-mêmes la facilité d’en commettre. Nous voulons donc apprendre au peuple romain, aux provinces, aux alliés, aux nations étrangères, que si les sénateurs occupent les tribunaux, cette manière d’extorquer des sommes immenses à l’aide de la plus révoltante injustice, est la seule du moins qu’on ne saurait attaquer ? S’il en est ainsi, qu’avons-nous à dire contre ce préteur, qui monte tous les jours à la tribune, et qui soutient que la république ne peut subsister, si le droit de juger n’est rendu à l’ordre équestre ? Que ce magistrat essaye de prouver seulement, qu’il est un genre de concussion que tous les sénateurs se permettent, qui est presque autorisé pour cet ordre, par le moyen duquel on enlève aux alliés un argent énorme sous le prétexte le plus injuste ; qu’il n’est pas permis d’attaquer cette malversation dans les causes jugées par les sénateurs ; qu’elle n’a jamais eu lieu quand l’ordre équestre fournissait les juges, qui osera le contredire ? et l’homme le plus dévoué à vos intérêts, le plus zélé partisan de votre ordre pourra-t-il s’opposer à ce qu’on restitue aux chevaliers l’administration de la justice ?
XCVII. Eh ! plût aux dieux que Verrès pût fournir ici un moyen de défense quelque peu raisonnable et plausible ! vous prononceriez avec moins de risque pour vous-mêmes, avec moins de péril pour toutes les provinces. S’il pouvait nier la malversation que je lui reproche, vous paraîtriez l’en avoir cru sur sa parole, et non pas avoir approuvé sa conduite. Mais il est de toute impossibilité qu’il nie ; il est chargé par toute la Sicile ; parmi un si grand nombre de cultivateurs, il n’en est pas un seul dont il n’ait tiré de l’argent sous prétexte des provisions de sa maison.
Je voudrais encore qu’il pût dire que tout cela ne le regarde point ; que ce sont ses questeurs qui ont administré les blés. Mais il ne lui reste pas même ce moyen : nous citons des lettres qu’il a écrites aux villes sur l’affaire des douze sesterces. Quelle est donc sa défense ? J’ai fait ce qu’on me reproche ; j’ai levé de grandes sommes sous prétexte des provisions de ma maison ; mais je le pouvais, et, vous le pourrez comme moi, si vous vous en ménagez le pouvoir. Il est dangereux pour les provinces de confirmer par jugement un système d’exaction ; il est pernicieux pour notre ordre de laisser croire au peuple romain que des hommes qui sont eux-mêmes enchaînés par les lois, ne peuvent, dans les tribunaux, maintenir religieusement les lois. Verrès, pendant sa préture, n’a pas seulement violé toutes les règles dans l’estimation, mais dans la levée même de cet impôt ; car il exigeait, non ce qui lui était dû, mais ce qui lui plaisait. Voulez-vous savoir, par les registres publics et par les dépositions des villes, la quantité de blé qu’il a demandée à ce titre ? vous trouverez, Romains, qu’il a réclamé des villes, pour ses provisions, cinq fois plus qu’il ne lui était permis de prendre. Que petit-on ajouter à son effronterie, si, après avoir fait de son blé une estimation exorbitante, il en a exigé une si grande quantité au delà de celle que lui accordaient les lois ?
Ainsi, Romains, à présent que vous êtes instruits de tout ce qui concerne l’administration des blés, vous pouvez voir aisément que cette province, qui fut toujours pour nous si utile et si nécessaire, que la Sicile enfin est perdue pour notre empire, si vous ne la recouvrez en condamnant Verrès. En effet, qu’est-ce que la Sicile, si vous en ôtez l’agriculture, si vous y détruisez la race et le nom des cultivateurs ? Est-ce une calamité, est-il une injustice, un opprobre dont ils ne se soient vus accablés sous cette préture ? Ils ne devaient donner que la dîme ; à peine leur a-t-on laissé la dîme même. On devait leur donner de l’argent ; ils n’en ont pas reçu. Le vœu du sénat était qu’ils fournissent de blé la maison du préteur, d’après une estimation favorable ; ils ont été forcés de vendre jusqu’à leurs instruments de labourage.
XCVIII. Je l’ai déjà dit, Romains : quand vous réprimeriez toutes ces vexations, c’est moins par la richesse du produit que par un certain attrait, par la douceur de l’espérance, que l’agriculture se soutient. Tous les ans, en effet, on abandonne des frais et des travaux certains à l’incertitude et au hasard. Le blé n’a une grande valeur que si les récoltes sont mauvaises ; sont-elles abondantes, il se vend à vil prix : de sorte que le blé se vend mal quand l’année est bonne, et bien quand la récolte est mauvaise. Telles sont les productions de la terre, qu’elles dépendent moins du travail et de la prudence, que des choses les plus variables, des vents et des saisons. Lorsqu’on exige une dîme en vertu de la loi et aux termes d’un traité ; lorsque, d’après un règlement plus nouveau, on demande une autre dîme à cause de la disette des grains ; lorsqu’en outre, on achète du blé tous les ans au nom de la république ; lorsqu’on en exige encore pour la provision des magistrats et de leurs lieutenants, quelle partie de la récolte reste-t-il au laboureur et au propriétaire, dont ils puissent disposer librement et en toute assurance ? Si on les assujettit à tant de charges ; si, dans la réalité, c’est pour vous et pour le peuple romain, plutôt que pour eux-mêmes et pour leur propre avantage qu’ils emploient leur argent, leurs soins, leurs travaux, faut-il en outre qu’ils supportent des ordonnances inouïes, le despotisme des préteurs, la domination d’un Apronius, les vols et les rapines de vils esclaves ? faut-il en outre qu’ils donnent pour rien le blé qu’on devait leur acheter ? qu’ils payent, pour la provision du préteur, des sommes exorbitantes, quand ils consentiraient à lui fournir du blé gratuitement ? faut-il enfin que ces préjudices et ces pertes soient accompagnés des plus cruels affronts et des plus sanglants outrages ? Aussi, Romains, n’ont-ils pas supporté ce qui ne pouvait l’être. Vous le savez, dans toute la Sicile, les propriétaires ont abandonné la culture, déserté les campagnes ; et tout ce que je demande dans ce jugement, c’est que, grâce à votre équité rigoureuse, les Siciliens, vos anciens et fidèles alliés, les fermiers et les laboureurs du peuple romain, retournent à ma voix et sous ma conduite dans leurs champs et leurs demeures.