Contre Sainte-Beuve/Sommeils

NRF Gallimard (p. 65-72).

SOMMEILS


Au temps de cette matinée dont je veux fixer je ne sais pourquoi, le souvenir, j’étais déjà malade, je restais levé toute la nuit, me couchais le matin et dormais le jour. Mais alors était encore très près de moi un temps, que j’espérais voir revenir, et qui aujourd’hui me semble avoir été vécu par une autre personne, où j’entrais dans mon lit, à dix heures du soir et, avec quelques courts réveils, dormais jusqu’au lendemain matin. Souvent, à peine ma lampe éteinte, je m’endormais si vite que je n’avais pas le temps de me dire que je m’endormais. Aussi une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de m’endormir m’éveillait, je voulais jeter le journal que je croyais avoir encore en main, je me disais  : « Il est temps d’éteindre ma lampe et de chercher le sommeil  », et j’étais bien étonné de ne voir autour de moi qu’une obscurité qui n’était peut-être pas encore aussi reposante pour mes yeux que pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause et incompréhensible, comme une chose vraiment obscure.

Je rallumais, je regardais l’heure  : il n’était pas encore minuit. J’entendais le sifflement plus ou moins éloigné des trains, qui décrit l’étendue de la campagne déserte où se hâte le voyageur qui va rejoindre la prochaine gare sur une route, par une de ces nuits parées de clair de lune, en train de graver dans son souvenir le plaisir goûté avec les amis qu’il vient de quitter, le plaisir du retour. J’appuyais mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, toujours pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance, sur qui nous nous serrons. Je rallumais un instant pour regarder ma montre  ; il n’était pas encore minuit. C’est l’heure où le malade, qui passe la nuit dans un hôtel étranger et qui est réveillé par une crise affreuse, se réjouit en apercevant sous la porte une raie du jour. Quel bonheur, c’est déjà le jour, dans un moment on sera levé dans l’hôtel, il pourra sonner, on viendra lui porter secours  ! Il prend patience de sa souffrance. Justement il a cru entendre un pas… À ce moment la raie du jour qui brillait sous sa porte s’éteint. C’est minuit, on vient d’éteindre le gaz qu’il avait pris pour le matin, et il lui faudra rester toute la longue nuit à souffrir intolérablement sans secours.

J’éteignais, je me rendormais. Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait d’une fausse position de ma cuisse  ; formée par le plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait en elle sa proche chaleur voulait se rejoindre à elle, je m’éveillais. Tout le reste des humains m’apparaissait comme bien lointain au prix de cette femme que je venais de quitter, j’avais la joue encore chaude de ses baisers, le corps courbaturé par le poids de sa taille. Peu à peu son souvenir s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve aussi vite que si c’eût été une amante véritable. D’autres fois, je me promenais en dormant dans ces jours de notre enfance, j’éprouvais sans effort ces sensations qui ont à jamais disparu avec la dixième année et que dans leur insignifiance nous voudrions tant connaître de nouveau, comme quelqu’un qui saurait ne plus jamais revoir l’été aurait la nostalgie même du bruit des mouches dans la chambre, qui signifie le chaud soleil dehors, même du grincement des moustiques qui signifie la nuit parfumée. Je rêvais que notre vieux curé allait me tirer par mes boucles, ce qui avait été la terreur, la dure loi de mon enfance. La chute de Kronos, la découverte de Prométhée, la naissance du Christ n’avaient pas pu soulever aussi haut le ciel au-dessus de l’humanité jusque-là écrasée, que n’avait fait la coupe de mes boucles, qui avait entraîné avec elle à jamais l’affreuse appréhension. À vrai dire d’autres souffrances et d’autres craintes étaient venues, mais l’axe du monde avait été déplacé. Ce monde de l’ancienne loi, j’y rentrais aisément en dormant, je ne m’éveillais qu’au moment où, ayant vainement essayé d’échapper au pauvre curé, mort après tant d’années, je sentais mes boucles vivement tirées derrière ma tête. Et avant de me rendormir, me rappelant bien que le curé était mort et que j’avais les cheveux courts, j’avais tout de même soin de me cimenter avec l’oreiller, la couverture, mon mouchoir et le mur un nid protecteur, avant de rentrer dans ce monde bizarre où tout de même le curé vivait et j’avais des boucles.

Des sensations qui, elles aussi, ne reviendront plus qu’en rêve, caractérisent les années qui s’en vont et, si peu poétiques qu’elles soient, se chargent de toute la poésie de cet âge, comme rien n’est si plein du son des cloches de Pâques et des premières violettes que ces derniers froids de l’année qui gâtent nos vacances et forcent à faire du feu pour le déjeuner. De ces sensations, qui revenaient alors quelquefois dans mon sommeil, je n’oserais pas parler si elles n’y étaient apparues presque poétiques, détachées de toute ma vie présente, blanches comme ces fleurs d’eau dont la racine ne tient pas à la terre. La Rochefoucauld a dit que nos premières amours seules sont involontaires. Il en est ainsi aussi de ces plaisirs solitaires, qui plus tard ne nous servent qu’à tromper l’absence d’une femme, à nous figurer qu’elle est avec nous. Mais à douze ans, quand j’allais m’enfermer pour la première fois dans le cabinet qui était en haut de notre maison à Combray, où les colliers de graines d’iris étaient suspendus, ce que je venais chercher, c’était un plaisir inconnu, original, qui n’était pas la substitution d’un autre.

C’était pour un cabinet une très grande pièce. Elle fermait parfaitement à clef, mais la fenêtre en était toujours ouverte, laissant passage à un jeune lilas qui avait poussé sur le mur extérieur et avait passé par l’entrebâillement sa tête odorante. Si haut (dans les combles du château), j’étais absolument seul, mais cette apparence d’être en plein air ajoutait un trouble délicieux au sentiment de sécurité que de solides verrous donnaient à ma solitude. L’exploration que je fis alors en moi-même, à la recherche d’un plaisir que je ne connaissais pas, ne m’aurait pas donné plus d’émoi, plus d’effroi s’il s’était agi pour moi de pratiquer à même ma moelle et mon cerveau une opération chirurgicale. À tout moment je croyais que j’allais mourir. Mais que m’importait  ! ma pensée exaltée par le plaisir sentait bien qu’elle était plus vaste, plus puissante que cet univers que j’apercevais au loin par la fenêtre, dans l’immensité et l’éternité duquel je pensais en temps habituel avec tristesse que je n’étais qu’une parcelle éphémère. En ce moment, aussi loin que les nuages s’arrondissaient au-dessus de la forêt, je sentais que mon esprit allait encore un peu plus loin, n’était pas entièrement rempli par elle, laissait une petite marge encore. Je sentais mon regard puissant dans mes prunelles porter comme de simples reflets sans réalité les belles collines bombées qui s’élevaient comme des seins des deux côtés du fleuve. Tout cela reposait sur moi, j’étais plus que tout cela, je ne pouvais mourir. Je repris haleine un instant  ; pour m’asseoir sur le siège sans être dérangé par le soleil qui le chauffait, je lui dis  : «  Ôte-toi de là, mon petit, que je m’y mette  » et je tirai le rideau de la fenêtre, mais la branche du lilas l’empêchait de fermer. Enfin, s’éleva un jet d’opale, par élans successifs, comme au moment où s’élance le jet d’eau de Saint-Cloud, que nous pouvons reconnaître – car dans l’écoulement incessant de ses eaux, il a son individualité que dessine gracieusement sa courbe résistante – dans le portrait qu’en a laissé Hubert Robert, alors seulement que la foule qui l’admirait avait des… qui font dans le tableau du vieux maître de petites valves roses, vermillonnées ou noires.

À ce moment, je sentis comme une tendresse qui m’entourait. C’était l’odeur du lilas, que dans mon exaltation j’avais cessé de percevoir et qui venait à moi. Mais une odeur âcre, une odeur de sève s’y mêlait, comme si j’eusse cassé la branche. J’avais seulement laissé sur la feuille une trace argentée et naturelle, comme fait le fil de la Vierge ou le colimaçon. Mais sur cette branche, il m’apparaissait comme le fruit défendu sur l’arbre du mal. Et comme les peuples qui donnent à leurs divinités des formes inorganisées, ce fut sous l’apparence de ce fil d’argent qu’on pouvait tendre presque indéfiniment sans le voir finir, et que je devais tirer de moi-même en allant tout au rebours de ma vie naturelle, que je me représentai dès lors pour quelque temps le diable.

Malgré cette odeur de branche cassée, de linge mouillé, ce qui surnageait, c’était la tendre odeur des lilas. Elle venait à moi comme tous les jours, quand j’allais jouer au parc situé hors de la ville, bien avant même d’avoir aperçu de loin la porte blanche près de laquelle ils balançaient, comme des vieilles dames bien faites et maniérées, leur taille flexible, leur tête emplumée, l’odeur des lilas venait au-devant de nous, nous souhaitait la bienvenue sur le petit chemin qui longe en contre-haut la rivière, là où des bouteilles sont mises par des gamins dans le courant pour prendre le poisson, donnant une double idée de fraîcheur, parce qu’elles ne contiennent pas seulement de l’eau, comme sur une table où elles lui donnent l’air du cristal, mais sont contenues par elle et en reçoivent une sorte de liquidité, là où, autour des petites boules de pain que nous jetions, s’aggloméraient en une nébuleuse vivante les têtards, tous en dissolution dans l’eau et invisibles l’instant d’avant, un peu avant de passer le petit pont de bois dans l’encoignure duquel, à la belle maison, un pêcheur en chapeau de paille avait poussé entre les pruniers bleus. Il saluait mon oncle qui devait le connaître et nous faisait signe de ne pas faire de bruit. Mais pourtant je n’ai jamais su qui c’était, je ne l’ai jamais rencontré dans la ville et tandis que même le chanteur, le suisse et les enfants de chœur avaient, comme les dieux de l’Olympe, une existence moins glorieuse où j’avais affaire à eux, comme maréchal-ferrant, crémier et fils de l’épicière, en revanche, comme je n’ai jamais vu que jardinant le petit jardinier en stuc qu’il y avait dans le jardin du notaire, je n’ai jamais vu le pêcheur que pêchant, à la saison où le chemin s’était touffu de feuilles des pruniers, de sa veste d’alpaga et de son chapeau de paille, à l’heure où même les cloches et les nuages flânent avec désœuvrement dans le ciel vide, où les carpes ne peuvent plus soutenir l’ennui de l’heure, et dans un étouffement nerveux sautent passionnément en l’air dans l’inconnu, où les gouvernantes regardent leur montre pour dire qu’il n’est pas encore l’heure de goûter.