Contre Sainte-Beuve/Sainte-Beuve et Balzac

NRF Gallimard (p. 228-267).

XI

SAINTE-BEUVE ET BALZAC


Un des contemporains que Sainte-Beuve a méconnu est Balzac. Tu fronces le sourcil. Je sais que tu ne l’aimes pas. Et là tu n’as pas tout à fait tort. La vulgarité de ses sentiments est si grande que la vie n’a pu l’élever. Ce n’est pas seulement à l’âge où débute Rastignac qu’il a donné pour but à la vie la satisfaction des plus basses ambitions, ou, du moins, à de plus nobles buts a si bien mêlé celui-là, qu’il est presque impossible de les séparer. Un an avant sa mort, sur le point de toucher à la réalisation du grand amour de toute sa vie, à son mariage avec Mme Hanska qu’il aime depuis seize ans, il en parle à sa sœur en ces termes  : « Va, Laure, c’est quelque chose à Paris que de pouvoir, quand on le veut, ouvrir son salon et y rassembler l’élite de la société, qui y trouve une femme polie, imposante comme une reine, d’une naissance illustre, alliée aux plus grandes familles, spirituelle, instruite et belle. Il y a là un grand moyen de domination… Que veux-tu, pour moi, l’affaire actuelle, sentiment à part (l’insuccès me tuerait moralement) c’est tout ou rien, c’est quitte ou double… Le cœur, l’esprit, l’ambition ne veulent pas en moi autre chose que ce que je poursuis depuis seize ans  ; si ce bonheur immense m’échappe, je n’ai plus besoin de rien. Il ne faut pas croire que j’aime le luxe. J’aime le luxe de la rue Fortunée avec tous ses accompagnements  : une belle femme, bien née, dans l’aisance et avec les plus belles relations.  » Ailleurs, il parle encore d’elle en ces termes  : «  Cette personne qui apporte avec elle (fortune à part) les plus précieux avantages sociaux.  » On ne peut pas s’étonner après cela que dans Le Lys dans la Vallée, sa femme idéale par excellence, l’ «  ange  », Mme de Mortsauf, écrivant à l’heure de la mort à l’homme, à l’enfant qu’elle aime, Félix de Vandenesse, une lettre dont le souvenir lui restera si sacré que bien des années après il en dira  : «  Voici l’adorable voix qui tout à coup retentit dans le silence de la nuit, voici la sublime figure qui se dressa pour me montrer le vrai chemin  », lui donnera les préceptes de l’art de parvenir. De parvenir honnêtement, chrétiennement. Car Balzac sait qu’il doit nous peindre une figure de sainte. Mais il ne peut imaginer que, même aux yeux d’une sainte, la réussite sociale ne soit pas le but suprême. Et quand il célébrera à sa sœur et à ses nièces les bienfaits qu’on retire de l’intimité avec une créature admirable comme la femme qu’il aime, cette perfection qu’elle pourra leur communiquer consiste en une certaine noblesse de manières qui sait marquer et garder les distances de l’âge, de la situation, etc., sans compter quelques billets de théâtre, «  des places aux Italiens, à l’Opéra et à l’Opéra-Comique  ». Et Rastignac quand il est épris de sa tante, Mme de Beauséant, lui avouera sans malice  : «  Vous pouvez beaucoup pour moi.  » Mme de Beauséant ne s’en étonne pas et sourit.

Je ne parle pas de la vulgarité de son langage. Elle était si profonde qu’elle va jusqu’à corrompre son vocabulaire, à lui faire employer de ces expressions qui feraient tache dans la conversation la plus négligée. Les Ressources de Quinola devaient s’appeler d’abord Les Rubriques de Quinola. Pour peindre l’étonnement de d’Arthez  : «  Il avait froid dans le dos.  » Quelquefois elles semblent au lecteur homme du monde contenir une vérité profonde sur la société  : «  Les anciennes amies de Vandenesse, Mmes d’Espard, de Manerville, Lady Dudley, quelques autres moins connues, sentirent au fond de leurs cœurs des serpents se réveiller, elles furent jalouses du bonheur de Félix  ; elles auraient volontiers donné leurs plus jolies pantoufles pour qu’il lui arrive malheur.  » Et chaque fois qu’il veut dissimuler cette vulgarité, il a cette distinction des gens vulgaires, qui est comme ces poses sentimentales, ces doigts précieusement appuyés sur le front qu’ont d’affreux gros boursiers dans leur voiture au Bois. Alors il dit «  chère  », ou mieux «  cara  », «  addio  » pour adieu, etc.

Tu as quelquefois trouvé Flaubert vulgaire par certains côtés dans sa correspondance. Mais lui du moins n’a rien de la vulgarité, car lui a compris que le but de la vie de l’écrivain est dans son œuvre, et que le reste n’existe «  que pour l’emploi d’une illusion à décrire  ». Balzac met tout à fait sur le même plan les triomphes de la vie et de la littérature. «  Si je ne suis pas grand par La Comédie humaine, écrit-il à sa sœur, je le serai par cette réussite  » (la réussite du mariage avec Mme Hanska).

Mais, vois-tu, cette vulgarité même est peut-être la cause de la force de certaines de ses peintures. Au fond, même dans ceux d’entre nous chez qui c’est précisément l’élévation, de ne pas vouloir admettre les mobiles vulgaires, de les condamner, de les épurer, ils peuvent exister, transfigurés. En tout cas même quand l’ambitieux a un amour idéal, même s’il n’y transfigure pas des pensées d’ambition, hélas  ! cet amour n’est pas toute sa vie, ce n’est souvent qu’un moment meilleur de sa jeunesse. C’est avec cette partie-là de lui-même seulement qu’un écrivain fait un livre. Mais il y a toute une partie qui se trouve exclue. Aussi quelle force de vérité trouvons-nous à voir un tendre amour de Rastignac, un tendre amour de Vandenesse, et à savoir que ce Rastignac, ce Vandenesse, ce sont de froids ambitieux, dont toute la vie a été calcul et ambition, et où ce roman de leur jeunesse (oui, presque plus un roman de leur jeunesse qu’un roman de Balzac) est oublié, où ils ne s’y reportent qu’en souriant, avec le sourire de ceux qui ont vraiment oublié, où les autres et l’acteur même parlent de l’aventure avec Mme de Mortsauf comme d’une aventure quelconque et sans même la tristesse qu’elle n’ait pas rempli de son souvenir toute leur vie. Pour donner à ce point le sentiment de la vie selon le monde et l’expérience, c’est-à-dire celle où il est convenu que l’amour ne dure pas, que c’est une erreur de jeunesse, que l’ambition et la chair y ont bien leur part, que tout cela ne paraîtra pas grand-chose un jour, etc., pour montrer que le sentiment le plus idéal peut n’être qu’un prisme où l’ambitieux transfigure pour lui-même son ambition, en le montrant d’une façon peut-être inconsciente, mais la plus saisissante, c’est-à-dire en montrant objectivement comme le plus sec aventurier l’homme qui pour lui-même, à ses propres yeux, subjectivement, se croit un amoureux idéal, peut-être était-ce un privilège, la condition essentielle même, que l’auteur précisément conçût tout naturellement les sentiments les plus nobles d’une façon si vulgaire que, quand il croirait nous peindre l’accomplissement du rêve de bonheur d’une vie, il nous parlât des avantages sociaux de ce mariage. Il n’y a pas ici à séparer sa correspondance de ses romans. Si l’on a beaucoup dit que les personnages étaient pour lui des êtres réels et qu’il discutait sérieusement si tel parti était meilleur pour Mlle de Grandlieu, pour Eugénie Grandet, on peut dire que sa vie était un roman qu’il construisait absolument de la même manière. Il n’y avait pas démarcation entre la vie réelle (celle qui ne l’est pas à notre avis) et la vie de ses romans (la seule vraie pour l’écrivain). Dans les lettres à sa sœur où il parle des chances de ce mariage avec Mme Hanska, non seulement tout est construit comme un roman, mais tous les caractères sont posés, analysés, décrits, comme dans ses livres, en tant que facteurs qui rendraient l’action claire. Voulant lui montrer que la façon dont sa mère la traite en petit garçon dans ses lettres, et aussi que la révélation non seulement de ses dettes à lui, Balzac, mais qu’il a une famille endettée, peut faire rater le mariage et faire préférer à Mme Hanska un autre parti, il écrit tout comme il pourrait le faire dans Le Curé de Tours  : «  Alors vous apprenez que l’état de sculpteur a des chances, que le gouvernement réduit ses commandes, que les travaux s’arrêtent, que l’artiste a eu des dettes, les a payées, mais qu’enfin il doit encore à un marbrier, à des praticiens, et qu’il compte sur son travail pour payer cela… Une lettre d’un frère marié vous révèle que ce frère lutte avec courage pour sa femme et ses enfants, et qu’il est en péril  ; qu’une sœur mal mariée est à Calcutta dans une profonde misère  ; et enfin une autre révélation vous arrive que le sculpteur a une vieille mère à laquelle il est obligé de faire une pension…

Suppose que dans ces circonstances un autre parti se présente. Le jeune homme est bien, il n’est grevé d’aucune dette, il a trente mille francs de rente, et est avocat général. Que font Mme Surville et son mari  ? Ils voient d’un côté une famille pauvre, un avenir incertain  ; ils trouvent des prétextes, et Sophie devient femme d’un procureur général avec trente mille livres de rente.

Le sculpteur remercié se dit  : «  Que diable ma mère a-t-elle fait en m’écrivant, que diable ma sœur de Calcutta faisait-elle de m’écrire sur sa situation  ! que mon frère ne se tenait-il tranquille  ! Nous voilà tous bien avancés  ; j’avais un mariage qui faisait ma fortune, mais par-dessus tout, mon bonheur  ; tout est à vau-l’eau pour des vétilles.  » Ailleurs, ce sera dans La Recherche de l’Absolu ces arrangements pour retrouver en hâte des mines de romans. De même que sa sœur son beau-frère, sa mère (sa mère vis-à-vis de qui, tout en l’adorant, il n’a en rien la touchante humilité de ces grands hommes qui vis-à-vis de leur mère restent jusqu’à la fin des enfants qui oublient, comme elle l’oublie, qu’ils ont du génie), plaisent comme les personnages du roman qu’il vit, Un Grand Mariage, de même ses tableaux, soit ceux de sa galerie, soit ceux qu’il voit à Wierzchownia et qui, presque tous, doivent aller rue Fortunée, ces tableaux sont aussi des «  personnages de roman  » ; chacun est l’objet de courts historiques, de ces notices d’amateur, de cette admiration qui tourne vite à d’illusion, absolument comme s’ils figuraient non dans la galerie de Balzac, mais dans celle de Pons ou de Claës, ou dans la simple bibliothèque de l’abbé Chapeloud, dans ces romans de Balzac où il en est des tableaux comme des personnages et où le moindre Coypel «  ne déparerait pas la plus belle galerie  », de même que Bianchon est l’égal des Cuvier, des Lamark, des Geoffroy Saint-Hilaire. Et le mobilier du cousin Pons ou de Claës n’est pas décrit avec plus d’amour, de réalité et d’illusion qu’il ne décrit sa galerie de la rue Fortunée ou celle de Wierzchownia  : «  J’ai reçu la fontaine de salle à manger que Bernard Palissy a faite pour Henri II ou pour Charles IX  ; c’est un de ses premiers morceaux et l’un des plus curieux, morceau hors de prix car il porte de quarante à cinquante centimètres de diamètre et soixante-dix centimètres de hauteur, etc. La petite maison de la rue Fortunée va bientôt recevoir de beaux tableaux, une tête charmante de Greuze qui provient de la galerie du dernier roi de Pologne, deux Canaletto ayant appartenu au pape Clément XIII, deux Van Huysum, un Van Dyck, trois toiles de Rotari, le Greuze de l’Italie, une Judith de Cranach qui est une merveille, etc. Ces tableaux sont di primo cartello et ne dépareraient pas la plus belle galerie.  » «  Quelle différence avec ce Holbein de ma galerie, frais et pur après trois cents ans.  » «  Le Saint Pierre d’Holbein a été trouvé sublime  ; dans une vente publique, il pourrait aller à trois mille francs.  » À Rome, il a acheté «  un Sébastien del Piombo, un Bronzino et un Mirevelt de la dernière beauté  ». Il a des vases de Sèvres «  qui ont dû être offerts à Latreille  », car on n’a pu faire un pareil travail que «  pour une très grande célébrité de l’entomologie. C’est une vraie trouvaille, une occasion comme je n’en ai jamais vu  ». Il parle ailleurs de son lustre «  qui vient du mobilier de quelque empereur d’Allemagne, car il est surmonté de l’aigle à deux têtes  ». De son portrait de la reine Marie «  qui n’est pas de Coypel, mais fait dans son atelier par un élève, soit Lancret soit un autre  ; il faut être connaisseur pour ne pas le croire un Coypel  ». «  Un Natoire charmant, signé et bien authentique, un peu mignard toutefois au milieu de solides peintures qui sont dans mon cabinet.  » «  Une délicieuse esquisse de la naissance de Louis XIV, une Adoration des bergers où les bergers sont coiffés à la mode du temps et représentent Louis XIV et ses ministres.  » De son Chevalier de Malte, «  un de ces lumineux chefs-d’œuvre qui sont, comme le joueur de violon, le soleil d’une galerie. Tout y est harmonieux comme dans un original bien conservé de Titien  ; ce qui excite le plus d’admiration, c’est le vêtement qui, selon l’expression des connaisseurs, contient un homme… Sébastien del Piombo est incapable d’avoir fait cela. C’est en tout cas une des plus belles œuvres de la Renaissance italienne, c’est de l’école de Raphaël avec progrès dans la couleur. Mais tant que vous n’aurez pas vu mon portrait de femme de Greuze vous ne saurez pas, croyez-moi, ce que c’est que l’école française. Dans un certain sens Rubens, Rembrandt, Raphaël, Titien ne sont pas plus forts. Dans son genre, c’est aussi beau que le Chevalier de Malte. Une Aurore du Guide dans sa manière forte, quand il était tout Caravage. Cela rappelle Canaletto, mais c’est plus grandiose. Enfin, pour moi du moins, c’est incomparable.  » «  Mon service Watteau, le pot au lait qui est magnifique et les deux boîtes à thé  », «  le plus beau Greuze que j’aie vu, fait par Greuze pour Mme Geoffrin, deux Watteau faits par Watteau pour Mme Geoffrin  : ces trois tableaux valent quatre-vingt mille francs. Il y a avec cela deux Leslie admirables  : Jacques II et sa première femme  ; un Van Dyck, un Cranach, un Mignard, un Rigaud sublimes, trois Canaletto achetés par le roi, un Van Dyck acheté à Van Dyck par le trisaïeul de Mme Hanska, un Rembrandt  ; quels tableaux  ! La comtesse veut que les trois Canaletto soient dans ma galerie. Il y a deux Van Huysum, qui couverts de diamants ne seraient pas payés. Quels trésors dans ces grandes maisons polonaises  !   »

Cette réalité à mi-hauteur, trop chimérique pour la vie, trop terre à terre pour la littérature, fait que nous goûtons souvent dans sa littérature des plaisirs à peine différents de ceux que nous donne la vie. Ce n’est pas pure illusion quand Balzac, voulant citer de grands médecins, de grands artistes, citera pêle-mêle des noms réels et des personnages de ses livres, dira  : «  Il avait le génie des Claude Bernard, des Bichat, des Desplein, des Bianchon  », comme ces peintres de panorama, qui mêlant aux premiers plans de leur œuvre, les figures en relief réel, et le trompe-l’œil du décor. Bien souvent ces personnages réels, ne sont pas plus que réels. La vie de ses personnages est un effet de l’art de Balzac, mais cause à l’auteur une satisfaction qui n’est pas du domaine de l’art. Il parle d’eux comme de personnages réels, voire illustres  : «  le célèbre ministère de feu de Marsay, le seul grand homme d’État qu’ait produit la révolution de Juillet, le seul homme par qui la France eût pu être sauvée  », tantôt avec la complaisance d’un parvenu qui ne se contente pas d’avoir de beaux tableaux, mais fait sonner perpétuellement le nom du peintre et le prix qu’on lui a offert de la toile, tantôt avec la naïveté d’un enfant qui, ayant baptisé ses poupées, leur prête une existence véritable. Il va même jusqu’à les appeler tout d’un coup, et quand on a encore peu parlé d’eux, par leurs prénoms, que ce soit la princesse de Cadignan ( «  Certes, Diane ne paraissait pas avoir vingt-cinq ans  » ), Mme de Sérizy ( «  Personne n’aurait pu suivre Léontine, elle volait  » ) ou Mme de Bartas ( «  Biblique  ? répondit Fifine étonnée  » ). Dans cette familiarité nous voyons un peu de vulgarité, et nullement ce snobisme, qui faisait dire à Mme de Nucingen «  Clotilde  » en parlant de Mlle de Grand-lieu «  pour se donner, dit Balzac, le genre de l’appeler par son petit nom comme si elle, née Goriot, hantait cette société  ».

Sainte-Beuve reproche à Balzac d’avoir grandi l’abbé Troubert qui devient à la fin une sorte de Richelieu, etc. Il a fait de même pour Vautrin, combien d’autres. Ce n’est pas seulement par admiration et grandissement de ces personnages et pour les faire ce qu’il y a de mieux dans leur genre, comme Bianchon et Desplein sont les égaux de Claude Bernard ou de Laënnec, et M. de Grandville de d’Aguesseau, mais c’est aussi la faute d’une théorie chère à Balzac sur le grand homme à qui la grandeur des circonstances a manqué, et parce que en réalité c’est précisément son objet de romancier  : faire de l’histoire anonyme, étudier certains caractères historiques, tels qu’ils se présentent en dehors du facteur historique qui les pousse à la grandeur. Tant que c’est une vue de Balzac, cela ne choque pas. Mais quand Lucien de Rubempré au moment de se tuer écrit à Vautrin  : «  Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Mahomet ou Napoléon  ; mais quand il laisse rouiller au fond de l’océan d’une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pougatcheff, Fouché, Louvel ou l’abbé Carlos Herrera. Adieu donc, adieu, vous qui dans la bonne voie eussiez été plus que Ximenez, plus que Richelieu, etc.  », Lucien parle trop comme Balzac et il cesse d’être une personne réelle, différente de toutes les autres. Ce qui, malgré la prodigieuse diversité entre eux et identité avec eux-mêmes des personnages de Balzac, arrive tout de même quelquefois pour une cause ou une autre.

Par exemple, quand tout de même les types étaient chez lui moins nombreux que les individus, on sent que l’un n’est qu’un des différents noms d’un même type. Par moments, Mme de Langeais semble être Mme de Cadignan, ou M. de Mortsauf, M. de Bargeton.

À ces traits, nous reconnaissons Balzac et nous sourions, non sans sympathie. Mais, à cause de cela, tous les détails destinés à faire ressembler davantage les personnages des romans à des personnes réelles, tournent à l’encontre  ; le personnage vivait, Balzac en est si fier qu’il cite, sans nécessité, le chiffre de sa dot, ses alliances avec d’autres personnages de La Comédie humaine qui sont ainsi considérés comme réels, ce qui lui semble faire coup double  : «  Mme de Sérizy n’y était pas reçu (quoique née de Ronquerolles).  » Mais parce qu’on voit le tour de main de Balzac, on croit un peu moins à la réalité de ces Grandlieu qui ne recevaient pas Mme de Sérizy. Si l’impression de la vitalité de charlatan, de l’artiste, est accrue, c’est aux dépens de l’impression de vie de l’œuvre d’art  ! Œuvre d’art tout de même et qui, si elle s’adultère un peu de tous ces détails trop réels, de tout ce côté Musée Grévin, les tire à elle aussi, en fait un peu de l’art. Et comme tout cela se rapporte à une époque, en montre la défroque extérieure, en juge le fond avec grande intelligence, quand l’intérêt du roman est épuisé, il recommence une vie nouvelle comme document d’historien. De même que L’Énéide, là où elle n’a rien à dire aux poètes, peut passionner les mythologues, Peyrade, Félix de Vandenesse, bien d’autres ne nous semblèrent pas très riches de vie. Albert Sorel va nous dire que c’est en eux qu’il faut étudier la police du Consulat ou la politique de la Restauration. Le roman même en bénéficie. À ce moment si triste où il nous faut quitter un personnage de roman, moment que Balzac a retardé tant qu’il a pu en le faisant reparaître dans d’autres, au moment où il va s’évanouir et n’être plus qu’un songe, comme les gens qu’on a connus en voyage et qu’on va quitter, on apprend qu’il prennent le même train, qu’on pourra les retrouver à Paris  ; Sorel nous dit  : «  Mais non, ce n’est pas un songe, étudiez-les, c’est de la vérité, c’est de l’histoire.  »

Aussi continuerons-nous à ressentir et presque à satisfaire, en lisant Balzac, les passions dont la haute littérature doit nous guérir. Une soirée dans le grand monde décrite dans Balzac y est dominée par la pensée de l’écrivain, notre mondanité y est purgée comme dirait Aristote  ; dans Balzac, nous avons presque une satisfaction mondaine à y assister. Ses titres eux-mêmes portent cette marque positive. Tandis que souvent chez les écrivains le titre est plus ou moins un symbole, une image qu’il faut prendre dans un sens plus général, plus poétique que la lecture du livre qui donnera, avec Balzac c’est plutôt le contraire. La lecture de cet admirable livre qui s’appelle Les Illusions perdues restreint et matérialise plutôt ce beau titre  : Illusions perdues. Il signifie que Lucien de Rubempré venant à Paris s’est rendu compte que Mme de Bargeton était ridicule et provinciale, que les journalistes étaient fourbes, que la vie était difficile. Illusions toutes particulières, toutes contingentes, dont la perte peut l’acculer au désespoir et qui donnent une puissante marque de réalité au livre, mais qui font rabattre un peu de la poésie philosophique du titre. Chaque titre doit ainsi être pris au pied de la lettre  : Un Grand Homme de Province à Paris, Splendeur et Misère des Courtisanes, À combien l’Amour revient aux Vieillards, etc. Dans La Recherche de l’Absolu, l’absolu est plutôt une formule, une chose alchimique que philosophique. Du reste, il en est peu question. Et le sujet du livre est bien plutôt les ravages que l’égoïsme d’une passion étend dans une famille aimante qui la subit, quel que soit d’ailleurs l’objet de cette passion. Balthazar Claës est le frère des Hulot, des Grandet. Celui qui écrira la vie de la famille d’un neurasthénique pourra faire une peinture du même genre.

Le style est tellement la marque de la transformation que la pensée de l’écrivain fait subir à la réalité, que, dans Balzac, il n’y a pas à proprement parler de style. Sainte-Beuve s’est trompé là du tout au tout  : «  Ce style si souvent chatouilleux et dissolvant, énervé, rosé et veiné de toutes les teintes, ce style d’une corruption délicieuse, tout asiatique comme disaient nos maîtres, plus brisé par places et plus amolli que le corps d’un mime antique.  » Rien n’est plus faux. Dans le style de Flaubert, par exemple, toutes les parties de la réalité sont converties en une même substance, aux vastes surfaces, d’un miroitement monotone. Aucune impureté n’est restée. Les surfaces sont devenues réfléchissantes. Toutes les choses s’y peignent, mais par reflet, sans en altérer la substance homogène. Tout ce qui était différent a été converti et absorbé. Dans Balzac au contraire coexistent, non digérés, non encore transformés, tous les éléments d’un style à venir qui n’existe pas. Le style ne suggère pas, ne reflète pas  : il explique. Il explique d’ailleurs à l’aide des images les plus saisissantes, mais non fondues avec le reste, qui font comprendre ce qu’il veut dire comme on le fait comprendre dans la conversation si on a une conversation géniale, mais sans se préoccuper de l’harmonie du tout et de ne pas intervenir. Si, dans sa correspondance, il dira  : «  Les bons mariages sont comme la crème  : un rien les fait manquer  », c’est par des images de ce genre, c’est-à-dire frappantes, justes, mais qui détonnent, qui expliquent au lieu de suggérer, qui ne se subordonnent à aucun but de beauté et d’harmonie, qu’il emploiera «  Le rire de M. de Bargeton, qui était comme des boulets endormis qui se réveillent, etc.  » «  Son teint avait pris le ton chaud d’une porcelaine dans laquelle est enfermée une lumière.  » «  Enfin, pour peindre cet homme par un trait dont la valeur sera appréciée par les gens habitués à traiter les affaires, il portait des verres bleus destinés à cacher son regard sous prétexte de préserver sa vue de l’éclatante réverbération de la lumière.  »

Et de fait, il a de la beauté de l’image une idée si dérisoire que Mme de Mortsauf écrira à Félix de Vandenesse  : «  Pour employer une image qui se grave dans votre esprit poétique, que le chiffre soit d’une grandeur démesurée, tracé en or, écrit au crayon, ce ne sera jamais qu’un chiffre.  »

S’il se contente de trouver le trait qui pourra nous faire comprendre comment est la personne, sans chercher à le fondre dans un ensemble beau, de même il donne des exemples précis au lieu d’en dégager ce qu’ils peuvent contenir. Il décrit ainsi l’état d’esprit de Mme de Bargeton  : «  Elle concevait le pacha de Janina  ; elle aurait voulu lutter avec lui dans le sérail et trouvait quelque chose de grand à être cousue dans un sac et jetée à l’eau. Elle enviait Lady Esther Stanhope, ce bas-bleu du désert.  » Ainsi, au lieu de se contenter d’inspirer le sentiment qu’il veut que nous éprouvions d’une chose, il la qualifie immédiatement  : «  Il eut une affreuse expression. Il eut alors un regard sublime  ». Il nous parlera des qualités de Mme de Bargeton qui deviennent de l’exagération en se prenant aux riens de la province. Et il ajoute comme la comtesse d’Escarbagnas  : «  Certes, un coucher de soleil est un grand poème, etc.  » Même dans Le Lys dans la Vallée, «  une des pierres les plus travaillées de son édifice  », dit-il lui-même, et on sait qu’il redemandait aux imprimeurs jusqu’à sept et huit épreuves, il est si pressé de dire le fait que la phrase s’arrange comme elle peut. Il lui a donné le renseignement dont elle doit instruire le lecteur, à elle de s’en acquitter comme elle pourra  : «  Malgré la chaleur, je descendis dans la prairie afin d’aller revoir l’Indre et ses îles, la vallée et ses coteaux, dont je parus un admirateur passionné.  »

Balzac se sert de toutes les idées qui lui viennent à l’esprit, et ne cherche pas à les faire entrer, dissoutes, dans un style où elles s’harmoniseraient et suggéreraient ce qu’il veut dire. Non, il le dit tout simplement, et si hétéroclite et disparate que soit l’image, toujours juste d’ailleurs, il la juxtapose. «  M. du Châtelet était comme ces melons qui de verts deviennent jaunes en une nuit.  » «  On ne pouvait pas ne pas comparer M. X… à une vipère gelée.  »

Ne concevant pas la phrase comme faite d’une substance spéciale où doit s’éliminer et ne plus être reconnaissable tout ce qui fit l’objet de la conversation, du savoir, etc., il ajoute à chaque mot la notion qu’il en a, la réflexion qu’elle lui inspire. S’il parle d’un artiste, immédiatement il dit ce qu’il en sait, par simple apposition. Parlant de l’imprimerie Séchard, il dit qu’il était nécessaire d’adapter le papier aux besoins de la civilisation française qui menaçait d’étendre la discussion à tout et de reposer sur une perpétuelle manifestation de la pensée individuelle – un vrai malheur, car les peuples qui délibèrent agissent très peu, etc. Et il met ainsi toutes les réflexions qui, à cause de cette vulgarité de nature, sont souvent médiocres et qui prennent de cette espèce de naïveté avec laquelle elles sont au milieu d’une phrase quelque chose d’assez comique. D’autant plus que les expressions «  propres à  », etc., dont l’usage vient précisément du besoin de définir au milieu d’une phrase et de donner un renseignement, leur donne quelque chose de plus solennel. Par exemple, dans Le Colonel Chabert, il est question à plusieurs reprises de «  l’intrépidité naturelle aux avoués, de la défiance naturelle aux avoués  ». Et quand il y a une explication à donner, Balzac n’y met pas de façons  ; il écrit voici pourquoi  : suit un chapitre. De même, il a des résumés où il affirme tout ce que nous devons savoir, sans donner d’air, de place  : «  Dès le second mois de son mariage, David passait la plus grande partie de son temps, etc., trois mois après son arrivée à Angoulême, etc.  » «  La religieuse donna au Magnificat de riches, de gracieux développements dont les différents rythmes accusaient une gaîté humaine.  » «  Les motifs eurent le brillant des roulades d’une cantatrice, ses chants sautillèrent comme l’oiseau, etc.  »

Il ne cache rien, il dit tout. Aussi est-on étonné de voir que cependant il y a de beaux effets de silence dans son œuvre. Goncourt s’étonnait pour L’Éducation, moi, je m’étonne bien plus des dessous de l’œuvre de Balzac. «  Vous connaissez Rastignac  ? Vrai  ?…  »

Balzac est comme ces gens qui, entendant un Monsieur dire  : «  le Prince  » en parlant du duc d’Aumale, «  Madame la duchesse  » en parlant à une duchesse, et le voyant poser son chapeau par terre dans un salon, avant d’apprendre qu’on dit d’un prince  : le Prince, qu’il s’appelle le comte de Paris, le prince de Joinville, ou le duc de Chartres, et d’autres usages, ont dit  : «  Pourquoi dites-vous  : le Prince, puisqu’il est duc  ? Pourquoi dites-vous Mme la duchesse, comme un domestique, etc.  » Mais, depuis qu’ils savent que c’est l’usage, ils croient l’avoir toujours su, ou s’ils se rappellent avoir fait ces objections, n’en font pas moins la leçon aux autres, et prennent plaisir à leur expliquer les usages du grand monde, usages qu’ils connaissent depuis peu de temps. Leur ton péremptoire de savants de la veille est précisément celui de Balzac quand il dit ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Présentation de d’Arthez à la princesse de Cadignan  : «  La princesse ne fit à l’homme célèbre aucun de ces compliments dont l’accablaient les gens vulgaires. Les personnes pleines de goût comme la princesse se distinguent surtout par leur manière d’écouter. Au dîner, d’Arthez fut placé près de la princesse qui, loin d’imiter les exagérations de diète que se permettent les minaudières, mangea, etc.  » Présentation de Félix de Vandenesse à Mme de Mortsauf  : «  Mme de Mortsauf entama sur le pays, sur les récoltes, une conversation à laquelle j’étais étranger. Chez une maîtresse de maison, cette façon d’agir atteste un manque d’éducation, etc. Mais à quelques mois de là, je compris combien était significatif, etc.  » Là, du moins, ce ton de certitude s’explique, puisqu’il ne fait que constater des usages. Mais il gardera le même quand il portera un jugement  : «  Dans le monde, personne ne s’intéresse à une souffrance, à un malheur, tout y est parole  » – ou donnera des interprétations  : «  le duc de Chaulieu vint trouver dans son cabinet le duc de Grandlieu qui l’attendait  : «  Dis donc, Henri (ces deux ducs se tutoyaient et s’appelaient par leurs noms. C’est une de ces nuances inventées pour marquer les degrés de l’intimité, repousser les envahissements de la familiarité française et humilier les amours-propres).  » Il faut du reste dire que, comme les littérateurs néo-chrétiens qui attribuent à l’Eglise, sur les écrits des littérateurs, un pouvoir auquel les papes les plus sévères sur l’orthodoxie n’ont jamais pensé, Balzac confère aux ducs des privilèges dont Saint-Simon, qui pourtant les place si haut, eût été bien stupéfait de les voir douer  : «  Le duc jeta sur Mme Camusot un de ces rapides regards par lesquels les grands seigneurs analysent toute une existence, et souvent l’âme. Ah  ! si la femme du juge avait pu connaître ce don des ducs.  » Si vraiment les ducs du temps de Balzac possédaient ce don, il faut reconnaître qu’il y a, comme on dit, quelque chose de changé.

Quelquefois ce n’est pas directement que Balzac exprime cette admiration que ses moindres mots lui inspirent. Il confie l’expression de cette admiration aux personnages en scène. Il y a une nouvelle de Balzac fort célèbre appelée Autre Étude de Femme. Elle se compose de deux récits qui n’exigeraient pas grande figuration, mais presque tous les personnages de Balzac sont rangés là autour du narrateur comme dans les «  à-propos  », ces «  cérémonies  » que la Comédie-Française donne à l’occasion d’un anniversaire, d’un centenaire. Chacun y va de sa réplique comme aussi dans les dialogues des morts, où on veut faire figurer toute une époque. À tout instant un autre paraît. De Marsay commence son récit en expliquant que l’homme d’État est une espèce de monstre de sang-froid. «  Vous nous expliquez là pourquoi l’homme d’Etat est si rare en France, dit le vieux Lord Dudley.  » Marsay poursuit  : ce monstre, il l’est devenu grâce à une femme. «  Je croyais que nous défaisions beaucoup plus de politique que nous n’en faisions, dit Mme de Montcornet en souriant.  » «  S’il s’agit d’une aventure d’amour, dit la baronne de Nucingen, je demande qu’on ne la coupe par aucune réflexion.  » «  La réflexion y est si contraire, s’écria Joseph Bridau…  » «  Il n’a pas voulu souper, dit Mme de Sérizy.  » «  Oh  ! faites-nous grâce de vos horribles sentences, dit Mme de Camps en souriant.  » Et à tour de rôle la princesse de Cadignan, Lady Barimore, la marquise d’Espard, Mlle des Touches, Mme de Vandenesse, Blondet, Daniel d’Arthez, le marquis de Montriveau, le comte Adam Laginski, etc., viennent successivement dire leur mot, comme les sociétaires, défilant à l’anniversaire de Molière devant le buste du poète, y déposent une palme. Or, ce public un peu artificiellement rassemblé, est pour Balzac, et tout autant que Balzac lui-même dont il est le truchement, excessivement bon public. De Marsay ayant fait cette réflexion  : «  L’amour unique et vrai produit une sorte d’apathie corporelle en harmonie avec la contemplation dans laquelle on tombe. L’esprit complique tout, alors il se travaille lui-même, se dessine des fantaisies, en fait des réalités, des tourments, et cette jalousie est aussi charmante que gênante  », un ministre étranger sourit en se rappelant, à la clarté d’un souvenir, la vérité de cette observation. Un peu plus loin, il termine le portrait d’une de ses maîtresses par une comparaison qui n’est pas très jolie, mais qui doit plaire à Balzac, car nous en retrouvons une analogue dans Les Secrets de la Princesse de Cadignan  : «  Il y a toujours un fameux singe dans la plus jolie et la plus angélique des femmes.  » À ces mots, dit Balzac, toutes les femmes baissèrent les yeux, comme blessées par cette cruelle vérité si cruellement observée.

«  Je ne vous dis rien de la nuit ni de la semaine que j’ai passées, reprit de Marsay  ; je me suis reconnu homme d’État.

– Ce mot fut si bien dit que nous laissâmes tous échapper un geste d’admiration.  » De Marsay explique ensuite que sa maîtresse faisait semblant de l’aimer uniquement  : «  Elle ne pouvait pas vivre sans moi, etc., enfin elle faisait de moi son Dieu.  » Les femmes qui entendirent de Marsay parurent offensées en se voyant si bien jouées. «   La femme comme il faut peut donner lieu à la calomnie, dit plus loin de Marsay, jamais à la médisance.  » «  Tout cela est horriblement vrai, dit la princesse de Cadignan.  » (Encore cette dernière parole peut-elle se justifier par le caractère particulier de la princesse de Cadignan.) D’ailleurs Balzac ne nous avait pas laissé ignorer d’avance le régal que nous allions savourer  : «  C’est à Paris seulement qu’abonde cet esprit particulier… Paris, capitale du goût, connaît seul cette science qui change une conversation en une joute… Ingénieuses reparties, observations fines, railleries excellentes, peintures dessinées avec une netteté brillante, pétillèrent et se pressèrent, furent délicieusement senties et délicatement savourées.  » (On a vu que sur ce point Balzac disait vrai.) Nous ne sommes pas toujours aussi prompts à l’admiration que ce public. Il est vrai que nous n’assistons pas comme eux à la mimique du narrateur, faute de laquelle, nous avertit Balzac, reste intraduisible «  cette ravissante improvisation  ». Nous sommes en effet obligés de croire Balzac sur parole quand il nous dit qu’un mot de de Marsay «  fut accompagné par des mines, des poses de tête et des minauderies qui faisaient allusion  » ou que «  les femmes ne purent s’empêcher de rire des minauderies par lesquelles Blondet illustrait ses railleries  ».

Ainsi Balzac ne veut-il pas nous laisser ignorer en rien le succès qu’eurent tous ces mots. «  Ce cri naturel qui eut de l’écho chez les convives piqua leur curiosité déjà si savamment excitée… Ce mot détermina chez tous ce mouvement que les journalistes peignent ainsi dans les discours parlementaires  : Profonde sensation.  » Balzac veut-il par là nous retracer le succès qu’eut le récit de de Marsay, le succès qu’il eut, lui Balzac, dans cette soirée à laquelle nous n’avons pas assisté  ? Cède-t-il tout simplement à l’admiration que lui inspirent les traits échappés à sa plume  : il y a peut-être des deux. J’ai un ami, un des rares authentiquement géniaux que j’aie connus, et doué d’un magnifique orgueil balzacien. Redisant pour moi une conférence qu’il avait faite dans un théâtre et à laquelle je n’avais pas assisté, il s’interrompait de temps à autre pour claquer des mains là où le public avait applaudi. Mais il y mettait une telle fureur, une telle verve, un tel prolongement que je crois bien que plutôt que de me peindre fidèlement la séance, comme Balzac il s’applaudissait lui-même.

Mais précisément tout cela plaît à ceux qui aiment Balzac  ; ils se redisent en souriant  : «  le prénom ignoble d’Amélie  », «  biblique, répéta Fifine étonnée  », «  la princesse de Cadignan était une des femmes les plus fortes sur la toilette  ». Aimer Balzac  ! Sainte-Beuve qui aimait tant définir ce que c’était que d’aimer quelqu’un aurait eu là un joli morceau à faire. Car les autres romanciers, on les aime en se soumettant à eux, on reçoit d’un Tolstoï la vérité comme de quelqu’un de plus grand et de plus fort que soi. Balzac, on sait toutes ses vulgarités, elles nous ont souvent rebuté au début  ; puis on a commencé à l’aimer, alors on sourit à toutes ces naïvetés qui sont si bien lui-même  ; on l’aime, avec un tout petit peu d’ironie qui se mêle à la tendresse  ; on connaît ses travers, ses petitesses, et on les aime parce qu’elles le caractérisent fortement.

Balzac, ayant gardé par certains côtés un style inorganisé, on pourrait croire qu’il n’a pas cherché à objectiver le langage de ses personnages, ou, quand il l’a fait objectif, qu’il n’a pu se tenir de faire à toute minute remarquer ce qu’il avait de particulier. Or, c’est tout le contraire. Ce même homme qui étale naïvement ses vues historiques, artistiques, etc., cache les plus profonds desseins, et laisse parler d’elle-même la vérité de la peinture du langage de ses personnages, si finement qu’elle peut passer inaperçue, et il ne cherche en rien à la signaler. Quand il fait parler la belle Mme Roguin qui, Parisienne d’esprit, pour Tours est la femme du préfet de la province, comme toutes les plaisanteries qu’elle fait sur l’intérieur des Rogron sont bien d’elle et non de Balzac  !

Les plaisanteries des clercs, le chant de Vautrin «  Trim la la trim trim  !   », la nullité de la conversation du duc de Grandlieu et du vidame de Pamiers  : «  Le comte de Montriveau est mort, dit le vidame, c’était un gros homme qui avait une incroyable passion pour les huîtres. – Combien en mangeait-il donc  ? dit le duc de Grandlieu. – Tous les jours dix douzaines. – Sans être incommodé  ? – Pas le moins du monde. – Oh  ! mais c’est extraordinaire  ! Ce goût ne lui a pas donné la pierre  ? – Non, il s’est parfaitement porté, il est mort par accident. – Par accident  ! la nature lui avait dit de manger des huîtres, elles lui étaient probablement nécessaires.  » Lucien de Rubempré, même dans ses apartés, a juste la gaîté vulgaire, le relent de jeunesse inculte qui doit plaire à Vautrin, «  Alors, pensa Lucien, il connaît la bouillotte.  » «  Le voilà pris.  » «  Quelle nature d’Arabe  !   » Lucien se dit à lui-même  : «  Je vais le faire poser.  » «  C’est un lascar qui n’est pas plus prêtre que moi.  » Et de fait, Vautrin n’a pas été seul à aimer Lucien de Rubempré. Oscar Wilde, à qui la vie devait hélas apprendre plus tard qu’il est de plus poignantes douleurs que celles que nous donnent les livres, disait dans sa première époque (à l’époque où il disait  : «  Ce n’est que depuis l’école des lakistes qu’il y a des brouillards sur la Tamise  » )  : «  Le plus grand chagrin de ma vie  ? La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères des Courtisanes.  » Il y a d’ailleurs quelque chose de particulièrement dramatique dans cette prédilection et cet attendrissement d’Oscar Wilde, au temps de sa vie brillante, pour la mort de Lucien de Rubempré. Sans doute, il s’attendrissait sur elle, comme tous les lecteurs, en se plaçant au point de vue de Vautrin, qui est le point de vue de Balzac. Et à ce point de vue d’ailleurs, il était un lecteur particulièrement choisi et élu pour adopter ce point de vue plus complètement que la plupart des lecteurs. Mais on ne peut s’empêcher de penser que, quelques années plus tard, il devait être Lucien de Rubempré lui-même. Et la fin de Lucien de Rubempré à la Conciergerie, voyant toute sa brillante existence mondaine écroulée sur la preuve qui est faite qu’il vivait dans l’intimité d’un forçat, n’était que l’anticipation – inconnue encore de Wilde, il est vrai – de ce qui devait précisément arriver à Wilde.

Dans cette dernière scène de cette première partie de la Tétralogie de Balzac (car dans Balzac, c’est rarement le roman qui est l’unité  ; le roman est constitué par un cycle, dont un roman n’est qu’une partie) chaque mot, chaque geste, a ainsi des dessous dont Balzac n’avertit pas le lecteur et qui sont d’une profondeur admirable. Ils relèvent d’une psychologie si spéciale, et qui, sauf par Balzac, n’a jamais été faite par personne, qu’il est assez délicat de les indiquer. Mais tout, depuis la manière dont Vautrin arrête sur la route Lucien qu’il ne connaît pas et dont le physique seul a donc pu l’intéresser, jusqu’à ces gestes involontaires par lesquels il lui prend le bras, ne trahit-il pas le sens très différent et très précis des théories de domination, d’alliance à deux dans la vie, etc., dont le faux chanoine colore aux yeux de Lucien, et peut-être aux siens mêmes, une pensée inavouée. La parenthèse à propos de l’homme qui a la passion de manger du papier n’est-elle pas aussi un trait de caractère admirable de Vautrin et de tous ses pareils, une de leurs théories favorites, le peu qu’ils laissent échapper de leur secret  ? Mais le plus beau sans conteste est le merveilleux passage où les deux voyageurs passent devant les ruines du château de Rastignac. J’appelle cela la Tristesse d’Olympio de l’Homosexualité  : «  Il voulut tout revoir, l’étang près de la source  ». On sait que Vautrin, à la pension Vauquer, dans Le Père Goriot, a formé sur Rastignac, et inutilement, le même dessein de domination qu’il a maintenant sur Lucien de Rubempré. Il a échoué, mais Rastignac n’en a pas moins été fort mêlé à sa vie  ; Vautrin a fait assassiner le fils Taillefer pour lui faire épouser Victorine. Plus tard, quand Rastignac sera hostile à Lucien de Rubempré, Vautrin, masqué, lui rappellera certaines choses de la Pension Vauquer et le contraindra à protéger Lucien, et même après la mort de Lucien, Rastignac souvent fera appeler Vautrin dans une rue obscure.

De tels effets ne sont guère possibles que grâce à cette admirable invention de Balzac d’avoir gardé les mêmes personnages dans tous ses romans. Ainsi un rayon détaché du fond de l’œuvre, passant sur toute une vie, peut venir toucher, de sa lueur mélancolique et trouble, cette gentilhommière de Dordogne et cet arrêt des deux voyageurs. Sainte-Beuve n’a absolument rien compris à ce fait de laisser les noms aux personnages  : «  Cette prétention l’a finalement conduit à une idée des plus fausses et des plus contraires à l’intérêt, je veux dire à faire reparaître sans cesse d’un roman à l’autre les mêmes personnages, comme des comparses déjà connus. Rien ne nuit plus à la curiosité qui naît du nouveau et à ce charme de l’imprévu qui fait l’attrait du roman. On se trouve à tout bout de champ en face des mêmes visages.  » C’est l’idée de génie de Balzac que Sainte-Beuve méconnaît là. Sans doute, pourra-t-on dire, il ne l’a pas eue tout de suite. Telle partie de ses grands cycles ne s’y est trouvée rattachée qu’après coup. Qu’importe. L’Enchantement du Vendredi saint est un morceau que Wagner écrivit avant de penser à faire Parsifal et qu’il y introduisit ensuite. Mais les ajoutages, ces beautés rapportées, les rapports nouveaux aperçus brusquement par le génie entre les parties séparées de son œuvre qui se rejoignent, vivent et ne pourraient plus se séparer, ne sont-ce pas de ses plus belles intuitions  ? La sœur de Balzac nous a raconté la joie qu’il éprouva le jour où il eut cette idée, et je la trouve aussi grande ainsi que s’il l’avait eue avant de commencer son œuvre. C’est un rayon qui a paru, qui est venu se poser à la fois sur diverses parties ternes jusque-là de sa création, les a unies, fait vivre, illuminées, mais ce rayon n’en est pas moins parti de sa pensée.

Les autres critiques de Sainte-Beuve ne sont pas moins absurdes. Après avoir reproché à Balzac ces «  délices de style  » dont malheureusement il est dépourvu, il lui reproche des fautes de goût, ce qui chez lui est trop réel, mais, comme exemple, il cite une phrase qui dépend d’un de ces morceaux admirablement écrits comme il y en a tout de même beaucoup chez Balzac, où la pensée a refondu, unifié le style, où la phrase est faite  : ces vieilles filles «  logées toutes dans la ville de manière à y figurer les vaisseaux capillaires d’une plante aspirant avec la soif d’une feuille pour la rosée, les nouvelles, les secrets de chaque ménage, les pompaient et les transmettaient machinalement à l’abbé Troubert, comme les feuilles communiquent à la tige la fraîcheur qu’elles ont absorbée  ». Et quelques pages plus loin, la phrase incriminée par Sainte-Beuve  : «  telle était la substance des phrases jetées en avant par les tuyaux capillaires du grand conciliabule femelle et complaisamment répétées par la ville de Tours  ».

Il ose donner comme raison de succès qu’il a flatté les infirmités des femmes, celles qui commencent à ne plus être jeunes (La Femme de trente Ans)  : «  Mon sévère ami disait  : Henri IV a conquis son royaume ville à ville, M. de Balzac a conquis son public maladif par infirmités. Aujourd’hui les femmes de trente ans, demain celles de cinquante (il y a même eu celles de soixante), après-demain les chlorotiques, dans Claës les contrefaites, etc.  » Et il ose ajouter une autre raison de la vogue rapide de Balzac par toute la France  : «  C’est son habileté dans le choix successif des lieux où il établit la suite de ses récits.  » On montrera au voyageur dans une des rues de Saumur la maison d’Eugénie Grandet, à Douai probablement on désigne déjà la maison Claës. De quel doux orgueil a dû sourire, tout indulgent tourangeau qu’il est, le possesseur de la Grenadière. Cette flatterie adressée à chaque ville où l’auteur pose ses personnages lui en vaut la conquête. Que parlant de Musset qui dit qu’il aime les bonbons et les roses, etc., il ajoute  : «  Quand on a aimé tant de choses…  », on le comprend. Mais qu’il veuille faire un grief à Balzac de l’immensité même de son dessein, de la multiplicité de ses peintures, qu’il appelle cela un pêle-mêle effrayant  : «  Ôtez de ses contes La Femme de trente Ans, La Femme abandonnée, Le Réquisitionnaire, La Grenadière, Les Célibataires  ; ôtez de ses romans l’histoire de Louis Lambert et Eugénie Grandet, son chef-d’œuvre, quelle foule de volumes, quelle nuée de contes, de romans de toutes sortes, drolatiques, économiques, philosophiques, magnétiques et théosophiques il reste encore  !   » Or, c’était cela la grandeur même de l’œuvre de Balzac. Sainte-Beuve a dit qu’il s’est jeté sur le XIXe siècle comme sur son sujet, que la société est femme, qu’elle voulait son peintre, qu’il l’a été, qu’il n’a rien eu de la tradition en la peignant, qu’il a renouvelé les procédés et les artifices du pinceau à l’usage de cette ambitieuse et coquette société qui tenait à ne dater que d’elle-même et à ne ressembler qu’à elle. Or, Balzac ne s’est pas proposé cette simple peinture, au moins dans le simple sens de peindre des portraits fidèles. Ses livres résultaient de belles idées, d’idées de belles peintures si l’on veut (car il concevait souvent un art dans la forme d’un autre) mais alors d’un bel effet de peinture, d’une grande idée de peinture. Comme il voyait dans un effet de peinture une belle idée, de même il pouvait voir dans une idée de livre un bel effet. Il se représentait à lui-même un tableau où il y a quelque originalité saisissante et qui émerveillera. Imaginons aujourd’hui un littérateur à qui l’idée serait venue de traiter vingt fois, avec des lumières diverses, le même thème, et qui aurait la sensation de faire quelque chose de pro fond, de subtil, de puissant, d’écrasant, d’original, de saisissant, comme les cinquante cathédrales ou les quarante nénuphars de Monet. Amateur passionné de peinture, il avait parfois joie à penser que lui aussi avait une belle idée de tableau, d’un tableau dont on raffolerait. Mais toujours c’était une idée, une idée dominante, et non une peinture non préconçue comme le croit Sainte-Beuve. À ce point de vue Flaubert même avait moins cette idée préconçue que lui. Couleur de Salammbô, Bovary. Commencement d’un sujet qui ne lui plaît pas, prend n’importe quoi pour travailler. Mais tous les grands écrivains se rejoignent par certains points, et sont comme les différents moments, contradictoires parfois, d’un seul homme de génie qui vivrait autant que l’humanité. Où Flaubert rejoint Balzac, c’est quand il dit  : «  Il me faut une fin splendide pour Félicité.  »

Cette réalité selon la vie des romans de Balzac, fait qu’il donnent pour nous une sorte de valeur littéraire à mille choses de la vie qui jusque-là nous paraissaient trop contingentes. Mais c’est justement la loi de ces contingences qui est dégagée dans son œuvre. Ne reparlons pas des événements, des personnages balzaciens. Nous ne disons jamais, nous deux, n’est-ce pas, que des choses que les autres n’ont pas dites. Mais par exemple, une femme de mauvaise vie qui a lu Balzac et qui, dans un pays où elle n’est pas connue, éprouve un amour sincère qui lui est rendu  ; ou même étendons la chose à un homme qui a un vilain passé, ou une mauvaise réputation politique par exemple, et qui, dans un pays où il n’est pas connu, forme de douces amitiés, se voit entouré de relations agréables, et pense que bientôt, quand ces gens vont demander qui il est, on va peut-être se détourner de lui, et cherche aux moyens de détourner l’orage. Dans les routes de cette villégiature qu’il va quitter et où bientôt peut-être de fâcheux renseignements sur lui vont parvenir, il promène solitaire une mélancolie inquiète mais qui n’est pas sans charmes, car il a lu Les Secrets de la Princesse de Cadignan, il sait qu’il participe à une situation en quelque sorte littéraire et qui prend par là quelque beauté. À son inquiétude, tandis que la voiture le long des routes d’automne l’amène vers les amis encore confiants, se mêle un charme que n’aurait pas la tristesse de l’amour, si la poésie n’existait pas. À plus forte raison si ces crimes qu’on lui reproche sont imaginaires est-il impatient de l’heure où ses fidèles d’Arthez recevront le baptême de la boue, de Rastignac et de Marsay. La vérité en quelque sorte contingente et individuelle des situations, qui fait qu’on peut mettre des noms propres sur tant de situations comme, par exemple, celle de Rastignac épousant la fille de sa maîtresse Delphine de Nucingen, ou de Lucien de Rubempré arrêté à la veille d’épouser Mlle de Grandlieu, ou de Vautrin héritant de Lucien de Rubempré dont il cherchait à faire la fortune, comme la fortune des Lanty fondée sur l’amour du cardinal pour un castrat, le petit vieillard à qui chacun rend des devoirs, là est frappante. Il a de ces fines vérités cueillies dans la superficie de la vie mondaine et toutes à un degré de généralité assez grand, pour qu’après très longtemps on puisse se dire  : comme c’est vrai  ! (Dans Une Fille d’Ève, les deux sœurs, Mme de Vandenesse et Mme du Tillet, si différemment mariées et qui pourtant s’adorent, et, par suite des révolutions, le beau-frère sans naissance, du Tillet, devenant pair quand Félix de Vandenesse ne l’est plus – et les deux belles-sœurs, la comtesse et la marquise de Vendenesse, ayant des désagréments à cause de la similitude des noms.) Il en est de plus profondes comme Paquita Valdès aimant précisément l’homme qui ressemble à la femme avec qui elle vit, comme Vautrin entretenant la femme qui peut voir tous les jours son Sallenauve, son fils  ; comme Sallenauve épousant la fille de Mme de l’Estorade. Là, sous l’action apparente et extérieure du drame, circulent des mystérieuses lois de la chair et du sentiment.

La seule chose qui effraye un peu dans cette interprétation de son œuvre, c’est que c’est justement ces choses-là dont il n’a jamais parlé dans sa correspondance, où il dit des moindres livres que c’est sublime, où il parle avec le plus grand dédain de La Fille aux Yeux d’or, et pas un mot sur la fin d’Illusions perdues, sur l’admirable scène dont j’ai parlé. Le caractère d’Eve, qui nous semble insignifiant, lui parait, dirait-on, une autre trouvaille. Mais tout cela peut tenir au hasard des lettres que nous avons, et même de celles qu’il écrivait.

Sainte-Beuve, avec Balzac, fait comme toujours. Au lieu de parler de la femme de trente ans de Balzac, il parle de la femme de trente ans en dehors de Balzac, et après quelques mots sur Balthazar Claës (de La Recherche de l’Absolu) il parle d’un Claës de la vie réelle qui a précisément laissé un ouvrage sur sa propre Recherche de l’Absolu, et donne de longues citations sur cet opuscule, naturellement sans valeur littéraire. Du haut de sa fausse et pernicieuse idée de dilettantisme littéraire, il juge à faux la sévérité de Balzac pour Steinbock de La Cousine Bette, simple amateur qui ne réalise pas, qui ne produit pas, qui ne comprend pas qu’il faut se donner tout entier à l’art pour être un artiste. Sainte-Beuve à ce propos s’élève avec une dignité froissée contre les expressions de Balzac qui dit  : «  Homère… vivait en concubinage avec la Muse.  » Le mot n’est peut-être pas très heureux. Mais en réalité, il ne peut y avoir d’interprétation des chefs-d’œuvre du passé que si on les considère du point de vue de celui qui les écrivait, et non du dehors, à une distance respectueuse, avec une déférence académique. Que les conditions extérieures de la production littéraire aient changé au cours du dernier siècle, que le métier d’homme de lettres soit devenu chose plus absorbante et exclusive, c’est possible. Mais les lois intérieures, mentales, de cette production n’ont pas pu changer. Un écrivain, qui aurait par moments du génie pour pouvoir mener le reste du temps une vie agréable de dilettantisme mondain et lettré, est une conception aussi fausse et naïve que celle d’un saint, ayant la vie morale la plus élevée pour pouvoir mener au paradis une vie de plaisirs vulgaires. On est plus près de comprendre les grands hommes de l’antiquité en les comprenant comme Balzac qu’en les comprenant comme Sainte-Beuve. Le dilettantisme n’a jamais rien créé. Horace même était certainement plus près de Balzac que de M. Daru ou de M. Molé.