Contes pour les bibliophiles/Les Estrennes du poète Scarron
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/78/Uzanne_-_Contes_pour_les_bibliophiles%2C_1895_%28page_213_crop%29.jpg/450px-Uzanne_-_Contes_pour_les_bibliophiles%2C_1895_%28page_213_crop%29.jpg)
a délicieuse soirée que nous
passâmes le premier jour de l’an
dernier ! cela nous vieillit bien
un peu ; mais vous en souvenez-vous,
chère petite Baronne ?
C’était sur le soir, vous étiez seule dans votre grand salon Louis XV, — seule devant un bon feu, — seule sur une causeuse.
Lorsque je parus, Dieu sait ou voltigeaient vos rêves ; votre petit écran japonais d’une main, un livre entrouvert de l’autre, vous étiez affaissée dans la morne contemplation de l’âtre, perdue en plein rêve, et c’est à peine si la voix de la soubrette qui m’annonça vous fit tourner doucement la tête de mon côté.
C’est qu’ils étaient bien loin, bien loin vos rêves, chère Baronne,
ils dansaient capricieusement
avec les flammes du
foyer, et votre œil fixe
s’engourdissait à suivre
leurs ébats mutins ; je
pensai tout de suite, vous
le dirai-je, au curieux
volume, relié avec art en
maroquin bleu, à vos
armes, que votre bras
abattu laissait nonchalamment
glisser.
N’était-ce pas lui, dites-moi, qui avait débauché les charmants diables roses de votre mignonne cervelle ?
Ah ! Baronne, qu’il faisait froid ! Paris finissait cette longue journée de saturnales, Paris avait la pompe insipide des jours fériés ; on n’entendait que le rire perlé de la jeunesse ou le chant rauque et monotone de l’ivrogne ; les pelures d’orange, tribut de ce jour stupide, attentaient à la vie du promeneur ; sur le seuil de leurs portes, mines revêches, les concierges disséquaient la générosité des locataires.
Rappelez-vous avec quelle triste figure de conspirateur je vins me
mettre à vos côtés ! — Oh !
le vilain causeur que je fis
dès les premiers moments ; ce
n’étaient qu’indolents bâillements,
que pénibles hum !
hum ! que mon gosier grognon
proférait ; et quel oubli
total des convenances ! Campé
au beau milieu du feu, les
jambes allongées, les pieds
sur les tisons, je me rôtissais
comme un saint Laurent
sans usage, — tantôt me frictionnant
les jarrets avec impertinence,
tantôt frappant
du pied et lançant des roulades grelottantes de brrr à morfondre un
rocher. — Mon adorable amie, j’en ai honte encore aujourd’hui !
Lorsque Mariette apporta le thé, vos rêves me parurent rentrer effarés
et timides dans leur
joli nid, — votre silence
fut moins complet, —
mon attitude fut plus décente.
Le thé était exquis,
chaud, parfumé, versé par
la main des Grâces ; c’était
de l’ambroisie. — Vous
étiez ce soir-là enivrante
de beauté et de langueur,
dans ce coquet peignoir
Watteau bleu cendré,
rehaussé de malines ; vous
possédiez ce teint ! pétri de
lis et de roses, dont les
anciens poètes nous ont
légué l’expression ; votre
fine chevelure blonde brillait, avec des reflets de bronze pâle ; et puis,
votre grand salon était si purement, si voluptueusement Louis XV,
depuis ses lambris en camaïeu jusqu’à votre mule de satin, que, par
ma foi, j’aurais été pendable,
si, dépouillant mon humeur
brutale, je ne me fusse pas mis
à Crébillonner avec vous.
Combien je vous sus gré du fond de mon cœur, de n’entrevoir chez vous ni sac de chez Boissier, ni coffret de chez Giroux, ni écrin de chez Fontana ; votre logis semblait vierge de toute importation d’étrennes, et je trouvais enfin un refuge, une tiède oasis, contre l’enfer du jour de l’an.
Nous étions là sur la causeuse, le guéridon placé tout près, un délicat service de Saxe à portée de la main.
— Un nuage de lait ? me disiez-vous.
— Mille grâces ?
— Pourquoi cette curiosité ? repreniez-vous, suivant le fil de la conversation ; savez-vous bien que vous devenez très indiscret ; mais, tenez, je vous le donne en cent, en mille, en dix mille, quel est l’auteur du petit volume qui m’entretenait lors de votre arrivée ?
Vous me regardiez malicieusement, tandis que me vouant à tous les saints, je vous citais : Musset, Lamartine, Hugo, Gautier, ainsi que toute une pléiade de poètes modernes ; et vous, dodelinant de la tête, avec de fines roueries dans l’œil, vous ne me disiez pas une fois, chère petite Baronne : « Vous brûlez, mon cher, vous brûlez.
Alors, je remontais d’un siècle et j’amoncelais des kyrielles de noms d’auteurs : quelques-uns excitaient votre joli rire argentin ; d’autres, ne le niez pas, vous faisaient rougir et baisser pudiquement les yeux. Cela dura bien une heure, pendant laquelle nous fîmes à deux un cours de littérature à faire mourir de honte l’ennuyeux Laharpe. — C’était à damner un Bibliographe ; vous deveniez aussi taquine, aussi spirituelle que Mme de Sévigné, que j’allais victorieusement vous jeter à la tête, quand, audacieusement, démasquant vos batteries, vous me lançâtes cette renversante apostrophe :
— Connaissez-vous Scarron, mon cher Bibliophile ?
— La belle question ! Scarron le bouffon, Scarron le malade de la Reine, Scarron le burlesque époux de la malheureuse d’Aubigné, Scarron le raccourci de toutes les misères humaines, Scarron enfin… et c’est avec Scarron, Madame, que vous conversiez ? Ah ! la vilaine compagnie que celle d’un cul-de-jatte, et comme je bénis le ciel qui a permis à votre serviteur de se mettre entre vous et ce petit fagote ur de rimes.
Ici, Baronne, vous deveniez irascible, vous défendiez votre poète, et, gentil inquisiteur, vous repreniez les instruments de torture ; — les demandes insidieuses sortaient pressées de vos lèvres coralines :
— Quel est le volume de Scarron que je lisais ?
— Le Roman comique, parbleu !
— Fi donc !
— Le Typhon ?
— Point.
— Le Virgile travesti ?
— Nenni.
— Jodelet duelliste !
— En aucune façon.
— Les Épistres chagrines ?
— Pouvez-vous le penser ?
— Les Nouvelles ?
— Eh ! mon cher, ne courez pas si loin, ce sont tout bonnement les Poésies du sieur Scarron, ce petit fagoteur de rimes, comme vous l’appelez si méchamment, et, dussiez-vous me traiter de bas-bleu, je tiens à honneur de vous avertir que j’ai un furieux tendre pour les vers de ce cul-de-jatte rabelaisien.
— Ce furieux tendre est un goût perverti, et permettez-moi d’avancer,
à ce sujet, mon humble
avis, contrôlé et appuyé
par…
Mais le livre déjà était ouvert ; — placée dans l’attitude du Mascarille des Précieuses ridicules, et avec des grâces toutes féminines, vous tendiez le volume en avant d’une main, tandis que de l’autre, un doigt levé, vous m’imposiez silence. « Oyez, je vous prie, me dites-vous. »
Je vous mangeais des yeux tant vous étiez divine, ainsi posée, ô ma belle précieuse ! et, maîtrisant mon émotion, j’écoutai :
Ô belle et charmante Ninon,
À laquelle jamais on ne répondra : Non,
Pour quoi que ce soit qu’elle ordonne.
Tant est grande l’autorité
Que s’acquiert en tous lieux une jeune personne,
Quand avec de l’esprit elle a de la beauté.
Ce premier jour de l’an nouveau,
Je n’ai rien d’assez bon, je n’ai rien d’assez beau
De quoi vous bastir une Estrenne ;
Contentez-vous de mes souhaits :
Je consens de bon cœur d’avoir grosse migraine
Si ce n’est de bon cœur que je vous les ay faits.
Je souhaite donc à Ninon
Un mary peu hargneux, mais qu’il soit bel et bon,
Force gibier tout le carême,
Bon vin d’Espagne, gros marron,
Force argent, sans lequel tout homme est triste et blesme,
Et qu’un chacun l’estime autant que fait Scarron.
Tudieu ! avec quelle émotion vraie vous récitâtes ces vers burlesques ;
quelle voix chaude et vibrante, quelles intonations senties, et que votre
regard était vif, pendant la lecture de ces Estrennes ! J’oubliai presque Scarron et je négligeai de le maltraiter : — véritable magicienne, vous
veniez, par cette seule évocation de Ninon, de me reporter de deux siècles
en arrière, parmi cette société polie ou les petits poètes, même, savaient
donner de si galantes étrennes.
Je revis Ninon, sa cour brillante et ses passants de qualité : le Comte de Collgny, le Chevalier de Grammont, les Marquis de La Châtre et de Sévigné, le Prince de Condé, l’Abbé de Chaulieu, Villarceaux, Gourville, Saint-Évremont et tant d’autres.
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/78/Uzanne_-_Contes_pour_les_bibliophiles%2C_1895_%28page_218_crop%29.jpg/450px-Uzanne_-_Contes_pour_les_bibliophiles%2C_1895_%28page_218_crop%29.jpg)
Je n’étais plus chez vous, Baronne, je me trouvais en plein Marais, dans la ruelle de cette impure adorable, de cette femme, trois fois femme, par le cœur, l’esprit, l’inconstance et la frivolité. — J’étais environné de beaux esprits, parmi lesquels votre cher Scarron, alors ingambe, alors petit collet, courant de groupe en groupe avec cette bonne humeur, cette gaieté bouffonne et cet atticisme pimenté de sel gaulois.
Vous paraissiez de même songer à tout cet autre âge, vos rêves avaient repris leurs ébats mutins, et votre œil noir reflétait purement le temps jadis.
Alors, je vous pris la main, petite Baronne, et pendant un temps incalculable, tous deux nous comprenant, tous deux vivant une autre vie, toute une époque évoquée, nous restâmes rêveurs, sans mot dire, murmurant faiblement en cadence :
Lorsque nous sortîmes de notre torpeur, quel assaut de souvenirs !
![](http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/6/6f/Uzanne_-_Contes_pour_les_bibliophiles%2C_1895_%28page_219_crop%29.jpg/450px-Uzanne_-_Contes_pour_les_bibliophiles%2C_1895_%28page_219_crop%29.jpg)
vidée et fourbue, votre Bibliothèque fût mise au pillage.
Vous étiez un vrai démon : et nous bouleversâmes tous les Pâmasses d’antan y nous piquant d n amour-propre, admirant, critiquant, discutant, nous alambiquant l’esprit avec des agaceries à réveiller Tombre de tous nos chers poètes,.
Quelle surprise, dites-moi, lorsque nous entendîmes sonner trois
heures du matin ! Nos regards
étonnés se croisèrent ; les
miens disaient : « Il fait bien
froid, il est bien tard, soyez
miséricordieuse ! La nuit est
sombre ; il me faut vous
quitter, petite Baronne, ayez
pitié ! » Votre œil était indulgent,
et je ne sais trop ce
qu’il m’eût répondu, si
Manette, lassée d’attendre,
ne s’était mise à ronfler dans
la pièce voisine.
L’effroyable voyage que je fis, ô ma douce amie, pour regagner mon triste logis de célibataire ! — Jamais amoureux transi ne s’en revint plus chagrin dans ce grand Paris, qui la nuit ne semble dormir que d’un œil — Malgré moi, j’enviais Scarron superbement vêtu de maroquin, Scarron qui revit en livre et que vous aimez, Scarron que vous teniez dans votre main mignonne et qui veillait peut-être à vos côtés, sur les courtines de soie, après avoir bercé votre premier sommeil, tandis que j’allais errant sur ces quais ténébreux, meurtri par la bise, tracassé par mille petits fantômes qui labouraient mon cœur et mon esprit.
Il y a un an, jour pour jour ; mon cœur a fait des économies, souvenez-vous-en !
Si la légende de la Belle au Bois Dormant pouvait être vraisemblable, ce soir premier janvier, vêtu d’un manteau couleur de muraille, je me présenterais chez vous ; — je vous trouverais seule dans votre grand salon Louis XV, — seule devant un bon feu, — seule sur une causeuse, — mais… Mariette aurait congé ; — pour changer les rôles, petite Baronne, j’aurais en main un curieux volume porteur de mon ex libris… Ce serait à votre tour d’en deviner l’auteur et peut-être de manderiez-vous grâce :