Contes pour les bibliophiles/Histoires de Momies


HISTOIRES DE MOMIES


RÉCITS AUTHENTIQUES


HISTOIRES DE MOMIES
RÉCITS AUTHENTIQUES


Les volontés des momies sont des lois souveraines.
Ducis


I



Le comte W*** était, il y a quinze ans, lorsque pour la premiers fois je m’arrêtai à Vienne, ce qu’il est convenu d’appeler un fashionable man. À peine quadragénaire, beau garçon sans affectation, c’est-à-dire beau mâle et non bellâtre, très bien en cour, ayant une grande influence morale sur le prince héritier ; il était connu, aimé et apprécié à la fois des sportsmen, des femmes du monde, des artistes ballerines et de l’Opéra, des archéologues ainsi bien que des érudits, et tous les peintres de la moderne Autriche, Mackart en tête, le citaient volontiers comme le plus généreux Mécène des arts contemporains.

Le comte W*** dans sa somptueuse demeure de Herrengasse, avait, à cette époque, réuni une des plus curieuses galeries d’objets d’art d’Europe. Possesseur d’une immense fortune, allié aux premières familles de l’Empire austro-hongrois, doué d’un flair de bibelotier hors ligne, il accumulait chaque jour sur toute retendue de ses domaines le butin de ses recherches ; car le comte « travaillait dans le grand ».

Il ne se contentait pas d’acquérir au cours de ses voyages des meubles, des tableaux, des statues, des faïences ou des livres rares, il allait jusqu’à entraîner sur ses terres les monuments historiques expropriés ; il se faisait adjuger des portes de villes du Moyen Âge ou de la Renaissance, des fontaines délicatement sculptées par des maîtres du xviiie siècle, des façades de maisons fouillées de sculptures ingénieuses, des margelles de puits munies de leur frondaison de fer forgé, des colonnades de marbre, des frises triomphales, d’antiques verrières de chapelles ; et tous ces glorieux débris du passé étaient convoyés à grands frais sur chemins ferrés jusqu’à ses propriétés du Tyrol ou de la Bohême, ou ils étaient reconstitués avec goût et apparat, apportant leurs silhouettes magnifiques à des combinaisons décoratives d’une grande hardiesse d’invention.

Le comte W*** était un Fouquet moderne, mais dont le souverain ne prenait pas ombrage ; il n’affichait aucun faste écrasant, et si ses écuries étaient réputées par le nombre des pur sang, ses galeries d’art vantées à l’égale des plus princières, on ne pouvait point dire qu’il menât grand train dans les rues de Vienne. Ses équipages étaient sobres, sa livrée sévère, et rien ne désignait avec trop d’excès de couleur ou de dorure son landau armorié au Prater, même à la cérémonieuse promenade annuelle du premier jour de mai sur les belles avenues à peine verdissantes du bois viennois.

Je portai donc, dès mon arrivée, la lettre amicale qui m’accréditait auprès de cet antiquaire distingué, et, le surlendemain, je n’avais garde de manquer à l’invitation aimable du comte me priant à son dîner de cinq heures, après une sommaire visite à ses trésors de peinture et de sculpture, dont je ne saurais parler convenablement en moins d’un volume, car la description de ces merveilles de haut goût se trouve d’ailleurs absolument, il faut le dire, en dehors du sujet principal de cette histoire.


II


Je rencontrai chez le comte W*** une société étrangère fort imprévue et dont il ne me serait jamais venu à l’idée de combiner les hétérogènes éléments de réunion, tant sa construction semblait extraordinaire et paradoxale.

Je fus présenté tour à tour à lord L***, le diplomate anglais poète et vice-roi des Indes, qui revenait d’une excursion à Constantinople, ainsi qu’à son secrétaire Edward G***, écrivain et observateur précieux, dont les articles sur les fakirs, à la Nineteenth Century eurent un si grand retentissement en Angleterre, il y a quelques années. Puis, je pus serrer la main du musicien populaire Johann S***, saluer le célèbre médecin physiologiste italien César L***, et m’incliner devant le général allemand de M***, sans oublier le chevalier N***, représentant alors à Vienne la politique romaine. Quelques nobles dames cosmopolites apportaient dans ce milieu vraiment étrange le charme de leur babillage polyglotte, et, parmi celles-ci, une très vieille femme, une nonagénaire active et spirituelle, sans grâces surannées ou ridicules, la mère de notre hôte, la bonne comtesse douairière de W***, dont je ne saurais oublier la verve ironique et la pétulance de langage, en un français de bonne marque et de haute saveur.

Durant le dîner, l’excellente douairière nous surprit tous par la netteté de ses souvenirs. Elle nous conta de la plus pittoresque manière des anecdotes, inédites assurément, sur le Prince de Metternich, sur M. de Talleyrand, sur le baron de Humboldt qu’elle avait connus étant toute jeune fille ; elle eut enfin la galanterie de me dire :

— J’ai vu, monsieur, votre terrible Bonaparte à Schœnbrunn, ainsi que Murat, Berthier, Bessière ; j’ai vu votre Grande Armée, et il me semble encore entendre le canon des Français qui fit si grand tapage sous nos murs en 1805 et 1808 ; mais le temps m’a donné de l’indulgence pour vos conquêtes, et je vous saurais presque gré aujourd’hui d’avoir apporté dans mes années d’adolescence cette angoisse dramatique si supérieure à tous les romans qui se mitonnent pendant la paix.

Après le café, le comte nous entraîna dans sa bibliothèque, énorme salle néo-gothique tapissée des plus belles éditions de provenance française, anglaise, hollandaise et italienne. Il nous montra des reliures du xvie siècle allemand d’une splendeur inconnue, des livres de Maïoli, de Grolier, des manuscrits enluminés par des disciples de Dürer, sinon par le grand maître en personne ; j’avais épuisé pour ma part, devant tant de chefs-d’œuvre surprenants, toute la variété de qualificatifs dont je pouvais disposer dans mon enthousiasme, et déjà j’éprouvais cette fatigue si particulière de l’admiration excessive qui nous anéantit parfois, sans que nous en précisions la cause, au cours des visites faites à des musées nationaux. Je feignais donc de regarder et de détailler quelques miniatures, afin de trouver prétexte a un repos et à un silence momentanés, lorsque notre hôte m’interpella :

— Ah ! tenez, cher monsieur, en qualité de Français, voici qui ne va pas manquer de vous intéresser ; ce n’est pas la plus belle, mais peut-être est-ce la plus saisissante pièce de mes curiosités !

Le comte disposa sur la table de milieu une boîte de bois blanc grossier d’emballage, et, d’un épais lit de ouate, il sortit lentement une boule terreuse et parcheminée dont je ne distinguai pas au premier aspect la nature ni les lignes de détail.

— Mais c’est une tête de momie ! s’écria le physiologiste italien, qui déjà s’empressait, la main tendue, pour saisir et ausculter ce crâne noirâtre et chevelu !

— Une momie, vous l’avez dit, interjeta la douairière qui nous avait rejoint, mais une momie chrétienne, messieurs, peut-être la seule qui existe, une momie de gentilhomme français, de guerrier mort il va plus de deux siècles et dont la conservation est belle à faire peur : voyez plutôt.

Nous nous passâmes de main en main, avec un frisson d’horreur mal dissimulé, cette tête de guillotiné dont la section du cou était brutale et maladroite, et qui portait encore, fiché dans la trachée artère, un piquet de bambou semblable à ceux qui maintiennent les crânes des suppliciés exposés publiquement dans les pays d’extrême Orient.

Lorsque ce fut mon tour d’examiner attentivement et de manier ce restant de héros, je fus saisi par l’aspect encore vivant et par la beauté des lignes de ce visage allier, qui avait dû être celui d’un jeune homme de vingt-cinq à trente ans, et dont on eut dit que les yeux vidés avaient conservé une flamme de bataille et la bouche un rire de dédain, — la momification, en effet, avait été supérieurement faite, — sauf le nez, qui, de profil, paraissait écrasé, ayant été comprimé par les bandelettes aromatisées. La figure était intacte avec sa barbe blonde, sa fine moustache, ses sourcils, ses dents éclatantes, sa longue chevelure et son front aux courbes fuyantes et nobles tailladé sur le milieu comme par un furieux coup de sabre. Sur le sommet de la tête, la peau avait été incisée en croix, et l’épiderme, aujourd’hui parcheminé, décollé de la boîte crânienne, s’évasait piqué de gros fils qui l’avaient maintenu, laissant voir la calotte du cerveau ouverte en lucarne par une scie habile. — Cette tête, à la regarder longuement, apparaissait plus imposante que terrifiante, le temps et la science de l’embaumeur lui avaient donné une superbe patine d’art et les méplats des joues montraient des colorations et des finesses de vieux bronze à la cire perdue.

Nous étions tous muets depuis quelques minutes, laissant à peine filtrer de nos lèvres quelques mots étonnés, et la tête continuait de circuler, lorsque Le général allemand rompit le silence en lançant la question que chacun de nous se proposait de poser au maître de céans :

— Très, très curieuse, mon cher comte, cette momie extraordinaire ! curieuse pour la science, pour l’art, pour l’esprit militaire également, mais non moins curieuse pour l’anecdote, et, qui sait, j’ajouterai peut-être aussi pour l’histoire. Mais ou avez-vous trouvé cette relique bizarre ?

— Il n’y a que vous pour dénicher de telles choses, pour les acheter, pour les conserver surtout, et ne pas craindre de les montrer à vos amis, après un bon dîner. Voyons, narrez nous cela.

— Oui, comte, l’histoire de cette momie ! reprîmes-nous tous ensemble.

— Vous le voulez, messieurs ? le récit ne sera pas long et l’aventure ne vaut que par le résultat ; cependant la voici :


III


Il y a trois ans, en janvier 1879, j’étais allé faire à Nuremberg une de ces chasses au bibelot que j’affectionne tout particulièrement, en mes heures de spleen, surtout en hiver, quand la jolie ville bavaroise montre ses pignons, ses tours, ses portails couverts de neige, et que les étrangers et les pèlerins de Bayreuth ne sont plus là, le Bœdeker en main, pour troubler la paix de ses rues et la solitude nécessaire au véritable chercheur.

Je venais de faire une promenade pittoresque sur les rives de la Pegnitz et de m’émerveiller le regard à la vue d’un blanc panorama de campagne éclairé par le soleil anémié de la saison, lorsqu’en revenant du côté de Saint-Sebald, j’entrai dans la maison du vieux Juif brocanteur Abraham Lévy, que vous connaissez tous, je suppose, et ou, pour ma part, j’ai toujours trouvé quelque babiole précieuse à emporter.

Le bonhomme me fit voir ses coffres, ses bahuts, ses faïences rares, ses plaques de poêles locaux ; je le suivis d’étage en étage jusqu’au grenier, et je redescendais avec la sourde irritation de n’avoir rien trouvé, quand il me proposa d’aller visiter quelques panneaux de bois sculpté conservés dans ses caves. — Il alluma sa lanterne, et nous nous trouvâmes bientôt sous des voûtes d’une superbe ordonnance architecturale, qui avaient dû naguère appartenir à quelque couvent d’avant la Réforme. — Je le suivais, les pieds mal assurés sur un sol humide, quand, tout à coup, je heurtai une boîte d’où s’échappa une boule que je frappai du bout de ma bottine et que je vis rouler sous la lumière du médiocre fanal du papa Lévy.

La curiosité du chercheur, vous le savez, ne néglige rien et s’épand sur toutes choses ; je m’inclinai pour ramasser la boule, et ce ne fut pas sans un saisissement d’effroi et de dégoût que je sentis sous mes doigts la crevasse des yeux et les chairs racornies de la tête que vous venez de contempler à votre aise.

— Laissez ça, monsieur le comte, me dit négligemment le vieux Juif.

— Non pas ; père Lévy ; je garde le macchabée. Seriez-vous criminel ? est-ce une de vos victimes ?

— Ah ! que non, monsieur le comte ; j’ai trouvé cette vilaine caboche il y a plus de quinze ans, avec des liasses de paperasses inutiles, dans une crédence du xvie siècle qui venait, m’a-t-on dit, de la maison d’un sieur Carl Fleischman, docteur de Nuremberg, descendant d’un grand chirurgien d’autrefois ; les écrits qui enveloppaient ce masque affreux : racontaient tout cela, mais cette histoire n’a pas d’importance et n’intéresse personne ; laissez donc cette tête de côté, monsieur le comte.

Le bonhomme n’était nullement troublé ; il ne voyait pas, dans ce débris humain, la possibilité d’une affaire à conclure ; mais, je ne sais pourquoi, je ne pouvais abandonner ce morceau momifié, je le tenais entre le pouce et l’index dans la cavité des orbites, et je me sentais anxieux de l’examiner en plein jour.

— Allons, mon père Lévy, cherchez-moi ces papiers et remontons à la lumière… Et je me disais involontairement à part moi : Qui sait, peut-être n’aurai-je point aujourd’hui entièrement perdu ma journée ?

Quand je vis, je vous l’avoue, continua notre hôte, dans la clarté neigeuse du rez-de-chaussée, la mâle énergie de ce visage que ni la mort ni l’embaumement n’avaient pu effacer, je me décidai, par un sentiment que vous comprendrez, à retirer cette relique humaine du ghetto où elle menaçait de pourrir, sinon d’être brutalisée dans l’éternel déménagement des mobiliers de toutes provenances qui s’y trouvaient déposés ; j’attendis donc que le Juif m’apportât les pièces manuscrites dont il m’avait parlé, et quand il m’eut jeté sur une table une brassée de parchemins, jaunis, souillés, à demi mangés par les rats et l’humidité, je glissai au brocanteur un billet de cent marcs qu’il accepta avec d’infinis témoignages de reconnaissance, et je regagnai mon hôtel, emportant avec piété, intérêt et mystère ma funèbre découverte.


IV


L’anecdote, vous le voyez, n’a rien de particulièrement rare dans sa note positive, reprit, après quelques instants, le comte W*** ; un romancier d’imagination, amoureux des broderies littéraires et des mises en scène pathétiques, pourrait peut-être en tirer des effets palpitants et mystérieux, mais j’estime que rien ne vaut la vérité dépouillée de toute la joaillerie du style ; au surplus, comme le remarquait tout à l’heure le général, l’histoire pourrait tirer de mon aventure autant de parti que la fiction, car, d’après les papiers que j’ai inventoriés et lus avec attention, voici quel serait le fragment biographique du gentilhomme qui dut porter fièrement cette admirable tête.

Durant la néfaste guerre de Trente ans qui ravagea si brutalement, si longuement et si profondément le centre de l’empire germanique, des hommes de toutes nationalités prirent du service dans les corps de l’Électeur palatin, dans ceux de Christian IV, de Tilly, de Wallestein, de Gustave-Adolphe et des autres illustres personnages de cette épopée extraordinaire et compliquée, dont Schiller, en historien plus dramatique et pittoresque que vraiment fidèle, nous retrace les exploits, les vicissitudes, les coups de théâtre imprévus et les événements innombrables.

On peut dire que jamais, au cours des temps modernes, on ne vit une conflagration plus générale, plus cruelle et plus sanglante.

Toutes les grandes nations d’Europe apparurent et brillèrent tour à tour sur la scène, et je n’ai pas besoin de vous rappeler que, pour arriver à se reconnaître dans les excessives péripéties de cette guerre monstrueuse, il est devenu nécessaire de la diviser en quatre périodes successives : la période palatine, la période danoise, la période suédoise et la période française qui dure de 1635 à 1648.

C’est pendant cette dernière période que je place l’histoire de celui dont nous admirons aujourd’hui le chef momifié.

Rappelez-vous que tandis que le général Torstenson, qui succéda à Baner, faisait des prodiges de valeur à Breitenfeld et s’emparait de Leipzig, les Français, sous les ordres de Guébriant, poursuivaient contre les Impériaux une lutte qui demeura longtemps sans résultat définitif, car ce ne fut qu’en 1646 que Français et Suédois, envahissant et ravageant la Bavière, forcèrent l’Électeur à abandonner la cause de l’Empire.

Parmi les seigneurs de marque qui combattaient aux côtés de Turenne et du duc d’Enghien, se trouvait un comte Bernard d’Harcourt, admirable soldat, sobre, désintéressé, sévère et rude, disent les documents que je possède, et qui descendait en droite ligne de cette belle lignée de héros normands dont la maison remonterait, d’après certains généalogistes, à Bernard le Danois, un des pirates du Nord qui accompagnèrent Rollon en France.

Ce Bernard d’Harcourt qui, en 1641, se vit blessé devant Ratisbonne, avait, paraît-il, toutes les vertus et la bravoure des guerriers de ce temps merveilleux ; c’était un risque tout, un indomptable amoureux des périls, se jetant toujours en avant, poitrinant à l’ennemi, passant à travers la mitraille, un ardent au feu qui montrait pour la mort ce sincère mépris qu’affichaient alors tous les fanatiques religieux.

En août 1645, à la bataille de Nordlingen, il se signala tout particulièrement dans la lutte contre les troupes impériales que commandait ce brave à tous poils, le général bavarois comte de Mercy, dont la position dans la plaine semblait inexpugnable.

Bernard d’Harcourt faisait partie à l’aile droite des troupes du duc d’Enghien, des pelotons de cavalerie qui opéraient sous les ordres du maréchal de Grammont ; il venait d’être nommé capitaine, et quand le signal d’attaque contre les positions du village de d’Allerheim fut donné, il se dressa sur ses étriers et partit à fond de train à la tête de sa colonne, bousculant les avant-postes de Jean de Werth, massacrant tout sur son passage, galopant sous un feu effroyable, dans une mêlée terrible, jusqu’à ce qu’il eût entraîné ses soldats au delà des retranchements du village pris d’assaut.

Il ne vit pas toutefois le résultat de ses prouesses ; un coup de rapière bavaroise lui avait fendu le crâne, et, tandis que le pauvre général de Mercy était tué et que Turenne et d’Enghien achevaient d’être victorieux, d’Harcourt roulait, la cervelle atteinte, parmi les morts et les mourants, dans l’entassement des hommes et des chevaux massacrés.

C’est ici, continua en souriant mystérieusement le comte W***, qu’intervient ce qu’on pourrait nommer le véritable nœud de l’aventure,

Après la bataille, pendant qu’on procédait à l’enfouissement des morts, un homme de science, un médecin-chirurgien de Nuremberg, nommé Eobanus Bolgnuth, découvrit le corps de l’infortuné comte d’Harcourt qui respirait encore et implorait d’une voix sourde quelques gouttes d’eau pour étancher sa soif de moribond fiévreux.

Eobanus se pencha sur ce visage mutilé, couvert de sang, presque informe ; il le lava, examina la blessure, la trouva spécialement intéressante, et, avec l’idée fixe des médecins qui voient plutôt le cas que le malade, et dont l’humanité est d’autant plus expansive que le mal qu’ils ont à vaincre paraît devoir leur rapporter plus de gloire, il fit transporter le mourant dans une maison de village voisin, puis, sans haine pour cet ennemi momentané de la Bavière, il se mit à lui consacrer tous ses soins.

D’après le long mémoire qu’Eobanus Bolgnuth a écrit, relativement à sa tentative de cure, le comte Bernard d’Harcourt se débattit huit jours durant entre la vie et la mort ; soigné à l’eau et à l’esprit, dit le texte, le neuvième jour le médecin-chirurgien se décida à tenter l’opération du trépan, car les méninges s’enflammaient de plus en plus et le malade souffrait d’intolérables douleurs ; il pratiqua donc une incision cruciale sur le frontal, replia la peau sur quatre côtés, et, muni d’une scie primitive, il fit cette section carrée que vous pouvez voir sur la boîte crânienne de notre momie.

À la façon détaillée dont Eobanus parle dans son mémoire de cette trépanation, il est à croire qu’il y attachait un intérêt extraordinaire pour la science ; il exprime minutieusement toutes les phases de l’opération et paraît enthousiasmé de la réussite, car une semaine plus tard Bernard d’Harcourt vivait encore, la peau recousue, avec un emplâtre de pois sur la tête, Mais ce guerrier était trop impétueux pour attendre patiemment sur un lit les effets du miracle ; à peine eût-il recouvré entière possession de sa pensée qu’il voulut s’évader de chez son guérisseur hérétique. Une lutte terrible s’engagea entre les deux hommes, l’un usant de douceur et de supplications, l’autre d’invectives et de violences ; vaincu, le blessé succomba à une fièvre chaude au cours de laquelle il arracha ses derniers pansements et se rouvrit férocement cette sorte de fenêtre si laborieusement pratiquée dans son crâne.

Le pauvre docteur Eobanus fut consterné par cette mort. Le récit qu’il fait de son désespoir est touchant et comique à la fois, mais, fier de son œuvre qu’il jugeait au-dessus de la science de son temps, il ne put se résoudre à confier entièrement à la terre ce corps que son art allait rendre à la vie : c’est pourquoi, afin de conserver à la vue de ses héritiers et des futurs maîtres praticiens de la Bavière et du monde entier le témoignage de son « beau travail », se décida-t-il à décapiter ce cadavre et à dessécher cette tête avec le succès dont nous pouvons juger.


V


— Mais, dites-moi, cher comte, s’écria, à la fin de ce récit, lord L***, il me semble que le très prudent docteur Eobanus Bolgnuth a dû consigner dans ses notes, en homme méthodique, les formules précises de son procédé d’embaumement ; car, après avoir traîné au fond des crédences et dans les caves des brocanteurs, cette tête de Bernard d’Harcourt est vraiment surprenante de conservation, je dirais presque de fraîcheur, si je ne craignais d’être irrespectueux ; cela nous touche peut-être davantage que son système spécial de trépan, qui ne saurait être à la hauteur des vilebrequins de notre chirurgie moderne.

— Son procédé de dessiccation… en effet, je crois m’en souvenir, car il m’a frappé, reprit notre amphitryon ; il consiste, si ma mémoire est exacte, dans un lavage à l’eau, après évacuation de la matière cérébrale et des lobes des yeux, et dans un bain constant de sublimé corrosif pendant plusieurs semaines, après quoi interviennent l’alun et le tannin qui achèvent de rendre la peau imputrescible et la garantissent des insectes et des vers.

— N’aviez-vous rien fait, demandai-je à mon tour, pour restituer aux arrière-neveux du comte Bernard d’Harcourt cette tête de héros si providentiellement retrouvée, car il existe encore, vous le savez sans doute, de nombreux d’Harcourt en France, dont quelques-uns ont été mis en vue durant ces dernières années ?

— Je me suis informé, croyez-le, car je ne me considérais point comme possesseur définitif de cette relique, dont de proches descendants pouvaient légitimement s’enorgueillir et qu’ils n’auraient point manqué d’enfermer dans un pieux tabernacle ; je fis donc copier avec soin par mon secrétaire les papiers si curieusement documentés du médecin Eobanus Bolgnuth, ei j’écrivis personnellement une longue lettre au chef actuel de la famille d’Harcourt, le mettant au fait de ma singulière trouvaille… mais… j’attends encore la réponse. — Peut-être la bizarrerie de l’aventure fit-elle douter du sérieux de ma missive ; peut-être y eut-il négligence, en tout cas je ne recueillis de ma tentative que du silence.

Si la chose vous intéressait particulièrement, ajouta aimablement le comte W***, en se tournant vers moi, sî cette triste épave de l’un de vos vaillants compatriotes pouvait, à un titre quelconque d’artiste ou de croyant, vous séduire, soit pour la conserver chez vous, soit pour en faire don à quelque musée de Paris, vous n’avez qu’un mot à dire, et bien volontiers je vous remettrai ce crâne trépané et tous les papiers dont je viens de vous fournir le résumé. Après deux cent trente-six ans d’exil sur la terre étrangère, j’estime que votre ancêtre aurait quelque droit à être définitivement hospitalisé sur le sol natal. — N’est-ce pas votre avis ?

— Mon Dieu, cher comte, vous êtes l’amabilité, la courtoisie même, et j’apprécie votre généreuse proposition ; mais il n’y a rien de plus encombrant que les morts, rien de plus difficile à caser, et je sais ce qu’il me faudrait de démarches pénibles et réitérées pour ne pas réussir à faire admettre cette superbe figure de guerrier dans le plus modeste de nos Panthéons. La famille, vous avez pu vous en convaincre, a fait la sourde oreille, nos gouvernants feraient de même, et je craindrais de ne pouvoir forcer la porte de nos musées ou de nos nécropole. Resterait donc le souci de conserver à la maison, à titre de bibelot historique, cette mâle tête d’assaillant, et ici, je vous l’avoue, je ne serais pas assuré de ma propre sensibilité. — Je suis un solitaire, et, comme beaucoup de solitaires, très accessible aux idées du surnaturel ; je ne crois réellement ni aux esprits, ni aux revenants, ni aux manifestations de l’autre monde ; mais il ne me déplaît pas de m’envelopper l’âme d’une chemise de mystère et de rechercher des phénomènes d’outre-vie ; les ténèbres, le silence, les bruits incertains éveillent en moi des frissons d’inconnu dans lesquels je me complais, parce qu’ils agitent en mon être des sensations dramatiques que je ne saurais formuler . Des que sais-je ? et des peut-être ! troublent mon incrédulité et je reste délicieusement vibrant aux inquiétudes de la nuit, au murmure du vent, au craquement des meubles parce que je les sais sans cause anormale. — Si je possédais chez moi, dans un coffret de cèdre ou dans le coin d’un meuble, la belle tête momifiée de Bernard d’Harcourt, je ne vivrais plus dans le dilettantisme du mystère ; j’attribuerais à l’influence du mort tous les menus événements qui peuplent ma vie contemplative, et je ne saurais comment me défaire de cet hôte gênant.

Je ne vous demanderai donc pas, dis-je en terminant, un inutile sacrifice, mais à titre de souvenir et sachant qu’entre autres talents vous possédez l’art de faire exécuter d’admirables reproductions solaires, il me sera très agréable de tenir de votre bonne grâce deux belles photographies de cet obscur vaincu de la guerre de Trente ans. — Est-ce dit ?

— C’est dit ; — comptez sur moi, répondit le comte, je n’insisterai pas davantage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, à mon hôtel, le comte W*** me faisait remettre deux photographies du sinistre décapité, l’une de profil, l’autre de face, et je traînai ces poignantes images tout le long d’un voyage en Orient et en Palestine.

Il y a de cela nombre données déjà. — C’est en recherchant il y a peu jours, au fond d’un carton d’épreuves d’eaux-fortes, des documents indispensables à un travail urgent, que ces macabres photographies m’apparurent et que, me remémorant l’aventure invraisemblable que nous conta naguère le grand seigneur viennois, il me prit fantaisie d’écrire le récit qu’on vient de lire. L’authentique figure ici reproduite dans le texte est celle du comte Bernard d’Harcourt, gentilhomme normand, blessé mortellement à la bataille de Nordlingen, puis décapité et précieusement embaumé par les soins du docteur Eobanus Bolgnuth de Nuremberg.

La tête originale a dû, je le suppose, demeurer à Vienne, dans le cabinet d’antiquité du comte W***… ? dont la maison est d’origine polonaise. Les modernes d’Harcourt pourraient peut-être encore la réclamer et l’obtenir aujourd’hui.



LA MOMIE FATALE


Nos histoires se suivent et ne se ressemblent pas ; toutefois, celle-ci se trouve en quelque sorte directement liée à la précédente par l’origine et par la filiation des faits qui m’amenèrent à l’entendre exposer en toute simplicité quelques années plus tard.

Parmi les convives rencontrés au dîner de Vienne, dont il est question plus haut, se trouvait, — l’ai-je dit ? — lord L***, qui venait de quitter la vice-royauté des Indes pour voyager en Europe.

Le hasard fit que lord L***, envoyé en qualité d’Ambassadeur d’Angleterre à Paris, devint pour moi un des compagnons les plus chers de ces heures de loisir qu’il est si exquis de consacrer à l’amitié bavarde, à la causerie intellectuelle et intime, plutôt que de les gaspiller dans ces

LE MANUSCRIT DE LA MOMIE
(L’une des peintures du second coffre)
médiocres et vides soirées de réception où l’on ne recueille que la fausse

monnaie des grimaces et la banalité des phrases de politesse.

Lord L*** était mieux qu’un diplomate habile, discuté et discutable ; il se sentait au-dessus des finesses de la politique internationale, et son esprit de dilettante notait sensible qu’à la beauté des formes et des idées. Volontiers paradoxal, lettré comme le sont ses compatriotes quand ils ont passé par Oxford ou Cambridge et voyagé aux quatre coins du monde, il avait vu et lu immensément, et sa mémoire était prodigieuse, bien qu’il fût beau buveur et abusât fréquemment de tous ces excitants que Baudelaire nommait : les Paradis artificiels.

Un des plaisirs de ce singulier ambassadeur, qui fuyait le plus possible les contacts du monde officiel, était de s’entourer de quelques artistes ou littérateurs dont la cerébralité lui convenait et d’improviser des dîners d’été sans grand cérémonial dans les jardins de son palais du faubourg Saint-Honoré. Là, cet homme, généralement sombre et taciturne, s’éveillait, devenait humoriste et brillant conteur, et il n’est point un de ceux qui, l’ayant approché dans ces circonstances, n’ait conservé de cet esprit distingué et rare le plus intense souvenir.

Ce qui m’avait frappé particulièrement en lui, c’était son fatalisme, ses croyances au surnaturel, ses goûts mystérieux pour l’occultisme et ses théories sur l’irresponsabilité des êtres ici-bas. Nous connaissons, disait-il, les effets de bien des causes, mais nous ignorons souvent les causes de la plupart des effets ; nous suivons tous une destinée toute tracée, dont nous ne pouvons nous éloigner ; la vie est un purgatoire sinon un enfer ou nous purgeons la condamnation de fautes commises en des périodes antérieures dont nous n’avons plus ni la notion ni le souvenir ; la lutte généralement est vaine, nous sommes les forçats d’un bagne où la seule porte de sortie est celle de la mort, et, comme disait Proudhon, la fatalité est l’ordre absolu, la loi, le code, le fatum de la constitution de l’univers.

Un soir d’août 1888, nous dînions en tête à tête sur la terrasse en plein air, débarrassés de l’énervante observation des laquais gourmés en faction près de la table ; je me plus à rappeler au cher lord les conditions de notre première rencontre à Vienne chez W***, le comte antiquaire, et j’évoquai le souvenir de cette terrible tête de momie dont notre hôte nous avait narré l’histoire vraiment intéressante,

— Savez-vous, me dit-il, que j’y ai beaucoup pensé, à ce Bernard d’Harcourt, et que la vision de ce crâne tailladé, de cette hardiesse dans la mort m’a souvent hanté depuis cette visite à Herrengasse ? Je n’aurais pas, je vous l’avoue, le courage du comte et n’aimerais pas posséder chez moi cette terrible dépouille.

Il y eut un silence. — À quelques centaines de mètres devant nous, au delà des jardins, les cafés-concerts des Champs-Élysées nous envoyaient les refrains canailles et les joyeux et vulgaires éclats de leurs orchestres. Tous deux nous pensions au décapité dont je venais tout à coup de rafraîchir le cliché sur le gélatino-bromure de notre cervelle.

Je repris :

— Eh bien, mon cher ami, j’ai failli accepter, après l’avoir tout d’abord refusé, le cadeau que le comte désirait me faire de cette tête troublante ; sa possession m’attirait et m’effrayait à la fois ; j’éprouvais à sa pensée une sensation morale de vertige faite de désir et de peur, et chaque fois que je voyais l’image photographique du masque tragique et superbe, je songeais à écrire à Vienne pour en réclamer renvoi. Peu après mon retour à Paris, je fus vraiment malade du fait de cette lutte constante entre le vouloir et la crainte de posséder. Ce qui me mit à la raison fut une lecture d’article d’un bizarre écrivain allemand, dont j’ai oublié le nom, et qui essayait de démontrer la sorte de fatalité et d’envoûtement que l’intimité entre les vivants et les morts, j’entends de cohabitation, peut exercer sur l’homme assez téméraire pour faire de son logis une sépulture profane de tout ou d’une partie d’un corps défunt. Vous allez peut-être taxer cette opinion de folle, mais qui pourrait affirmer que les morts n’ont pas ce que les Égyptiens nommaient ka, c’est-à-dire un double, un second exemplaire du corps presque éthéré, quelque chose approchant de ce que les Indous nomment le corps astral, et, alors, jugez de l’imprudence qu’il y a de s’attirer ainsi, sans raison chez soi, une personnalité invisible, peut-être hostile, absorbante et dominatrice…

— Non, non, répondit lentement le lord rêveur, — lord Dreamer, comme je me plaisais à le nommer souvent, — non, mon ami, cette théorie n’est point folle, et vous serez encore plus frappé de la possibilité de la soutenir quand vous saurez que notre aimable hôte de Vienne, le comte W***, est mort il y a quelques mois à peine, chez lui, auprès de la néfaste tête de Bernard d’Harcourt dans des conditions particulièrement mystérieuses, frappé au front d’une balle de revolver, sans qu’on ait jamais pu déterminer s’il y avait meurtre ou suicide.

Si je crois aussi fermement aux lois inconnues du surnaturel, c’est que bien des événements dans ma vie cosmopolite m’en ont fait comprendre la marche fatale et la puissance indiscutable, et, tenez, pour ne point trop vous laisser l’impression de la triste nouvelle dramatique que je viens de vous apprendre et qui, je le vois, vous trouble à l’excès, permettez-moi de vous faire le récit d’une aventure dans laquelle une momie d’Égypte joue un rôle non moins terrible et non moins meurtrier ; j’ai connu la victime, et tout Londres, tant au British Museum que dans le monde du journalisme, pourra vous certifier l’absolue authenticité des faits que je vais avancer.


II


Vous connaissez, je suppose, le journal hebdomadaire England illustrated News ; fondé à Londres, il y a plus de soixante ans, par un self made man, de grande activité et intelligence, nommé John Magrin, qui gagna dans cette entreprise plus de trente mille livres sterling de revenu, c’est-à-dire une vraie fortune d’Américain.

À la mort de cet excellent homme, ses deux fils, William et Robert, prirent l’affaire en main et rétablirent sur un tel pied administratif qu’il leur fût possible de donner carrière à leurs goûts de voyage et d’aventures à travers toutes les contrées du globe. William et Robert Magrin étaient deux superbes gaillards, souples, forts, musclés, hardis cavaliers, canotiers infatigables, marcheurs intrépides et par-dessus tout tireurs admirables. Le plus jeune, Robert, était un des premiers fusils d’Angleterre ; il faisait à lâchasse des séries à rendre jaloux lord D……, notre fameux Gun-man, car…

Ainsi que la vertu le tir a ses… degrés.

Le bon ambassadeur souriait en faisant malicieusement cet à peu près classique sur le nom du plus célèbre tireur d’Angleterre.

Ainsi entraînés aux exercices du corps, continua-t-il, assurés de leur force physique aussi bien que de leur fortune considérable, les deux frères Magrin, tous deux célibataires et qui ne se quittaient jamais, entreprirent le déjà traditionnel tour du monde, qui bientôt sera si facile qu’il remplacera les voyages de noces en Suisse, en Italie ou en Écosse.

Avec le défaut mignon qu’ont mes chers compatriotes de vouloir détenir le record de tous les sports, les frères Magrin crurent devoir étonner l’univers de leurs prouesses. Leur volonté, plus forte encore que leur vanité, leur but bien établi, l’inflexible détermination qu’ils avaient de l’atteindre, leur rirent accomplir de surprenants exploits modernes, de ces exploits qui consistent à biffer le mot impossible des dictionnaires géographiques et le qualificatif inaccessible de la description des montagnes égratigneuses de ciel.

Pendant plusieurs années, il ne se passa guère de semaines sans que les journaux du Royaume-Uni et ceux d’Amérique n’enregistrassent de stupéfiantes actions accomplies par l’un ou l’autre des deux frères ; on les signala dans les Alpes, plantant le drapeau anglais sur des cimes jusqu’alors vierges de toute empreinte humaine, dans les monts de l’Atlas cherchant le lion, en Amérique gagnant sur leur racer des coupes d’argent aux régates de Newport, à Java massacrant des troupeaux de rhinocéros et de crocodiles, partout vainqueurs des êtres et des choses, hercules qui n’auraient su nombrer leurs travaux, tant ils étaient variés, compliqués, et, je dois ajouter, inutiles au progrès social ou aux besoins réels de la civilisation.

Ce fut à Bombay que je les connus ; j’admirai leur beauté de fiers acrobates et je m’employai à servir leur passion en organisant pour eux des chasses aux tigres capables de mettre en relief leur adresse impeccable dans le maniement du rifle. Ils déployèrent dans ce sport jusqu’alors inconnu pour eux une vigueur, une souplesse, une intrépidité dans l’attaque, une sûreté de main qui frappèrent de stupeur les conducteurs indigènes qui les accompagnaient sur des éléphants dressés. Ils tuèrent — dans les seules jungles du Bengale, si je me souviens bien, plus de douze tigres et environ huit panthères dont ils eurent la politesse de m’envoyer les superbes dépouilles. Les Hindous, très sensibles au courage, les crurent sorciers, et, malgré leur secret dédain pour les Européens souillés de viandes et de liqueurs, leur témoignèrent un respect qui confinait au culte sacré. — À Ceylan, au retour, leurs succès à la chasse, au tennis, au polo, eurent un long retentissement dans les journaux de toute la colonie anglaise.

— Mais je ne veux pas, mon cher ami, me dit lord L…, ouvrant comme une parenthèse furtive à son récit, vous intéresser plus qu’il ne convient aux jeux sportifs des frères Magrin, ni risquer de vous faire oublier le but de ce récit. J’y arrive donc sans plus tarder.

À leur retour en Europe, William et Robert Magrin s’arrêtèrent en Égypte, et, afin de se soustraire à la domination de Thos Cook and son et aux itinéraires réglés comme papier de musique, ils frétèrent une Dahabieh à voile et lentement visitèrent le Sérapéum, la pyramide d’Oanas, Assiout, Louqsor, Thèbes, Assuan et Philæ.

La vue de la nécropole memphite, des mastabas de Gîzéh, d’Abou-Roâsh, de Dahshour, de Saqqarah, d’Abousir, impressionna vivement la curiosité de Robert Magrin, qui, laissant son frère retourner à Londres, jura de se consacrer à la recherche de royales momies et de se livrer momentanément à ce nouveau sport scientifique avec toute l’ardeur qu’il avait apportée jusque-là, à la mise à mort des bêtes sauvages ou à la conquête de quelque prix chèrement disputé dans les luttes diverses par de nombreux « champions du monde ». Il entreprit donc des fouilles sur le vaste territoire arrosé par le Nil.


III


Malgré l’exploitation séculaire des tombeaux, poursuivit lord L…, en humant lentement son cigare, malgré aussi l’affreux état de désordre dans lequel les anciens fouilleurs ont laissé les terrains et les œuvres d’art de la vieille Égypte, malgré les recherches des fellahs qui vécurent longtemps du produit Je leurs spoliations, Robert Magrin comprit qu’il restait encore énormément à extraire de ces champs de morts et que la gloire de Mariette n’empêchait point de nouveaux venus de se créer une notoriété de bon aloi, surtout en Angleterre ou l’archéologie égyptienne voit grandir chaque jour le nombre de ses adeptes.

La fortune dont il disposait lui permit de s’assurer vivement le concours des spécialistes et d’embaucher le nombre d’ouvriers nécessaire pour ouvrir un chantier de fouilles du côté de Dahshoun non loin d’un plateau peu élevé, situé à l’ouest du village de Menchiyeh, sur les flancs de la pyramide méridionale, construite en briques.

Les ouvriers se répandirent sur un terrain excavé en tous sens par des tranchées profondes, et, en examinant méthodiquement le sol, ils découvrirent vingt petits puits établis en rangées parallèles, qui, sondés pendant plusieurs mois, n’amenèrent que la découverte de momies sans importance pour la science et l’art.

Car, vous le savez assurément, ce n’était guère qu’en théorie que chaque Égyptien pouvait revendiquer le droit d’une maison éternelle, avec ses chambres diverses, ses décorations et sa table d’offrande ; en réalité, les morts de la petite classe étaient, comme aujourd’hui, vivement dépêchés vers des trous d’oubli. On les enfouissait un peu au hasard dans des fissures de montagnes, au fond de puits communs ou dans la profondeur de vieilles tombes violées et abandonnées. Les gens de condition seulement avaient les honneurs d'une architecture spéciale, des cercueils à leur taille, des peintures symbolîques, des scarabées faits de matières précieuses et des figurines de Phtah, d’Osiris, d’Anubis et d’Hathor, — Or Robert Magrin ne recueillit d’abord que d’infortunés prolétaires qu’on ne songeait même pas à dépouiller de leurs bandelettes.

Il commençait à se désespérer et songeait déjà à abandonner ce sol ingrat, lorsqu’on lui signala la découverte de souterrains construits de larges dalles de calcaire qui semblaient devoir conduire à une tombe importante. Cette nouvelle réveilla son ardeur. Il activa le travail et se mit lui-même à la tête des ouvriers. On découvrit d’abord un portique, puis une sorte d’antichambre carrée avec piliers, puis un nouveau couloir, et enfin une dernière chambre dont les murailles étaient peintes à fresque et remplies d’inscriptions gravées. Robert Magrin y pénétra le premier, la torche à la main, et eut vite découvert le sarcophage de pierre et mis à nu un coffre merveilleusement gravé et peint.

Sous ce premier coffre, un second coffre plus délicatement ouvragé encore, à l’intérieur aussi bien qu’à extérieur, et enfin le cercueil définitif couvert de longues bandes d’or chargées d’inscriptions. C’était, à

LE MANUSCRIT DE LA MOMIE
(Peintures intérieure du second coffre)
n’en point douter, la momie d’un

roi qu’il s’agissait de transporter, sans tarder, à la direction des musées et des fouilles, ainsi que les canopes, vases sacrés où les viscères du mort avaient été déposés, les stèles d’albâtre, les bijoux et objets de prix qu’on avait réunis.

Ce fut en grande cérémonie et devant une assemblée de savants distingués que l’on procéda à la dépouille de la momie dans une des grandes salles du musée du Caire. Robert Magrin était ému par le mystère de sa trouvaille plus qu’il ne l’avait jamais été au cours de ses expéditions périlleuses. L’examen du premier coffre fit découvrir le cachet d’un roi de la XIIe dynastie, Na-Lou-Pa… ou quelque chose d’approchant. La momie, qui bientôt apparut, portait encore le klaft ou coiffure souveraine, et le long de son maigre corps avaient été placés les sceptres et le flabellum, insignes et emblèmes de sa puissance souveraine et de sa domination sur les deux terres, la haute et la basse Égypte.

Revêtu de sa blouse d’anatomiste, armé de son scalpel, le docteur F…, bien connu de tous les archéologues égyptiens, procéda au dépouillement de la momie, qui avait été étendue sur une planche reposant sur deux chevalets. Il trancha les premières bandelettes et déligota lentement la pièce rigide et noirâtre, tandis que le conservateur adjoint du musée fournissait aux assistants les renseignements précis sur l’examen sommaire des documents écrits, découverts dans le tombeau, et dont l’importance, paraît-il, était exceptionnelle.

Robert Magrin, presque grisé par l’odeur acre et pénétrante qui se dégageait des bitumes et des aromates depuis si longtemps concentrés sur ce corps et que l’air vivifiait avec une trop soudaine intensité, se sentait mal à l’aise et inquiet. Ce sportsman n’était décidément pas fait pour ces missions scientifiques ; sa gorge était serrée par ces émanations d’outre-tombe, et toutes ces poussières impalpables, qui prenaient leur essor dans l’atmosphère, pénétraient en lui, l’indisposaient plus qu’il n’aurait su le dire, et, pour la première fois peut-être, pensait-il sérieusement au néant des êtres, à la vanité de toutes choses devant ces résidus fanés qui se brisaient au moindre toucher.

Cependant, tandis que le conservateur recueillait les papyrus qu’il avait charge de restaurer et de reconstituer, le docteur F… continuait placidement son opération minutieuse et peu à peu apparaissait plus fluette, plus osseuse, plus lamentable, la ligne de ce petit corps de roi desséché, dont les dernières bandelettes de lin masquaient maintenant à peine le visage. L’ultime voile qui couvrait la tête fut enfin déroulé et la figure de la momie fut visible ; mais, à la stupeur générale, on s’aperçut qu’elle portait sur le front, contrairement à l’usage, un large bandeau d’or sur lequel était gravée une inscription, qui parut d’abord indéchiffrable et qui nécessita une longue consultation des Égyptologues assemblés.

Ce visage apparaissait terrible, tant la bouche, meublée de toutes ses dents, était proéminente et menaçante ; mais, en dépit des corymète rufipés, insectes, eux aussi millénaires, qui avaient rongé la basse partie du masque, les lignes du crâne étaient fort belles, et il se dégageait de ce restant de roi une impression vraiment souveraine, autoritaire et fatidique ; aussi les assistants restèrent-ils silencieux et presque consternés lorsque le conservateur du musée donna la traduction du texte inscrit sur le bandeau d’or royal.

« Messieurs, de l’avis unanime de nos collègues ici présents, les caractères gravés sur le métal du frontal contiennent cette prophétie :

« Celui qui aura été assez audacieux et impie pour violer ma sépulture en sera puni — dans l’année même qui suivra cette spoliation ; — son corps sera brisé, meurtri, pulvérisé et nul ne trouvera trace de ses ossements. »

Chacun se retourna du côté de Robert Magrin ; il était pâle, mais souriant, sceptique ; il demanda à emporter le bandeau d’or et la tête momifiée du roi Na-Lou-Pa, puis il partit d’une allure assurée et la mine insoucieuse.


IV


— Mon cher lord, dis-je à mon complaisant narrateur, qui semblait un peu fatigué et ému, votre histoire dans sa concise exposition est aussi fantastique et aussi étonnante que tous les romans de Gautier, de Poë et de Hawthorne, et je m’étonne que vous, qui savez si bien donner un charme mystérieux à cet inquiétant problème de la vie et de la mort, ne l’ayez point écrite… — Quel joli titre : le Bandeau de la Momie, « The Mummy’s headband », ou mieux encore : le Bandeau du Roi.

— Vous oubliez le loisir pour faire un tel conte, reprit mon interlocuteur, dans un milieu où la politique est comme le simoun desséchant la pensée créatrice… et puis, voyez-vous, les récits vrais sont plus difficiles à enchâsser dans la griffe d’un style personnel que les fictions que notre imagination nous suggère. C’est trop écrit, comme disent les artistes vis-à-vis d’une chose trop précise à rendre ; il n’y a de beau et de vrai pour le romancier amoureux de sa profession que ce qui n’existe pas.

— Cependant, mon ami, les broderies ne manqueraient pas autour de ces faits positifs. Vous avez le motif principal, mais tout le reste est à créer : le début, la psychologie de votre sportsman, ses états d’âme, ces fameux états d’âme des bourgetisants, puis enfin la conclusion, la réalisation de la prophétie d’outre-tombe…

— Mais elle existe, Dear fellow cette conclusion, et elle est aussi « coup de théâtre » que tout ce que je pourrais combiner. Elle mérite de votre part quelques minutes d’attention, incurieux que vous êtes ; j’en tiens le récit de William Magrin en personne ; il est simple, terrible, concis ; écoutez-le :

Après la découverte du tombeau du roi Na-Lou-Pa, Robert Magrin abandonna la conquête des hypogées ; il licencia ses ouvriers et reprit la vie errante. L’Égypte, qui déjà l’avait ensorcelé, en le lançant dans des aventures archéologiques contraires à son tempérament de bas de cuir, de vrai trappeur indomptable, cette vieille Égypte devait de nouveau le métamorphoser en amoureux, lui pour qui la femme n’avait jamais été jusque-là qu’un simple passe-temps hygiénique.

En remontant le Nil aux environs de Louqsor, il rencontra sur le bateau la Circé qui devait faire capituler son cœur ; c’était une jeune Américaine, fille d’un sénateur du Colorado, une de ces créatures exquises et volontaires qui jettent le lazzo de leur dévolu autour du cou d’un homme et qui ne le lâchent plus qu’il ne les ait conduites au pied des autels. La petite Yankee trouva dans Robert Magrin l’homme qui réalisait son idéal de romanesque confortable ; il était jeune, solide, téméraire, supérieur dans tous les exercices du corps et, de plus il possédait assez de dollars pour défrayer toutes les fantaisies. C’était donc le héros rêvé. Robert, de son côté, ne résista point, et deux mois après la première entrevue, les noces furent célébrées à Londres. Le journal England illustrated News publia un dessin gravé en commémoration de cette cérémonie, qui préoccupa, quelques jours durant, tous les printing offices de la Cité.

Le nouveau marié, à peine installé en une princière demeure, au milieu de laquelle il avait conservé, dans sa library, la tête desséchée du roi d’Égypte munie de son bandeau d’or fatal, repartit bientôt pour l’Afrique. C’était son voyage de lune de miel, combiné avec un but déterminé de consacrer quelques mois à la chasse de l’éléphant, car vous savez que la poursuite de ce lourd mammifère est devenue un art qui a ses règles et sa stratégie, et Robert Magrin ne pouvait certes pas vieillir sans y être passé maître.

Les meilleurs, les seuls chasseurs d’éléphants dignes de ce nom, sont les Arabes Bagaras, qui opèrent du côté du Nil Blanc, vers le 13e degré de latitude nord. Ce fut vers cette direction que notre hardi coureur de plaines se rendit, accompagné de sa jeune épouse, non moins aventureuse que lui et décidée à le suivre à travers tous les périls.

Robert n’avait du reste attaché aucune importance à la prophétie du bandeau royal, et s’il racontait souvent cette étrange découverte, c’était pour en sourire et sans qu’il en fût réellement impressionné.

Parvenu avec une nombreuse escorte au centre même des chasseurs d’ivoire, en une tribu favorable, il organisa sa première expédition pour le lendemain matin même de son arrivée.

La chasse qu’il se proposait de faire consistait en une sorte de combat loyal à la lance ; l’homme à cheval, muni d’un bambou ferré, part à la découverte, accompagné d’un ou de deux autres cavaliers tout au plus,

Lorsqu’une troupe d’éléphants se présente, le cavalier le plus habile choisit celui dont les défenses sont le plus formidables et engage le combat à l’avant, tandis que le second cavalier poursuit le pachyderme par derrière, La lourde bête s’élance sur le cheval, et le chasseur doit être assez adroit, assez fort, assez souple et rusé pour mettre pied à terre en plein galop avant que son coursier ne soit atteint et pour plonger d’un coup sûr et violent le fer de la lance dans l’abdomen de l’éléphant, puis il lui faut rattraper son cheval et remonter en selle avec une désinvolture que n’auraient pas beaucoup d’écuyers de cirque. Pour que l’éléphant soit hors de combat, il est nécessaire que sa blessure ait été faite assez large pour que ses entrailles s’échappent aussitôt et paralysent sa marche. Vous jugez de la difficulté d’un tel tournoi.

Le premier coup d’essai fut pour Robert un coup de maître : il mit cruellement à mort deux de ces innocents colosses si doux et si intelligents. Il se jugeait donc invincible.

Quelques jours après, il repartait en guerre, laissant sa jeune femme à l’arrière, sous bonne escorte. Accompagné d’un seul Arabe, il rencontra une bande de pachydermes, parmi lesquels il distingua un énorme mammouth qu’il attaqua aussitôt. L’animal s’échappa, il le poursuivit. Abandonné par son compagnon et sautant sur le sol, il s’apprêtait à larder sa victime d’un coup frappé dans les règles prescrites, quand il eut le col saisi par la trompe vigoureuse du géant, qui, avec des mugissements stridents de vainqueur, releva en l’air, le frappa à terre à dix ou douze reprises, puis le piétina sans merci, se roulant sur le cadavre de son assaillant comme un chat gigantesque qui joue sur un tapis, l’aplatissant, le laminant, le pulvérisant de tout son poids de lourde machine, avant de reprendre, d’un trut léger et comme caoutchouté, le chemin des grandes lianes.

Lorsque les Arabes de l’escorte arrivèrent sur le lieu du combat, ils ne trouvèrent trace de cadavre et ne virent plus qu’une flaque de sang, ou plutôt une boue sanglante, parmi les herbes écrasées. — Du corps de l’infortuné Robert Magrin, il ne restait rien, rien, moins que rien. C’est à peine si creusant le sol du bout de sa lance, un Arabe Bagaras parvint à retrouver une toute petite clavicule du cou, fragment bien léger d’un mari si brave, le seul témoignage que sa veuve inconsolable put rapporter en Angleterre au retour de ce néfaste voyage de noces.

Ainsi se trouva réalisée la prédiction fatale inscrite sur le bandeau d’or du roi d’Égypte Na-Lou-Pa de la XIIe dynastie.

Pulvis et umbra manent ! dit en manière d’exode lord L*** que ce récit semblait avoir assombri. — Ne violons pas les sépultures, mon ami, et conservez les croyances que vous a inspirées l’article de l’écrivain allemand que vous me signaliez tout à l’heure. Recueillir des cendres humaines est chose néfaste ; les morts attirent la mort, cela est indiscutable et, sans aller plus loin, remarquez, je vous prie, qu’il est peu d’enterrements qui ne soient homicides pour quelqu’un de ceux qui les suivent.