Contes pour les bibliophiles/À Albert Robida


À ALBERT ROBIDA
MAISTRE IMAIGIER
EN ÉPISTRE DÉDICATOIRE



Ce m’est un plaisir, — Je pourrais et devrais même dire un devoir, — mon cher compagnon de plume et de crayon, d’inscrire votre nom sonore, ami de tous ceux qui aiment encore, en ce temps refroidi, la fantaisie et l’imagination agissantes, en tête de cet ouvrage dont vous êtes, sinon le père absolu, du moins le véritable metteur en scène et l’inépuisable illustrateur.

Sans l’appui de votre admirable faculté de travailleur, réalisant prestement toute idée émise, avant même qu’elle ne se soit évaporée en rêve indécis, sans le concours de votre génie d’assimilation apte à vibrer à tous les sons de cloche de la pensée et sous l’impression de tous les paradoxes développés an cours d’une conversation littéraire, il est presque certain que ces divers Contes pour les Bibliophiles se seraient envolés en vaines paroles, dans la fumée des cigarettes dont les spirales bleuâtres semblent, parfois, soutenir et envoiler la vague chevauchée des projets enjôleurs qui nous hantent au passage.

Ce fut il y a cinq ans, il vous en souvient, au cours de la dixième année d’existence de cette lourde revue Le Livre, dont vous étiez devenu sur le tard un précieux collaborateur, que nous échangeâmes, en une heure de répit, certains propos de Bibliofolie amusante groupés en une incohérence voulue, nous plaisant à échafauder un Recueil de Contes de tous les temps et de tous les pays, dont les thèmes divers nous mettaient en chasse d’étrangetés, et nous, étions là, sondant le passé, scrutant l’avenir, dressant déjà une table des chapitres, émerveillés nous-mêmes de notre ingéniosité, comme le sont très souvent deux partners sympathiques dont les cerveaux délibérés ou présomptueux se passionnent à l’unisson, s’excitent, s’emballent et arrivent — sans préméditation aucune — à tisser le canevas précieux de quelqu’une de ces productions spontanées qui seraient légères et séduisantes si la température intellectuelle du lendemain ne les assassinait pas en refroidissant le germe dans l’œuf.

Je vous l’avoue, je n’y pensais plus guère, à ces mirifiques récits que nous avions élaborés de concert certaine après-dinée de printemps, en une journée soleillée ; d’autres travaux m’avaient reconquis la pensée et, parmi les feuilles volantes de mon bureau, je regardais les notes fiévreusement crayonnées la veille, auprès de vous avec cette pitié ironique et amère qui nous vient aux lèvres lorsque nous jugeons de la folie démesurée de nos désirs créateurs vis-à-vis des heures si brèves pour la réalisation d’œuvres dont déjà l’exécution nous absorbe, nous angoisse et nous tenaille par la crainte de ne les point pouvoir parachever selon nos désirs, dans la limite de temps assignée pour la mise sous presse.

Mais vous, mon cher Robida le Téméraire, vous le moissonneur et le meunier de l’idée, vous qui semblez, comme Siva, ce dieu prodigieux de la triade indoue, posséder plusieurs bras et diverses faces, le tout au service de votre imagination surprenante et de vos observations précises et satiriques, vous qui êtes lumineusement sain et qui ignorez les états d’âme inquiets qui Hamletisent la plupart des artistes contemporains, vous m’apportiez huit jours plus tard, votre premier conte illustré, l’Héritage Sigismond ; vous posiez, par conséquent, la pierre angulaire de l’Édifice, et moi, pauvre retardataire, entraîné par votre exemple, me sentant embarqué malgré mes protestations intimes par votre esprit d’aventure vers les contrées incertaines et touffues de cette œuvre nouvelle, je me prenais à ramer à vos côtés, bien irrégulièrement toutefois, vous contraignant à m’attendre des mois et des années, tandis que je tirais des bordées sous des vents contraires ou que je faisais escale à divers ports d’attache : Revues, journaux et livres, avant de reprendre pour quelques instants ma place à vos côtés.

Si nous abordons aujourd’hui heureusement à ce débarcadaire définitif qu’un Anglais disciple moderne de Sterne nommerait le Public pier de Publishing city, c’est à votre constance, à votre bienveillante amitié, à votre angélique patience que je le dois, car votre collaboration n’a pas connu d’obstacles ; elle fut alerte, prodigue, accélérée, miséricordieuse. En effet, tandis que, d’une allure de podagre, j’écrivais Le Bibliothécaire Van Der Bœcken, de Rotterdam ; les Romantiques inconnus, la Fin des livres, l’Enfer du chevalier Kérhany, Histoires de Momies et deux ou trois autres contes qui ne sont au demeurant que des souvenirs personnels narrés sur le mode égotique des haïssables historiens du moi moderne, vous terminiez le reste impétueusement avec une verve, un entrain, une modestie souriante qui épaississaient chaque jour davantage la cuirasse d’estime dont se revêt, avec tant de sincère conviction, ma batailleuse amitié pour vous.

Et quels plaisants dessins que les vôtres, mon brave Robida, lorsque d’une plume ou d’un crayon mordants, qui se ruent à l’assaut du papier virginal, vous pastiches ; à plaisir les Johannot, les Déveria, les Nanteuil, les Carle Vernet, les imagiers d’Épinal de l’Empire, les vignettistes allemands ou les petits-maîtres du dernier siècle ? Vous déroutez positivement, dans ces fresques hors texte du livre, le public de demi-connaisseurs, c’est-à-dire le grand public, car votre science imperturbable de la manière d’autrui et d’autrefois surprend vos nombreux admirateurs, qui vous tiennent peut-être rigueur de votre extrême sagacité comme on est déconcerté par un pince-sans-rire inquiétant.

Vous l’aviez déjà troublé, ce bon public, par vos voyages fantaisistes et vos itinéraires sérieux, par vos romans à panaches, par votre extravagant Vingtième siècle, par vos piquantes caricatures modernes, par tant de cordes vibrantes que vous avez su mettre en harmonie sur votre lyre universelle ; il est un peu en défiance vis-à-vis de vous, ce débonnaire public, car il n’apprécie et ne célèbre que les spécialistes, les hommes qui fournissent une note toujours répétée, les vendeurs d’un même cru, faciles à étiqueter et cataloguer dans sa mémoire ; les carillonneurs fidèles aux symphonies réitérées de leur métal idrosyncratique ; les autres, les talents multiformes et impétueux, qui, comme vous, brisent les cadres et les moules qu’on leur assigne et qui s’en vont, à leur fantaisie, errer sur le clavier des arts et des lettres, l’horripilent dans ses notions d’ordre, de méthode et de classification.

Avec vous, au moins, c’est toujours à recommencer ; vous dérangez les petits papiers de vos bibliographes, vous êtes la couleuvre fugitive de votre propre dossier.

Ici, toutefois, mon excellent camarade, nous serons, je m’en réjouis, à deux pour affronter ce public méthodique et fidèle à ses habitudes ; souhaitons qu’il nous accueille favorablement l’un portant l’autre ; mais, à son nez, à sa barbe ; je tiens à vous dire de nouveau merci, et à vous donner l’accolade de gratitude selon les rites des anciens combattants dans les grands spectacles impériaux.

Maintenant, cher ami, la main dans la main, pénétrons dans l’arène, livrons-nous aux griffes des gens d’esprit, qui ne sont souvent que de simples bonnes bêtes, comme a dit Beaumarchais, mais n’oublions pas qu’il est plus difficile de les émouvoir ou de les exciter que de les dompter.

Au sortir de cette démonstration publique, remontons sur nos galères respectives et cinglons au large ; mais, quelles que soient les rives lointaines ou nous abordions par la suite, croyez, ami très cher, que je conserverai l’impérissable souvenir de cette croisière dans l’archipel de la fantaisie que je viens si fraternellement d’accomplir à vos côtés.

O. U.