Contes populaires de la Gascogne/Peau-d’Âne

Contes populaires de la GascogneMaisonneuve frères et Ch. Leclerctome 1 (p. 267-274).

VII

peau d’âne



Il y avait, une fois, un homme qui avait trois filles. Un jour, cet homme s’en alla travailler dans son champ, tout proche d’un noyer, et il entendit une voix qui disait :

— « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange.

— Qui es-tu ? Je t’entends, mais je ne te vois pas.

— Je suis le roi de France.

— Eh bien, roi de France, si une de mes filles y consent, tu l’auras en mariage. »

L’homme rentra chez lui, et se mit au lit. À peine était-il couché, que sa fille aînée entra dans sa chambre.

— « Qu’avez-vous, père ?

— Je suis malade. Tu peux me guérir si tu veux. Il te faut épouser le roi de France.

— Je ne veux pas l’épouser. »

Le lendemain, l’homme revint travailler dans son champ, près du noyer, et il entendit la même voix qui disait :

— « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange.

— Roi de France, ma fille aînée ne veut pas de toi. Je parlerai ce soir à la seconde, et, si elle y consent, tu l’auras en mariage. »

L’homme rentra chez lui et se mit au lit. À peine était-il couché, que sa seconde fille entra dans la chambre.

— « Qu’avez-vous, père ?

— Je suis malade. Tu peux me guérir si tu veux. Il te faut épouser le roi de France.

— Je ne veux pas l’épouser. »

Le lendemain, l’homme revint travailler dans son champ, et il entendit la même voix qui lui disait :

— « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange.

— Roi de France, ma seconde fille ne veut pas de toi. Je parlerai ce soir à la troisième, et, si elle y consent, tu l’auras en mariage. »

L’homme rentra chez lui et se mit au lit. À peine était-il couché, que sa troisième fille entra dans la chambre.

— « Qu’avez-vous, père ?

— Je suis malade. Tu peux me guérir si tu veux. Il te faut épouser le roi de France.

— Père, j’épouserai le roi de France. Mais je veux qu’il me donne, en présent de noces, trois robes : l’une couleur du ciel, l’autre couleur de la lune, la dernière couleur du soleil. Je veux qu’il me donne aussi un couvert d’or, avec l’assiette et le gobelet, un trol[1] d’or, et douze fuseaux d’or, avec la filière.

— Tu auras tout cela, cria le roi de France qui écoutait à la porte. »

Le présents arrivèrent le lendemain, et le mariage fut fait quinze jours après.

En sortant de l’église, le roi de France dit à sa femme :

— « Je pars pour un grand voyage. Si, dans neuf ans, je ne suis pas revenu, tu partiras pour me chercher. »

Le roi de France partit donc pour son grand voyage ; et huit années franches se passèrent sans qu’il revint. Sa femme attendit encore un mois, puis elle partit à la recherche de son mari. Au bout de trois jours, elle trouva une peau d’âne sur son chemin, et la mit sur ses épaules. Au bout de trois autres jours, elle arriva au bord d’un ruisseau, où des femmes lavaient la lessive.

— « Lavandières, avez-vous vu le roi de France ?

— Oui, Peau-d’Âne, nous l’avons vu. Il est dans cette église, et il y épouse une fille belle comme le jour.

— Merci, lavandières. Pour vous payer ce que vous m’avez dit, je veux vous aider à laver. »

Alors les lavandières lui donnèrent un torchon noir comme la suie. Mais, en un moment, Peau d’Âne le rendit aussi blanc que la plus belle serviette.

En quittant les lavandières, Peau-d’Âne s’en alla sur la porte de l’église, et trouva le roi de France qui sortait.

— « Roi de France, te souviens-tu du temps où mon père travaillait dans son champ, près d’un noyer, et où tu lui disais : « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange. »

Le roi de France ne répondit pas, et toujours Peau-d’Âne répétait :

— « Roi de France, te souviens-tu du temps où mon père travaillait dans son champ, près d’un noyer, et où tu lui disais : « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange. »

Alors, le curé s’approcha.

— « Roi de France, je te commande, par le salut de ton âme, de me dire si tu n’as pas épousé une autre femme avant de te marier ici ?

— Non, curé. »

Alors, Peau-d’Âne demeura sur la porte jusqu’à la sortie de la mariée.

— « Madame, lui dit-elle, n’avez-vous pas besoin d’une servante ?

— Oui, Peau-d’Âne, j’ai besoin d’une servante pour garder les dindons. »

Peau-d’Âne suivit le roi et la reine dans leur château. Le soir elle dit à la reine :

— « Madame, laissez-moi coucher avec le roi de France.

— Non, Peau-d’Âne. Je n’y ai pas encore couché moi-même.

— Madame, si vous me laissez coucher avec le roi de France, je vous donne un couvert d’or, avec l’assiette et le gobelet.

— Eh bien, Peau-d’Âne, c’est convenu. »

Peau-d’Âne donna donc à la reine le couvert d’or, avec l’assiette et le gobelet, et alla se coucher à côté du roi de France.

— « Roi de France, lui disait-elle toute la nuit, te souviens-tu du temps où mon père travaillait dans son champ, près d’un noyer, et où tu lui disais : « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange. »

Mais la reine avait donné au roi de France un breuvage pour le faire dormir, et il ne répondit pas à Peau-d’Âne.

Le lendemain, la reine entra dans la chambre.

— « Allons, Peau-d’Âne, lève-toi. Il est temps d’aller garder les dindons. »

Peau-d’Âne se leva, et s’en alla garder les dindons jusqu’au soir. Alors, elle dit à la reine :

— « Madame, laissez-moi coucher avec le roi de France.

— Non, Peau-d’Âne. Je n’y ai pas encore couché, et tu y as couché une fois.

— Madame, si vous me laissez coucher avec le roi de France, je vous donne un trol d’or, et douze fuseaux d’or, avec la filière.

— Eh bien, Peau-d’Âne, c’est convenu. »

Peau-d’Âne donna donc à la reine le trol d’or, et les douze fuseaux d’or, avec la filière, et alla se coucher à côté du roi de France.

— « Roi de France, lui disait-elle toute la nuit, te souviens-tu du temps où mon père travaillait dans son champ, près d’un noyer, et où tu lui disais : « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange. »

Mais la reine avait donné au roi de France un breuvage pour le faire dormir, et il ne répondit pas à Peau-d’Âne.

Le matin, la reine entra dans la chambre.

— « Allons, Peau-d’Âne, lève-toi. Il est temps d’aller garder les dindons. »

Peau-d’Âne se leva, et s’en alla garder les dindons jusqu’au soir. Alors, elle dit à la reine :

— « Madame, laissez-moi coucher avec le roi de France.

— Non, Peau-d’Âne. Je n’y ai pas encore couché, et tu y as couché deux fois.

— Madame, si vous me laissez coucher avec le roi de France, je vous donne deux robes, l’une couleur du ciel, et l’autre couleur de la lune.

— Eh bien, Peau-d’Âne, c’est convenu. »

Peau-d’Âne donna donc à la reine la robe couleur du ciel et la robe couleur de la lune, et alla se coucher à côté du roi de France.

— « Roi de France, lui disait-elle toute la nuit, te souviens-tu du temps où mon père travaillait dans son champ, près d’un noyer, et où tu lui disais : « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange. »

Mais la reine avait donné au roi de France un breuvage pour le faire dormir qui était moins fort que les deux autres, et le roi répondait en pleurant :

— « Oui, je m’en souviens. Oui, je m’en souviens. »

Le lendemain matin, Peau-d’Âne se leva, et quand la reine entra dans la chambre, pour lui dire d’aller garder les dindons, elle la trouva vêtue de sa robe couleur de soleil.

— « Reine, dit le roi de France, aimerais-tu mieux être la première femme d’un homme ou la seconde ?

— J’aimerais mieux être la première.

— Eh bien, tu t’es condamnée toi-même, par ce que tu as fait, et par ce que tu as dit. Prends ton couvert d’or, avec l’assiette et le gobelet. Prends le trol d’or, et les douze fuseaux d’or avec la filière. Prends les deux robes, l’une couleur du ciel, l’autre couleur de la lune, et retourne chez tes parents. »

La reine descendit aussitôt à l’écurie, fit seller un cheval, et retourna chez ses parents. Peau d’Âne demeura dans le château, et devint reine à sa place[2].

  1. Instrument qui sert à faire les écheveaux.
  2. J’ai entendu réciter, dans la Gascogne et l’Agenais, deux contes de Peau-d’Âne bien distincts. Celui que je donne ici, a été écrit sous la dictée de Catherine Sustrac, de Sainte-Eulalie, canton de La Roque-Timbaut (Lot-et-Garonne), en présence de ma belle-mère, Mme Lacroix, née Pinèdre, de Notre-Dame-de-Bonencontre, près Agen. Leurs souvenirs concordaient parfaitement. L’une et l’autre m’ont affirmé avoir recueilli ce conte de la bouche de personnes âgées et illettrées, qui le savaient elles-mêmes par une tradition immémoriale. Pendant mon enfance, j’ai longtemps habité, dans l’ancien Agenais : Agen, Marmande, Birac, etc., et je puis ajouter, sur ce point, la garantie de mes propres souvenirs aux déclarations de Catherine Sustrac et de Mme Lacroix. Il existe aussi, en Gascogne et en Agenais, un autre conte de Peau-d’Âne, qui, par la nature et la succession des faits, rappelle exactement celui de Perrault. Les personnes illettrées qui me l’ont récité, le tenaient toutes, directement, ou par intermédiaires, de gens qui avaient lu Perrault.