Contes populaires d’Afrique (Basset)/Préface

E. Guilmoto, Éditeur (Les Littératures populaires, tome XLVIIp. vii-xxii).

PRÉFACE


En publiant ce volume, mon intention a été de présenter un tableau de l’esprit populaire tel qu’il s’est manifesté en Afrique depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours. Les récits qui ont bercé l’imagination des anciens Égyptiens et ceux qui, aujourd’hui encore, sont répétés dans toute l’immensité de ce vaste continent, depuis la Méditerranée jusqu’au Cap de Bonne Espérance et depuis l’océan Indien jusqu’à l’océan Atlantique sont les témoins des divers stades de la civilisation, depuis la barbarie des Bushmen et des Hottentots jusqu’à la culture plus raffinée des Arabes et des populations qui ont subi leur influence.

Si l’on parcourt cette collection où les contes d’animaux sont les plus nombreux, on sera frappé de ce fait que ces derniers tiennent uniquement la place des hommes et qu’on pourrait appliquer à ceux-ci la maxime latine : Mutato nomine, de te fabula narratur. En effet, il ne faut pas y chercher, non plus que dans les fables de La Fontaine, des détails exacts d’histoire naturelle. Dans un conte mandé (n° 29), le lièvre s’associe à la hyène pour manger des poissons ; chez les Bari, il se régale de poules (n° 57) ; chez les Souahili, il dévore une hyène, de concert avec un lion, et, plus tard, la moitié du lion lui-même (n° 99). Chez les Bornouans, la hyène et la belette cherchent du feu pour cuire leur viande (n° 64) et chez les Mbenga, la perdrix charge la poule de lui rapporter du feu (n° 149). En rouganda, un buffle et une antilope, ambassadeurs de l’éléphant, sont régalés de viande par un lapin (n° 101). Chez les Ewhé, la hyène et le chat sauvage se bâtissent une case après avoir défriché un terrain (n° 87). Dans un conte zumbo (n° 115) qu’on retrouve chez les noirs de l’Île de France (n° 163), le lièvre et l’éléphant s’associent pour cultiver un champ et se fabriquent des manches de houe. Chez les Otji-Héréro (n° 135), la corneille, comme le premier magicien venu, jette le sort et fait tomber la pluie : chez les Betsiléo (n° 155) le hérisson et le chacal font l’alliance du sang (fattidra) ; chez les Soubiya, la hyène et le chien sauvage tuent à coups de flèches le monstre Séédimwé (n° 133). Chez les Achingiri, le lièvre vole le mouton du roi, l’écorche et donne la peau à la hyène pour s’en faire un pagne (n° 153) : dans un conte du Bas-Ogooué, la panthère et la tortue font le commerce de l’ivoire avec les traitants blancs des factoreries et reçoivent, outre diverses marchandises, un chapeau et un pagne. Dans un conte veï qui rappelle le conte kabyle du Joueur de flûte, le berger est remplacé par un daim qui se sert d’une harpe pour obliger ceux qui l’ont mécontenté à interrompre leur travail et à danser malgré eux (n° 71). Chez les Ba-Ronga, les animaux réunis pour une corvée creusent un puits pour leur chef (n° 121).

Les êtres humains se mêlent aux animaux et vivent de leur vie : ainsi, dans le Tazeroualt, une jeune fille mène l’existence d’une gazelle au milieu d’une troupe de ces animaux (n° 12) ; chez les Touaregs, un garçon vit de même parmi les autruches (n° 17) ; un conte des Arabes de Tripoli nous représente un homme protégé par un lion (n° 38) et on lira avec curiosité un conte mamba (n° 111) qui nous donne une version nègre de la célèbre aventure d’Androclès. Chez les Bari, une hyène prend une femme à son service (n° 56). Bien mieux, des alliances matrimoniales se contractent entre les animaux et les hommes. Chez les Dagbamba, le caméléon et l’araignée se disputent, dans un concours de labourage, la main de la fille du roi (n° 154) : dans un conte kimboundou (n° 140), l’éléphant fait la cour à une femme ; chez les Landouman, le lion et le bœuf sont rivaux près d’une fille (n° 36) ; chez les Madjamé (n° 107) la hyène épouse une femme et veut ensuite la dévorer ; chez les Louyi (n° 131), le lièvre a une femme qui le trahit pour un chef, et chez les Soubiya, l’oiseau de la pluie épouse la fille d’un homme et va chercher de l’eau pour son beau père (n° 134).

L’idée de morale, dans le sens où nous l’entendons, se rencontre rarement dans les contes des noirs : elle n’en est pas, cependant, absolument absente. Ainsi chez les Ouolofs (n° 73) la hyène est châtiée pour son ingratitude envers son sauveur ; un conte tavita (n° 100) explique pourquoi la femme est soumise à l’homme. Chez les Yao, l’orgueil d’un chef est puni (n° 109), tout comme l’injustice d’un roi et de ses fils chez Beni Bou Saïd (n° 13). Dans l’ancienne Égypte, le rat témoigne sa reconnaissance au lion (n° 1) tandis qu’un conte louyi (n° 126) nous offre la version nègre de l’histoire de Pygmalion et de Galathée et que chez les Ba-Souto, un homme ingrat, comme le vilain du fableau envers Merlin, est puni comme lui (n° 124).

Mais ce qui domine, c’est le triomphe de la ruse sur la force brutale : c’est à cette morale aussi primitive que peu relevée, que se réduit l’enseignement de presque tous les contes. Les idées de devoir, de justice désintéressée, d’honneur sont absentes. Contre la brutalité du fort, le faible, qui au fond ne vaut pas mieux que lui, n’a qu’une arme : le mensonge, et il s’en sert. Le chef-d’œuvre du genre est le conte sarma (n° 67) où l’on touche du doigt les avantages du mensonge et les inconvénients de la véracité.

C’est le lièvre {ou le lapin) qui est en général le plus rusé des animaux et nous le voyons à l’œuvre sur toute l’étendue de l’Afrique noire. Son habileté émerveille jusqu’à Dieu lui-même dans un conte malinkhé (n° 69) et un conte ouolof (n° 74). Il trompe la hyène dans un conte mandé (n° 68), l’éléphant dans un conte du Rouganda (101), du Zumbo (n° 115) et de l’Île de France (n° 163) et tous les animaux chez les Bari (n° 57). Chez les Rouganda, il est sur le point d’expier ses crimes lorsque, par une dernière ruse, il sait se défaire du corbeau, son gardien et échappe à la mort, en laissant la morale peu satisfaite (n°101). Dans une fraction des Bantou, les Ba-Ronga, il a toutefois un redoutable adversaire dans la rainette (n° 121) et il est dupé par un dindon dans un conte des nègres des États-Unis (n° 164).

Mais celle qui partage avec lui la palme de la ruse, c’est la tortue. Contrairement aux contes d’origine indo-européenne, où elle est représentée en général comme de peu de cervelle, la tortue, malgré sa lourde enveloppe, triomphe des animaux plus grands et plus lestes. Faut-ll y voir une sorte de réhabilitation ayant pour point de départ l’opposition entre sa pesante masse et les moyens dont disposent ses adversaires, en apparence mieux doués ? Elle vient à bout du lièvre lui-même : elle trompe à la fois l’éléphant et l’hippopotame dans un conte yabakalaki (n° 152) ; l’éléphant, chez les Kondé (n° 108), le lion chez les Yao (n° 110) sont vaincus par elle à la course grâce à un artifice employé par le hérisson en discussion avec le chacal dans un conte berbère, et par l’écrevisse contre le loup dans un conte toscan : bien mieux, chez les Otyiherero, elle arrive à tuer l’éléphant (n° 135). Ce dernier, en effet, joue dans le folk-lore animal du centre et du sud de l’Afrique le sot rôle de Lion et même d’Ysengrin dans le roman de Renart, de l’ours dans les contes du nord. Nous venons de le voir victime du lièvre et de la tortue : il est encore vaincu par le coq chez les Dinka (n° 55), grâce au même tour qui, chez les Mambettou, sert au chacal pour triompher du léopard (n° 60) ; par le daim chez les Veï (n° 71) ; un conte kimboudou nous montre la grenouille faisant de lui sa monture (n° 41).

Sur les côtes de Guinée, la ruse est l’apanage de l’araignée (anansé) qui se laisse prendre parfois comme dans un conte veï, (n° 72) où ses incarnations rappellent celles de Biliou dans le roman égyptien des Deux Frères ; mais elle a passé avec son nom et ses attributions dans les récits des nègres des Antilles anglaises (n° 167). Du reste, quand il s’agit de défendre sa vie, la poule chez les Fiotes (n° 143), le singe chez les Gallas (n° 38) et le mulet chez les Berbères (n° 9) trouvent le moyen de se débarrasser qui du crocodile, qui du lion. Excepté dans les contes du nord et de l’est, le chacal (ou le renard) ne joue pas un rôle important et l’on peut se demander si les contes où il figure ne révèlent pas une influence étrangère : on la trouve en effet dans un conte nouba (n° 54) qui paraît un souvenir du Kalilah et Dimnah, dans deux contes tigrinia (nos 48 et 49), dans un conte dankali (n° 33), dans un conte bilin (n° 22), dans un conte saho (n° 36) et dans un conte mambettou (n° 60) avec ses qualités traditionnelles.

Mais l’animal qui excite le plus de répulsion, due sans doute à son extérieur repoussant, et qui est le plus souvent sacrifié, comme Isengrin dans le Roman de Renart, c'est la hyène. Elle est dupée par le renard chez les Nouba (n° 34), par la belette dans le Bornou (n° 64) ; par le lièvre chez les Sérères-noun (n° 76), chez les Souahili (n° 59) et chez les Achingini (n° 153). Chez les Bantou, elle joue un rôle spécial, celui de loup-garou : ainsi chez les Madjamé (n° 107), en Boundéi (n° 119), chez les Ba-Ronga (n° 122).

Le merveilleux occupe naturellement une place importante : qu’il s’agisse d’ogres ou d’ogresses, comme dans un conte berbère de Tamerzat (n° 7) ou chez les Chaouïa de l’Aourâs (n° 11), représentés chez les Bantou par des cannibales, par exemple en sesouto (n° 132), et en saho par les loups-garous (n° 24), ou qu’il s’agisse d’êtres également fantastiques comme l’oiseau fantôme en Chinyanja (n° 117) ou un fantôme chez les Soubiya (n° 152). Mais tandis que dans les contes qui ont subi l’influence arabe, le fantastique nous paraît moins extraordinaire comme dans les contes égyptiens (nos 26 et 27), en mzabite (n° 11), en ouadaï (n° 62), et dans un conte saho où nous retrouvons un souvenir de Peau d’âne (n° 24), il a, chez les Bantou, un caractère bizarre et excentrique, en raison du rôle joué par des êtres inanimés comme une courge chez les Chambala (n° 113), une pierre chez les Madjamé (n° 107), un cabas chez les Echwabo (n° 120), remplacé par un élan dans le Nyassa (n° 113), le monstre Kammakapa chez les Ba-Souto (n° 123) et le cheval fantôme chez les Sakalaves (n° 161) : ils avalent des populations entières qui renaissent à la vie, grâce à un sauveur comme, dans le Rothkæppchen allemand, le chasseur qui tire du ventre du loup le petit chaperon rouge et sa mère-grand.

Quelques-uns de ces contes touchent à l’histoire de la civilisation : la découverte du vin de palme et le sort funeste de son inventeur qui rappelle l’histoire grecque d’Icarios, d’après une tradition des Tahivi (n° 85) ; la légende Yorouba sur la plantation du maïs (n° 91), le conte fiote sur l’origine des blancs et des noirs (n° 142) et le récit du peuplement du monde en éfik (n° 89). Le problème de la mort a également fait travailler ces imaginations enfantines et elles ont expliqué son origine par un conte généralement répandu, l’attribuant à la négligence ou à la malveillance d’un messager envoyé aux hommes : conte des Ba-yéyé (n° 97) des Grands-Namaquas (n° 93), des Nama (n°95), des Nyam-nyam (n° 59), des Tchwi (n° 86).

Enfin, il y a lieu de mentionner un genre qui se rencontre dans toutes les littératures populaires : la randonnée, avec ses infinies variétés : celle où un individu, possesseur d’un objet de minime valeur, parvient, par des échanges successifs, à la richesse, se trouve chez les Temné (n° 78) et chez les Kissoukouma (n° 104) : la randonnée de la punition dont le type bien connu est l’histoire de Biquette ne veut pas sortir du bois existe chez les Petits-Namaquas (n° 94) ; enfin celle qui remonte de puissant en puissant jusqu’à Dieu ou à la mort et qu’on retrouve, d’une façon plus ou moins complète, dans tout l’ancien monde, depuis un conte japonais jusqu’à une fable de La Fontaine (La Souris métamorphosée en fille), se raconte chez les Soninkhé (n° 70).

Ici, nous rencontrons r influence musulmane et sans vouloir discuter la question de l’origine de ces contes, ni entrer dans les détails de leurs migrations, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître une action manifeste de l’islâm dans plusieurs de ces récits ; ainsi dans le conte peul des Trois voyageurs (n° 75), dans un conte zoulou, variante de la fable du chien qui lâche sa proie pour l’ombre (n° 130), dans l’épisode final d’un conte souahili (n° 99) qui rappelle une historiette contée par El Meïdâni à l’appui d’un proverbe arabe : un conte yorouba nous présente des traits de l’histoire d’Ali-baba : la porte qui s’ouvre à une phrase consacrée (n° 90). Chez les Boundéi, la hyène remplit les fonctions de fossoyeur et récite les prières sur les morts (n° 119). Naturellement, les rapprochements de ce genre sont bien plus nombreux chez les populations qui professent la religion musulmane : chez les Berbères de Djerba (n° 81), chez les Touaregs (n° 16), chez les Saho (n° 25), chez les Dankali (n° 32), chez les Nouba (n° 33) et particulièrement à Tunis (n° 39) où nous retrouvons le thème bien connu de la sagacité des fils de Nizar, un des chapitres du Zadig de Voltaire.

C’est en lisant le recueil des Contes populaires des provinces de France, de MM. Gaidoz et P. Sébillot que l’idée de ce travail m’était venue et je m’étais mis à l’œuvre quand parut, il y a quelques années, les Geschichten und Lieder der Afrikaner de M. Seidel. L’apparition de cet ouvrage, estimable à tous égards, retarda la préparation du mien et je ne saurais le regretter, car, dans l’intervalle, parurent de nouvelles collections de contes où je pus choisir de façon à enrichir cette anthologie, si bien qu’au lieu de 74 contes, chiffre de celle de M. Seidel, elle en contient 170. On relèvera, du reste, d’autres différences : ainsi, je n’ai pas donné place aux chants et aux proverbes qui me paraissent mériter un recueil spécial ; en revanche, j’ai introduit dans mon recueil des représentants des groupes qu’il avait laissés de côté : celui des langues malgaches, et celui des nègres des colonies européennes. Les bateaux des négriers n’ont pas seulement transporté des esclaves, ils ont aussi emporté à leur bord des contes et c’est un curieux spectacle de voir comment les récits africains, tout en gardant leurs principaux personnages et le fond des aventures, se sont modifiés au contact des populations blanches en Amérique et à l’île Maurice.

J’ai cité le livre de M. Seidel, j’aurais pu rappeler celui de Bleek qui, dans un domaine plus spécial et plus restreint, a été la première collection de ce genre., collection que les folk-loristes utilisent encore aujourd’hui. Je n’en dirai pas autant d’un médiocre travail italien (D. V. Grossi, Lingue e letterature degli odierni popoli d’Africa, Palerme, 1896, in-12).

Autant que possible, j’ai reproduit des contes dont les textes ont été publiés et quand je ne les ai pas traduits moi-même, j’ai eu recours aux traductions qui me présentaient toutes les garanties d’exactitude et d’authenticité. C’est ce qui fait que je n’ai pas utilisé deux recueils, agréables à lire, il est vrai, mais qui m'ont paru avoir subi des retouches littéraires ; je veux parler de celui de Stanley, My dark companions and their stranges stories (Londres, 1893, in-8) et Jephson, Stories told in an african forest (Londres, 1893). J’ai réparti les contes en groupes suivant la division linguistique telle qu’elle a été établie par Fr. Müller, Cust et Lepsius, sauf en ce qui concerne les contes de Guinée, de Sénégambie et du Soudan que j’ai classés suivant l’ordre géographique, le nombre des familles linguistiques étant mal déterminé et trop considérable. J’ai formé aussi un groupe à part des langues hottentotes.

Je me suis fait un devoir d’indiquer exactement la date et le lieu de publication des ouvrages auxquels j’ai puisé : outre que c’est une question de probité littéraire, j'aurai atteint mon but si les lecteurs de cette anthologie sont tentés de recourir aux sources en question dont ce livre ne peut leur donner qu’une idée sommaire et je leur en ai fourni les moyens. C’est une simple anthologie et c’est ce qui explique pourquoi je me suis rigoureusement abstenu d’y joindre des notes comparatives et de faire l’historique de certains de ces contes dans les diverses littératures.

Mustapha, 14 juillet 1903.