Contes populaires d’Afrique (Basset)/147

E. Guilmoto, Éditeur (Les Littératures populaires, tome XLVIIp. 384-389).
LXXXV. — BATÉKÉ[1]

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LA PANTHÈRE, LE CHIEN ET LA TORTUE[2]


La panthère, la tortue et le chien avaient fait un village en commun, mais la disette régnait dans le pays. D’ailleurs, le chien courant la brousse pendant toute la journée, et la tortue dormant du lever au coucher du soleil, l’on n’avait pas fait de plantations.

Cependant le chien et ses petits criaient la faim, tandis que la tortue et les siens prospéraient. Il advint qu’un jeune chien vit une petite tortue qui mangeait un mangot sauvage. Celle-ci, interrogée sur la provenance de ce fruit, raconta que la tortue, sa mère, prenait toutes les nuits un grand sac et un peu avant le jour, le rapportait plein de ces fruits délicieux et nourrissants.

Le chien, instruit de ce fait par son petit, et connaissant le mauvais caractère de la tortue, se garde bien de lui demander son secret. Il profite du sommeil de la tortue pour attacher un sac rempli de cendres auquel il a fait un trou. Et le lendemain, il suit sa trace. Il arrive à un grand arbre et la surprend comme elle remplissait son sac.

— Malheureux ! que fais-tu ici, lui dit-elle dès qu’elle l’aperçut ; cet arbre appartient au chef du village que tu peux voir d’ici et, s’il te surprenait, il te tuerait. Puisque tu connais mon secret, ne le révèle à personne ; nous partagerons. Mais observe le plus profond silence, de crainte que le méchant chef ou l’un de ses enfants ne s’aperçoive de notre présence en ces lieux.

Le chien promet de ne pas aboyer ; mais voici qu’un coup de vent secoue les branches du manguier et qu’un énorme mangot tombe droit sur le nez du chien qui pousse un hurlement plaintif.

— Nous sommes perdus, dit-il en détalant.

La tortue le sait bien ; elle fait tous ses efforts pour s’éloigner de l’arbre fatal. Hélas ! il est trop tard Les hommes du village accourent et s’en emparent.

— Voici donc notre voleur, dit le chef ; qu’on l’emmène au village ; demain on lui coupera la tête et on donnera sa viande aux femmes pour la faire cuire.

L’ordre est aussitôt exécuté et la tortue est enfermée dans un coffre solide en attendant le lendemain. Le chef et ses hommes retournent sans la garder.

Un enfant du chef entre dans la maison et entend des gémissements plaintifs que pousse la tortue.

— J’étouffe ! j’étouffe ! crie-t-elle à l’enfant. Pourquoi m’enfermer ainsi ? Je puis à peine respirer et si je meurs pendant la nuit, ma viande sera mauvaise. Va, je ne cherche pas à me sauver, et si tu es bon, enferme-moi dans ce vieux panier que j’ai vu en entrant.

L’enfant, qui ne connaît pas la malice de la tortue, fait ce qu’elle demande.

À peine est-il sorti de la case que la tortue commence à ronger le panier et en quelques instants, elle a conquis sa liberté.

Elle se sauve et le jour la surprend en pleine brousse, Depuis la veille, elle n’a ni bu ni mangé. Fatiguée, elle s’arrête au pied d’un palmier au haut duquel la panthère avait placé une gourde pour récolter du vin de palme.

La tortue roulait dans sa tête mille plans pour s’emparer de la précieuse gourde, mais tous étaient irréalisables.

L’antilope rôdait aux environs ; la tortue l’appelle :

— Je voudrais bien boire de ce vin de palme, mais je ne puis monter à cet arbre : place-moi sur tes cornes et monte là-haut ; nous boirons ensemble ce que contient la gourde. L’arbre appartient à la panthère qui, pendant le jour, reste à sa maison et y dort.

L’antilope grimpe au faîte du palmier, portant la tortue sur sa tête et toutes deux se mettent en devoir de vider le contenu de la gourde.

Malheureusement, la panthère avait décidé ce matin qu’elle se griserait ce jour-là, et venait visiter son arbre.

— Tiens, dit-elle en voyant l’antilope, j’ai travaillé, je crois, pour les autres. Mais il faudra que tu descendes et je te mangerai.

— Pourquoi toute cette colère, répond l’antilope, je suis ton humble esclave et, te voyant venir, j’ai grimpé à l’arbre pour t’en éviter la peine : regarde-moi en face, tu verras bien que je ne mens pas.

La panthère lève la tête et reçoit la tortue que l’antilope a laissé tomber. La panthère a le nez aplati et deux dents cassées. L’antilope profite de son ahurissement pour fuir, tandis que la tortue git étourdie au pied de l’arbre.

— Ah ! ma mère, dit la panthère furieuse, les voleurs étaient deux : j’en tiens un qui paiera pour lui et pour l’autre.

Elle confie la tortue à ses enfants pour la donner aux femmes qui en feront un bouillon excellent pour les dents.

Sur le chemin du village, la tortue dit aux enfants :

— Attendez-moi un instant, je vais entrer dans ce taillis, car j’éprouve un pressant besoin.

Les petits de la panthère s’assoient sur le bord du chemin pour l’attendre. La tortue, libre de nouveau, va au village et dit aux femmes de la panthère :

— Je viens de rencontrer votre mari qui allait assister à un grand palabre. Il m’a dit de lui apporter le chapeau et le beau pagne que les blancs de la côte lui ont envoyés. Il veut aussi un œil de chacune de vous pour faire son fétiche afin que le palabre lui soit favorable.

Les femmes tremblantes lui donnent le chapeau et le pagne, mais se sauvent dans la brousse pour garder leurs deux jeux. C’est ce que voulait la rusée tortue qui met à profit leur absence pour s’emparer d’une grosse défense d’éléphant que la panthère comptait envoyer prochainement à la côte.

La tortue, affublée du chapeau et du magnifique pagne de la panthère, part pour les factoreries de la côte avec ses femmes et ses petits portant la dent.

En échange de celle-ci, les blancs de la factorerie lui donnent force marchandises et elle va vivre heureuse dans un autre pays où règne l’abondance et où l’on mange beaucoup de viande.

La panthère, apprenant à son arrivée au village combien elle a été jouée par la tortue et devenue la risée des enfants du village voisin, mourut de rage en trois jours, laissant à ses petits le soin de la venger.

Si vous trouvez dans la forêt le squelette blanc d’une antilope ou la carapace vide d’une tortue, c’est que la vengeance de la panthère n’est pas encore satisfaite et que la vendetta dure toujours.



  1. Les Batéké habitent sur le bas Ogooué, dans le Congo français.
  2. Mizon, Conte du Bas-Ogooué. Revue des Traditions populaires, t. IV, 1889. Paris, Leroux, p. 648-650.