Contes mystérieux (Hoffmann)/Maître Floh/3


TROISIÈME AVENTURE.


Apparition d’un nouveau monstre. — Éclaircissements lointains sur le sort de la princesse Gamaheh. — Remarquable liaison amicale inspirée par le sieur Peregrinus Tyss. — Renseignements sur le vieux monsieur qui loue un logement dans sa maison. — Très-singulier effet d’une assez petite lentille microscopique. — Arrestation inattendue du héros de l’histoire.


Toute personne à laquelle il arriverait dans une soirée des aventures semblables à celles qui survinrent à Peregrinus Tyss se trouverait dans une disposition d’esprit qui ne lui permettrait pas de dormir.

Le sieur Peregrinus se retournait dans son lit, et quand il en arrivait au délire qui précède ordinairement le sommeil, il retrouvait dans ses bras la belle petite créature et sentait sur ses lèvres ses brûlants baisers. Alors il se réveillait en sursaut et croyait encore, en veillant, entendre la douce voit d’Aline. Dans l’agitation brûlante qui le dévorait, il désirait qu’elle ne se fut pas enfuie, et cependant il craignait qu’elle ne rentrât, et ne le tînt enlacé tout à fait dans des liens indissolubles.

Ce combat de sentiments contraires oppressait sa poitrine et le jetait dans une inquiétude jusqu’alors inconnue, mais en même temps pleine de charmes.

— Ne dors pas, Peregrinus, ne dors pas, noble cavalier ; je veux parler un instant avec toi.

Ainsi murmurait une voix tout près de Peregrinus.

— Ne dors pas ! ne dors pas ! lui répétait-elle sans cesse, jusqu’au moment où il ouvrit enfin les yeux, qu’il tenait fermés, pour voir plus distinctement Aline.

À la lueur incertaine de sa lampe de nuit il aperçut sur la couverture blanche de son lit un petit monstre de la hauteur d’une palme tout au plus. Il en eut peur un moment, et puis il avança la main vers lui pour le saisir et se convaincre que ce n’était pas un jeu de sa fantaisie.

Le petit monstre disparut sans laisser de traces.

Mais déjà Peregrinus l’avait assez vu pour en conserver le souvenir.

Sa tête d’oiseau roulait deux yeux ronds et brillants, et de son bec de moineau sortait un grand objet roide et pointu, assez semblable à une mince rapière ; il portait deux cornes au front. Le cou, comme c’est l’usage chez les oiseaux, commençait immédiatement au-dessous de la tête, et allait toujours en s’épaississant, de manière qu’il prenait de suite, sans transition, la forme du ventre, qui ressemblait à une noix et paraissait couvert d’écailles d’un brun sombre comme l’armadillo. Mais ses bras et ses jambes étaient ce qu’il y avait en lui de plus étrange et de plus étonnant. Les premiers avaient deux articulations, et sortaient des deux joues de la créature juste près du bec, et de suite au-dessous de ces bras se trouvaient deux pieds, et plus loin deux autres pieds encore avec une double articulation comme les bras. Ces derniers pieds semblaient être ceux en qui la créature paraissait mettre sa confiance, car, outre qu’ils étaient plus longs et plus forts que les autres, ils étaient garnis de belles bottes dorées, avec des éperons de diamants.

Comme nous l’avons dit, le petit monstre avait disparu sans laisser de traces aussitôt que Peregrinus avait étendu la main vers lui, et il aurait certainement pris cette apparition pour un jeu de ses sens surexcités, si au coin du lit et en bas il n’eût entendu une douce voix qui s’exprimait ainsi :

— Au nom du ciel, mon cher Peregrinus, me serais-je abusé avec vous ; hier vous avez agi si noblement avec moi, et aujourd’hui, que je veux vous prouver ma reconnaissance, vous étendez vers moi une main meurtrière. Mon aspect vous a peut-être déplu, et j’ai eu tort de me présenter à vous sous ma forme microscopique, afin que vous puissiez me voir, ce qui n’est pas si facile que vous pourriez le croire. Dans ce moment même je suis sur votre couvre-pied blanc, et vous ne me voyez pas le moins du monde. Ne vous offensez pas, Peregrinus, de ce que les nerfs de votre vue sont vraiment un peu trop grossiers pour ma taille délicate. Mais jurez-moi que je suis en sûreté près de vous et que vous n’entreprendrez rien d’hostile contre moi, et alors je m’approcherai de vous et vous raconterai bien des choses qu’il vous sera très-utile de savoir.

— Dites-moi d’abord qui vous êtes, répondit Peregrinus à la voix, bon ami inconnu, le reste viendra tout seul. Je peux toutefois vous assurer d’avance que ma nature répugne à tout ce qui est hostile, et que je continuerai à agir noblement envers vous, bien qu’en même temps je ne puisse comprendre de quelle manière j’ai déjà pu vous prouver ma générosité. Toutefois, conservez toujours votre incognito, car votre vue n’a rien de bien gracieux.

— Je le répète avec plaisir, monsieur Peregrinus, reprit la voix après avoir légèrement toussé, vous êtes un homme noble, mais peu versé dans les sciences, et surtout un peu inexpérimenté. Sinon vous m’eussiez reconnu au premier coup d’œil.

Je pourrais vous parler d’une manière emphatique ; je pourrais dire que je suis un des rois les plus puissants, et que je règne sur une immensité de millions de sujets ; mais je n’en ferai rien, par une modestie naturelle, et aussi à la fin parce que le mot roi n’est pas tout à fait un terme bien exact ici.

Le peuple à la tête duquel j’ai l’honneur d’être placé vit en république. Un sénat, composé au plus de quarante-cinq mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf membres, peut remplacer le régent pour des choses de peu d’importance ; mais celui-ci est à la tête du sénat et porte le nom de maître.

Et sans plus de périphrases, je vous apprends que moi qui vous parle, sans que vous puissiez me découvrir, je ne suis personne autre que maître Floh[1] !

Je ne doute pas un seul instant que vous ne connaissiez mon peuple, car vous avez certainement, très-honoré monsieur, rafraîchi et restauré avec votre sang bon nombre de ceux à qui je commande. Mais vous devez savoir au moins que mon peuple est animé d’un désir de liberté presque sens frein, et est particulièrement composé de sauteurs sans cervelle, toujours prêts à esquiver un solide établissement par des bonds incessants. Vous pouvez vous figurer, monsieur Peregrinus, le talent qu’il faut pour dominer un tel peuple, et par cela même vous aurez sans doute pour moi le respect qui m’est du. Donnez-m’en l’assurance, monsieur Peregrinus, avant que je continue mon récit.

Pendant quelques instants il parut à Peregrinus qu’une grosse meule poussée par des eaux mugissantes tournait dans sa tête. Puis il reprit un peu de tranquillité, et il réfléchit que l’apparition de la dame étrangère chez le relieur Lammer Hirt était tout aussi étonnante que ce qui se passait dans l’instant présent, et que ceci était peut être la conséquence naturelle des incroyables aventures dans lesquelles il se trouvait jeté.

Il assura à maître Floh qu’il avait déjà pour ses talents une considération immense et qu’il était d’autant plus curieux d’en apprendre de lui davantage, attendu que sa voix était très-timbrée et qu’une certaine délicatesse dans ses expressions faisait deviner la fine et charmante structure de son corps.

— Je vous remercie beaucoup, mon cher monsieur Tyss, reprit maître Floh, de la bonne opinion que vous avez de ma personne, et j’espère vous prouver que vous avez deviné juste.

Sachez maintenant, excellent homme, le service que vous m’avez rendu. Toutefois il est pour cela nécessaire que je vous raconte ma biographie toute entière.

Écoutez donc.

Mon père était le célèbre… mais je me rappelle que le beau don de la patience n’est pas la vertu particulière des lecteurs et de ceux qui écoutent, et je me rappelle aussi que les descriptions de la vie intime, autrefois si recherchées, sont maintenant en grande défaveur. Je veux donc être toujours logique, et indiquer légèrement et en manière d’épisode ce qui se rattache à mon séjour tout récent chez vous. Par cela même que je suis maître Floh, vous devez, cher monsieur Peregrinus, reconnaître en moi un être de la plus profonde érudition et de l’expérience la plus consommée dans toutes les branches de la science. Toutefois ne mesurez pas l’étendue de ma science à votre aune, car le monde étonnant où je vis avec mon peuple vous est complétement inconnu. Quel serait votre étonnement si vos sens s’ouvraient pour ce monde même ! Il vous semblerait l’empire des plus incompréhensibles prodiges ! Ne trouvez donc pas étrange que tout ce qui vient de ces régions vous fasse l’effet d’une fable désordonnée sortie d’un cerveau oisif ; mais suivez attentivement mon récit, et confiez-vous à mes paroles.

Mon peuple est certainement bien plus avancé en beaucoup de points que vous autres hommes, dans tout ce qui a rapport par exemple à la connaissance des secrets de la nature, à la force, à l’agilité et à la souplesse du corps et de l’esprit. Cependant comme vous nous avons des passions, et souvent comme chez vous elles sont la source de bien des malheurs et parfois même de notre perte.

Et moi aussi j’étais aimé, adoré de mon peuple ; ma souveraineté aurait pu me porter au comble de la félicité si je n’avais été aveuglé par une passion malheureuse pour une personne qui me dominait complétement sans pouvoir devenir jamais mon épouse. On reproche ordinairement à notre race un amour du beau sexe poussé quelquefois jusqu’à l’inconvenance. Lors même que ce reproche serait fondé, personne n’ignore aussi que, d’un autre côté…

Mais allons au fait.

Je vis la fille du roi Sekalis, la belle Gamaheh, et je devins aussitôt si fortement épris d’elle que j’oubliai mon peuple et moi-même, et vécus dans la plus parfaite joie, en m’égarant sur le plus beau cou, sur le plus beau sein, et en chatouillant l’admirable femme de mes doux baisers. Souvent elle me poursuivait de ses doigts de rose, sans jamais pouvoir me saisir. C’était pour moi comme une gracieuse caresse, comme le charmant badinage d’un amour heureux.

Quelle n’est pas la folie d’un amant, même lorsque cet amant est maître Floh !

Il vous suffira de savoir que la pauvre Gamaheh fut assaillie par l’affreux prince Egel, qui lui donna la mort par un baiser. J’aurais réussi à la sauver si un maître vantard et un maître sot ne s’étaient mal à propos mêlés dans cette affaire pour tout gâter. Le vantard était le chardon Zéhérit, et le maître sot le génie Thétel. Lorsque celui-ci m’enleva dans les airs avec la princesse endormie, je me cramponnai solidement à la dentelle de Bruxelles qu’elle portait au cou, et fus ainsi le compagnon de voyage de Gamaheh, sans être vu du génie. Il arriva que nous passâmes en volant au-dessus de la tête de deux mages qui observaient à ce moment d’une haute tour le cours des astres. Alors un des deux mages tourna de mon côté un verre d’une telle puissance que je fus ébloui de l’éclat de l’instrument magique. Je fus pris d’un tel vertige que j’essayai en vain de me retenir ; je tombai, perdu sans espoir, de cette hauteur affreuse, mais heureusement sur le nez du mage, et ma légèreté, ma souplesse extraordinaire me sauvèrent la vie.

J’étais encore trop étourdi pour pouvoir m’élancer du nez du mage afin de me mettre tout à fait en sûreté, lorsque le monstre, le traître Leuwenhoek (c’était son nom) me donna la chasse de ses doigts habiles et me plaça aussitôt dans un microscope universel. Bien qu’il fût déjà nuit et qu’il dût pour cela allumer la lampe, c’était un observateur trop habile et trop au fait de la science pour ne pas me reconnaître pour maître Floh.

Ravi de l’heureux hasard qui lui jetait dans les mains un prisonnier de mon importance, et décidé à en tirer tout le parti possible, il me chargea de chaînes, et alors commença une captivité pleine de tourments, dont je fus hier matin délivré par vous, monsieur Tyss.

Avec ma possession, le terrible Leuwenhoek avait acquis plein pouvoir sur mes vassaux, qu’il rassemblait en troupe autour de lui, et auxquels il donnait, avec de durs traitements, une prétendue éducation qui nous priva bientôt de notre liberté et de tous les agréments de la vie. Quant à ce qui a rapport aux études, aux sciences et aux arts, Leuwenhoek reconnut bientôt, à son grand étonnement et à son humiliation grande, que nous étions presque plus instruits que lui. La haute éducation qu’il nous donnait par force consistait principalement en représentations dont nous devions être l’objet principal. Et cela amena une foule de nécessités qui nous étaient inconnues jusqu’alors, et auxquelles il fallut nous soumettre à la sueur de notre front. Nous devions prendre le costume de diverses professions, porter des armes, et ainsi de suite. Alors se formèrent parmi nous des tailleurs, des cordonniers, des friseurs, des brodeurs, des fabricants de boutons, d’armes, de sellerie, des armuriers, des carrossiers et une foule d’autres ouvriers qui ne travaillaient que pour satisfaire un luxe inutile et corrupteur.

Le pire de cela était que Leuwenhoek n’avait pour but que son propre intérêt, et qu’il ne montrait nos talents aux hommes que pour en tirer de l’argent. En outre, l’honneur de notre éducation n’en revenait qu’à lui, et il recevait les louanges que seuls nous avions méritées. Leuwenhoek savait fort bien qu’en me perdant il perdait l’empire sur mon peuple ; il en resserrait d’autant plus le charme qui me liait à lui, et ma captivité n’en était que plus horrible.

Je pensais à la belle Gamaheh avec le plus ardent amour, et je cherchais les moyens de m’informer de son sort. Mais un hasard favorable m’apporta de lui-même ce que l’esprit le plus subtil n’aurait pu procurer. L’ami et l’associé de mon mage, le vieux Swammerdam, avait découvert la princesse Gamaheh dans la poussière de fleur d’une tulipe, et il avait fait part de cette découverte à son ami. Celui-ci, par des moyens que je ne prétendrai pas vous expliquer, mon bon monsieur Tyss, par la raison que vous n’y comprendriez rien, parvint à rendre à la princesse sa forme naturelle et à la rappeler à la vie. En résumé, ces deux très-doctes personnes se montrèrent aussi sottement maladroites que le génie Thétel et le chardon Zéhérit. C’est-à-dire que, dans leur empressement, ils avaient oublié la chose principale, et il arriva que la princesse, dans l’instant même où elle revint à la vie, fut sur le point de la perdre encore. Moi seul savais ce qu’il fallait faire ; l’amour pour la belle Gamaheh, qui brûlait dans mon cœur plus violemment que jamais, me donna des forces de géant. Je brisai mes chaînes et m’élançai d’un saut vigoureux sur l’épaule de cette belle.

Une seule piqûre me suffit pour remettre en mouvement le sang qui s’arrêtait. Elle vécut ; mais je dois vous dire, monsieur Peregrinus, que cette piqûre doit être renouvelée si la princesse veut conserver sa jeunesse et sa beauté : sans cette précaution, elle deviendrait en quelques mois décrépite comme une vieille femme. Par cela même je lui deviens indispensable, et la seule crainte de me perdre explique l’ingratitude dont elle a payé mon amour. Elle me livra à l’affreux tourmenteur Leuwenhoek, qui me chargea de chaînes plus pesantes encore, mais pour son propre malheur. Malgré toutes ses précautions, je parvins enfin, dans un moment où la surveillance s’était ralentie, à m’élancer hors de ma prison. Malgré le poids incommode de mes bottes de cavalier, que je n’avais pas eu le temps de défaire, j’arrivai heureusement à la boutique de jouets d’enfants où vous faisiez vos achats. Presque au même instant, à ma grande frayeur, Gamaheh entra dans la boutique. Je me crus perdu ; vous seul, noble monsieur Peregrinus, pouviez me sauver, je vous racontai tout bas mes peines, et vous eûtes la bonté d’ouvrir la boîte où je m’élançai, et avec laquelle vous partîtes à l’instant. Gamaheh me chercha en vain, et elle apprit seulement plus tard ma nouvelle évasion et le lieu de ma retraite.

Du moment où je fus en liberté, Leuwenhoek perdit toute puissance sur mon peuple. Ils s’échappèrent tous, et laissèrent au tyran par dérision des grains de poivre, des pépins de fruits, qu’ils mirent dans leurs habits. Merci, encore une fois, de grand cœur, pour votre bienfait, dont je vous serai reconnaissant plus que personne au monde ; permettez-moi de rester quelques jours chez vous ; je pourrai vous être utile, plus utile que vous ne le croyez, sans doute, dans plusieurs circonstances de votre vie. Toutefois je pourrais regarder comme dangereux l’ardent amour qui vous enflamme pour l’être charmant…

— Que dites-vous, interrompit Peregrinus, que dites-vous, maître ? Moi, amoureux !

— Sans doute, continua maître Floh. Jugez de mon étonnement, de mon effroi, lorsque vous entrâtes hier, tenant la princesse dans vos bras et enflammé d’une sauvage ardeur, et surtout lorsqu’elle employa l’art de la séduction, qu’elle possède malheureusement trop bien, pour vous pousser à me livrer à elle. Mais là j’ai reconnu votre immense générosité ; vous êtes resté inflexible, et avec une admirable habileté vous avez feint d’ignorer ma présence chez vous, et de ne pas absolument savoir ce que demandait la princesse.

— Et c’est aussi la vérité, interrompit Peregrinus, vous me savez gré de choses que j’ai faites sans intention. Dans la boutique où j’ai acheté les jouets d’enfants, je n’ai vu ni vous ni la charmante jeune femme qui est venue me rendre visite chez le relieur Lammer Hirt, et à laquelle il vous plaît de donner le nom étrange de Gamaheh. J’ignorais absolument que parmi les boîtes que j’emportais, et dans lesquelles je croyais n’avoir mis que du gibier de bois et des soldats de plomb, il s’en trouvât une vide dans laquelle vous aviez trouvé un refuge, et jamais je ne me serais imaginé que vous étiez le prisonnier que la gracieuse enfant réclamait avec tant de violence. Ainsi, maître Floh, n’allez pas vous mettre en tête des choses dont je n’ai pas eu la moindre idée.

— Vous voulez, répondit maître Floh, échapper à ma reconnaissance par cet habile détour, cher monsieur Peregrinus, et cela, à ma grande joie, me donne encore une nouvelle et vive preuve de votre caractère désintéressé. Sachez donc, noble monsieur, que Leuwenhoek et Gamaheh s’efforceront en vain de me reprendre, tant que vous m’accorderez votre protection. Il faut que vous me remettiez volontairement dans les mains de mes tourmenteurs ; tout autre moyen serait inutile.

— Monsieur Peregrinus, vous êtes amoureux.

— Oh ! ne dites pas cela, interrompit Peregrinus, ne nommez pas amour un fol emportement qui n’a duré qu’une minute et qui est déjà passé.

Et en parlant ainsi, la punition du mensonge se fit sentir ; à l’instant même son visage se couvrit de rougeur, et il cacha sa tête sous la couverture.

— Il n’y a rien d’étonnant, continua maître Floh, que vous n’ayez pu résister aux admirables attraits de la princesse Gamaheh, lorsqu’elle a employé pour vous séduire quelques-uns de ses dangereux artifices. L’orage n’est pas encore passé. La petite méchante mettra encore en œuvre pour vous retenir dans ses filets maints charmes que savent employer aussi bien d’autres femmes charmantes, sans être pour cela princesses de Gamaheh : elle cherchera à s’emparer de vous d’une manière si complète, que vous ne vivrez plus que pour elle, pour obéir à ses caprices, et alors malheur à moi ! Il s’agira de savoir si votre grand cœur est assez fort pour triompher de sa passion, ou s’il préfère céder aux désirs de Gamaheh et jeter de nouveau dans le malheur non-seulement votre protégé, mais encore tout un peuple infortuné que vous avez arraché à l’esclavage ; ou bien vous résisterez aux manœuvres séductrices d’un être faux et méchant, et vous ferez le bonheur de mon peuple. Oh ! si vous vouliez, si vous pouviez être assez fort pour me le promettre !

— Maître, répondit Peregrinus en sortant sa tête de la couverture, cher maître, vous avez raison, rien n’est plus dangereux que les séductions des femmes, elles sont toutes fausses, perfides ; elles jouent avec nous comme les chats avec les souris, et en retour de nos tendres efforts, elles nous renvoient la raillerie et le dédain. C’est pour cela que la sueur froide de la mort couvrait mon front chaque fois que je m’approchais d’un être de ce sexe, et je crois qu’Aline, ou, si vous voulez, la princesse Gamaheh, en fait partie, bien que mon cerveau humain assez malade ne puisse rien comprendre à tout ceci et qu’il me semble que je fais un rêve confus, et que je lis un volume des Mille et une Nuits. Mais, quoi qu’il arrive, je vous ai pris sous ma protection, cher maître et rien ne pourra me faire vous livrer à vos ennemis, et d’ailleurs je ne veux jamais revoir cette jeune séductrice. Je vous le promets solennellement, et je vous tendrais en même temps la main, si vous en aviez une qui fût capable de répondre au loyal serrement de la mienne.

Et en disant cela, Peregrinus sortit son bras de la couverture et le tendit en avant.

Eh bien, reprit l’invisible, maintenant je suis consolé et tout à fait tranquille. Si je ne peux vous tendre la main, permettez-moi au moins de vous piquer le pouce droit pour vous témoigner ma joie et sceller plus étroitement encore le pacte de notre amitié.

Peregrinus sentit aussitôt au pouce de la main droite une piqûre tellement douloureuse qu’elle ne pouvait évidemment avoir été faite que par le maître de toutes les puces.

— Vous piquez comme le diable ! s’écria Peregrinus.

— Que ceci, répliqua maître Floh, vous soit une vive preuve de mon cordial dévouement ; mais il est juste que je vous laisse un gage de ma reconnaissance qui appartient à ce que l’art a jamais fait de plus admirable. Ce n’est rien autre chose qu’un microscope, qu’un opticien de mon peuple fait lorsqu’il était encore au service de Leuwenhoek. L’instrument vous paraîtra peut-être un peu petit, car il est en effet cent vingt fois moins gros qu’un grain de sable mais sa grosseur n’a rien de commun avec son usage. Je vais poser ce verre dans la pupille de votre œil gauche, et cet œil deviendra microscopique. L’effet vous en surprendra, mais je ne veux vous en rien dire et vous prier de me permettre d’entreprendre cette opération, persuadé comme je le suis que cet œil microscopique vous sera très-utile. Et maintenant dormez bien, monsieur Peregrinus vous avez encore besoin de repos.

Peregrinus s’endormit en effet, et se réveilla au grand jour. Il entendit le frottement bien connu du balai de la vieille Aline, qui mettait en ordre la chambre voisine.

Un petit enfant pris en faute ne craint pas plus les verges de sa mère que Peregrinus ne craignait les reproches de la vieille femme.

Celle-ci entra enfin sans bruit et portant le caté. Peregrinus jeta un coup d’œil de sa couverture, et resta tout étonné en voyant le rayon de soleil qui animait la figure de la gouvernante.

Dormez-vous encore, cher monsieur Tyss ? demanda la vieille du ton le plus doux qu’elle put tirer de son gosier.

Peregrinus, reprenant courage, lui répondit d’une voix aimable :

Non, chère Aline ; laissez le déjeuner sur la table, je vais sortir à l’instant du lit.

Lorsque Peregrinus se leva en effet, il lui sembla sentir dans la chambre le doux souffle de la charmante créature qu’il avait tenue dans ses bras ; il éprouvait une impression inconnue et mêlée d’une certaine terreur : il aurait voulu savoir pour tout au monde ce qu’était devenu le secret de son amour, car l’être charmant s’était montré et puis s’était évanoui comme le secret lui-même.

Pendant qu’il s’efforçait en vain de boire son café et de mordre dans son petit pain, la vieille entra et se mit à faire çà et là différentes choses, tandis qu’elle murmurait tout bas :

— Étrange, incroyable à quoi ne peut-on pas s’attendre ? qui se serait imaginé rien de pareil ?

Peregrinus, qui ne put plus longtemps maîtriser tes battements de son cœur, lui demanda :

— Qu’y a-t-il d’étrange, chère Aline ?

— Bien des choses, bien des choses ! répondit la vieille en souriant avec malice, et elle continua à ranger la chambre.

La poitrine du pauvre Peregrinus était prête à se briser, et involontairement il s’écria avec l’accent du plus douloureux désir :

– Ah ! Aline !

— Oui, monsieur Tyss, je suis là : que voulez-vous ? dit la vieille en se plaçant tout à coup devant Peregrinus, comme pour attendre ses ordres.

Peregrinus jeta un coup d’œil sur l’affreux visage cuivré et ridé de la vieille, et l’espèce d’horreur qu’il éprouva fit naître en lui un sentiment subit de mauvaise humeur.

— Qu’est devenue la dame qui était ici hier au soir ? demanda-t-il d’une voix rude. Lui avez-vous ouvert la porte de la rue ? avez-vous été lui chercher une voiture, comme je vous l’avais ordonné ? L’a-t-on reconduite chez elle ?

— Ouvert la porte ! dit la vieille avec une fatale grimace, destinée à prendre la forme d’un sourire malicieux, allé chercher une voiture ! reconduite à la maison ! Tout cela était inutile. La belle dame, la charmante créature, est restée dans la maison ; elle y est encore, et ne la quittera pas de sitôt.

Peregrinus éprouva un joyeux effroi. Alors la vieille lui raconta que, lorsque la dame avait descendu les marches d’un saut, le vieux M. Swammer s’était trouvé sur la porte de sa chambre, avec un très-grand flambeau dans les mains, et, avec beaucoup de salutations, l’avait engagée à entrer chez lui, ce qu’elle avait fait sans façon, et alors le sieur Swammer avait fermé et verrouillé sa porte.

– La conduite de M. Swammer, le misanthrope, continua Aline, m’a paru si singulière, que je n’ai pu m’empêcher d’écouter un peu à la porte, et de jeter un rapide regard par le trou de la serrure, et là, le sieur Swammer s’est tenu au milieu de la chambre et a parlé à la dame avec un accent si touchant et si plaintif que les larmes m’en sont venues aux yeux, bien que je n’aie pas compris un seul mot, car le sieur Swammer parlait dans une langue étrangère. Mais je n’ai pas douté un seul instant qu’il ne se soit donné tant de peines pour remettre la dame dans le chemin de la vertu et de la crainte du Seigneur. Toujours est-il qu’il s’est échauffé de plus en plus, jusqu’à ce que la dame fût tombée à genoux devant lui, et lui eût respectueusement baisé la main après avoir versé quelques larmes. Alors le sieur Swammer a relevé la dame, l’a embrassée sur le front et l’a conduite dans un fauteuil.

Et puis il s’est occupé d’allumer un grand feu, a préparé devant un breuvage, qui, à ce que j’ai pu comprendre, m’a paru être du vin chaud.

Malheureusement, j’ai pris à ce moment du tabac, et j’ai éternué assez fort ; mais j’ai tremblé de tous mes membres et suis restée presque anéantie lorsque le sieur Swammer a étendu son bras vers la porte, et d’une voix terrible, qui m’a pénétrée jusqu’à la moelle des os, il s’est écrié :

— Retire-toi, Satan qui épie !

Je ne sais comment je suis revenue dans ma chambre, et le matin, en ouvrant les yeux, il m’a semblé voir un spectre. Le sieur Swammer était devant mon lit. Il portait une pelisse doublée de zibeline, avec des ganses et des glands d’or, et il avait le chapeau sur la tête et la canne à la main.

— Bonne dame Aline, m’a-t-il dit, d’importantes affaires m’appelant au dehors, et je reviendrai probablement dans quelques heures. Faites attention, je vous prie, qu’il ne se fasse aucun bruit sur le palier de mon appartement, et que personne ne se hasarde à essayer d’entrer chez moi. Une grande dame, une princesse étrangère enfin, pour que seule vous le sachiez, et belle et riche, s’est réfugiée chez moi. J’ai été dans le temps son instituteur à la cour royale de son père ; c’est pourquoi elle a confiance en moi, et je veux et je dois la protéger contre tout danger. Je vous dis cela, dame Aline, pour que vous rendiez à cette dame les honneurs dus à son rang. Si le sieur Tyss le permet, elle prendra vos services en considération, et vous serez royalement récompensée, si vous pouvez toutefois vous taire et ne parler à personne du séjour de la princesse chez moi.

Et puis M. Swammer s’est éloigné précipitamment.

— Mais, comment, demanda Peregrinus, cette dame que j’ai rencontrée chez le relieur dans la rue Kalbach peut-elle être une princesse réfugiée chez M. Swammer ?

— Pour moi, reprit Aline, je crois plus encore les paroles de M. Swammer que ce que mes yeux ont vu. Il est probable que ce qui est arrivé dans la chambre du relieur Lammer Hirt était une vision magique, ou bien peut-être le trouble de la fuite a-t-il porté la princesse à une démarche aussi singulière. Au reste, j’apprendrai tout cela de sa bouche.

— Et qu’avez-vous fait des soupçons et des mauvaises pensées que vous aviez hier sur le compte de cette dame ? reprit Peregrinus, mais uniquement pour prolonger la conversation sur ce sujet.

— Ah ! tout cela est parti, dit la vieille en prenant un air mielleux. Il suffit de voir un seul moment en face la chère dame pour voir qu’elle est évidemment princesse, et avec cela belle comme un ange. Lorsque M. Swammer fut parti, je regardai encore un peu par le trou de la serrure pour voir ce qu’elle faisait. Elle était couchée sur un sofa, sa jolie petite tête appuyée sur une main, de sorte que les boucles de sa chevelure noire avaient l’air de couler entre ses doigts blancs comme la neige : ce qui faisait le meilleur effet du monde. Elle avait une robe de gaze d’argent, qui laissait voir à travers son léger tissu sa charmante poitrine et ses bras ronds et délicats. Elle portait aux pieds des pantoufles dorées ; une d’elles était tombée, ce qui permettait de voir qu’elle n’avait point de bas, et le pied nu dépassait la robe. C’était un charmant spectacle. Elle est encore probablement étendue sur le sofa, et si vous voulez regarder par le trou de la serrure, monsieur Tyss…

— Que dis-tu ? interrompit Peregrinus avec violence : moi, j’irais contempler un spectacle capable de m’entraîner à mille folies peut-être !…

— Courage, Peregrinus, résiste à la tentation ! murmura tout près de Peregrinus une voix que celui-ci reconnut pour celle de maître Floh.

La vieille sourit mystérieusement, et elle reprit après une légère pause :

— Je vous dirai franchement, monsieur Tyss, ce que je pense de tout ceci. Que la dame étrangère soit ou ne soit pas une princesse, il n’en reste pas moins vrai qu’elle est très-riche et très-grande dame, et que M. Swammer s’intéresse vivement à elle, parce qu’il la connaît depuis longtemps. Et pourquoi s’est-elle réfugiée chez vous, cher monsieur Tyss ? Évidemment parce qu’elle était amoureuse de vous à en mourir, et que l’amour rend fou et aveugle et porte une princesse comme les autres aux aventures les plus étranges et les plus inattendues.

Une bohémienne avait prophétisé à feu madame votre mère que vous trouveriez le bonheur dans un mariage à tout fait inattendu. Cela peut se vérifier…

Et Aline fit de nouveau une description des attraits de la charmante jeune dame.

On peut se figurer l’agitation de Peregrinus.

— Plus un mot de toutes ces choses, dame Aline ! s’écria-t-il tout à coup. Cela a-t-il le sens commun ? Une dame pareille être amoureuse de moi !

— Dame, reprit la vieille, si cela n’était pas, elle n’aurait pas si misérablement soupiré, elle ne se serait pas écriée d’une voix si larmoyante :

— Non, cher Peregrinus, mon doux ami, tu ne seras pas, tu ne peux pas être aussi cruel envers moi ! Je te reverrai pour jouir d’un bonheur céleste…

Et cette dame n’a-t-elle pas tout bouleversé M. Swammer ? M’a-t-il jamais donné un centime autre qu’un écu de six livres à la veille de Noël ? Ce matin il m’a fait cadeau de ce beau carolin blanc, avec une figure épanouie qui n’est pas dans ses habitudes, et cela comme une douceur donnée par avance pour les services que je pourrais rendre à la dame ? Il y a quelque chose là-dessous. Que voulez-vous parier que M. Swammer viendra vous faire des propositions de mariage ?

Et alors la vieille vanta de nouveau les charmes et la grâce de la dame avec un tel enthousiasme, que Peregrinus enflammé se leva tout à coup et s’écria comme hors de lui-même :

— Il en sera ce qui doit en être. Allons, descendons pour regarder au trou de la serrure !

En vain, maître Floh, qui avait sauté sur la cravate de Peregrinus et s’était caché dans un pli, essaya-t-il de faire entendre maintes remontrances au passionné Peregrinus. Celui-ci n’y fit pas attention, et maître Floh apprit, ce qu’il aurait dû savoir depuis bien longtemps, que l’on peut se faire écouter du plus entêté des hommes, mais jamais d’un amoureux.

La dame était en effet étendue sur un sofa, comme l’avait dit la vieille, et Peregrinus trouva que nulle parole humaine n’était capable d’exprimer les charmes célestes répandus sur cette créature. Son costume de gaze d’argent, orné de singulières broderies, était tout fantastique, et pouvait passer pour un négligé très-convenable que la princesse Gamaheh portait peut-être à Famagusta au moment où le méchant prince Egel l’avait fait mourir d’un baiser.

Au reste, le costume était si ravissant et par-dessus tout si étrange, que l’invention n’avait pu en avoir été conçue ni par la cervelle du plus habile costumier de théâtre ni par l’esprit de la plus sublime modiste.

— Oui, c’est elle, c’est la princesse Gamaheh ! murmura Peregrinus tout tremblant de joie et d’ardents désirs.

Mais lorsque la charmante enfant dit en soupirant :

— Peregrinus, mon Peregrinus !…

Alors le délire de la plus folle passion s’empara de Peregrinus, et sans une angoisse indicible qui lui ôta l’énergie de la décision, il eût enfoncé les portes pour se précipiter aux pieds de cette image des anges.

Puisque tout jeune homme qui aime pour la première fois ne s’éprend que d’un objet céleste ou d’un ange, que l’on veuille bien aussi permettre à Peregrinus de regarder Dortje Elverding comme un être au-dessus de l’humanité.

— Reprenez vos sens, pensez à votre serment, mon honorable monsieur Tyss. Vous ne vouliez plus jamais revoir la séductrice Gamaheh, et maintenant… Je pourrais vous jeter dans l’œil votre microscope ; mais sans lui vous pouvez remarquer déjà que la méchante petite sait que vous êtes là depuis longtemps, et que tout ce qu’elle fait est un calcul artificieux pour vous séduire. Ayez confiance en moi, je n’ai que de bonnes intentions.

Maître Floh murmurait ces paroles dans un pli de la cravate. Malgré tout le doute inquiet qui s’élevait dans l’âme de Peregrinus, celui-ci ne pouvait s’arracher de ce spectacle enchanteur, tandis que la petite, profitant de ce qu’elle paraissait ne pas savoir qu’elle était observée, prenait à chaque instant de nouvelles poses plus séduisantes, et s’entendait à mettre hors de lui-même le pauvre Peregrinus.

Celui-ci serait peut-être encore sur le palier de l’appartement mystérieux, ou bien il aurait fini par sonner de toutes ses forces ; mais la vieille l’avertit que le vieux M. Swammer rentrait, et Peregrinus remonta rapidement les escaliers pour retourner dans sa chambre.

Là, il s’abandonna tout entier à ses pensées amoureuses ; mais en même temps les soupçons éveillés par les avertissements de maître Floh lui revinrent à l’esprit.

— Dois-je croire véritablement, se demanda-t-il, que cette belle créature est la princesse Gamaheh, la fille d’un grand roi ? Si cela est vrai, ne serait-ce pas une folie à un homme comme moi d’aspirer à la possession d’une si haute personne ? Et si elle demande que je lui livre un prisonnier, dont dépend son existence (et cela serait conforme aux assertions de maître Floh), alors il est à peu près indubitable que tout ce que je peux prendre pour de l’amour n’est qu’un moyen qu’elle emploie pour me faire consentir à sa demande. Cependant la quitter, la perdre, c’est l’enfer, c’est la mort.

Peregrinus fut tiré de ces réflexions douloureuses par un coup discrètement frappé à la porte.

Celui qui entra n’était autre que le locataire du sieur Peregrinus, le vieux Swammer, autrefois un affreux vieillard courbé et morose. Il paraissait tout d’un coup rajeuni de vingt ans ; son front était sans rides, son œil vif, sa bouche riante ; il portait en place de sa laide perruque des cheveux blancs bien à lui, et, comme l’avait dit Aline, une belle pelisse remplaçait la redingote grise.

Il s’avança vers Peregrinus avec une mine joyeuse qui ne lui avait jamais appartenu jusqu’alors.

— Je serais au désespoir, lui dit-il, de vous déranger de vos affaires, mais mon devoir de locataire me force à vous avertir que cette nuit j’ai dû accorder l’hospitalité à une femme désolée, qui venait de se soustraire à la tyrannie d’un de ses oncles. Comme elle doit séjourner quelque temps ici, j’ai cru devoir en prévenir mon bon propriétaire, et lui demander son agrément à ce sujet.

— Et quelle est cette femme ? répondit Peregrinus involontairement et sans penser que cette demande était justement celle qu’il fallait faire pour se mettre sur la trace de cet étrange secret.

— Il est juste, répondit le sieur Swammer, qu’un maître de maison connaisse les personnes qui viennent demeurer chez lui ? Apprenez donc, mon estimable monsieur Tyss, que la jeune fille qui s’est réfugiée chez moi n’est autre que la charmante Hollandaise Dortje Elverding, nièce du célèbre Leuwenhoek, qui, vous le savez, donne ici des représentations microscopiques. Leuwenhoek est de mes amis, toutefois je dois reconnaître que c’est un homme dur, et que la pauvre Dortje, qui est aussi ma filleule, est affreusement maltraitée par lui. Une sortie terrible qu’il lui dit hier au soir a contraint la jeune fille à s’échapper, et il est tout naturel qu’elle soit venue chercher chez moi aide et protection.

— Dortje Elverding ? Leuwenhoek ? dit Peregrinus rêvant à moitié. N’est-ce pas un descendant du naturaliste Antoine de Leuwenhoek, qui fit des microscopes si renommés ?

— On ne peut assurer que notre Leuwenhoek soit précisément un descendant de cet homme célèbre, répondit le sieur Swammer en riant, puisque c’est cet homme célèbre lui-même, et que ceux-là disent un mensonge qui prétendent qu’il fut enterré à Delft, il y a cent ans environ. Soyez-en certain, monsieur Tyss, sans cela vous auriez de la peine à croire que, bien que par abréviation et pour ne pas donner à causer aux niais sur les objets de ma science, je me nomme Swammer, je n’en suis pas moins le célèbre Swammerdam. Tout le monde prétend que je suis mort en 1680. Mais remarquez, monsieur Tyss, que je suis là devant vous, bien vivant et en pleine santé, et que je puis démontrer que j’existe à tout le monde, même aux plus sots, par biblia naturæ. Vous me croyez, n’est-ce pas, monsieur Tyss ?

— Il m’est arrivé tant de choses incroyables depuis si peu de temps, dit Peregrinus d’un ton qui décelait son trouble intérieur, que si tout cela ne m’était prouvé par le témoignage de mes sens, j’en douterais éternellement. Mais maintenant j’admets tout, même les choses les plus impossibles et les plus extravagantes. Il se peut que vous soyez le feu sieur Johann Swammerdam, et qu’en votre qualité de revenant vous soyez plus instruit que les autres hommes ; quant à la fuite de Dorjte Elverding, ou princesse Gamaheh, ou tout autre nom qu’il vous plaira de lui donner, vous êtes dans une erreur complète. Apprenez comment tout s’est passé.

Et il lui raconta son aventure avec la dame, depuis son entrée chez Lammer Hirt jusqu’au moment où elle avait été recueillie par le sieur Swammer.

— Il me semble, dit le sieur Swammer lorsque Peregrinus eut terminé son récit, que tout ce qu’il vous a plu de me raconter est un rêve étonnant, mais en même temps rempli de délices. Je ne m’en occuperai pas toutefois davantage, et vous demanderai votre amitié, dont j’aurai peut-être très-grand besoin. Oubliez mes manières sauvages, et permettez-moi de vous fréquenter davantage. Votre père était un homme d’une haute intelligence, et c’était mon ami ; mais son fils l’emporte de beaucoup sur lui sous le rapport des sciences, du jugement et de la sûreté du coup d’œil dans les choses de la vie. Vous ne sauriez croire combien je vous estime, mon excellent, mon très-digne monsieur Tyss.

— Maintenant il est temps, murmura maître Floh.

Et dans le même instant Peregrinus sentit dans la pupille de l’œil gauche une légère douleur qui ne dura qu’un moment. Il comprit que maître Floh lui avait mis dans l’œil le verre microscopique.

L’effet de ce verre allait bien au delà de tout ce qu’il eût pu imaginer.

Derrière la peau épaisse du vieux Swammer, il remarqua des nerfs étranges et des ramifications dont il lui fut permis de suivre les détours merveilleusement variés jusqu’au plus profond du cerveau.

Il reconnut que c’était la pensée de Swammer ; et elle disait à peu près :

— Je ne m’attendais pas à en être quitte à si bon marché, et je croyais être interrogé plus habilement. M. le papa était un homme assez nul, mais le fils l’est encore plus, et il joint à cela une assez jolie dose d’originalité enfantine. Il vient me narrer avec une niaise naïveté toute son histoire avec la princesse, et il ne lui vient pas dans l’idée qu’elle m’a déjà raconté tout cela comme devait le faire présumer une intimité établie avec elle depuis bien longtemps. Mais qu’importe ! il me faut faire l’aimable avec lui, puisqu’il m’est nécessaire. Il est assez confiant pour croire tout ce que je voudrai bien lui dire, et assez stupidement bienveillant pour se sacrifier pour mes intérêts. Quant à ma reconnaissance, il peut s’attendre que, lorsque tout aura réussi et que Gamaheh m’appartiendra de nouveau, je rirai bien de lui derrière son dos.

— Il me semble, dit le sieur Swammer en s’approchant plus près de Peregrinus, qu’il y a une puce sur votre cravate, mon cher monsieur Tyss.

— Diantre ! disait la pensée, serait-ce véritablement maître Floh ? ce serait une maudite affaire, si Gamaheh avait dit juste !

Peregrinus se rejeta vivement en arrière, en ajoutant qu’il ne détestait pas les puces.

— Alors je vous fais mille compliments respectueux, mon cher et très-estimable monsieur Tyss, dit le sieur Swammer en s’inclinant beaucoup plus bas.

— Je voudrais que Satan t’étranglât, maudit animal ! disait la pensée.

Maître Floh retira le verre de la pupille de l’œil de Peregrinus écrasé d’étonnement, et lui dit :

— Vous avez reconnu, monsieur Peregrinus, le surprenant effet d’un instrument dont on ne trouvera jamais le pareil dans le monde, et vous pouvez penser quel avantage il vous donne sur les autres hommes, dont les pensées les plus profondes sont dévoilées à vos yeux. Mais si vous portiez constamment ce verre dans l’œil, la connaissance des pensées des autres vous annihilerait, car vous n’éprouveriez que trop souvent le désappointement qui vous est survenu tout à l’heure. Lorsque vous quitterez votre maison, je resterai avec vous placé dans votre cravate, votre jabot ou tout autre endroit favorable ou commode. Lorsque vous voudrez connaître la pensée de la personne qui parlera avec vous, il vous suffira de faire claquer votre pouce, et vous aurez à l’instant le verre dans l’œil.

Peregrinus, comprenant l’immense importance de ce présent, voulait s’épuiser en chaudes actions de grâces, lorsque deux estafiers du grand conseil entrèrent et lui annoncèrent qu’il était accusé d’un grand méfait, et que cette accusation nécessitait son arrestation préventive et la visite de ses papiers.

Peregrinus jura haut et clair qu’il ne reconnaissait pas coupable de la moindre faute.

Un des employés dit en souriant que son innocence complète serait peut-être reconnue dans quelques jours, mais que jusqu’à ce moment il devait se conformer aux ordres de l’autorité.

Peregrinus n’eut rien de mieux à faire que de monter dans la voiture et de se laisser emmener en prison.

On peut s’imaginer tout ce qu’il éprouva en passant devant l’appartement de M. Swammer.

Maître Floh s’étala dans la cravate du prisonnier.

  1. Maître Puce.