Contes indiens (Feer)/Récit/20

(p. 137-142).


RÉCIT DE LA 20e FIGURE




Un jour, la vingtième figure, voyant l’auguste roi Bhoja s’approcher du trône, lui dit incontinent : « Si tu es semblable à l’auguste roi Vikramâditya, tu peux arriver à siéger sur ce trône et à être sacré. Apprends ce qu’était l’auguste Vikramâditya :

« Un jour, un conseiller de l’auguste Vikramâditya, appelé Buddhisâgara, voyant que son fils, nommé Buddhiçekhara, était d’une sottise achevée, que ses facultés mentales étaient affaiblies au plus haut degré, lui dit[1] : Eh ! mon fils, tu es issu d’un conseiller royal et tu n’es qu’un sot ! Tu vis avec des gens savants, et tu ne te conduis pas selon les préceptes des Çâstras ! L’homme dont l’intelligence n’est pas éclairée par la lecture des Çâstras, perfectionnée par tout ce qui peut la rendre parfaite, cet homme-là n’a que la figure humaine ; en réalité, il raisonne comme la brute, sache-le bien. Oui, l’homme qui s’attache à développer toujours plus en soi l’intelligence des Çâstras, se distingue de la brute par sa manière de vivre. Au contraire, l’homme dont l’intelligence n’a d’autre souci que la nourriture, le sommeil, la crainte, l’amour, etc., est identique à la bête, il n’y a entre lui et elle aucune différence. Or, cette intelligence des Çâstras, tu ne l’as pas ; en sorte que ta vie est inutile.

« Après avoir entendu les paroles de son père, paroles de blâme dites pour son instruction, Buddhiçekhara prit la résolution de lire les Çâstras, passa à l’étranger, s’attacha à la personne d’un bon guru, s’instruisit dans tous les Çâstras et retourna dans son pays.

« Pendant le trajet, il aperçut dans une ville l’autel d’une divinité, se rendit en ce lieu pour voir le dieu, et y passa la journée ; le soir, huit jeunes filles sortirent d’un lac tel qu’il n’en avait jamais vu et qui se trouvait près de l’autel de cette divinité ; elles s’approchèrent de l’autel et passèrent toute la nuit à y faire des hommages, y dire des prières, y réciter des louanges. Au matin, ces jeunes filles rentrèrent dans le lac.

« De retour dans sa ville, après avoir vu cette grande merveille, Buddhiçekhara, le fils du conseiller, parla, au bout de quelques jours, à l’auguste roi Vikramâditya. À l’ouïe de ce récit, le roi, jugeant qu’il y avait quelque chose de tout à fait extraordinaire et merveilleux, se rendit auprès de cet autel de la divinité. À la nuit, il vit que tout se passait comme le fils du conseiller le lui avait rapporté. Au matin, les huit jeunes filles, sautant au milieu de l’étang, plongèrent dans l’eau ; le roi, au même instant, sauta et plongea dans l’eau comme elles.

« En voyant l’action du roi, les jeunes filles lui dirent tout aussitôt : Eh ! Vikramâditya, grand roi des rois, aujourd’hui, fasciné par la splendeur que tu as vue, tu t’es manifesté à nous, tu t’es affilié à nous. — Et, après lui avoir adressé ces paroles, elles le conduisirent dans leur ville faite de pierreries (située) dans le monde Pâtâla, et lui dirent : Eh ! grand roi, prends possession de cette ville royale. — J’ai ma ville royale, répondit le roi, qu’ai-je besoin de celle-ci ? Mais j’ai une question à vous faire : qu’est-ce que cette ville ? — Les jeunes filles lui répondirent : Nous sommes huit jeunes filles, huit perfections ; cette ville est notre maison de jeux. Nous sommes ravies de te voir, et, pour te témoigner notre satisfaction, nous t’offrons huit joyaux[2], prends ! Voici les qualités de ces huit joyaux : Par l’un, on a la perfection de l’esprit ; par le deuxième, on obtient tous les aliments qu’on a pu souhaiter[3] ; par le troisième, une armée à quatre corps[4] ; par le quatrième, la réalisation de la destinée divine[5] ; par le cinquième, les chaussures magiques ; par le sixième, la faculté de tout immobiliser ; par le septième, l’omniscience ; par le huitième, le contentement parfait. — Elles donnèrent les huit joyaux au roi après lui en avoir révélé les qualités. Le roi les reçut et reprit le chemin de sa capitale.

« Dans le trajet, un brahmane pauvre, reconnaissant le roi Vikramâditya, le salua et lui demanda l’aumône. — Eh ! grand roi, je suis un Brahmane qui souffre extrêmement, tu es un excellent roi : donne-moi une aumône afin que je ne sois plus en détresse pour un besoin quelconque, mais que je sois toujours dans le bien-être, — En entendant ces paroles du Brahmane, le roi, sans délibérer, lui donna ces huit joyaux et retourna dans sa ville. »

La vingtième figure ajouta : « Eh ! roi Bhoja, si tu as une telle munificence, alors avance pour siéger sur ce trône ; sinon, pourquoi t’avancerais-tu en vain (ou) pour n’avoir que du chagrin ? »

Là-dessus l’auguste roi Bhoja, tout honteux, se désista.




  1. Comparer avec le récit huitième (p. 74).
  2. Comparer avec les troisième, dix-septième et dix-neuvième récits.
  3. Premier joyau du troisième récit (p. 47).
  4. Troisième joyau du quatrième récit (p. 47).
  5. C’est-à-dire que l’on devient dieu (deva).