Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 301-311).

AVENTURE SIXIÈME.

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La Prédiction du Brahme Pourohita[1].

Paramarta, de retour à son mata, ne rêvait plus qu’aux mésaventures et aux accidens qu’il avait éprouvés dans son dernier voyage à cheval ; son inquiétude allait tous les jours s’augmentant, et il ne pouvait goûter de repos : J’étais au comble de la joie, se disait-il fréquemment en lui-même, et je croyais être parvenu au plus haut degré de bonheur dont on puisse jouir en ce monde, lorsqu’on me fit présent de ce cheval ; mais maintenant quand je considère les affronts et les contre-temps auxquels j’ai été exposé dans ma route à son occasion, je m’aperçois que je ne fus de ma vie plus malheureux que depuis que je l’ai en ma possession.

Tout occupé de ces idées tristes, il assembla un jour ses cinq disciples pour leur faire part des sentimens qui l’agitaient, et du dessein qu’il avait formé au sujet du cheval ; il débuta par leur faire un long sermon de morale, dont voici le sens :

Mes chers enfans, leur dit-il d’un air triste et d’un ton mélancolique, à mesure que j’avance en âge, je m’aperçois de plus en plus, chaque jour, de la vanité des biens de ce bas monde. Je comprends aujourd’hui mieux que je ne l’eusse jamais fait auparavant, que toutes ses jouissances ne sont que de fausses jouissances, et que tout le bonheur qu’on y cherche, n’est qu’un bonheur trompeur. Je connais maintenant, par ma triste expérience, qu’on n’éprouve dans cette vie aucun bien qui ne soit mêlé de maux ; qu’on n’y goûte aucune douceur qui ne soit accompagnée d’amertume, et qu’on n’y jouit d’aucun contentement qui ne soit suivi de peines. En effet, lorsque je reçus en présent le cheval que je possède, rien ne pouvait égaler ma joie, et je m’imaginais que je n’avais plus rien à désirer dans ce monde ; mais hélas ! combien j’ai expié mes vaines espérances, et que de peines et d’afflictions ont accompagné le bonheur que je m’étais promis ! Vous avez été vous-mêmes les témoins de mes tribulations, sans qu’il soit nécessaire de vous en faire ici le détail. Ah ! pour une goutte de miel qu’on goûte dans cette vie, combien de coupes de fiel à avaler ! Nos pères ont bien eu raison de dire qu’on ne trouve pas de riz, quelque fin soit-il, qui ne soit enveloppé de sa gousse, ni de fruit, quelque agréable qu’il soit au goût, qui ne soit accompagné de peau et de noyau.

J’ai mûrement réfléchi sur l’origine et la cause de mes derniers malheurs, et je n’en ai pu découvrir d’autres que ce maudit cheval que je reçus en présent avec tant de joie. Les contre-temps sans nombre qui m’ont assailli depuis que je l’ai, m’ont convaincu que garder un cheval était contraire à mon destin, et que je n’étais pas né pour étaler un pareil faste. Un homme tel que moi, qui a mené jusqu’à présent une vie retirée et obscure, ne doit pas, à la fin de sa course, témoigner le désir de la pompe et de l’éclat ; et je suis décidément déterminé à me défaire de ce cheval, et à le renvoyer à son premier maître.

Les disciples avaient prêté une oreille attentive à l’éloquent et touchant discours de leur maître ; ils lui firent des remontrances respectueuses, mais vives, contre la résolution qu’il avait prise. Quel dessein avez-vous conçu là ? lui dirent-ils ; renoncez vite à un pareil projet, et secouez tous les vains scrupules qui vous l’ont fait concevoir. Bien loin que l’usage de ce cheval ne soit pas conforme à votre condition, ou à la volonté des Dieux comme vous vous l’êtes vainement imaginé, nous osons soutenir que ce sont les Dieux eux-mêmes qui vous l’ont donné en présent au moment que vous vous y attendiez le moins. En effet, est-ce un cheval acheté à prix d’argent, ou sollicité de quelque autre manière ? Non ; il vous est venu par hasard, c’est-à-dire par la volonté des Dieux : voudriez-vous maintenant agir en opposition à la volonté des Dieux ? Quel péché ne serait-ce pas, et à combien de maux ne nous exposerait-il pas à l’avenir ?

D’ailleurs, ajoutèrent-ils, tous les accidens auxquels nous avons été exposés jusqu’ici à l’occasion de ce cheval, venaient du sort jeté sur lui par quelque ennemi secret. Maintenant que le vallouven a enlevé le maléfice en coupant l’oreille du cheval où il était fixé, nous n’avons plus rien à appréhender pour l’avenir.

Paramarta ne put résister aux argumens persuasifs et aux sollicitations pressantes de ses disciples ; renonçant donc sur-le-champ au dessein qu’il avait formé : Eh bien ! leur dit-il, qu’il soit fait comme vous venez de dire ; je consens à garder le cheval, puisque ce parti vous paraît le meilleur ; cependant, afin de prévenir à l’avenir les aventures fâcheuses qui nous ont auparavant occasionné tant de peines et de dépenses, il ne faut plus désormais laisser le cheval libre ; il faudra le tenir attaché dans l’enceinte des murs du mata. Pensez donc à lui construire sans délai une étable où il puisse être à son aise et à l’abri des injures de l’air.

À ces mots, le disciple nommé Badaud se levant de sa place : Une étable sera bientôt prête, dit-il, et si mes confrères veulent un peu m’aider, aujourd’hui même, avant le coucher du soleil, nous en aurons construit une dans un des coins du mata ; et sans en dire davantage, il se ceint les reins d’une corde, prend d’une main une hache et de l’autre une serpe et se rend sur-le-champ auprès d’un gros atty-mara qui se trouvait à quelque distance de-là, sur la grande route ; ayant grimpé dessus, il fit choix d’une des plus grosses branches, s’assit dessus à califourchon, et se mit en devoir de la couper ; mais il faut observer qu’il la coupait à rebours, c’est-à-dire qu’en la coupant, il était assis en dehors, la face tournée vers le tronc de l’arbre, et le dos vers la cime de la branche, en sorte que cette dernière tombant, il devait nécessairement tomber avec elle.

Un brahme pourohita qui vint à passer par hasard sur la route, s’aperçut de la bévue de cet homme, et voulant charitablement l’avertir : Que fais-tu donc là ? lui dit-il, prends garde à toi, et place-toi dans le sens opposé ; ne vois-tu pas qu’en coupant la branche dans la position où tu es, tu vas tomber avec elle, et que tu cours risque de te casser le cou ?

Badaud n’eut pas plustôt entendu les paroles du brahme, que se tournant vers lui en colère : Qui t’a envoyé pour me prédire des malheurs ? lui cria-t-il, et en même temps il prit la serpe qui était attachée à sa ceinture, et la lui jeta à la figure. Le brahme esquiva le coup, et s’en alla au plus vite, disant comme il se retirait : Si cette brute a envie de se casser le cou, ce sont ses affaires, qu’est-ce que cela me fait ?

Badaud continua de couper la branche, toujours assis dans la même position ; à la fin la branche plie, casse, tombe, et selon la prédiction du brahme, Badaud tombe avec elle. Cependant il en fut quitte pour la peur et ne fut pas blessé de sa chute, il se releva aussitôt ; et se rappelant la prédiction du brahme : Ammamma[2] ! s’écria-t-il, ce brahme est un homme très-savant ; il faut que ce soit un grand pourohita, puisque tout ce qu’il m’a prédit est arrivé ; son savoir astrologique lui a appris tous les événemens futurs ; j’ai eu grand tort de ne pas suivre ses conseils, et plus encore de me conduire vis-à-vis de lui aussi brutalement que je l’ai fait ; il faut que j’aille vite lui faire mes excuses, et que je tâche en même temps d’apprendre de lui quelque autre événement futur.

À ces mots, il se mit à courir après le pourohita, qui était déjà à quelque distance, et qui, le voyant revenir à lui en courant, n’était pas sans inquiétude : Que me veut donc cet animal ? se disait-il ; il a déjà manqué une fois de me fendre la tête, vient-il à présent pour m’assassiner ? Cependant ses inquiétudes se dissipèrent lorsque Badaud, s’approchant de lui d’un air humble, lui fit un respectueux namascara[3] ; il lui témoigna ensuite sa sincère douleur de ce qui s’était passé, et son regret de n’avoir pas su profiter de ses sages avis ; lui prodigua plusieurs louanges extravagantes sur son prétendu savoir prophétique ; et lorsqu’il eut fini ses complimens, il lui dit : Maintenant que je suis convaincu par ma propre expérience que vous êtes doué du don de prophétie, et que par le moyen de vos calculs astrologiques vous connaissez tous les événemens futurs, j’ai une grâce à demander à votre excellence, je vous supplie instamment de ne pas me la refuser. Je suis un des disciples du fameux gourou Paramarta ; voilà déjà un grand nombre d’années que je suis voué à son service ; c’est un personnage vertueux, et j’ai toujours eu pour lui autant d’attachement que le meilleur des fils peut en avoir pour le plus tendre des pères. Cependant comme il est déjà fort avancé en âge, et que nous appréhendons que sa fin ne soit proche, je vous prie de me tranquilliser sur ce point, en me disant au juste combien d’années il a encore à vivre et à quelles marques nous pourrons connaître avec certitude que sa dernière heure approche. Je vous prie, seigneur pourohita, de satisfaire ma curiosité sur ce point ; car si vous avez su prédire avec tant de précision ma chute de l’arbre, il ne doit pas vous en coûter davantage de prédire la durée de la vie et l’heure de la mort de mon vieux gourou.

Le pourohita n’avait pas de réponse prête à une question si inattendue, il usa de plusieurs détours pour l’éluder et pour se dispenser de faire une réponse directe sans cependant vouloir rien perdre de la haute opinion que Badaud avait formée au sujet de son prétendu savoir prophétique. Comme ce dernier continuait de le presser, et ne voulait pas le laisser partir qu’il ne lui eût donné une réponse satisfaisante, le brahme, pour se tirer de l’embarras où il se trouvait, lui dit, d’un ton grave et solennel : Eh bien, puisque vous me poussez à bout, je vais vous satisfaire, écoutez bien : La froideur du derrière est un signe de mort. Ainsi lorsque votre gourou aura cette partie du corps froide, vous pourrez juger par là que l’heure de sa dissolution approche.

Badaud, satisfait de cette réponse, remercia l’astrologue, et lui ayant fait un très-respectueux namascara, il reçut son assirvahdam.

De retour auprès de la branche d’arbre qu’il avait coupée, il en prit ce qui lui était nécessaire, et le transporta au mata, répétant souvent dans la route, dans la crainte de l’oublier, la sentence du pourohita : La froideur du derrière est un signe de mort !

En arrivant, il trouva ses confrères déjà occupés à la construction de l’étable pour le cheval ; il leur livra la branche d’arbre qu’il avait apportée, et se rendit sans délai auprès du gourou pour lui faire part de ses aventures. Les premières paroles qu’il prononça en se présentant devant lui furent celles-ci : La froideur du derrière est un signe de mort ! Le gourou cherchait en vain à comprendre le sens de cette phrase, prononcée avec la plus grande emphase par son disciple ; celui-ci, pour le lui expliquer, lui rapporta d’abord la prédiction du brahme concernant sa chute de l’arbre, prédiction que l’événement avait justifiée d’une manière si précise. Convaincu par cette preuve du savoir prophétique du pourohita, il lui avait fait les plus vives instances pour qu’il lui fît connaître avec précision le jour et l’heure de la mort du gourou Paramarta ; et l’astrologue, après cette réponse : La froideur du derrière est un signe de mort ! avait ajouté que lorsque le gourou aurait cette partie du corps froide, le moment de sa dissolution serait proche.

Paramarta avait écouté le récit de Badaud avec le plus vif intérêt, et avec les marques du plus grand étonnement ; se tournant vers ses disciples qui s’étaient tous rassemblés autour de lui pour entendre le rapport de Badaud : On ne peut disconvenir, leur dit-il, que ce brahme pourohiia ne soit un habile homme dans la science astrologique, puisqu’il sait prédire avec tant de précision les événemens futurs ; et je n’ai pas le moindre doute que la prédiction qu’il a faite au sujet de ma mort ne s’accomplisse aussi exactement que celle qu’il a faite à Badaud avant sa chute. Afin donc de n’être pas exposés à des méprises sur cet article important, il faut bien retenir tous la sentence qu’il a prononcée à ce sujet : La froideur du derrière est un signe de mort ! La belle sentence ! qu’elle est élégante ! qu’elle est expressive ! Pour ne pas l’oublier, il la faut mettre par écrit, et il en faut garder chacun une copie.

De mon côté, en attendant avec résignation l’accomplissement de cette prédiction, j’userai de toutes les précautions pour empêcher que la froideur ne gagne la partie désignée, et dès ce jour j’abandonnerai la pratique de me laver les pieds[4], afin qu’on ne puisse pas me reprocher d’avoir moi-même accéléré l’heure de ma mort. Après cela, que la volonté des Dieux soit faite et que mon destin s’accomplisse !

FIN DE L’AVENTURE SIXIÈME.
  1. C’est le nom qu’on donne aux brahmes qui se mêlent d’astrologie et qui président aux fêtes et autres cérémonies des Indiens. Voyez Mœurs de l’Inde, tome Ier., page 180.
  2. Sorte d’exclamation fort commune parmi les Indiens : c’est l’expression d’une vive admiration ou d’un grand étonnement.
  3. C’est ainsi qu’on appelle le salut adressé aux brahmes : ce salut se fait en joignant les mains, les portant au front, et inclinant en même temps la tête.
  4. Voyez la note 2, page 278.