Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 287-300).

AVENTURE CINQUIÈME.

Séparateur

Le Voyage à cheval.

Le brave homme conduisit chez lui Paramarta et ses disciples, et leur ouvrit d’abord sa maison pour s’y reposer, en attendant l’heure du souper. Leur hôte n’était pas, à la vérité, un homme riche, mais c’était un honnête homme ; il se plaisait sur-tout à exercer l’hospitalité envers les étrangers, et il le faisait toujours avec générosité et désintéressement ; lorsque l’heure du repas fut venue, il les fit servir et les régala de son mieux.

Ils passèrent toute la nuit dans sa maison, et le lendemain, de bon matin, leur hôte envoya un de ses gens pour amener le cheval qu’il leur avait promis la veille, et qui paissait tranquillement autour des fossés du village ; il le fit traîner auprès du gourou Paramarta, et pria celui-ci de l’accepter en présent, comme une marque de son attachement et de son amitié. Avant d’aller plus loin, il n’est peut-être pas hors de propos de faire une courte description de ce cheval. Vingt-cinq ans passés, un œil de moins, et une oreille coupée jadis à rase tête pour arrêter les progrès d’un ulcère ; c’étaient là de légers défauts, s’il n’eût été boiteux d’un des pieds de devant, et si, pour embellir le tout, ses deux pieds de derrière n’eussent été tournés en dehors, de manière que les deux jarrets se heurtaient en marchant, et que les deux jambes formaient un triangle lorsqu’elles posaient à terre.

Cependant le gourou et ses disciples passèrent aisément sur tous ces petits défauts, en pensant que le cheval ne leur coûtait rien ; et ils furent tous transportés de joie de voir que l’objet qu’ils désiraient depuis si long-temps avec tant d’ardeur, était enfin en leur possession.

Aussitôt que le cheval leur eut été livré, les disciples l’entourèrent, et le considérèrent long-temps en silence et avec admiration. Rangés de chaque côté de l’animal, l’un d’eux lui passait la main sur le dos et sur les autres parties du corps en le frottant ; l’autre lui levait successivement les jambes, les tordait, et les faisait plier en différens sens pour donner de l’élasticité aux nerfs ; un troisième, lui prenant la queue, en démêlait les crins les uns après les autres, et les peignait avec le plus grand soin. Un quatrième lui tirait doucement l’oreille, lui frottait la tête, lui essuyait les yeux et les narines : le cinquième lui apportait des poignées d’herbe fraîche, et les lui mettait dans la bouche.

Après avoir prodigué au cheval tous ces soins, il fallut l’accoutrer pour le monter ; mais comme il n’était pas possible de se procurer dans le lieu où ils étaient un harnois convenable à la dignité d’un gourou, ils furent obligés de se contenter, pour le moment, d’une vieille selle en lambeaux dont leur fit présent celui qui leur avait donné le cheval. Cette selle n’avait point de croupière ; ils en firent une en entrelaçant ensemble trois ou quatre branches de lierre ; ils avaient trouvé un mauvais mors, les brides manquaient, ils y suppléèrent en y attachant des cordes de paille qu’ils firent sur-le-champ ; ils avaient aussi trouvé des étriers également sans courroies, et pour s’en procurer, un des disciples courut vite au bourg voisin, d’où il apporta deux de ces gros nerfs de bœufs avec lesquels on attache ces animaux à la charrue, et qui servirent à suspendre les étriers à la selle.

Lorsque le cheval eut été ainsi harnaché, Paramarta, ne voulant pas, pour la première fois de sa vie qu’il allait à cheval, s’exposer à des accidens fâcheux, en se mettant en route à contre-temps, consulta le pourohita ou astrologue du village pour connaître l’heure et le moment du jour les plus favorables pour le départ : aussitôt que ce dernier les lui eut annoncés, le gourou se disposa à monter à cheval. C’était un spectacle nouveau : aussi tous les habitans du village, hommes, femmes et enfans, étaient-ils assemblés pour en être témoins ; et au moment où les disciples de Paramarta prirent ce dernier entre leurs bras pour le placer sur le dos de leur pauvre rosse, tous les assistans battirent des mains et firent retentir l’air de leurs acclamations.

Après que les cinq disciples eurent ajusté leur vieux gourou sur le cheval le mieux qu’il leur fut possible, et lui eurent donné les instructions nécessaires pour lui apprendre à garder l’équilibre, l’un d’entre eux, prenant la corde de paille dont ils avaient fait une bride, tirait le cheval par-devant de toutes ses forces ; l’autre, se plaçant par-derrière, le forçait d’avancer, en le poussant d’une main, et lui appliquant de l’autre de grands coups de courroies : deux autres se tenaient, l’un à droite et l’autre à gauche, les bras levés, et prêts à recevoir le gourou s’il fût venu à tomber. Ce dernier, pour garder l’équilibre, se cramponnait fortement d’une main au pommeau de la selle, et de l’autre à la crinière du cheval. Enfin le cinquième des disciples précédait le cortège de quelques pas, et criant de toutes ses forces, avertissait les passans de se tenir sur leurs gardes, de laisser la route libre au grand gourou Paramarta, dont il chantait à haute voix les louanges, et les invitait à rendre en passant à cet illustre personnage l’honneur et les hommages qui lui étaient dus.

Ils continuèrent ainsi leur marche triomphale durant quelques heures. Arrivés devant une douane, le douanier les arrêta, et demanda qu’on lui payât le péage du cheval, qui se montait, dit-il, à cinq fanons d’or.

Que dites-vous là ? répondirent les disciples de Paramarta, tout stupéfaits de la demande du douanier. Vous moquez-vous de nous ? A-t-on jamais vu exiger quelque part des droits de péage pour un cheval monté par un gourou ; et d’ailleurs ce cheval est-il une balle de marchandises pour nous arrêter ainsi au milieu de notre route, et vouloir nous obliger de payer la douane ? Ce cheval est un présent qui nous a été fait ce matin par une personne charitable, qui, voyant que notre pauvre gourou était déjà avancé en âge, et ne pouvait plus marcher qu’avec peine, a eu compassion de lui, et le lui a donné pour lui servir de monture. Oserez-vous, après cela, nous demander des droits de péage ? Quelle injustice est-ce là !

Les disciples eurent beau crier, disputer et se plaindre, le cœur d’un douanier est inaccessible à la pitié : ce dernier voyant qu’on faisait difficulté de le satisfaire, saisit la bride du cheval, et dit qu’il ne le lâcherait pas qu’on n’eût payé les droits du gouvernement, ajoutant, d’un ton colère et résolu : Ici, je ne connais personne.

Les disciples continuèrent encore long-temps à crier contre le douanier, employant tantôt les prières, tantôt les menaces ; mais tout fut inutile, et ce dernier refusa constamment de lâcher le cheval jusqu’à ce qu’on lui eût payé les cinq fanons d’or qu’il exigeait ; à la fin, voyant qu’il n’y avait pas d’autre moyen de se tirer d’affaire, ils lui donnèrent ce qu’il demandait. Le gourou naturellement n’était pas généreux, Dieu sait quelle mine il fit en déboursant les cinq fanons ! Qu’avais-je besoin de ce cheval ? dit-il en grondant ; si je voyageais comme j’avais coutume de faire auparavant, je ne me verrais pas exposé à de si fâcheuses aventures, ni à de pareilles dépenses. Lui et ses disciples, l’esprit tout occupé des contradictions et de l’injustice qu’ils venaient d’éprouver, continuèrent leur route en silence, et arrivèrent bientôt à une chauderie située à quelque distance de la douane, où ils descendirent pour se reposer.

Paramarta rencontra dans cette chauderie un voyageur qui venait d’y arriver ; il engagea la conversation avec lui, et lui raconta l’injustice criante dont venait de le rendre victime un coquin de douanier, qui, sous prétexte de prétendus droits de péage pour le vieux cheval boiteux et borgne qu’il montait, lui avait volé cinq fanons d’or. Il exhala sa douleur en plaintes amères sur l’injustice et la mauvaise foi qui régnaient généralement parmi les hommes. Quoi ! dit-il, sans égard pour ma dignité sacrée de gourou, on ose m’enlever, par violence et sans remords, cinq fanons sous des prétextes aussi frivoles ! La conduite qu’on a tenue aujourd’hui envers moi sans qu’aucun des spectateurs ait témoigné même la pensée d’intervenir en ma faveur, diffère-t-elle de celle des voleurs de grand chemin, qui emploient la violence pour dépouiller les passans de ce qu’ils possèdent. Quelle iniquité ! Quelle mauvaise foi ! Un argent qu’on a obtenu si injustement sera-t-il profitable à celui qui l’a reçu ? Les pièces d’argent qu’on m’a arrachées sur la route ne seront-elles pas autant de charbons ardens qui consumeront tout vivant celui qui les a ravies sans pudeur ? Si celui qui boit l’amourtam (ambroisie) a de la peine à vivre, comment vivra celui qui avale à longs traits le poison ?

Après que Paramarta eut déchargé une partie de sa bile par ces plaintes amères, et par beaucoup d’autres semblables, le voyageur à qui il s’adressait prit la parole à son tour, et essaya de le consoler par des réflexions philosophiques.

Ah ! seigneur gourou ! lui dit-il, quelle morale prêchez-vous là ? On s’aperçoit bien à vos discours que vous êtes un homme qui avez vécu dans la retraite, et qui n’avez aucune connaissance du monde. Ignorez-vous donc que nous vivons maintenant dans les temps les plus rigoureux du cahly-yougam[1], de cet âge de malheur, où tout a dégénéré ici-bas ; où le vice seul règne sur la terre ; où la probité est inconnue parmi les hommes, et où l’argent tient lieu de toutes les vertus ?

Ah ! dans l’état de corruption où sont arrivés aujourd’hui les hommes, leur Dieu, c’est l’argent ; leur gourou, c’est l’argent ; leur caste, leur parenté, c’est l’argent et encore l’argent ! Un homme sans argent est un homme mort au monde. Ce mot l’argent a un pouvoir si merveilleux sur l’esprit des hommes de nos jours, que si on le prononçait tout haut à l’oreille d’un mort, il reprendrait vie, je crois, et se lèverait sur-le-champ pour dire : J’en veux aussi.

Vous avez bien raison, interrompit le gourou, et je reconnais par ma triste expérience combien est vrai tout ce que vous me dites là : l’argent a tant d’empire sur les hommes, que si on en mettait sur un tas d’ordures les plus sales et les plus puantes, la plupart d’entre eux ne rougiraient pas de le ramasser même avec la langue, s’il le fallait.

Et qui plus est, repartit le voyageur, c’est qu’en le faisant, ils n’auraient pas honte de soutenir que cet argent ramassé sur un tas d’ordures sent bon ; car, je vous le répète, dans les temps où nous vivons, les hommes ne regardent pas aux moyens : pourvu que l’argent vienne, cela leur suffit ; qu’il vienne par des voies honnêtes ou déshonnêtes, justes ou injustes, tout leur est égal.

Après que Paramarta et le voyageur eurent long-temps moralisé ensemble, le premier, s’apercevant qu’il se faisait déjà tard, voulut profiter de la fraîcheur du soir pour continuer sa route ; il remonta sur sa vieille rosse, et partit accompagné de ses cinq disciples. Ils arrivèrent, au coucher du soleil, à un village, où ils voulurent passer la nuit, et là ils lâchèrent le cheval pour qu’il pût aller paître durant la nuit dans les environs.

Le lendemain matin, comme ils se préparaient à continuer leur route, un des disciples sortit du village pour amener le cheval ; mais après l’avoir cherché long-temps de tous côtés, il revint sans avoir pu le trouver. Les cinq disciples allèrent à sa recherche, et après avoir couru de côté et d’autre sans pouvoir découvrir ce qu’il était devenu, on apprit enfin qu’il était dans le village même enfermé dans l’étable d’un laboureur, qui, l’ayant trouvé, le matin, paissant dans son champ, s’en était saisi et refusait de le rendre.

Paramarta et ses disciples accoururent pour réclamer leur propriété ; mais le laboureur refusa opiniâtrement de leur rendre le cheval, disant qu’ayant passé toute la nuit dans son champ à paître ses jeunes plantes, le dommage qu’il lui avait causé était au-dessus de la valeur du cheval, et qu’il était décidé à le retenir comme une faible compensation de la perte qu’il en avait reçue.

Paramarta alla porter ses plaintes au chef du village, et celui-ci, ayant fait venir le laboureur, obtint de lui, en partie par prières et en partie par menaces, qu’il rendît au gourou son cheval, après avoir reçu en argent une indemnité à-peu-près égale au dommage qu’il avait souffert.

On nomma aussitôt des experts pour aller sur les lieux examiner le dommage occasionné par le cheval, et ces derniers, à leur retour, affirmèrent que ce qu’il avait mangé, ce qu’il avait arraché et ce qu’il avait foulé aux pieds, causerait au propriétaire une perte de huit ou dix fanons d’or. Cependant, par égard pour la dignité du gourou, et en considération des pertes et des dépenses auxquelles il dit avoir été déjà exposé à l’occasion du cheval, on réduisit l’amende à quatre fanons qu’on l’obligea de payer sur-le-champ ; ce qu’il ne fit pas de fort bonne grâce, comme on s’en doute bien. Quand le cheval lui eut été rendu, se tournant vers ses disciples : Depuis que j’ai ce maudit cheval, leur dit-il avec humeur, je suis poursuivi par toute sorte de malheurs ; je n’en veux plus, et je continuerai d’aller à pied comme auparavant. Ses disciples et les habitans du village l’engagèrent instamment à renoncer à un pareil dessein : Voyager à pied, lui dirent-ils, ne convient nullement à votre haute dignité ; d’ailleurs, songez que vous êtes à présent avancé en âge, et par conséquent incapable de soutenir les fatigues d’une longue route ; il vous faut absolument garder votre cheval.

Sur ces entrefaites, un vallouven[2], qui était présent, et qui avait été témoin de tout ce qui s’était passé, s’approcha, et ayant imposé silence à tous les assistans, s’adressa à Paramarta : Seigneur gourou, lui dit-il, si vous voulez m’honorer de votre confiance, je suis prêt à dissiper toutes vos inquiétudes, en arrêtant la cause de vos malheurs : d’après ce que vous venez de raconter, je n’ai aucun doute que votre cheval ne soit frappé d’un sort jeté par quelqu’un de vos ennemis secrets. Ce maléfice est la seule cause de toutes les mésaventures qui vous poursuivent depuis que cet animal vous appartient ; et s’il n’est pas promptement détruit, attendez-vous à éprouver encore bien d’autres contre-temps ; mais si vous consentez à me donner cinq fanons d’or, pour cette modique somme, seule et dernière dépense que vous ayez à faire, je me charge de délivrer votre cheval de ce maléfice et vous n’aurez plus rien à craindre.

Le gourou, quoique peu disposé à faire de nouvelles dépenses, céda cependant aux avis et aux sollicitations de ses disciples, et consentit à faire encore celle-ci dans l’espoir que ce serait la dernière.

Le vallouven, après avoir reçu les cinq fanons, s’approcha du cheval et tourna plusieurs fois autour de lui, faisant en même temps toutes les grimaces et les contorsions d’un conjureur ; tantôt il lui tâtait les différens membres depuis la tête jusqu’à la queue ; tantôt il lui arrachait le poil en diverses parties du corps ; quelquefois il levait la tête en l’air avec des yeux égarés ; d’autres fois, il la baissait, et les regards fixés sur la terre, il paraissait méditer profondément : sortant ensuite de sa rêverie, il regardait fixement le cheval avec des yeux hagards, criant tout haut : Ah ! oh ! om ! hram ! croum ! et prononçant d’autres mots baroques.

À la fin, après avoir fait bien des grimaces, il s’arrêta tout d’un coup d’un air pensif du côté de la seule oreille qui restait au cheval, et l’ayant prise plusieurs fois entre ses mains, il se tourna tout-à-coup vers les spectateurs, qui l’observaient avec un respectueux silence, et leur dit, dans un transport de joie : J’ai enfin découvert le sort ! Il réside dans cette oreille, et pour l’enlever, il faudra couper l’oreille à rase tête.

Il ordonna aussitôt qu’on creusât un trou profond dans la terre, à quelque distance, pour y enterrer l’oreille avec le maléfice dont elle était atteinte ; et s’étant fait apporter une faucille, il commença par la bien aiguiser, après quoi il s’approcha du cheval, le fît lier, et lui coupa rase tête, avec sa faucille, la seule oreille qui lui restait. Aussitôt qu’il l’eut coupée, il la porta, en courant de toutes ses forces, vers le trou qu’on venait de creuser, et l’y ayant vite déposée, il la couvrit bien de terre, afin que le maléfice qui y était fixé ne pût pas s’échapper, et aller s’attacher à quelque autre objet.

Le lendemain matin, le gourou remonta sur sa vieille rosse sans oreilles ; mais fatigué de tant de contradictions, au lieu de continuer son voyage, il reprit la route de son mata, où il arriva enfin sans autre accident.

FIN DE L’AVENTURE CINQUIÈME.
  1. Le quatrième et dernier des âges fabuleux des Indiens, celui où nous vivons maintenant ; sa durée doit être de quatre cent trente-deux mille ans, desquels environ cinq mille sont déjà écoulés.
  2. Sorte de pariah dont plusieurs font métier de conjurer les sorts. Mœurs de l’Inde, tome 1er., page 68.