Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 278-286).

AVENTURE QUATRIÈME.

Séparateur

Le Cheval pêché à la ligne.

Le lendemain, Paramarta et ses disciples, voulant continuer leur route, se levèrent de grand matin, et se mirent en marche au chant du coq, pour profiter de la fraîcheur. Cependant, comme le vieux gourou ne pouvait pas aller vite, ils se trouvèrent surpris par la chaleur du soleil avant d’avoir fait un cahdam[1] de chemin : dans la crainte de se trouver exposés de nouveau aux accidens de la veille, ils s’arrêtèrent à l’ombre de quelques arbres voisins de la route, pour s’y reposer jusqu’à ce que le vent frais de l’après-midi s’élevât, et leur permît de continuer leur chemin sans danger. S’étant assis sous ces arbres, le disciple Idiot se sépara des autres pour aller se laver les pieds[2] auprès d’un étang voisin.

Sur le bord de cet étang était bâti un temple ; vis-à-vis la porte du temple, un dévot avait fait placer un cheval de terre cuite[3] pour accomplir un vœu qu’il avait fait dans un temps de maladie ; et l’étang se trouvant rempli jusqu’au bord d’une eau très-limpide, l’image du cheval de terre était parfaitement représentée dans le fond de l’eau.

Idiot observa long-temps en silence et avec étonnement ce phénomène ; il ne pouvait en deviner la cause ; cependant, après avoir mûrement médité sur ce qui pouvait l’occasionner, il se rappela enfin que l’image des corps extérieurs se réfléchit par l’eau, et jugea que ce qu’il voyait pourrait bien n’être que l’ombre ou la représentation du cheval de terre qui se trouvait sur le bord de l’étang. Il resta convaincu que ce qu’il avait pris pour la réalité n’était en effet qu’une image, lorsque, ayant comparé le cheval qu’on voyait dans l’eau, avec celui qui était sur le bord, il vit que la couleur et les dimensions de l’un et de l’autre étaient à-peu-près semblables.

Sur ces entrefaites, il s’éleva un petit vent, qui, peu-à-peu devenant plus fort, augmenta au point d’agiter assez violemment la surface de l’eau, en même temps l’ombre du cheval parut aussi s’agiter et remuer. Idiot remarqua ce changement ; mais voyant que le cheval de terre restait toujours immobile, tandis que celui qu’on apercevait dans l’eau continuait de s’agiter, il changea d’opinion, et se persuada qu’il s’était trompé dans son premier jugement. Si le cheval qu’on aperçoit dans le fond de l’eau, se dit-il à lui-même, n’était que la représentation de celui qui est placé sur le bord de l’étang, il ne remuerait pas, ne s’agiterait pas comme il le fait ; car l’image devrait être aussi immobile que l’objet réel : il faut donc que le cheval qui s’agite dans l’eau soit tout différent de celui qui reste passif et immobile sur le bord. Cependant il voulut être plus sûr de la vérité ; il prit une grosse pierre et la jeta avec violence sur la surface de l’eau, à l’endroit même où paraissait la représentation du cheval ; il poussait en même temps des cris, et faisait des gestes de la main, comme s’il eût voulu l’épouvanter et le forcer de changer de place.

La pierre, en tombant sur l’eau, augmenta considérablement l’agitation des vagues. Le cheval parut s’agiter à proportion et sembla se débattre, trépigner, sauter, ruer, se cabrer et donner toutes les autres marques d’un cheval irrité. À ces signes, Idiot ne douta plus un instant que ce qu’on apercevait dans le fond de l’eau ne fût réellement un cheval vivant ; il courut tout transporté de joie annoncer cette nouvelle à Paramarta et aux autres disciples, et concerter avec eux les moyens de se rendre maîtres de ce cheval.

Après qu’il leur eut rapporté en détail ce qu’il avait observé, les moyens qu’il avait pris et les expériences qu’il avait faites pour s’assurer que le cheval qu’on voyait dans l’eau était différent de celui qui était placé sur le bord de l’étang, Paramarta et ses disciples demeurèrent tous convaincus de la vérité du fait, et aucun d’eux ne parut douter qu’il n’y eût effectivement un cheval vivant dans l’eau. Dans cette persuasion, ils se levèrent tous, et suivirent Idiot au bord de l’étang ; et comme la surface de l’eau continuait d’être agitée par le vent, ce dernier leur fit observer l’ombre du cheval qu’on voyait remuer et s’agiter avec l’eau ; et leur faisant ensuite remarquer le cheval de terre immobile sur le bord de l’étang, il les convainquit tous, sans qu’il restât dans leur esprit l’ombre d’un doute, que le cheval qui s’agitait dans l’eau devait être tout différent de celui qui était placé sur le bord, puisque l’un était immobile et l’autre sans cesse en mouvement. Paramarta et ses disciples, convaincus de la justesse du raisonnement sans réplique d’Idiot, entrèrent tous dans le projet que ce dernier leur avait suggéré de se rendre maîtres de ce cheval, pour qu’il pût servir de monture à leur vieux gourou. Il ne s’agissait plus que d’inventer les moyens de le prendre ; mais ils n’étaient nullement d’accord : quelques-uns étaient d’avis qu’une partie d’entre eux plongeât dans l’eau pour le lier avec des cordes, et le forcer ensuite de sortir ; mais ce parti, quoique le plus sûr et le plus prompt, paraissait trop périlleux et aucun d’eux ne possédait assez de courage pour l’exécuter. Quelques autres pensaient qu’il serait plus prudent et moins hasardeux de pêcher le cheval à la ligne. Ce dernier avis prévalut, et tous les disciples réunis se disposèrent à le mettre à exécution.

Voici comment ils formèrent leur ligne : au lieu d’hameçon, ils prirent une grosse faucille, et pour amorce du riz cuit qu’ils avaient préparé pour le voyage, et qu’ils fixèrent en l’enveloppant autour de la faucille avec un vieux chiffon ; n’ayant point de corde pour attacher leur ligne, ils se servirent du turban à moitié usé de leur gourou.

Tout étant ainsi disposé, ils s’approchèrent de l’étang et jetèrent dans l’eau la faucille enveloppée du paquet de riz. Cette masse, en tombant sur la surface de l’eau, l’agita violemment et produisit de grosses vagues ; l’ombre du cheval s’agita aussi dans le même sens que l’eau et parut le faire avec tant de violence et d’impétuosité, que les disciples, saisis de frayeur et craignant que le cheval ne vînt se jeter sur eux, abandonnèrent la corde de la ligne et prirent aussitôt la fuite : il n’y eut qu’Idiot, qui eut assez de courage pour ne pas lâcher prise et pour rester à son poste ; il continua de tenir long-temps seul le turban au bout duquel était attachée la faucille.

Bientôt les gros poissons qui vivaient au fond de l’étang vinrent en troupes de tous les côtés, attaquèrent le gros paquet de riz et l’eurent dévoré en un instant ; la faucille, débarrassée de ce paquet et du chiffon qui l’enveloppait, descendit au fond de l’eau et alla s’accrocher à une grosse racine d’arbre qui traversait l’étang d’un bout à l’autre. Idiot tenait encore seul la ligne : s’apercevant qu’elle opposait une forte résistance, il s’imagina que le cheval avait mordu à l’hameçon, et se tournant vers les autres disciples qui l’observaient de loin, il leur fit signe de la main de venir vite à son secours. Ces derniers revinrent, saisirent tous ensemble le bout du turban, et sentant que la ligne opposait en effet de la résistance, aucun d’eux ne douta que le cheval n’eût réellement mordu à l’hameçon ; transportés de joie de ce succès, et se croyant déjà en possession du cheval, ils tiraient de toutes leurs forces. Tout-à-coup, le turban, déjà à moitié usé, cède à leurs efforts, se rompt par le milieu, et voilà nos pêcheurs qui perdent l’équilibre et qui tombent tous ensemble à la renverse, leur ligne et leur cheval restant submergés au fond de l’eau.

Un brave homme qui passait près de-là, avait vu tout ce manège et l’avait observé quelque temps en silence sans y rien comprendre ; après leur chute, il s’approcha d’eux et leur demanda à quelle espèce de jeu ils s’amusaient là. Les disciples lui racontèrent au long pourquoi ils avaient entrepris de pêcher à la ligne le cheval qu’on apercevait dans l’eau, comment ils s’y étaient pris pour pouvoir s’en rendre maîtres, et comment la corde de leur ligne s’était malheureusement rompue par le milieu, au moment où ils se croyaient déjà en possession du cheval. L’homme à qui ils s’adressaient connut par leur récit l’excès de leur stupidité, et voulant les détromper : Simples que vous êtes, leur dit-il, ne voyez-vous pas que le cheval qu’on aperçoit dans l’eau n’est autre chose que l’image du cheval de terre qui est placé sur le bord ? Si vous en doutez, ajouta-t-il, je vais vous en convaincre sur-le-champ, malgré votre stupidité. Prenant en même temps la pièce de toile dont il se couvrait les épaules, il la mit au-devant du cheval de terre, et formant ainsi un obstacle à ce que l’image allât se dépeindre dans l’eau, le cheval qu’on y voyait au fond disparut à l’instant.

Les disciples de Paramarta, convaincus par cette expérience, qu’ils avaient effectivement fait une méprise, cherchèrent à s’excuser auprès de cet homme, en lui exposant les motifs qui leur faisaient chercher avec tant d’ardeur l’occasion de se procurer sans beaucoup de dépense un cheval qui pût servir de monture à leur gourou déjà vieux et infirme. Ils lui firent le détail des contradictions et des contre-temps qu’ils avaient déjà éprouvés, à ce sujet, non-seulement dans la pêche qu’ils venaient de faire sans aucun succès, mais encore dans l’aventure de l’œuf de jument qu’ils avaient auparavant acheté cinq pagodes, et qui s’était cassé en route. Ils lui rapportèrent aussi l’épreuve cruelle à laquelle ils avaient été exposés la veille sur la route, lorsque leur maître avait manqué de perdre la vie, suffoqué par la chaleur ; et enfin les difficultés qui leur avaient été suscitées par ce fripon de conducteur du bœuf sur lequel était monté leur gourou.

L’honnête passant reconnut, par le récit de toutes ces aventures, l’esprit et le genre des personnes à qui il avait affaire. Vivement touché de leur stupidité, et voulant leur rendre les services qui dépendaient de lui, il leur dit : J’ai chez moi un cheval boiteux, qui est à votre service ; il est vieux, mais pour des gens comme vous, c’est tout ce qu’il faut. Je prétends vous en faire présent. Suivez-moi donc jusqu’au village voisin, et venez vous reposer cette nuit dans ma maison.

FIN DE L’AVENTURE QUATRIÈME.
  1. Espace d’environ trois lieues.
  2. Façon honnête de s’exprimer parmi les Indiens, pour dire qu’ils vont vaquer aux besoins naturels, étant dans l’usage, après y avoir satisfait, de se laver les pieds et toutes les parties inférieures.
  3. Des figures de chevaux et autres animaux, faites en terre cuite, sont placées à l’entour des temples indiens.