La Lettre à Catherine



— Dis donc, Bertol, t’es ben professeur, de métier ?

— Pour te servir, mon bon Duroseau.

Bertol, chargé de cours à la Sorbonne, jouissait d’une grande considération parmi ses camarades. Attentif, complaisant, plein d’affection pour ces braves gens dont il aimait à découvrir l’âme ingénue, il écoutait leurs petites histoires et leur donnait des conseils.

Ce jour-là, ils se trouvaient tous les deux dans une tranchée de seconde ligne, avec quelques autres, qui fumaient et qui jouaient aux cartes. Au-dessus de leur tête, la bataille faisait rage.

— Alors, Duroseau ?

— Eh ben ! voilà, fit Duroseau, l’air embarrassé, voilà… il s’agirait d’une chose… d’une lettre à écrire…

— Tu ne sais donc pas écrire, Duroseau ?

— Si, mais voilà l’affaire…

— Quelle affaire ?

— Voilà, Bertol, voilà… Ce matin, tu sais que ce matin on nous a donné un paquet de journaux…

— Oui, des journaux d’une semaine ou deux.

— Eh ben, pour ma part, j’en ai eu un qu’était déchiré… Mais, n’importe, on n’a pas grand’chose à lire… et j’ai lu… des nouvelles de la guerre… et puis encore des nouvelles. Et puis, voilà-t-il pas que je tombe sur une lettre… Ah ! non, ça m’a donné un coup… Ils appellent ça des lettres de soldats… et la signature était… sais-tu de qui, Bertol ? De moi !… Amédée Duroseau… une lettre que j’ai écrite à ma femme. Tiens, regarde…

Il avait déplié la feuille et la tendait à Bertol.

— C’est tout de même curieux comme hasard, fit Bertol. Tu permets ?

Et il se mit à lire à demi-voix :

« Ma bonne Catherine,

» Cette lettre est pour te dire que ça va toujours bien, sauf qu’on a un peu froid. Mais te fais pas de bile, j’ai touché à la distribution un paquet contenant trois caleçons et cinq bonnets de laine. Avec ça, je m’arrange. Et y avait aussi un savon neuf, que je te rapporterai.

» Hier, le fils Armandel, tu sais, le petit de la bouchère… il a été proposé pour la médaille. Ah ! c’est un bougre qui n’a pas froid aux yeux ! Le colonel demande deux hommes d’attaque pour porter un pli au général. Voilà qu’il se présente avec moi, ce gosse ! On part tous les deux. Des balles, et puis des balles, et de la mitraille. Ça tapait comme de la grêle. Mais le petit Armandel ne bronchait pas. Hein ! quel bougre ! Et puis, v’lan ! un coup de tonnerre, une marmite qui éclate. Armandel écope à la jambe. Moi, à l’épaule, une égratignure Il se met à rigoler. « Pas de veine, qu’il me dit, faut que tu y ailles seul. Tu me retrouveras au retour. »

» Alors, je vais de l’avant. Non, ce que ça ronflait ! Bref, au bout d’une heure, je vois le général, un brave homme, qui me remercie et me serre la main. Et puis, je rapplique… toujours sous les balles. « Qu’est-ce qu’il a pu devenir, le camarade ? » que je me disais. Eh bien ! il était toujours là, le bougre, derrière un arbre. Moi, je l’aurais très bien rapporté sur mon dos, malgré ma blessure qui commençait à me taquiner, mais pour sûr qu’il ne serait pas arrivé, à moins d’une chance de tous les diables. Pense donc, la mitraille !… « Il faut que tu repartes, Duroseau, qu’il me dit… la réponse au colonel… » C’était vrai… Ah ! le bougre, il ne perdait pas le nord ! Alors, j’ai piqué une tête dans la grêle. Et je me disais : « Si je tombe, le pauvre type est foutu. » Mais j’ai eu de la veine. Pas un pruneau. Le colonel m’a aussi serré la main. Deux heures. après, le soir, j’ai ramené notre Armandel, évanoui, perdant tout son sang. Il aura la médaille, et, vrai, il ne l’a pas volée, le bougre !

» Ah ! on en voit de riches gars, à cette guerre, mais je t’en raconterais comme ça jusqu’à demain. Au revoir, ma bonne Catherine, je t’embrasse de tout cœur. »

Bertol prit le journal et garda le silence, envahi d’une émotion qui lui étreignait la gorge.

À la fin, il balbutia :

— Alors, Duroseau ?

— Alors, pourquoi qu’on s’est fichu de moi en publiant cette lettre ?

Bertol bondit :

— Hein ? Qu’est-ce que tu me chantes ? On s’est fichu de toi !… Où as-tu vu qu’on s’est fichu de toi ?

— Mais, dame ! Pourquoi qu’ils la publient, c’te lettre ? C’est-il pas rapport à des choses de la grammaire, de l’orthographe ?… Oui, oui… Il y a des types qui trouvent ça rigolo. Je te dis qu’on se fiche de moi, Bertol. Alors, tu vas prendre la plume à ma place. Tu connais ça, toi, les machines d’orthographes… tu es professeur. Alors, n’est-ce pas, on ne pourra pas rigoler.

Bertol ne le quittait pas des yeux. Doucement, il lui serra la main et il lui dit :

— Mais tu ne comprends donc pas tout ce qu’il y a d’admirable dans ta lettre ?… tu ne comprends donc pas…

Mais l’autre le regardait avec un tel ahurissement qu’il n’acheva point. À quoi bon, d’ailleurs, des explications que le brave homme ne pouvait comprendre ? N’était-il pas de ceux qui se battent et qui meurent en toute simplicité, et qui ne se croient pas des héros pour si peu ?

Duroseau murmura :

— Qu’est-ce que tu as, Bertol ? On dirait que tu pleures…

— Mais non… ce n’est rien… Donne-moi une plume, nous allons la faire, ta lettre. Et sois bien sûr que, celle-là, les journaux ne la reproduiront pas…