Contes et romans populaires/Mon illustre ami Selsam

MON


ILLUSTRE AMI SELSAM




I

Dans la soirée du 19 septembre 1855, j’allai voir mon ancien camarade d’université, l’illustre docteur Adrien Selsam, professeur de pathologie générale, chef de clinique, accoucheur de la grande-duchesse, etc., etc.

Je le trouvai seul dans son magnifique salon de la rue Bergstrasse, le coude sur une petite table de marbre noir, et les yeux plongés dans un globe de cristal, qui me parut contenir une eau de roche parfaitement limpide.

Malgré les rayons pourpres du crépuscule, entrant par trois hautes fenêtres ouvertes sur les jardins du palais, la figure maigre de mon ami Selsam, son nez en lame de rasoir, et son menton en galoche, empruntaient au globe des teintes blafardes effrayantes : on eût dit une tête de mort récemment coupée, et le liseré rouge de sa robe de chambre complétait l’illusion.

Tout cela me surprit au point que je n’osai l’interrompre dans ses réflexions. J’allais même me retirer, quand un gros suisse, que j’avais trouvé ronflant dans l’antichambre, s’avisa d’ouvrir un œil et de crier d’une voix de Stentor :

« Monsieur le conseiller Théodore Kilian ! »

Selsam, exhalant un soupir, se tourna lentement vers moi, comme un automate, me tendit la main et me dit :

« Salve tibi, Théodore ! Quomodo vales ?

Optime, Adrien, » lui répondis-je.

Puis élevant la voix :

« Que fais-tu donc là mon ami ? Tu médites, je crois, sur la doctrine de Sangrado ? »

Mais son regard prit une expression si louche, que j’en fus tout étonné.

« Théodore, fit-il après un instant de silence, ceci n’est point matière à plaisanterie : j’étudie, la maladie de ta respectable tante, dame Annah Wunderlich. Ce que tu m’en as dit avant-hier est grave : ces exaltations, ces extases, ces soubresauts, et surtout les expressions exagérées de la vénérable dame en parlant de la Création de Haydn, des oratorios de Hændel et des symphonies de Beethoven, présagent une affection dangereuse.

— Et tu prétends l’approfondir dans ce bocal d’eau fraîche ?

— Précisément le plus fortuné hasard t’amène ; je songeais à toi. »

Puis, m’indiquant un violon suspendu à la muraille :

« Voudrais-tu me jouer l'Enlèvement au sérail, de Mozart ? »

Cette invitation me parut tellement bizarre, que je me demandai si la tête de mon pauvre ami Selsam n’était pas en train de déménager, comme celle de ma tante ; mais lui, devinant ma pensée, reprit avec un sourire ironique :

« Rassure-toi, cher Théodore, rassure-toi ; mes facultés intellectuelles sont intactes : je suis sur la voie d’une grande, d’une sublime découverte !

— Bon, cela suffit. »

Et détachant le violon, je le considérai d’un œil d’envie. C’était un de ces fameux Lévenhaupt, que Frédéric II fit construire au nombre de douze, pour accompagner ses parties de flûte, — instruments parfaits, irréprochables, et que certains connaisseurs égalent aux Stradivarius.

Quoi qu’il en soit, à peine eus-je appuyé l'archet sur ses cordes que tout ce qu'on m'en avait dit me parut au-dessous de la réalité ; et


l’élégance de l’œuvre s’ajoutant à l’extrême pureté des sons, je me crus transporté au septième ciel.

« Ô grand, grand maître ! m’écriai-je, Ô sublime mélodiste ! Qui pourrait être insensible à tant de grâce, de vigueur et d’inspiration ! »

Mon chapeau était à terre, mes yeux clignotaient, mes genoux vacillaient ; je ne me possédais plus : Selsam, le bocal et la maladie de ma tante n’existaient plus pour moi.

Enfin, au bout d’une heure, je m’éveillai comme d’un songe, étendu sur le canapé du docteur Adrien, et me demandant ce qui venait de se passer.

Je vis Selsam, armé d’une forte loupe, en face de son globe. L’eau du bocal était devenue trouble ; des milliers d’infusoires s’y croisaient en tous sens.

« Eh bien, Selsam, lui demandai-je d’une voix affaiblie, es-tu content ? »

Alors, la face rayonnante, il vint à moi, et, me prenant les deux mains avec expression :

« Merci, merci, mon cher et digne camarade, mille fois merci ! s’écria-t-il. Tu viens de rendre à la science le plus grand service. »

J’étais ébahi.

« Comment ! en jouant un air de musique, j’ai rendu un service à la science, moi ?

— Oui, cher Théodore, et je ne te laisserai pas ignorer la part glorieuse que tu as prise à la solution du grand problème. Viens, suis-moi ; tu vas tout voir, tout comprendre. »

Il alluma un candélabre, car la nuit était venue, puis il ouvrit une porte latérale et me fit signe de le suivre.

J’étais en proie à l’émotion la plus profonde ; en traversant plusieurs pièces successives, je pensais qu’une révolution allait s’accomplir dans tout mon être ; que j’allais recevoir la clef des mondes invisibles.

Le candélabre jetait sa lumière éclatante sur les meubles somptueux de la riche demeure ; les ornements, les tableaux, les tapis défilaient dans l’ombre ; des têtes riantes, sortant de leurs cadres, nous regardaient passer ; et la lumière, glissant de dorure en dorure, nous conduisit enfin au haut d’un large escalier à rampe de bronze.

Nous descendîmes dans une cour intérieure ; le bruit furtif de nos pas s’entendait au loin comme un chuchotement mystérieux.

Dans la cour, je remarquai que l’air était calme ; des étoiles sans nombre brillaient au ciel ; plusieurs portes se présentaient sur notre passage, Selsam s’arrêta devant l’une d’elles, et, se tournant vers moi, me dit :

« Voici mon amphithéâtre. C’est ici que je travaille, que je dissèque. Ne t’émotionne pas... La nature ne lâche ses secrets qu’entre les mains de la mort ! »

J’eus peur : j’aurais voulu reculer, mais Adrien étant entré sans attendre ma réponse, il fallut bien le suivre.

J’entrai donc, pâle d’émotion, et, sur une grande table de chêne, je vis un cadavre, — le cadavre d’un jeune homme, — étendu, les mains serrées au corps, la tête rejetée en arrière, les yeux écarquillés, immobile comme une motte de terre.

Il avait un beau front. Sur le côté gauche, une blessure profonde pénétrait dans les cavités de sa poitrine ; mais ce qui me fit le plus d’impression, ce n’est pas la vue de cette blessure, ni le caractère sombre de cette tête, c’est l’immobilité, le silence !

« Voilà donc l’homme ! me dis-je ; inertie, repos éternel ! »

Cette idée écrasante s’appesantissait sur moi, lorsque Selsam, posant le tranchant de son scalpel sur le corps inerte, me dit :

« Tout cela vit… tout cela bientôt va renaître !… Des milliers d’existences asservies par une même force vont reprendre leur indépendance. La seule chose qui ait cessé d’être dans ce corps, c’est la puissance du commandement, l’autorité qui imposait une direction unique à toutes ces vies individuelles : la volonté ! — Cette puissance était là. »

Il frappa la tête qui rendit un son mat, comme s’il eût touché du bois.

J’étais saisi, et pourtant les paroles de Selsam me rassurèrent un peu.

« Tout n’est donc pas anéanti, me dis-je ; tant mieux !... J’aime mieux vivre en détail que de ne pas vivre du tout.

— Oui, s’écria Selsam, qui semblait voir les pensées aller et venir dans mon front ; oui, l’homme est immortel en détail ; chacune des molécules qui le composent est impérissable ; elles vivent toutes ! mais leur vie, leurs souffrances, se transmettent à l’âme qui les domine, consulte leurs besoins et leur impose ses volontés. On a cherché le type du gouvernement le plus parfait ; on a prétendu le trouver dans une ruche d’abeilles, dans un tas de fourmis : ce modèle idéal du gouvernement, le voilà.

En même temps il plongea son scalpel dans le cadavre et l’ouvrit complètement. J’en reculai d’horreur, mais lui ne parut pas même s’apercevoir de ce mouvement, et poursuivit avec calme :

« Voyons d’abord les moyens d’action et de transmission de l’âme. Tu vois ces milliers de fibres blanches qui se ramifient dans tout le corps : ce sont les nerfs, ce sont les grandes routes de ce vaste pays, où vont et viennent sans cesse des estafettes plus rapides que l’éclair, portant aux extrémités les ordres de la molécule centrale, ou prévenant celle-ci des besoins et des dangers qui affectent ou menacent ses innombrables sujets. Alors tout marche, tout s’émeut, tout s’agite, tout se porte au but assigné par l’âme. Cependant chaque molécule a sa tâche et sa nature propre ; ainsi, Théodore, voici les organes de la respiration : les poumons ; voici ceux de la circulation du sang : le cœur, les veines, les artères ; voici ceux de la digestion : l’estomac, les intestins. Eh bien, ne va pas croire qu’ils se composent des mêmes éléments, des mêmes êtres. Non ! quand la décomposition arrive, les poumons produisent le genre d’insectes appelés douves, qui se fixent, comme la sangsue, au moyen de deux pores : leur corps est long et filiforme. Les intestins produisent des lombrics formés d’anneaux charnus : ils sont cylindriques, roses, amincis aux extrémités et ne ressemblent en rien aux douves. Le cœur produit des fongus hématodes, sorte de champignons rongeurs. — Ainsi de chaque organe.

« L’homme vivant est tout un univers soumis à une volonté!... Et sache bien que chacun de ces infiniment petits a son âme immortelle. L’Être suprême n’accorde pas de privilège d’immortalité ; car tout, depuis l’atome jusqu’aux ensembles incommensurables de l’espace, tout est soumis à la justice absolue ; jamais une molécule n’est hors de la place que lui assigne son mérite ; cela seul nous explique l’ordre admirable du monde : de même que l’homme, parcelle de l’humanité, obéit forcément à Dieu, de même la molécule agit selon la volonté de l’homme vivant. Conçois-tu, maintenant, Théodore, la puissance infinie de ce grand Être, dont la volonté agit sur nous comme notre âme agit sur notre chair et notre sang ? La nature tout entière est la chair et le sang de Dieu ; il souffre par elle, il vit par elle, il pense par elle, il agit par elle : chacun de ses atomes est impérissable, car Dieu ne peut périr dans un seul de ses atomes.

— Mais où donc est la liberté ? m’écriai-je ; si je suis une molécule asservie, comment suis-je responsable de mes actes ?

— La liberté est intacte, dit Selsam, car la molécule de ma chair peut se révolter contre tout mon être ; c’est ce qui arrive, mais alors elle périt et mon organisme l’élimine. Elle a été libre, elle a subi les conséquences de son acte. Moi aussi je suis libre ; je puis me révolter contre les lois de Dieu, je puis abuser de mon pouvoir sur les êtres qui me composent, et par là même entraîner ma dissolution. Les molécules redeviennent indépendantes, et mon âme perd son pouvoir ! Ne suffit-il pas de constater que nous souffrons par nos fautes, pour reconnaître que nous en sommes responsables, et par conséquent libres ? »

Je n’avais plus rien à répondre, et nous restions là, nous regardant l’un l’autre jusqu’au fond de lame.

« Tout cela, mon cher Selsam, lui dis-je enfin, me parait fort logique, ce sont des théories superbes ; mais je ne comprends pas leur rapport avec ton bocal, avec la maladie de ma tante, et l’air de musique que tu m’as fait jouer.

— Rien de plus simple, fit-il en souriant ; tu ne peux pas ignorer que la vibration des sons imprime au sable amassé sur un tambour des mouvements rapides, et lui fait tracer des figures géométriques d’une régularité merveilleuse…

—Sans doute, mais…

—Mais, s’écria-t-il avec impatience, laisse-moi finir ! De même les sons agissent sur les molécules d’un liquide, d’où résultent des combinaisons infinies, avec cette différence toutefois, que ces molécules étant mobiles, les figures qui en résultent sont des êtres animés : c’est ce que les physiciens appellent la création équivoque. Or les sons, agissant sur le système nerveux, produisent un dégagement électrique, lequel agit à son tour sur les liquides enfermés dans notre corps, d’où naissent des milliers et des milliards d’insectes qui attaquent l’organisme, et produisent une foule de maladies, telles que le tintouin, la surdité, la berlue, l’épilepsie, la catalepsie, l’idiotisme, le cauchemar, les convulsions, la danse de Saint-Guy, les spasmes de l’œsophage, la colique nerveuse, la coqueluche, les palpitations, et généralement cette infinité de maladies auxquelles les femmes qui s’adonnent à la musique sont particulièrement sujettes, et dont la nature est restée inconnue jusqu’à ce jour. En effet, les insectes en question, savoir : les myriapodes, qui ont six pieds, sans ailes ; les thysanoures, qui ont l’abdomen garni, sur le côté, de fausses pattes , les parasites, dont les yeux sont lisses et la bouche en forme de suçoir ; les coléoptères, qui possèdent des mandibules très-fortes ; les lépidoptères, qui ont deux filets roulés en spirale formant une langue ; les névroptères, les hyménoptères, les ripiphores… tous ces milliards de rongeurs se répandent à l’intérieur de notre corps, comme dans un vieux meuble vermoulu ; ils y enfoncent leurs tenailles, leurs ongles, leurs pics, leurs râpes, leurs tarières et vous disloquent de fond en comble. C’est l’histoire du peuple romain énervé par le luxe asiatique : les barbares le dévorent sans résistance ! »

Cette description de Selsam m’avait fait dresser les cheveux sur la tête.

« Et tu crois, m’écriai-je, que la musique est cause de ces désastres.

— Incontestablement. Il suffit de voir les vieilles joueuses d’orgue, de piano ou de harpe pour en être convaincu. Ta malheureuse tante menace ruine ; je ne connais qu’un seul moyen de prévenir sa chute prochaine.

— Quel moyen, Selsam ? Quoique je sois son héritier présomptif, ce serait un cas de conscience à se faire, que de ne pas essayer de la sauver !

— Oui, fit-il, je reconnais là ta délicatesse ordinaire : c’est l’affection et non l’intérêt qui te guide. Mais il est tard, Théodore, je viens d’entendre sonner minuit ; reviens demain à dix heures du soir, j’aurai préparé l’unique remède qui puisse sauver dame Annah. Je veux que tu me doives son rétablissement ; la cure sera radicale, je t’en donne ma parole académique.

— Sans doute, sans doute, mais ne pourrais-tu me dire…?

— À quoi bon ? Demain tu sauras tout. Le sommeil me gagne. »

Nous traversâmes la cour ; il m’ouvrit la porte cochère donnant sur la Bergstrasse.Nous nous serrâmes la main en nous souhaitant le bonsoir, et je regagnai ma chambre, perdu dans les plus tristes réflexions.


II

Il me fut impossible, cette nuit-là, de fermer l’œil ; je me creusais la tête pour savoir comment Selsam expulserait les ascarides de ma respectable tante Wunderlich.

Le lendemain, cette idée me poursuivit jusqu’au soir. J’allais, je venais, je m’interrogeais moi-même à haute voix, et les gens se retournaient dans la rue pour m’observer, tant mon agitation était grande.

En passant devant l’officine du pharmacien Koniam, je m’arrêtai plus d’une heure à lire les étiquettes innombrables de ses fioles et de ses bocaux : Assa fœlida, — Arsenic, — Chlore, — Potassium, — Baume de Chiron, — Remède du Capucin, — Remède de mademoiselle Stèfen,— "de Fioraventi, etc., etc., etc.

« Grand Dieu ! me dis-je, faut-il avoir la main heureuse, pour saisir précisément la fiole qui nous guérira sans expulser la molécule centrale ! Faut-il avoir du courage pour s’ingérer de l’assa fœtida, du remède du Capucin, ou de Fioraventi, quand un simple morceau de pain ou de viande nous cause parfois une indigestion ! »

Et le soir, soupant en tête-à-tête avec ma bonne tante, je l’observai d’un œil plein de compassion.

« Hélas ! pensais-je en moi-même, que dirais-tu, pauvre Annah Wunderlich, si tu savais que des milliards de bêtes féroces microscopiques s’acharnent à ta ruine, pendant que tu bois tranquillement une tasse de thé !

— Pourquoi me regardes tu donc ainsi, Théodore ? me demanda-t-elle tout inquiète.

—Oh ! ce n’est rien… ce n’est rien…

— Si, je vois que tu me trouves mal aujourd’hui ; j’ai l’air souffrant, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, vous êtes bien pâle. Je parie que vous avez encore reçu de la musique ?

— Eh ! sans doute. J’ai reçu hier l’opéra du Grand Darius, une œuvre sublime, une…

— J’en étais sur. Vous avez passé la nuit à pianoter, à prendre des poses, à vous extasier, à jeter des « ah ! » des « oh ! parfait ! merveilleux ! divin ! »

Elle devint pourpre.

« Qu’est-ce que cela signifie, …Monsieur ? Est-ce que je n’ai plus le droit… ?

— Eh ! je ne dis pas le contraire ; mais c’est ridicule : vous vous ruinez le système nerveux, vous…

— Le système nerveux !… C’est vous qui devenez fou, qui ne savez ce que vous dites.

— Au nom du ciel, calmez-vous, ma tante ! La colère dégage de l’électricité, laquelle produit à son tour des insectes par milliards…

— Des insectes ! s’écria-t-elle en se levant comme un ressort ; des insectes ! Avez-vous déjà vu des insectes sur ma personne, malheureux ? Comment, vous osez… Mais c’est infâme !… des insectes !… Louise !… Katell !… — Sortez, Monsieur !…

— Mais ma tante…

— Sortez ! sortez ! Je vous déshérite ! »

Elle criait, elle bégayait, son bonnet lui pendait sur l’oreille, c’était épouvantable.

« Voyons, voyons, m’écriai-je en me levant, ne nous fâchons pas ! Que diable, ma tante, je ne parle pas des insectes que vous croyez… je parle des myriapodes, des thysanoures, des coléoptères, des lépidoptères, des parasites, enfin de cette multitude innombrable de petits monstres qui s’est logée dans votre corps et qui vous ronge ! »

À ces mots, ma tante Wunderlich tomba dans son fauteuil, les bras pendants, la tête inclinée

sur la poitrine, et la face tellement pâle,

L’eau du bocal était devenue trouble. (Page 21.)

que le rouge qu’elle s’était mis sur le pommettes apparaissait comme des taches de sang.

Je ne fis qu’un saut de notre maison à l'hôtel de Selsam.

En entrant chez lui, j’étais, à ce qu’il paraît, blême comme un mort.

« Mon ami… il y a une crise !… »

Mais je m’arrêtai, saisi de stupeur. Une nombreuse société se trouvait réunie chez Selsam :

— C’était d’abord M. le conservateur du Musée archéologique, Daniel Brêmer, avec sa grande perruque poudrée et son habit marron, la face pleine et les yeux à fleur de tête comme une grenouille ; il tenait à la bouche une sorte de cornemuse gigantesque, et semblait en montrez l’usage aux autres ; — puis M. le maître de chapelle, Christian Hoffer, en chapeau à claque, accroupi dans un fauteuil et ses longues jambes allongées à perte de vue sous la table il faisait jouer, de ses longs doigts osseux, les clefs d’un autre instrument bizarre en forme de tube, et ne leva pas même les yeux sur moi lorsque la porte s’ouvrit, tant cet examen absorbait son attention ; — MM. Kasper Marbach, prosecteur à l’hôpital Sainte-Catherine, et Rebstock, doyen de la Faculté des belles-lettres, tous deux en habit noir et cravate blanche, se trouvaient aussi là, l’un armé d’un immense plateau de bronze, l’autre ceint d’une sorte de tambour de bois des îles à peau de bouc.

Ces gens graves assis autour du candélabre, les joues gonflées, la baguette en l’air, la physionomie méditative, me produisirent un effet


Nous nous glissâmes contre les murs comme des malfaiteurs. (Page 26. )


si grotesque, que je restai cloué sur le seuil, le cou tendu, la bouche béante, comme en présence d’un rêve.

Selsam, sans s’émouvoir, m’avança gravement un siège, et M. le conservateur du Musée poursuivit ses explications :

« Ceci, Messieurs, dit-il, est le fameux buscartibia des Suisses : il a des sons terribles, qui se prolongent à travers les échos et dominent le fracas des torrents. Si M. le conseiller Théodore veut le prendre, je ne doute pas qu'il n’en tire des effets grandioses. »

Il me remit cette corne de bœuf d’un air solennel ; et, s’adressant au prosecteur Kasper Marbach :

« Votre tambour, Monsieur, est ce que nous avons de plus admirable dans le genre : c’est le karabo des Égyptiens et des Abyssins ; les jongleurs s’en servent pour faire danser les serpents et les bayadères.

— Est-ce cela ? fit le prosecteur, en frappant un coup alternativement de la main droite et de la main gauche.

— Très-bien !… très-bien !… vous réussirez. — Et quant à M. le doyen, il n’aura qu’à donner un coup, de seconde en seconde, sur son plateau : le fameux tam-tam, dont les sons lugubres ressemblent aux glas du gros bourdon de notre cathédrale. Ce sera d’un effet colossal, surtout dans le silence de la nuit… — Avez-vous compris, Messieurs ?

— Très-bien.

— Alors nous pouvons partir.

— Un instant, dit le docteur, il est nécessaire d’instruire Théodore de notre détermination.»

Puis, s’adressant à moi :

« Mon cher ami, la position de ta respectable tante exige un remède héroïque. Après y avoir longtemps réfléchi, une idée lumineuse est venue m’éclairer. — Quel est son mal ? C’est l’affadissement du système nerveux, c’est la débilité résultant de l’abus de la musique. — Eh bien, que faire en pareille circonstance ? — Le plus rationnel est de fondre dans le même traitement le principe d’Hippocrate : Contraria contrariis curantur, et celui de notre immortel Hahnemann : Similia similibus curantur. — Qu’y a-t-il de plus contraire à la musique fade et sentimentale de nos opéras, que la musique sauvage des Hébreux, des Caraïbes et des Abyssins ? — Rien. Donc, j’emprunte leurs instruments, j’exécute un air des Hottentots en présence de ta respectable tante , et le principe contraria contrariis est satisfait. D’autre part, qu’y a-t-il de plus semblable à la musique que la musique ? — Évidemment, rien. Donc, le principe similia similibus est aussi satisfait.

Cette idée me parut sublime.

« Selsam, m’écriai-je, tu es un homme de génie ! Hippocrate a résumé la thèse, et Hahnemann l’antithèse de la médecine ; mais toi, tu viens de créer la synthèse : c’est une découverte grandiose !…

— Hé ! je le sais bien, fit-il, mais laisse-moi finir. En conséquence je me suis adressé à M. le conservateur du Musée des Voyages, qui non-seulement consent à nous prêter le tamtam, le busca-tibia le karabo de sa collection, mais veut bien encore nous offrir son concours et jouer du fifre, ce qui complétera notre improvisation harmonique d’une façon très-heureuse. »

Je m’inclinai profondément devant M. le conservateur, et lui exprimai toute ma gratitude. Il en parut touché et me dit :

« Monsieur le conseiller, je suis heureux de pouvoir vous rendre service, ainsi qu’à la respectable dame Annah Wunderlich, dont les nombreuses vertus sont obscurcies par cette exagération malheureuse des jouissances musicales, et l’abus des instruments à cordes. Puissions-nous réussir à la ramener aux goûts simples de nos pères !

— Oui, puissions-nous réussir ! m’écriai-je.

— En route ! Messieurs, dit Selsam, en route ! »

Tout le monde descendit alors le grand escalier. Onze heures sonnaient ; la nuit était sombre, pas une étoile ne brillait au ciel ; un vent d’orage faisait crier les girouettes et balançait les réverbères. Nous nous glissions contre les murs comme des malfaiteurs, chacun de nous tenant son instrument caché sous ses habits.

Arrivés à la porte de ma tante, j’introduisis délicatement la clef dans la serrure, et Selsam ayant allumé un rat-de-cave, nous entrâmes dans le vestibule en silence. Là, chacun prit son poste en face de la chambre à coucher, et, son instrument à la bouche, attendit le signal.

Tout cela s’était fait avec tant de prudence, que rien n’avait bougé dans la maison. Selsam entr’ouvrit même doucement la porte, puis, élevant la voix :

« Partez ! » s’écria-t-il.

Et je soufflai dans ma corne de bœuf : le tam-tam, le fifre, le karabo, tout retentit à la fois.

Impossible de rendre l’effet de cette musique sauvage. On aurait dit que la voûte du vestibule allait s’écrouler.

Nous entendîmes un cri ; mais, bien loin de cesser, une sorte de rage nous saisit, et la grosse caisse, le tam-tam, de redoubler leur fracas, au point que moi-même je n’entendais plus les sons de ma trompe, dont le bruit domine cependant les roulements du tonnerre ; mais le tam-tam était encore plus fort : ses vibrations lentes et lugubres éveillaient en nous un sentiment de terreur inexprimable, comme à l’approche d’un festin de cannibales où l’on doit figurer en qualité de rôti ; nos cheveux étaient debout sur nos têtes, comme des baguettes : — la trompette du Jugement dernier, sonnant le réveil des morts, ne produira pas un effet plus terrible !

Vingt fois Selsam nous avait crié d’arrêter ; nous étions sourds, une sorte de frénésie diabolique s’était emparée de nous.

Enfin, épuisés, hors d’haleine et pouvant tout au plus nous tenir sur nos jambes, tant nous étions rendus de fatigue, il fallut bien cesser cet épouvantable vacarme.

Alors Selsam, levant le doigt, nous dit :

« Silence !… Écoutons ! »

Mais nos oreilles bourdonnaient, il nous était impossible de percevoir le moindre bruit.

Au bout de quelques minutes, le docteur, inquiet, poussa la porte et pénétra dans la chambre pour voir l’effet de son remède.

Nous l’attendions avec impatience. Il ne revenait pas, et j’allais entrer à mon tour, quand il sortit extrêmement pâle et nous regarda d’un air étrange :

« Messieurs, dit-il, sortons !

— Mais quel est le résultat de l’expérience, Selsam ? »

Je lui tenais le bras ; il se retourna brusquement et me répondit :

« Eh bien… elle est morte !

— Morte ! m’écriai-je en reculant.

— Oui, la commotion électrique a été trop violente : elle a détruit les ascarides, mais elle a malheureusement foudroyé la molécule centrale. Du reste, cela ne prouve rien contre ma découverte, au contraire : — ta tante est morte guérie ! »

Et il sortit.

Nous le suivîmes pâles de terreur. — Une fois dans la rue, nous nous dispersâmes, les uns à droite, les autres à gauche, sans échanger une parole : le dénouement de l’aventure nous avait terrifiés !

Le lendemain, toute la ville apprit que dame Annah Wunderlich était morte subitement. Les voisins prétendirent avoir entendu des bruits étranges, terribles, inusités ; mais comme il avait fait dans la nuit un très grand orage, la police ne fit aucune recherche. D’ailleurs, le médecin appelé à constater le décès déclara que dame Annah était morte d’une attaque d’apoplexie foudroyante, en jouant le duo final du Grand Darius ; — on l’avait trouvée assise dans un fauteuil, devant son piano !

Tout alla donc pour le mieux et nous ne fûmes pas inquiétés.

Environ six mois après cet événement, le docteur Selsam publia, sur le traitement des helminthes par la musique, un ouvrage qui obtint un succès incroyable. Le prince Hatto de Schlittenhof lui envoya la grande plaque du Vautour noir, et son Altesse la duchesse régnante daigna le féliciter en personne. On parle même de le nommer président de la Société scientifique, à la place du vieux Mathias Kobus. Bref, c’est un homme très heureux !

Quant à moi, je me reprocherai toute ma vie d’avoir contribué à la mort de ma chère tante Annah Wunderlich, en soufflant pendant un quart d’heure dans cet abominable busca-tibia, que le ciel confonde ! Il est vrai que je n’avais pas l’intention de lui nuire ; au contraire, j’espérais la débarrasser de ses ascarides, et lui permettre de vivre encore de longues années ; mais elle n’en est pas moins morte, l’excellente femme, et cela me navre le cœur.

Dieu m’est témoin que l’idée de foudroyer sa molécule centrale ne m’était jamais venue à l’esprit. Hélas ! je l’avoue à ma honte, j’aurais ri au nez de celui qui serait venu me dire qu’avec un air de musique on pouvait tuer « même une simple mouche ! »


FIN DE MON ILLUSTRE AMI SELSAM.