Contes et romans populaires/La Comète

Contes et romans populairesJ. Hetzel, éditeur (p. 44-47).


LA COMÈTE



L’année dernière, avant les fêtes du carnaval, le bruit courut à Hunebourg quelemonde allait finir. C’est le docteur Zacharias Piper, de Colmar, qui répandit d’abord cette nouvelle désagréable ; elle se lisait dans le Messager boiteux, dans le Parfait chrétien et dans cinquante autres almanachs.

Zacharias Piper avait calculé qu’une comète descendrait du ciel le mardi-gras, qu’elle aurait une queue de trente-cinq millions de lieues, formée d’eau bouillante , laquelle passerait sur la terre, de sorte que les neiges des plus hautes montagnes en seraient fondues, les arbres desséchés et les gens consumés.

Il est vrai qu’un honnête savant de Paris, nommé Popinot, écrivit plus tard que la comète arriverait sans doute, mais que sa queue serait composée de vapeurs tellement légères, que personne n’en éprouserait le moindre inconvénient ; que chacun devait s’occuper tranquillement de ses affaires ; qu’il répondait de tout.

Cette assurance calma bien des frayeurs.

Malheureusement, nous avons à Hunebourg une vieille fileuse de laine, nommée Maria Finck, demeurant dans la ruelle des Trois-Pots. C’est une petite vieille toute blanche, toute ridée, que les gens vont consulter dans les circonstances délicates de la vie. Elle habite une chambre basse, dont le plafond est orné d’œufs peints, de bandelettes roses et bleues, de noix dorées et de mille autres objets bizarres. Elle se revêt elle-même d’antiques falbalas, et se nourrit d’échaudés, ce qui lui donne une grande autorité dans le pays.

Maria Finck, au lieu d’approuver l’avis de l’honnête et bon M. Popinot, se déclara pour Zacharias Piper, disant :

« Convertissez-vous et priez ; repentez vous de vos fautes et faites du bien à l’Église, car la fin est proche, la fin est proche ! »

On voyait au fond de sa chambre une image de l’enfer, où les gens descendaient par un chemin semé de roses. Aucun ne se doutait de l’endroit où les menait cette route ; ils marchaient en dansant, les uns une bouteille à la main, les autres un jambon, les autres un chapelet de saucisses. Un ménétrier, le chapeau garni de rubans, leur jouait de la clarinette pour égayer le voyage ; plusieurs embrassaient leurs commères, et tous ces malheureux s’approchaient avec insouciance de la cheminée pleine de flammes, où déjà les premiers d’entre eux tombaient, les bras étendus et les jambes en l’air.

Qu’on se figure les réflexions de tout être raisonnable en voyant cette image. On n’est pas tellement vertueux, que chacun n’ait un certain nombre de péchés sur la conscience, et personne ne peut se flatter de s’asseoir tout de suite à la droite du Seigneur. Non, il faudrait être bien présomptueux pour oser s’imaginer que les choses iront de la sorte ; ce serait la marque d’un orgueil très-condamnable. Aussi la plupart se disaient :

« Nous ne ferons pas le carnaval ; nous passerons le mardi-gras en actes de contrition. »

Jamais on n’avait vu rien de pareil. L’adjudant et le capitaine de place, ainsi que les sous-officiers de la 3e  compagnie du *** en garnison à Hunebourg, étaient dans un véritable désespoir. Tous les préparatifs pour la fête, la grande salle de la mairie qu’ils avaient décorée de mousse et de trophées d’armes, l’estrade qu’ils avaient élevée pour l’orchestre, la bière, le kirsch, les bischofs qu’ils avaient commandés pour la buvette, enfin tous les rafraîchissements allaient être en pure perle, puisque les demoiselles de la ville ne voulaient plus entendre parler de dause.

« Je ne suis pas méchant, disait le sergent Duchêne, mais si je tenais votre Zacharias Piper, il en verrait des dures. »

Avec tout cela, les plus désolés étaient encore Daniel Spitz, le secrétaire de la mairie, Jérôme Bertha, le fils du maître de poste, le percepteur des contributions Dujardin, et moi. — Huit jours avant, nous avions fait le voyage de Strasbourg pour nous procurer des costumes. L’oncle Tobie m’avait même donné cinquante francs de sa poche, afin que rien ne fût épargné. Je m’étais donc choisi, chez mademoiselle Dardenai, sous les petites arcades, un costume de Pierrot. C’est une espèce de chemise à larges plis et longues manches, garnie de boutons en forme d’oignons, gros comme le poing, qui vous ballottent depuis le menton jusque sur les cuisses. On se couvre la tête d’une calotte noire, on se blanchit la figure de farine et, pourvu qu’on ait le nez long, les joues creuses et les yeux bien fendus, c’est admirable.

Dujardin, à cause de sa large panse, avait pris un costume de Turc, brodé sur toutes les coutures ; Spitz un habit de Polichinelle, formé de mille pièces rouges, vertes et jaunes, une bosse devant, une autre derrière , le grand chapeau de gendarme sur la nuque ; on ne pouvait rien voir de plus beau. — Jérôme Bertha devait être en sauvage, avec des plumes de perroquet Nous étions sûrs d’avance que toutes les filles quitteraient leurs sergents, pour se pendre à nos bras.

Et quand on fait de pareilles dépenses, de voir que tout s’en aille au diable par la faute d’une vieille folle ou d’un Zacharias Piper, n’y a-t-il pas de quoi prendre le genre humain en grippe ?

Enfin, que voulez-vous ! Les gens ont toujours été les mêmes ; les fous auront toujours le dessus.

Le mardi-gras arrive. Ce jour-là, le ciel était plein de neige. On regarde à droite, à gauche, en haut, en bas, pas de comète ! Les demoiselles paraissent toutes confuses ; les garçons couraient chez leurs cousines, chez leurs tantes, chez leurs marraines, dans toutes les maisons : « Vous voyez bien que la vieille Finck est folle, toutes vos idées de comète n’ont pas de bon sens. Est-ce que les comètes arrivent en hiver ? Est-ce qu’elles ne choisissent pas toujours le temps des vendanges ? Allons, allons, il faut se décider, que diable ! Il est encore temps, etc. »

« De leur côté, les sous-officiers passaient dans les cuisines et parlaient aux servantes ; ils les exhortaient, et les accablaient de reproches. Plusieurs reprenaient courage. Les vieux et les vieilles arrivaient bras dessus bras dessous, pour voir la grande salle de la mairie, les soleils de sabres, poignards et les petits drapeaux tricolores entre les fenêtres excitaient l’admiration universelle. Alors tout change, on se rappelle que c’est mardi-gras ; les demoiselles se dépêchent de tirer leurs jupes de l’armoire et de cirer leurs petits souliers.

À dix heures, la grande salle de la mairie était pleine de monde ; nous avions gagné la bataille : pas une demoiselle de Hunebourg ne manquait à l’appel. Les clarinettes, les trombones, la grosse caisse résonnaient, les hautes fenêtres brillaient dans la nuit, les valses tournaient comme des enragées, les contredanses allaient leur train ; les filles et les garçons étaient dans une jubilation inexprimable ; les vieilles grand’mères, bien assises contre les guirlandes, riaient de bon cœur. On se bousculait dans la buvette ; on ne pouvait pas servir assez de rafraîchissements, et le père Zimmer, qui avait la fourniture par adjudication, peut se vanter d’avoir fait ses choux gras en cette nuit.

Tout le long de l’escalier extérieur, on voyait descendre en trébuchant ceux qui s’étaient trop rafraîchis. Dehors, la neige tombait toujours.

L’oncle Tobie m’avait donné la clef de la maison, pour rentrer quand je voudrais. Jusqu’à deux heures, je ne manquai pas une valse, mais alors j’en avais assez, les rafraîchissements me tournaient sur le cœur. Je sortis. Une fois dans la rue, je me sentis mieux et me mis à délibérer, pour savoir si je remonterais ou si j’irais me coucher. J’aurais bien voulu danser encore ; mais d’un autre côté j’avais sommeil.

Enfin je me décide à rentrer, et je me mets en route pour la rue Saint-Sylvestre, le coude au mur, en me faisant toutes sortes de raisonnements à moi-même.

Depuis dix minutes, je m’avançais ainsi dans la nuit, et j’allais tourner au coin de la fontaine, quand, levant le nez par hasard, je vois derrière les arbres du rempart une lune rouge comme de la braise, qui s’avançait par les airs. Elle était encore à des milliers de lieues, mais elle allait si vite, que dans un quart d’heure elle devait être sur nous.

Cette vue me bouleversa de fond en comble ; je sentis mes cheveux grésiller, et je me dis : « C’est la comète ! Zacharias Piper avait raison ! »

Et, sans savoir ce que je faisais, tout à coup je me remets à courir vers la mairie, je regrimpe l’escalier, en renversant ceux qui descendaient et criant d’une voix terrible :

« La comète ! la comète ! »

C’était le plus beau moment de la danse : la grosse caisse tonnait, les garçons frappaient du pied, levaient la jambe en tournant, les filles étaient rouges comme des coquelicots ; mais quand on entendit cette voix s’élever dans la salle : « La comète ! la comète ! » il se fit un profond silence, et les gens, tournant la tête, se virent tout pâles, les joues tirées et le nez pointu.

Le sergent Duchêne, s’élançant vers la porte, m’arrêta et me mit la main sur la bouche, en disant :

« Est-ce que vous êtes fou ? Voulez-vous bien vous taire ! »

Mais moi, me renversant en arrière, je ne cessais de répéter d’un ton de désespoir : « La comète ! » Et l’on entendait déjà les pas rouler sur l’escalier comme un tonnerre, les gens se précipiter dehors, les femmes gémir, enfin un tumulte épouvantable. Quelques vieilles, séduites par le mardi-gras, levaient les mains au ciel, en bégayant : « Jésus ! Maria ! Joseph ! »

En quelques secondes la salle fut vide. Duchêne me laissa ; et, penché au bord d’une fenêtre, je regardai, tout épuisé, les gens qui remontaient la rue en courant ; puis je m’en allai, comme fou de désespoir.

En passant par la buvette, je vis la cantinière Catherine Lagoutte avec le caporal Bouquet, qui buvaient le fond d’un bol de punch :

« Puisque c’est fini, disaient-ils, que ça finisse bien ! »

Au-dessous, dans l’escalier, un grand nombre étaient assis sur les marches et se confessaient entre eux ; l’un disait : « J’ai fait l’usure ? » l’autre : « J’ai vendu à faux poids ! » l’autre : « J’ai trompé au jeu ! » Tous parlaient à la fois, et de temps en temps il s’interrompaient pour crier ensemble : « Seigneur, ayez pitié de nous ! »

Je reconnus là le vieux boulanger Fèvre et la mère Lauritz. Ils se frappaient la poitrine comme des malheureux. Mais toutes ces choses ne m’intéressaient pas ; j’avais assez de péchés pour mon propre compte.

Bientôt j’eus rattrapé ceux qui couraient vers la fontaine. C’est là qu’il fallait entendre les gémissements ; tous reconnaissaient la comète ; moi je trouvai qu’elle avait déjà grossi du double : elle jetait des éclairs ; la profondeur des ténèbres la faisait paraître rouge comme du sang !

La foule, debout dans lombre, ne cessait de répéter d’un ton lamentable :

« C’est fini, c’est fini ! Ô mon Dieu ! c’est fini ! nous sommes perdus ! »

Et les femmes invoquaient saint Joseph, saint Christophe, saint Nicolas, enfin tous les saints du calendrier.

Dans ce moment, je revis aussi tous mes péchés depuis l’âge de la raison, et je me fis horreur à moi-même. J’avais froid sous la langue, en pensant que nous allions être brûlés ; et comme le vieux mendiant Ballhazar se tenait près de moi sur sa béquille, je l’embrassai en lui disant :

« Ballhazar, quand vous serez dans le sein d’Abraham, vous aurez pitié de moi, n’est-ce pas ? »

Alors lui, en sanglotant, me répondit :

« Je suis un grand pécheur, monsieur Christian ; depuis trente ans je trompe la commune par amour de la paresse, car je ne suis pas aussi boiteux qu’on pense.

— Et moi, Balthazar, lui dis-je, je suis le plus grand criminel de Hunebourg. »

Nous pleurions dans’les bras l’un de l’autre.

Voilà pourtant comment seront les gens au jugement dernier : les rois avec les cireurs de bottes, les bourgeois avec les va-nu-pieds. Ils n’auront plus honte l’un de l’autre ; ils s’appelleront frères ! et celui qui sera bien rasé, ne craindra pas d’embrasser celui qui laisse pousser sa barbe pleine de crasse, — parce que le feu purifie tout, et que la peur d’étre brûlé vous rend le cœur tendre.

Oh ! sans l’enfer, on ne verrait pas tant de bons chrétiens ; c’est ce qu’il y a de plus beau dans notre sainte religion.

Enfin, nous étions tous là depuis un quart d’heure, à genoux, lorsque le sergent Duchêne arriva tout essoufflé. Il avait d’abord couru vers l’arsenal, et, ne voyant rien là-bas, il revenait par la rue des Capucins.

« Eh bien ! fit-il, qu’est-ce que vous avez donc à crier ? »

Puis, apercevant la comète :

« Mille tonnerres ! s’écria-t-il, qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est la fin du monde, sergent, dit Balthazar.

— La fin du monde ?

— Oui, la comète. »

Alors il se mit à jurer comme un damné, criant :

« Encore si l’adjudant de place était là… on pourrait connaître la consigne ! »

Puis, tout à coup, tirant son sabre et se glissant contre le mur, il dit :

« En avant ! Je m’en moque, il faut pousser une reconnaissance. »

Tout le monde admirait son courage, et moi-même, entraîné par son audace, je me mis derrière lui. — Nous marchions doucement, doucement, les yeux écarquillés, regardant la comète qui grandissait à vue d’œil, en faisant des milliards de lieues chaque seconde.

Enfin, nous arrivâmes au coin du vieux couvent des capucins. La comète avait l’air de monter ; plus nous avancions, plus elle montait ; nous étions forcés de lever la tête, de sorte que finalement Duchêne avait le cou plié, regardant tout droit en l’air. Moi, vingt pas plus loin, je voyais la comète un peu de côté. Je me demandais s’il était prudent d’avancer encore, lorsque le sergent s’arrêta.

« Sacrebleu ! fit-il à voix basse, c’est le réverbère.

— Le réverbère ! dis-je en m’approchant, est-ce possible ! »

Et je regardai tout ébahi.

En effet, c’était le vieux réverbère du couvent des capucins. On ne l’allume jamais, par la raison que les capucins sont partis depuis 1792, et qu’à Hunebourg tout le monde se couche avec les poules ; mais le veilleur de nuit Burrhus, prévoyant qu’il y aurait ce soir-là beaucoup d’ivrognes, avait eu l’idée charitable d’y mettre une chandelle, afin d’empêcher les gens de rouler dans le fossé qui longe l’ancien cloître ; puis il était allé dormir à côté de sa femme.

Nous distinguions très-bien les branches de la lanterne. Le lumignon était gros comme le pouce ; quand le vent soufflait un peu, ce lumignon s’allumait et jetait des éclairs, voilà ce qui le faisait marcher comme une comète.

Moi, voyant cela, j’allais crier pour avertir les autres, quand le sergent me dit :

« Voulez-vous bien vous taire ! si l’on savait que nous avons chargé sur une lanterne, on se moquerait de nous. — Attention ! »

Il décrocha la chaîne toute rouillée : le réverbère tomba, produisant un grand bruit. Après quoi nous partîmes en courant.

Les autres attendirent encore longtemps ; mais comme la comète était éteinte, ils finirent aussi par reprendre courage et allèrent se coucher.

Le lendemain, le bruit courut que c’était à cause des prières de Maria Finck que la comète s’était éteinte ; aussi, depuis ce jour, elle est plus sainte que jamais.

Voilà comment les choses se passent dans la bonne petite ville de Hunebourg !


FIN DE LA COMÈTE