Imprimerie Bénard (3p. 23-29).


La grève des danseuses


Seule dans un coin du foyer, la grande Théréson, en costume de soubrette, repassait son rôle avant d’entrer en scène. De ses deux mains ouvertes, elle cachait la brochure étalée sur ses genoux, pour empêcher, sans doute, le texte de lui sauter aux yeux malgré elle. Puis, d’une voix morne et sans intonations, elle murmurait très vite :

— Oui, monsieur… Parfaitement, monsieur… Si monsieur veut attendre un instant… Oh ! monsieur veut rire, sans doute…

Comme la petite Chonchette traversait le foyer, les « Oui, monsieur… Parfaitement, monsieur… » de Théréson prirent un accent extraordinaire de férocité et de dédain, tandis que Chonchette, les yeux au plafond, balançait la croupe d’une façon agressive et désinvolte, qui signifiait clairement qu’à son avis, il n’y avait personne dans le foyer, et puis que si c’était elle, maintenant, qui était avec le directeur, ça prouvait qu’elle était un peu mieux fichue que les grandes bringues qui ne savent même pas garder un homme pendant quinze jours.

À ce moment, la porte s’ouvrit, et Zulma, la danseuse, entra comme un coup de vent qui aurait peur d’être en retard. Chonchette pensa qu’il était à propos de montrer la bonté de son âme et l’aménité de son caractère, et s’écria d’un air d’admiration ravie :

— Oh ! Zulma ! comme tu es jolie ce soir, mon petit bijou !

Les deux femmes échangèrent une demi-douzaine de ces longs baisers flûtés, presque indécents, qui équivalent à peu près, entre gens de théâtre, à une poignée de mains entre gens normaux.

— J’ai une migraine, ma chérie ! une migraine ! dit Zulma… T’es pas d’la grande pièce, toi. T’en as, d’la veine !

— Ça va passer… Amuse-toi bien, mon chéri…

Et Chonchette fila, joyeuse. Alors, regardant Zulma d’un air de compassion infinie, la grande Théréson lui dit :

— Si monsieur veut attendre un instant… Oh ! monsieur veut rire, sans doute… T’es pas dégoûtée, de lui lécher l’museau !

— Pourquoi ? demanda l’autre. Elle a bouffé d’l’arsenic, p’t-être bien ?

Théréson roula sa brochure, la déroula, la lissa un instant entre son genou et sa paume, puis déclara, lentement :

— T’à l’heure, elle a dit comme ça au patron qu’toutes les danseuses, c’était rien qu’des grues.

Zulma resta suffoquée. « Ah ben !… Ah ben !… » murmura-t-elle. Puis sans rien ajouter, elle fila vers l’escalier des loges, aussi vivement que si elle avait eu le feu au derrière.

La loge réservée au corps de ballet tout entier était faite de la moitié d’un corridor désaffecté, coupé en deux par une cloison de planches. Il est vrai que le corps de ballet ne comprenait que huit danseuses. Ces dames papotaient en enlevant leurs chapeaux ou leurs bottines, quand Zulma, de la porte, les salua d’un vibrant : « Salut, tas de grues ! » Personne ne broncha. Mais l’autre, qui, malgré sa migraine tenait à son petit effet, donna des détails :

— C’est vrai, qu’vous êtes toutes des grues. Chonchette le disait t’à l’heure encore au patron.

Une clameur emplit la loge :

— Elle a dit ça !… Qui c’est qu’a dit qu’elle l’avait dit ?… Elle en a, du culot !… Si on n’est même plus respectées par les choristes !…

— C’est Théréson qui l’a entendu, spécifia Zulma. Vous êtes toutes des grues, et pis v’là tout.

Des projets de vengeance jaillirent, immédiats :

— On va lui casser la gueule !… Faut raconter au patron c’ qui s’ passe avec le ténor !… J’en ai plein l’ dos, d’ la boîte !… Mettons-nous toutes en grève !…

On ne sut jamais qui avait lancé ce mot de grève. Mais, comme l’idée était saugrenue, absurde et irréalisable, toutes ces charmantes petites âmes de perruches futiles et puériles sautèrent dessus avec transport :

— Bravo ! en grève !… Toutes en grève !… Pas de ballet ce soir !… Attrapés, l’ patron et la patronne !…

Zulma, debout dans un coin, jugeait la question avec sa largeur de vue ordinaire, en pensant que ce n’était pas encore en faisant tout ce potin qu’on guérirait son mal de tête.

Fébrilement, les danseuses enfilaient leurs bottines, se recoiffaient et se repoudraient la figure, en trois coups de houppette. Des rires fusaient, jaillis de la joie infinie de faire une bonne grosse bêtise. Et puis, on allait réaliser ce rêve si rare au théâtre : avoir une soirée à soi.

— Au café des Artistes ! lança une voix. On trouvera des types pour rigoler.

La bande impétueuse dégringola l’escalier, traversa le foyer dans un grand froufrou de jupons et de rires, et gagna la rue d’un élan qui faillit renverser Ficelle, le second régisseur. « Eh bien, les mômes, où allez-vous ? » cria-t-il en en saisissant une par le bras. Mais la petite se dégagea prestement et fila à la suite des autres, en lançant d’une voix goguenarde :

— Nous sommes toutes engagées à Paris, à l’Opéra !… Nous prenons l’train dans une demi-heure ! Salut, mon vieux !… Compliments au patron !

Et, avec des clameurs joyeuses, la bande s’engouffra au Café des Artistes.

Mais, un pied sur le seuil, Zulma dut s’arrêter, le crâne cerclé d’une douleur intense. Elle hésita un instant, eut un soupir de regret en pensant à la bonne vadrouille que les autres allaient s’offrir, puis, la douleur se faisant plus lancinante encore, elle décida, triste et penaude :

— Zut, j’ai trop mal à la tête… Je vais m’fiche au pieu.

Le lendemain, Zulma s’éveilla à midi, la tête dégagée, mais encore bourdonnante. Elle déjeuna d’un croûton de pain largement arrosé d’eau claire, et se consola en pensant que c’était jour d’avances et qu’elle allait toucher le joli louis d’or demandé la veille au secrétaire du théâtre. Il lui vint bien à l’idée, un instant, que l’histoire de la grève pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour les grévistes. Mais comme ça la fatiguait de penser à des choses désagréables, elle conclut, avec infiniment de logique, que, quoi qu’il advînt le patron n’avait pas encore la tirelire assez large pour l’avaler toute crue. Et elle acheva tranquillement son sommaire repas.

Lorsqu’elle entra au foyer, à l’heure des avances, une clameur l’accueillit :

— T’es fraîche, ma petite !… T’en as, une santé, de filer sans rien dire !… T’as quinze francs d’amende et une engueulade à la clef, mon enfant !

Ahurie, Zulma ouvrit une bouche en cul de poule.

— Et ben, et vous autres ? demanda-t-elle.

— Mais nous avons dansé, nous autres. Ficelle est venu nous rechercher au Café des Artistes. Et puis, c’est pas vrai, c’ qu’on avait dit ; Chonchette n’a jamais parlé de nous au patron…

Et une longue explication, incompréhensible mais péremptoire, et jacassé par cinq ou six langues à la fois, démontra que Chonchette était un ange, que Théréson en était un autre, et que ces deux modèles de circonspection étaient absolument incapables de dire du mal de qui que ce fût.

— Avec tout ça, t’es dedans pour quinze balles, insista Ficelle.

Zulma eut un magnifique haussement d’épaules. « M’en fous ! » répondit-elle dédaigneusement. Ce fut si bien envoyé, qu’il y eut un murmure général d’approbation. Ça fait toujours plaisir de voir des gens qui sont au-dessus de ces petites misères. Et tout de suite, elle les fit crever de rire, cette sacrée Zulma, en imitant la gueule de Ficelle quand il en est à sa cinquième mominette.

Son tour venu, elle entra dans le cabinet du secrétaire. Celui-ci consulta un registre, se gratta l’oreille droite, puis la fesse gauche, et, sans rien dire un mot, secoua négativement la tête.

— Et ben ! et mes vingt balles ? s’exclama la danseuse.

— T’as quinze francs d’amende, expliqua l’employé. Il t’en restait trente-cinq à toucher. Trente-cinq moins quinze, reste vingt, garantie du patron. T’auras plus rien avant le règlement du mois. Faut plus qu’onze jours.

Un instant, Zulma regarda le gros registre, cherchant par où elle devait l’empoigner pour en écraser plus sûrement le crâne du vieux gratte-papier. Mais cette pensée mauvaise ne dura pas. Avec un nouveau haussement d’épaules, et autant de chic que la première fois, elle répéta, le sourire aux lèvres : « M’en fous ! »

— Tant mieux pour toi ! répondit le secrétaire. Et, de sa vieille voix de rogomme, il cria : À une autre !

Souriante et calme, Zulma retraversa le foyer.

— Où vas-tu ? demanda la grosse Loulou.

— Cherche une voiture pour emporter ma galette, riposta l’effrontée. Y’ en a trop, j’pourrais jamais porter tout ça.

Et elle sortit, parmi les rires, riant plus fort que les autres.

Elle alla entrebâiller la porte du Café des Artistes. Seule, dans son comptoir, la grosse maman Adèle se curait les dents.

— Y’ a personne ? demanda la petite.

Sans cesser de fouiller au creux de ses molaires, la vieille dame secoua négativement la tête. Zulma referma la porte, enfila deux ou trois rues, s’arrêta devant le restaurant du Filet de Bœuf, et jeta un coup d’œil à l’intérieur, entre deux rideaux mal joints. Trois cabots achevaient leur demi-tasse, et un vieil employé, qui prenait là sa pitance, mâchonnait lentement, le nez dans un journal.

Au café Lucien, même veine : rien que deux types de pannés jouant aux dominos, tandis que le garçon dormait, vautré sur une banquette.

Alors, Zulma comprit qu’il était inutile d’insister, que c’était jour de guigne carillonnée, qu’elle déjeunerait encore par cœur, et n’avait rien de mieux à faire que de rentrer chez elle. Sur le palier, elle croisa sa voisine, la couturière, qui sortait, un énorme panier sous le bras.

— J’ai la flème, dit la danseuse, j’ vais pioncer une heure ou deux.

— Vous en avez, d’ la veine ! répondit l’ouvrière avec un soupir d’envie. Et elle descendit l’escalier en murmurant : Quel beau métier, tout de même !

Zulma rentra dans sa petite chambre déserte et sans feu, et sa figure s’assombrit soudain, comme si elle avait laissé tomber un masque joyeux et frivole, trop lourd pour qu’elle pût le porter longtemps. Elle n’aimait pas de penser aux choses tristes, mais cette fois, il y en avait trop. Elle se dit qu’elle était sans un rond, le ventre vide, n’ayant trouvé personne pour lui payer à déjeuner, et qu’il en serait sans doute de même pour le dîner. Elle songea que, plaquée depuis trois semaines par son dernier, elle avait vainement cherché un ami qui pût l’aider un peu. Et elle conclut tristement qu’il ne lui restait plus trois nippes à se mettre sur la peau, et qu’elle n’avait plus rien, rien au monde, rien que des dettes dans tous les coins, et l’ « œil » fermé partout.

Alors, sans force et sans courage, elle se laissa tomber sur son lit. Et, tout doucement, la figure cachée dans l’oreiller, pour qu’on ne l’entendît pas de la chambre voisine, elle râla, longtemps, longtemps, les poings aux tempes, buvant ses larmes âcres et salées : « Cochonne de vie ! Cochon d’ métier ! »