Imprimerie Bénard (1p. 55-62).

Les Deux Boxeurs


Line était toute petite, toute blonde, toute potelée, avec des fossettes partout. Marion était très grande, très noire, et osseuse comme un vieux cheval de fiacre. Elles trottaient de compagnie, sur le boulevard, quand la grande constata soudain que la petite n’était plus à son côté. Se retournant, elle la vit arrêtée devant un kiosque à journaux, la héla sans obtenir de réponse, revint sur ses pas et se planta auprès d’elle sans que cela interrompît sa contemplation. Le nez en l’air, les yeux luisants, un petit bout de langue pointue frôlant le coin de sa bouche gourmande, Line était en extase, Line regardait de toute son âme, sur la couverture d’une revue sportive, le portrait d’un boxeur à l’académie formidable, vêtu très simplement d’une paire de gants de quatre onces et d’un caleçon moins large que ses gants.

— Tu vas coucher là ? demanda Marion. Line parut s’éveiller. Ses paupières battirent, elle regarda son amie avec de grands yeux un peu étonnés, un peu vacillants, comme si elle sortait d’un rêve, puis dit avec un gros soupir :

— Crois-tu que sa mère était un peu là, pour la fabrication !

La grande bringue pinça les lèvres.

— Ah ! non ! dit-elle, c’est pas mon genre ! Moi, je voudrais un petit homme avec de beaux cheveux blonds qui frisent tout seuls, de grands yeux bleus, de longs cils noirs et une toute petite moustache. Il faudrait qu’il me raconte des choses tristes, comme dans les feuilletons, avec une petite voix très douce…

— T’auras ça pour un franc quatre-vingt-quinze ! interrompit la petite. Y en a plein la vitrine chez le marchand de jouets d’en face. Ça, au moins, c’est un homme ! En a-t-il des bras ! En a-t-il des jambes !

Elle rougissait, la petite Line, en regardant les jambes du monsieur. Toute crispée, elle se cramponna au bras de Marion, se serrant contre elle d’une étreinte nerveuse, lui entrant ses ongles dans la peau, à travers l’étoffe de la manche. Puis elle murmura d’une voix un peu oppressée :

— Ah !… un gaillard comme ça… pour vous serrer fort, fort, fort… tant qu’on ait bien mal…

Derrière elle, une voix prononça :

— Il n’a pourtant rien de bien extraordinaire, ce boxeur.

Line se retourna comme si on l’eût pincée quelque part. Un monsieur la regardait fixement, d’un air calme, un peu amusé. Il n’était pas mal, le monsieur : jeune, assez grand, l’air bien bâti. Il avait de longs cheveux noirs qui bouclaient en belles touffes au-dessus de ses oreilles, une longue moustache soyeuse que tortillait sa main chargée de grosses bagues. Et il répétait de sa voix tranquille :

— Rien… il n’a absolument rien d’extraordinaire…

Vous pensez bien que Line n’allait pas répondre à cet insolent. D’un air détaché, elle demanda à son amie :

— C’est aujourd’hui leur jour de sortie, à ceux de Charenton ?

Imperturbable, le monsieur continua :

— Vous avez une façon charmante de plaisanter, mademoiselle. Mais je ne suis pas fou, je vous assure. Et j’ai de bonnes raisons pour affirmer que ce boxeur n’a rien d’extraordinaire. Pas plus tard que le mois dernier, je l’ai démoli en cinq sec.

Ça, par exemple ! Il avait démoli un gaillard si bien bâti, ce monsieur ! Comme on se trompe, tout de même ! D’étonnement, Line arrondit sa petite bouche rose comme s’il allait en sortir un œuf, en regardant longuement l’inconnu. Il sourit gentiment, et reprit :

— Ma foi oui, en cinq sec… Du reste, j’en ai démoli bien d’autres. On ne l’a pas encore trouvé, l’Anglais qui me mettra son poing sur la peau !

Pas un ! Il n’en craignait pas un ! Devait-il être fort, pour les démolir tous, les Anglais ! Et beau garçon, avec ça ! Line le trouvait si beau, maintenant, qu’elle n’osait plus le regarder. Elle ne bougeait pas, et restait là, plantée devant lui, contemplant la pointe de ses bottines, tandis qu’il continuait :

— Vous aimez la boxe, mademoiselle ? Il faudra venir chez moi, je vous donnerai des leçons.

Malgré sa confusion, Line eut un sourire amusé, et montrant sa toute petite menotte de cousette parisienne, elle demanda :

— Avec qui voudriez-vous que je boxe ? Avec les mouches ?

— Est-elle amusante ! s’exclama le monsieur. Mais vous vous trompez, mademoiselle, car la science peut remplacer la force. Vous n’arriverez pas à démolir des champions, bien sûr. Mais si vous voulez venir quelque temps chez moi, vous verrez qu’avant peu… En attendant, voulez-vous me faire le plaisir d’accepter une consommation, ainsi que votre amie ?

Oh ! comme elles étaient rouges, les joues de la petite Line, sous l’ombre de ses longs cils baissés ! D’une voix faible, elle murmura : « Non… non…, je vous remercie… » Mais sa petite main serrait le bras de Marion, de toutes ses forces, pour faire comprendre à son amie qu’elle devait attendre un peu, que ce ne serait pas poli de s’en aller comme ça, tout de suite…

Deux minutes plus tard, ils étaient installés tous trois à la terrasse d’un café.

On était très bien, à cette terrasse, dans l’ombre de la grande tente en coutil rayé. Il n’y avait là qu’un garçon efflanqué et mélancolique, puis, derrière la table voisine, un grand journal étalé, avec quatre gros doigts en boudins de chaque côté, et deux courtes jambes qui passaient par dessous. Quelque vieux bourgeois qui s’endormait sur de la politique…

La petite Line avait des frétillements d’oiseau qui sort du bain, des sourires de ravissements subits et inexplicables. Au contraire, cette grande bringue de Marion gardait un silence désapprobateur, et se tenait aussi raide qu’une autruche qui aurait avalé un parapluie dont la pomme ne veut pas passer. Entre elles deux, souriant et très à l’aise, le monsieur contait ses prouesses.

Ah ! oui, il en avait démoli, de ces boxeurs ! Des Anglais, des Allemands, des Autrichiens, des Russes, des Espagnols ! Tous, entendez-vous, tous ceux qu’on lui avait opposés ! Et il n’y en avait pas un qui fût jamais parvenu à l’effleurer seulement du bout du doigt ! C’était bien simple, du reste. Il n’avait qu’un coup, un seul, mais c’était un coup infaillible, quelque chose comme la botte de Nevers des boxeurs. Il se plaçait devant son homme, et pan ! il lui envoyait son coup en plein sur le nez ! L’autre s’étalait les quatre fers en l’air, et n’y revenait jamais plus. Ce n’est pas plus difficile que ça… Pan ! et c’est fini !

Line riait d’aise. Elle répétait, après le beau boxeur aux longues moustaches : « Pan ! c’est fini ! » Et elle sentait une grande joie monter et grandir en elle, comme si tous ces hommes qui s’étaient étalés les quatre fers en l’air étaient ses ennemis mortels. Elle se familiarisait peu à peu, et osait regarder cet homme terrible, de temps à autre, furtivement. Lui, il la regardait de tous ses yeux, avec un sourire gentil et condescendant, et il n’arrêta de conter ses hauts faits que pour demander, en baissant un peu la voix :

— Eh bien, consentez-vous à venir chez moi, maintenant ?

Line rougit derechef. Pour éviter de répondre, elle osa questionner :

— Alors, c’est vous qui êtes le plus fort de tous ?

— Oui, dit-il, c’est moi… Nous appelons ça le champion.

La petite baissa la tête, émerveillée et confuse. Jamais elle n’oserait… Pensez donc : un champion ! Le champion !

Le vainqueur des boxeurs russes et espagnols reprit d’une voix négligente :

— Malheureusement, je n’ai plus guère l’occasion d’en démolir de nouveaux. Personne n’ose plus se mesurer avec moi. J’ai pourtant lancé un défi de cinq mille francs à celui qui pourrait me porter un coup de poing, un seul ! Mais nul n’a eu le courage de relever ce cartel… Alors, c’est convenu, vous viendrez chez moi demain…

Elle allait dire oui, la petite Line ! Sûr, elle allait le dire, puisqu’elle n’osait plus dire non. Soudain, une voix claironnante et un peu nasillarde proféra :

— Je tenai le match !

Puis le journal étalé derrière la table voisine, immobile jusqu’alors, s’abattit brusquement et découvrit un monsieur qui se leva, fit trois pas en avant, et salua avec une raideur et une correction bien britanniques.

Il était petit, bas sur jambes, mais râblé, et d’une carrure presque anormale. Il avait une figure rougeaude, ronde et rogue, entièrement rasée, où luisaient de durs petits yeux gris, fixes et arrogants.

L’autre le regarda d’un air ahuri, puis murmura :

— Que… Comment dites-vous ?

— Je tenai le match, répéta l’inconnu. Et je faisai vôs knock-out sur trois rounds.

L’invincible champion parut reprendre un peu d’assurance, et répondit d’une voix plus tranquille :

— Pardon, monsieur, je ne comprends pas l’anglais.

Et il lui tourna le dos, comme si c’était une affaire finie.

Mais l’autre reprit, toujours raide et digne :

— Bon… Je disai en français : Je parie moâ casser le gueule de vôs… Vôs comprenez ?

L’homme imbattable devint très pâle, et se leva brusquement.

— Monsieur, dit-il, ce n’est pas en ces termes… Une rencontre n’est plus possible…, du moment où vous employez…

L’Anglais l’interrompit, en faisant un pas d’un air presque menaçant.

— Vôs avez peur ! prononça-t-il. Moâ je dis : Vôs avez peur !… Vôs pas tchempionne de boxe ! Vôs tchempionne de bluff ! Si vôs taisez pas vôs, je boxai vôs tôt de souite, devant les demoiselles !

L’autre bondit… derrière une table.

— La police ! cria-t-il. Allez chercher la police !

L’Anglais sembla se calmer.

— Payez le boissonne, dit-il, et allez-vôs en…, tôt de souite !

L’homme-qui-les-tombait-tous fouilla ses poches, si trouble qu’il ne retrouvait plus son argent, assembla des pièces de monnaie sur la table, devant le garçon narquois, et fila sans demander son reste, sans jeter un seul regard sur la pauvre petite Line. Jusque-là, elle était restée abasourdie, empêchée par sa stupeur de proférer un mot. Et l’homme à la belle moustache était déjà trop loin pour l’entendre quand elle put lui jeter enfin :

— Voyou ! Sale voyou ! Sale menteur !

— Yès, menteur, dit l’Anglais, toujours imperturbable.

Line le regarda d’un air reconnaissant. C’était un boxeur, celui-là, un vrai, ça se voyait de reste. Elle comprit qu’il fallait lui dire quelque chose d’aimable, pour le remercier, et adopta incontinent le langage petit-nègre, comme il sied lorsqu’on s’adresse à un étranger :

— Moi dire merci à vous… merci beaucoup… des flottes… Vous courage…, lui pas courage…

— Nô, pas courage, approuva l’Anglais.

Line continua lentement, en cherchant et en scandant ses mots pour se faire bien comprendre :

— Lui pas être champion !… Vous, champion !… Lui, champion à la mie de pain…, champion à la manque !

— Yès, à la manque, dit encore le petit homme.

— Lui pas même être boxeur…, reprit Line. Lui dire ça pour que moi aller chez lui… Lui avoir jamais boxé !

— Moi non plus, mon p’tit, avoua l’Anglais, avec le plus pur accent des Batignolles. J’suis chanteur comique à l’Eldorado. Mais il était trop barbant, c’fourneau-là, avec toutes ses vanteries.