Imprimerie Bénard (1p. 42-48).

Petit Ménage

(Fragments du journal intime d’un vieux célibataire.)


1er mars. — Zut, la chambre d’à côté est louée ! J’étais si tranquille, depuis quinze jours que cette vieille peste de Mlle  Armande était partie. Pourvu que le nouveau voisin ne soit pas trop bruyant. La cloison est si mince que je dois, par convenance, agir avec circonspection pour les choses les plus intimes et les plus naturelles.

2 mars. — Cette nuit, je n’ai pas fermé l’oeil. Dans la chambre voisine on s’est embrassé jusqu’à l’aube. Je ne me figurais pas qu’on pût s’embrasser aussi fort. Ça sonnait comme des claques sur le derrière d’un petit enfant Si la propriétaire se livre désormais à un négoce qu’il me répugne de qualifier, je donne congé immédiatement.

3 mars. — Il paraît que je n’ai rien à dire. Mes voisins sont unis en légitime mariage. La propriétaire affirme avoir vu leurs papiers bien en règle. Ce sont, paraît-il, des artistes dramatiques engagés pour la revue que monte le théâtre d’ici près. Mais je me demande comment ils ont la force de faire quoi que ce soit pendant la journée, s’ils occupent toutes leurs nuits comme les deux premières qu’ils ont passées sous ce toit

4 mars. — J’ai vu les nouveaux voisins. Ils n’ont pas quarante ans à eux deux. Lui m’a semblé absolument quelconque, mais la petite est toute blonde, toute mignonne, et jolie comme un cœur. Leurs conversations intimes m’ont appris que lui se nommait Adalbert, elle Yaya ; que, pour des raisons que je n’ai pas bien comprises, ils seront certainement, dans deux ans au plus tard, engagés à la Comédie-Française, mais qu’en attendant ils tirent le diable par la queue. Les séances de nuit continuent avec une intensité dont je ne me faisais pas la moindre idée.

7 mars. — Je viens de me faire une pinte de bon sang. Le vieux rentier d’en face, celui qui est si riche, paraît-il, et qui a une si mauvaise réputation, a eu le toupet d’envoyer une lettre d’amour à la petite Yaya.

Il était sur son balcon, et je prenais l’air à ma fenêtre, quand les deux petits voisins sont venus s’accouder à la leur. Je me suis un peu retiré, par discrétion, de sorte qu’ils n’ont pas soupçonné ma présence. La petite a lu à haute voix la lettre du vieux, en riant comme une folle. C’était une déclaration conçue dans les termes les plus ardents et appuyée des propositions les plus brillantes. Un rendez-vous y était proposé, et il suffirait, pour y consentir, de faire un signe discret au vieux rentier, tandis qu’il serait à son balcon, vers deux heures. Alors, pour faire signe, Yaya a empoigné son homme par la tête, et elle l’a embrassé partout, en veux-tu, en voilà ! Le vieux n’avait pas l’air content, et il s’est retiré en claquant sa fenêtre.

Après cela, mes voisins se sont payé une petite avance sur leur inévitable séance de nuit.

Décidément, ils s’adorent, ces enfants. Malgré mon âge avancé, je ne croyais pas que l’amour pût atteindre un pareil paroxysme. Dire que si j’avais été un peu moins laid, un peu moins timide, si je n’avais pas dû travailler autant lorsque j’étais jeune, j’aurais pu connaître cela, moi aussi.

11 mars. — Hier soir, je me suis payé une place d’amphithéâtre pour voir débuter les petits amoureux. La pièce m’a paru bien inférieure à celles d’un genre analogue que l’on jouait dans mon jeune temps. Quant à mes voisins, ils ont chacun deux ou trois petits rôles tout à fait insignifiants. Je ne suis pas grand connaisseur, mais il m’a semblé qu’ils jouaient tous deux d’une façon médiocre. Puissé-je me tromper, mais je crains bien que ces deux pauvres enfants n’aient à travailler et à lutter plus qu’ils ne le croient, avant de triompher sur le théâtre français.

15 mars. — Les deux gosses d’à côté ont monté une véritable scie au vieux goret d’en face. Chaque fois qu’il se risque sur son balcon, eux s’installent à leur fenêtre et s’embrassent comme du pain, sans discontinuer, jusqu’à ce que le vieux se soit retiré d’un air furibond. Les séances de nuit continuent sans faiblir. Ah ! jeunesse, jeunesse !

29 mars. — Je crains bien pour eux que mes petits voisins n’aient que des principes très vagues en fait d’économie et de prévoyance. Un ancien machiniste, très au courant des choses du théâtre, m’a affirmé qu’à eux deux ils ne doivent pas gagner plus de cent cinquante francs par mois. Or, ils se payent, certains jours, des gueuletons que je n’oserais me permettre, moi qui vis seul, et dont la pension de retraite équivaut à peu près à leurs appointements. Par contre, certains indices me permettent de croire que depuis trois jours ils n’ont vécu que de pain et de pommes de terre frites.

Mais les séances de nuit ne semblent pas se ressentir de cette alimentation frugale.

16 avril. — Hier soir, passant devant le théâtre, j’ai constaté qu’il était obscur et silencieux, et les affiches m’ont appris que la dernière représentation avait eu lieu la veille. J’avais entendu dire, du reste, que cette revue ne remportait qu’un succès très médiocre.

Mes petits voisins vont donc partir. C’est dommage. Leur jeunesse m’amusait et je m’étais habitué à eux.

22 avril. — Les voisins ne sont pas encore partis. Je crois qu’ils n’ont pas d’engagement, car j’ai entendu Adalbert pester et jurer, à plusieurs reprises, à propos de certaine agence parisienne qui ne répond pas aux lettres qu’on lui envoie.

Les séances de nuit n’en continuent pas moins. Mais il m’a semblé qu’à deux ou trois reprises de légères querelles s’élevaient entre les amoureux.

28 avril. — Les petits voisins sont toujours là, et dans la misère jusqu’au cou. Hier, la propriétaire est montée leur faire une scène à propos de son loyer. Adalbert s’en va tous les jours en jurant qu’il ne rentrera que lorsqu’il aura trouvé de l’ouvrage, mais il revient bredouille tous les soirs. À plusieurs reprises, la pauvre petite Yaya est sortie, portant un paquet noué dans une serviette, et je suis sûr que toutes les nippes qu’ils n’ont pas sur le corps sont déjà au Mont-de-Piété. Les pauvres enfants sont moins gais que jadis, et, bien que le vieux goret d’en face ne quitte plus son balcon, il y a cinq jours qu’ils n’aient pensé à renouveler la fameuse scène des baisers à la fenêtre. En outre, ils se sont querellés plusieurs fois pour des vétilles. Mais chaque dispute se terminait par une réconciliation sur l’oreiller, et les séances de nuit ne souffrent nullement de cet état de choses.

3 mai. — Mes petits voisins viennent d’avoir une fameuse chance. Hier, je n’avais vu personne. Adalbert était parti pour chercher de l’ouvrage, comme toujours. Yaya était sortie peu après lui, et le vieux goret ne s’était pas montré de toute la journée. Le soir, la petite est rentrée assez tard. Son mari était revenu depuis plus d’une heure, et, comme leur fenêtre était ouverte, j’ai entendu toute leur conversation.

Il paraît que Yaya a trouvé une pièce de cent sous dans la rue. Alors, elle a eu l’inspiration d’entrer dans un café où se tient une agence de paris clandestins, et de risquer ses cinq francs sur un cheval dont on lui avait parlé, et qui devait rapporter vingt fois la mise. Le cheval a gagné la course, et la petite s’est sauvée avec un beau billet de cent francs. Chose bizarre, cette heureuse chance n’a pas rendu à mes voisins leur belle gaieté d’autrefois. Tandis que Yaya parlait avec une volubilité extrême, Adalbert ne répondait que par monosyllabes, et il est resté silencieux pendant tout le repas. Mais ce qui m’a littéralement stupéfié, c’est qu’après cette aventure inespérée, les amoureux, pour la première fois depuis qu’ils logent ici, m’ont laissé dormir tranquillement. Il n’y a pas eu la plus petite séance de nuit !

7 mai. — Le petit ménage d’à côté fait preuve de la même imprévoyance que jadis. Au lieu de ménager leur argent, ces enfants incorrigibles ont dégagé tous leurs vêtements, et recommencent à se payer des gueuletons luxueux. Je me demande même comment leurs cent francs ont pu suffire à tout cela.

Ils sortent toujours pour chercher de l’ouvrage, lui dès qu’il a déjeuné, elle environ une heure plus tard, et ne rentrent tous deux, toujours séparément, que bien tard dans la nuit Mais je crois, décidément, qu’Adalbert n’est pas un garçon sérieux. Hier, à trois heures, passant devant le café du Théâtre, je l’ai vu, installé là, en train de jouer aux cartes. Quand je suis repassé, vers huit heures, il jouait encore et n’avait sans doute pas quitté la partie. S’il croit que c’est ainsi qu’il trouvera un emploi !

Le vieux goret d’en face a sans doute renoncé à séduire la petite Yaya. Il y a bien cinq ou six jours, me semble-t-il, que je ne l’aie vu à son balcon.

10 mai. — Les petits voisins sont partis. Ne les ayant plus entendus depuis deux jours, j’ai interrogé la propriétaire. Adalbert, en donnant congé, lui a dit qu’il avait trouvé de l’ouvrage, mais qu’il devait habiter un autre quartier de la ville pour être à proximité de ses occupations. Il avait sans doute reçu une forte avance, car il a, paraît-il, changé un billet de cinq cents francs pour payer son loyer.

Je suis sincèrement heureux, pour ces enfants, de ce qu’un travail bien rétribué, et plus honorable, selon moi, que la vie de théâtre, les ait enfin sauvés de la misère menaçante.

15 juin. — Hier, j’ai revu Adalbert, mon ancien voisin. Il est entré dans le petit café où je vais, tous les mercredis, de neuf à onze heures, prendre un bock et jouer ma partie de dominos. Il portait un costume flambant neuf, un véritable chapeau de Panama, des bagues, une magnifique épingle de cravate et une canne à crosse d’argent.

Il était accompagné d’un jeune homme au visage rasé, qui doit être un acteur également et ils se sont assis à la table voisine de la mienne.

Décidément, il a de la chance, cet Adalbert. Je l’ai entendu raconter à son ami qu’il s’était réconcilié avec un de ses oncles, qui est très riche, et que celui-ci lui faisait désormais une forte pension lui permettant de vivre sans travailler.

Chose bizarre, je ne l’avais jamais entendu, même dans ses moments de gêne les plus terribles, parler à sa femme de cet oncle richissime.

J’espérais qu’il allait parler de Yaya, et que j’aurais ainsi des nouvelles de la petite blonde. Malheureusement, trois hommes aux allures de rôdeurs sont entrés dans le café. Alors, Adalbert a frappé sur la table avec un louis, il a payé les consommations, et, tandis qu’il se levait pour partir, je l’ai entendu murmurer à son ami :

— Moi, les dos, ça me dégoûte !