Contes et légendes/Le père Remy

Kéva et Cie (p. 33-43).

LE PÈRE REMY




C’est encore l’histoire d’un vieux maître d’école de village.

Nous parlons souvent de ces obscurs soldats de la civilisation, dont toute la vie s’écoule ignorée, et dont les jours tombent l’un sur l’autre avec le calme monotone de l’éternité.

Ceux-là font beaucoup pour leur époque qui ont appris à lire à beaucoup, ils feraient plus encore s’ils essayaient de former de petites bibliothèques historiques à l’aide desquelles leur village lirait autre chose que le messager boiteux ou le grand conteur, (car nous en sommes là en plein XIXe siècle).

Le père Remy était, lui, de ceux qui pensent à tout ; il avait bien un défaut, celui des vieux savants : il aimait les mots pompeux, mais il avait fait tant de choses utiles qu’on le lui pardonnait facilement ; il avait encore parfois un autre défaut commun à tous ceux qui ont énormément travaillé pour parvenir à ce qu’on leur laissât faire le bien, c’est qu’il riait souvent de tout son cœur des travers du genre humain, des siens comme de ceux des autres.

Un hiver que les récoltes avaient été mauvaises, ne s’avisa-t-il pas de faire un atelier pour les mères de famille, afin qu’elles pussent mettre quelques sous au bout de la chétive épargne de l’année ?

Il se garda bien de parler de son projet avant de l’avoir effectué, car il savait bien que dans les campagnes on s’imagine de suite qu’il faut une grosse somme d’argent et quant à l’intelligence on n’y songe pas.

On était au moment où il devait toucher son trimestre d’instituteur ; il en employa une partie à acheter des étoffes chaudes et à bon marché et de la laine à tricoter ; une seconde partie à payer aux plus pauvres femmes du village la façon des bas et des étoffes en vêtements.

Il fit revendre à la ville ces choses confectionnées, le prix en était plus que triplé. Avec cet argent il put acheter d’autres étoffes, d’autre laine, payer la façon à un plus grand nombre d’ouvrières. Le tout fut revendu confectionné à la ville comme la première fois.

Au bout d’un mois il avait de quoi monter un atelier nombreux. Des commandes lui arrivèrent ; il les donnait bien entendu à ses ouvrières sans nul bénéfice pour lui. Bientôt on eut de quoi faire venir des maîtresses d’ouvrage de la ville afin de perfectionner les couturières du village et, à l’heure qu’il est, l’atelier du père Remy entretient encore l’abondance dans le village, quoiqu’il soit mort depuis plus de trente ans ; car son fils et sa fille se sont partagé la besogne ; le fils a les classes, la fille a l’atelier, l’asile et la crèche, tous deux s’occupent de la maison des vieillards, car le brave homme a laissé ces quatre fondations.

À l’époque dont nous parlons le père Remy était encore fort, quoiqu’il eût quatre-vingt ans sonnés, et, pour se reposer le soir, il faisait volontiers une petite lecture ou racontait quelque anecdote.

Un soir, il y avait nombreuse compagnie à la veillée du père Remy, toute une noce du village était venue lui souhaiter le bonsoir et lui apporter un bouquet.

Il en profita pour parler d’une de ses nouvelles idées : la fondation d’une crèche et d’un asile dans son village (sans capital bien entendu), mais avec beaucoup de courage et autant d’intelligence que possible.

Comme on avait déjà eu l’exemple de son atelier qui n’avait rien coûté à personne ; que quelques privations pour lui au commencement, les villageois ne devaient point trop s’effrayer d’une nouvelle idée du père Remy.

Et puis, afin de les bien disposer, il commença, en réponse, au compliment qu’on lui avait fait ; par improviser avec accompagnement de violon dont le bonhomme jouait avec assez de sentiment, quelques couplets pour la mariée.

Je ne sais trop quel compliment avait été fait au père Remy : le marié avait passé huit jours à l’apprendre, afin de le réciter tout du long sans s’arrêter, tout à fait comme le moulin du village ; et le père Christophe, l’homme le plus lettré de l’endroit, avait été un mois entier à le composer, il savait et mettait en pratique le fameux précepte :

« Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. »

Seulement n’en sachant pas plus long, il avait toujours ajouté et rarement effacé, de sorte que le compliment avait seize pages.

Les quinze premières servaient d’exorde et la seizième était le discours.

Si on vous débitait, chers enfants, une chose pareille à votre louange, il est probable que vous seriez pris d’un fou rire et je le comprends.

Mais le père Remy ne pensa qu’à la bonne volonté qu’on y avait apportée ; il oublia le burlesque des phrases et les larmes lui vinrent aux yeux en songeant à tout le mal que ces braves gens s’étaient donné.

Ce que voyant, la mariée qui avait fait depuis huit jours répéter le compliment à son fiancé au moins vingt fois à chacune de ses visites, s’avança vivement et dit au père Remy : Moi aussi, monsieur le maître, je sais le compliment aussi bien que Jean Paul ! et là dessus elle le recommença d’un bout à l’autre.

Heureusement Thérèse allait encore plus vite que Jean Paul, elle fut promptement au bout ; mais il fallut néanmoins entendre de nouveau toutes les comparaisons depuis les premiers mots : « Je chante les vertus de vous, Monsieur Remy » jusqu’aux derniers « Pardonnez à ma faible muse ses non pompeux tableaux ! »

On y avait joint un envoi de quatre vers qui devaient courir vite à la prospérité, car c’était de vrais mille pieds. Puisqu’on fait des vers de douze syllabes pour les grands sujets, avait dit le père Christophe, ce sera bien plus beau mettant le double. Les voici tels qu’on les récite encore dans le village :

« Recevez, cher Monsieur, avec grand bienveillance un couplet pour vous fait par votre serviteur.

Nous y dépeindrons au complet tous nos vœux et le débordement de notre tendre cœur,

Et là lâchant la bride à tous nos sentiments pour monter au Parnasse, ils seront nos pégazes

Et là que nous voulons et des fleurs de nos prés et des fleurs de nos voix vous envoyer les gazes. »

Nous respectons l’orthographe particulière du père Christophe.

C’est après ces derniers mots que le maître d’école répondit par les couplets suivants, auxquels l’accompagnement de son violon donnait un grand air de fête :

Toutes les fleurs des prés,
Tous les lys des vallées ;
Tous les champs diaprés ;
Et les brises ailées
Font de charmants apprêts ;
C’est fête chez les fleurs, la rose se marie,
L’été rit dans les airs, l’églantine est fleurie,

Pour que ces jours charmants
Soit pour vous l’espérance
Pour que de tous vos chants
Reste la souvenance,
Faites du bien, enfants,
C’est fête chez les fleurs, la rose se marie,
L’été rit dans les airs, l’églantine est fleurie,

Tout le monde pleurait d’attendrissement. On se groupa plus près autour du maître d’école et Rose, enhardie par le succès de son compliment et par les couplets du vieillard, lui demanda un conseil sur ce qu’il leur conseillait de faire pour terminer la journée.

Comment peut-on trouver comme ça tout de suite du bien à faire, disait-elle naïvement.

C’était ce que le père Remy attendait.

C’est tout simple, ma fille, dit-il, toi et Jean Paul vous êtes actifs, pleins de bonne volonté, vous allez m’aider à fonder la crèche et l’asile dont je vous parle depuis si longtemps.

Les deux jeunes gens poussèrent un cri de joie et prirent chacun une main du vieillard pour le mieux entendre ; il continua ainsi :

Vous avez au bout du village une construction à moitié démolie et dont la vue gêne ceux qui n’aiment pas les choses délabrées ; vous me la louerez pour que je la restaure moi-même afin d’y installer notre fondation.

Nos enfants ne vous la loueront pas, monsieur le maître, s’écrièrent les parents des mariés qui ne voulaient pas être en reste de générosité. Nous voulons qu’ils la donnent et on y mettra la date d’aujourd’hui.

Alors reprit le maître d’école, on encadrera au-dessus de la porte la couronne de rose et on mettra en grandes lettres dorées : (Asile et crèche des roses) ; ce sera un titre souriant pour nos enfants. Moi, de mon côté, je donne la vache dont je ne vois pas trop ce que je fais, puisque je m’en étais passé jusqu’à présent.

Et nous, s’écrièrent une douzaine de laboureurs, nous fournissons la nourriture de la vache.

Nous, père, dirent à leur tour le fils et la fille du père Remy, nous nous chargerons de la direction de la crèche et de l’asile ; nous y emploierons deux pauvres veuves que nous connaissons ; elles auront la nourriture, le logement comme nous pourrons, et quant aux appointements ils viendront dans quelques mois.

Presque toutes les couturières de l’atelier se trouvaient là, elles convinrent entre elles de réunir tous les chiffons dont personne ne se servait, d’y ajouter un peu de neuf à l’aide de leur petit gain et de confectionner, en veillant un peu plus tard, des vêtements à ceux des petits enfants dont les parents étaient gênés.

le maire se trouvait là ; il voulut ajouter sur la caisse communale une petite somme mensuelle, pour aider à l’entretien des enfants.

J’accepte la somme, monsieur le maire, dit le père Remy, mais je ne veux pas vous tromper ; elle servira pour commencer un asile de vieillards.

Si le maire n’avait pas su combien peu il fallait au père Remy pour tout ce qu’il entreprenait, il aurait été épouvanté ; mais il connaissait le courage et l’économie du bon vieillard.

Dans ce cas-là, dit-il, je vous donne, pour vos vieux, la grange dont j’ai hérité avec la maison de ma pauvre mère et l’asile des vieillards sera en son souvenir.

Nous l’appellerons, dit le maître d’école, maison de retraite de la bonne Marguerite.

Cette soirée, en effet, porta bonheur à tous ceux qui concoururent à ces fondations, car l’asile des roses et la maison de vieillards de la vieille Marguerite subsistent encore et beaucoup de bien y est fait.

Dès le lendemain, le père Remy et les plus grands de ses élèves qui pouvaient bien, disaient-ils, maçonner, puisque d’autres le faisaient, se mirent en devoir de restaurer les deux masures pour en faire des habitations logeables.

C’était merveille de voir leur activité, Jean Paul était au premier rang, ce que voyant, de véritables maçons du village se mirent de la partie et comme le père Remy savait un peu d’architecture, il arriva même que les deux constructions faisaient très-bon effet.

Comment ferez-vous, père Remy, pour les lits des enfants et des vieux, disait le maire tout en déposant dans la salle deux énormes matelas de laine tout neufs.

Soyez tranquille, dit le père Remy, j’ai un moyen.

Il avait mis de côté une petite somme pour faire acheter de forte toile d’emballage et en faire des hamacs en attendant mieux pour les vieillards, mais de manière à les laisser pour les petits enfants.

Avec le prix des deux matelas du maire, il eut de vieux draps d’occasion et des couvertures ; quant au ménage quelques assiettes de grosse terre blanche et seulement une cuiller par personne le composèrent pendant toute la première année.

Pour nourrir ses vieillards et ajouter, pour les petits enfants, des pâtes au lait de sa vache, le père Remy demanda au maire des terrains incultes appartenant à la commune et dont elle ne faisait plus rien, ce qui lui fut accordé.

Comme pour la restauration de ses masures, tout le monde se mit de la partie ayant toujours au premier rang Jean Paul et Rose avec les grands élèves.

Les terrains incultes furent défrichés, le produit employé à la nourriture des enfants et des vieillards ; ceux-ci voulurent travailler eux-mêmes à de faciles ouvrages pour la culture ou l’atelier ; il y eut, par ce moyen, non seulement assez d’argent pour faire vivre et augmenter les trois établissements, mais encore pour aider pendant les années difficiles quelques ménages du village et même du canton.

Le père Remy se trouva donc avoir fondé sans capital autre que son courage et son activité un atelier, un asile, une crèche et une maison de vieillards.

Souvent le père Christophe avait fait là-dessus des vers en son honneur et il était allé bien des fois chez l’imprimeur de la ville, afin qu’il l’aidât à trouver un éditeur, mais celui-ci avait toujours refusé de se charger du manuscrit, ce dont le père Christophe se désespérait.

Il se décida à prier le père Remy lui-même de corriger l’ouvrage, ce que celui-ci promit pour quand il n’aurait rien de mieux à faire et il mit le manuscrit dans sa poche.

Chaque jour Christophe s’informait si la correction était commencée et toujours le maître d’école lui répondait : j’ai encore quelque chose de plus utile à faire avant.

Le poète finit par s’impatienter et demanda au père Remy s’il aurait éternellement quelque chose de mieux à faire.

C’est bien probable, répondit-il, mais je vous sais un gré infini de l’intention.

Le père Christophe redemanda son œuvre et ne pouvant la publier la relisait tous les jours.

Se peut-il, disait le pauvre auteur, qu’un aussi brave homme que notre maître d’école soit comme les autres jaloux de mon talent.

Le père Remy essaya de lui expliquer qu’il ne fallait que douze syllabes dans les plus longs vers français et que cela traînait déjà bien assez la pensée.

C’est égal, répondait Christophe, vous ne me persuaderez jamais que trop de beauté soit un défaut.

Un jour, cependant, il avait un peu compris à l’aide d’une gravure représentant une divinité indienne monstrueuse avec quatre superbes bras.

C’est assez de deux pour nos yeux habitués à cette forme, lui dit le père Remy, et je vous répète que notre pensée qui traîne dans douze syllabes doit ramper en vos vingt-quatre.

Le père Christophe réfléchit quelques instants et garda le silence à moitié vaincu.

Mais quand le lendemain le vieux poète recommença sa phrase favorite : c’est égal, on ne me persuadera jamais que !… le maître d’école l’arrêta. N’en parlons plus, dit-il, vous voulez avoir une petite vanité, gardez-là et soyons bons amis.

Le père Christophe réfléchit de nouveau et ne parla plus que rarement de ses écrits.

C’était un brave cœur, mais il appartenait encore à une époque où la vanité passait pour un noble orgueil ; il y a loin cependant de l’une à l’autre.

N’oubliez pas ceci, enfants, soyez fiers pour l’humanité, elle est bien peu encore, mais elle deviendra grande, si ceux qui se sentent de l’intelligence, au lieu de chercher à mettre en étalage leur pauvre petite personne et leur pauvre petit nom, sentent battre dans leur poitrine et frémir dans leur intelligence le cœur et l’esprit de toute une génération.