Contes et fables indiennes, de Bidpaï et de Lokman, tome 1/D'un Marchand et de ſes deux Fils


UN MARCHAND
ET
SES DEUX FILS,
CONTE.


Autrefois un Marchand qui avoit vu le monde, & qui avoit éprouvé également les bonnes & les mauvaiſes fortunes, avoit auſſi acquis en même-temps de la ſageſſe, de la prudence, de la bonne foi, de l’intelligence dans les affaires, & la connoiſſance d’une infinité de choſes. Il avoit voyagé en pluſieurs États, où le négoce l’avoit appelé ; & à force d’avoir paſſé de prvinces en provinces, il étoit auſſi peu embarraſſé de ſe mettre en chemin pour aller à l’extrémité d’une quatrieme partie de la terre, que s’il n’eût eu à faire qu’un voyage d’une ſemaine. Auſſi, par les peines & par les fatigues qu’il ſ’étoit données, il avoit amaſſé de grandes richeſſes, tant en argent qu’en poſſessions, & en beſtiaux.

Après une vie d’une aſſez longue durée, ſe voyant les cheveux blancs, foible, voûté, & accablé d’incommodités, il connut fort bien que la mort approchoit, & que ſes intimités lui marquoient ſuffſamment qu’il devoit ſonger à partir de ce monde, & abandonner toutes ces choſes. Pour s’y diſpoſer, il appela deux fils qu’il avoit, & qu'il conſidéroit comme des rejetons par leſquels il devoit revivre. À l'âge qu'ils avoient l'un & l'autre, ils ne manquoient ni de courage, ni de lumires ſuffiantes pour ſe conduire eux-mêmes. Comme ils ne fioient néanmoins aux grands biens, qui ne pouvoient leur chapper, & que par emportement de jeuneſſe, ils faiſoient de grandes dépenſeſs, & paſſoient leurs plus belles années danſs la débauche & dans l'oiſiveté, le pere qui les aimoit tendrement, & vouloit tâcher de les mettre dans le bon chemin par ſes conſeils, leur dit : Mes enfans, vous n'avez pas éprouvé quelle eſt la peine d'acquérir des richeſſes; c'eſt pourquoi vous êtex excuſables de n'en pas connoître la valeur, parce que, ſelon le proverbe, l'on ne connoît qu'après avoir goûté. Il eſſt bon que vous ſachiez que les richeſſes ſont le capital ſur lequel on doit fonder le bonheur de cette vie, & que c'eſt par elle que l'on ſes met au-deſſus du commun des hommes, qui peuvent être rangés en trois ſclſſes. Les un recherchent les plaiſirs & la tranquilité de la vie, & n'ont d'autre but que de manger, de boire, & de ſatiſfaire leurs paſſions. Les ſeconds veulent ſ'élever au-deſſus des autres, & ce ſont ceux qui aſpirent après les charges & les dignités; ces deux ſortes de perſonnes ont beſoin de richeſſes pour vivre ſuivant leurs deſirs. Les troiſiemes ſ'appliquent ſeulement à mériter pour l'autre monde, & par cet endroit ils ſont préférables aux autres, & d'un ordre plu relevé. Ils ont néanmoins beſon de richeſſes bien acquiſes, pour en faire de bonnes œuvres, & on ne peut les employer à un meilleur uſage. Ainſi, en quelque tat que ce ſoit, les richeſſes ſont nceſſaires, mais il eſt impoſſible de les acquérir, ſanſs ſe donner beaucoup de peine, & ſi quelqu'un en obtient par d'autres voies, elles ſe diſſipent bientôt, parce qu'il n'en connoît pas la valeur, & n'a pas travaillé les amaſſer. Un vent les lui a amenées, & un vent les emporte de même. Je vou dis tout ceci, afin de vous ſfaire comprendre la néceſſité qu'il y a de vous retirer de la négligence à laquelle vous vous êtes abandonnés, & afin que vous vous donniez entiérement à l'épargne, & au ſoin de menager & d'acquérir en vous attachant au négoce, l'unique reſſource pour amaſſer des biens ſolides, comme vous ſçavez que je m'y ſuis appliqué.

Quand le bon vieillard eut achevé de parler, ſon fils aîné prit la parole : mon pere, dit-il, vous nous prêchez d'amaſſer & d'acquérir du bien ; mais vous me permettrez de vous repréſenter que vos ſconſeils ſont oppoſés à la réſignation & à la confiance que l'on doit avoir aux décrets éternels du ciel. En effet, il eſt conſtant que perſonne n'a de richeſſes, ni de quoi ſubſiſter, qu'autant qu'il plaît à Dieu. Quelque peine que l'on ſe donne, l'on n'en a pas plus pour cela, ni au-delà de ce qu'on en doit avoir. Qu'on ſe fatigue, ou que l'on demeure en repos, l'on n'a d'abondance ou de diſette, qu'autant que le deſtin en a ordonné. Chacun a ſon deſtin de route éternité, qui n'eſt ſujet à aucun changement, malgré tous les efforts & tous les ſoins du monde. J'ai voulu viter mon deſtin, me diſoit une perſonne de bon ſens & de diſtinction ; à la fin, cependant je n'ai pas laiſſé d'en ſentir les effets; & quelque peine que je me ſois donné pour arriver à mon but, jamais je n'ai pu y réuſſir. Ainſi, ſoit que nous travaillons mon frere & moi, & que nous embraſſions une profeſſion à gagner du bien, ou que nous paſſions notre vie à ne rien faire, jamais nous ne ferons changer le ſort qui nous eſt preſcrit ; ce qui arriva à deux Princes, eſt un témoignage bien authentique de ce que j’avance. L’un acquit un tréſor, & l’autre perdit un Royaume, ſur la confiance qu’il avoit que ce tréſor étoit en ſa poſeſſion, quoique cela ne fût pas. Le pere demande comment cela étoit arrivé, & le fils en continuant, dit.