Contes et fables indiennes, de Bidpaï et de Lokman, tome 1/Aventure d'Humaioun-fal


CONTES
ET
FABLES INDIENNES,
DE BIDPAÏ ET DE LOKMAN.


Traduites d’Ali Tchelebi-ben-Saleh,
Auteur Turc
.

PREMIERE PARTIE.
Aventure d’Humaioun-fal.


Entre les choſes mémorables dont les Hiſtoires des ſiecles paſſés font mention, rien n’eſt plus remarquable que ce que l’on raconte d’un Empereur de la Chine. Sa puiſſance & ſa grandeur étoient ſi extraordinaires, que l'Univers étoit rempli de ſon nom & de ſes vertus. Il ſ'étoit même rendu ſi redoutable aux Sultans & aux Khans fes voiſins, qu'ils ſe trouvoient honorés d'être ſes tributaires, & de ſe dire ſes eſclaves. Il avoit la magnificence de Feridoun, la majeſté de Gemſchict[1], les forces d'Alexandre le Grand, & la gravité de Darius. Ses Miniſtres étoient remplis de ſageſſe, les Gouverneurs de ſes Provinces, expérimentés dans la guerre; ſes Conſeillers, gens de probité, & diſtingués par leur ſavoir. Ses tréſors étoient remplis de pierreries, d'or & d'argent; ſes armées compoſées de braves ſoldats, & de troupes innombrables. Il étoit vaillant, libéral & juſte : ſa valeur le faiſoit triompher de tous ceux qui entreprenoient de troubler la tranquillité de ſon règne. Il enrichiſſoit ſes ſujets par ſes libéralités, & les rendoit heureux par ſa juſtice. Ce Prince s'appelloit Humaioun-fal, c'eſt-à-dire Heureux augure; nom qui lui fut donné à l'occaſion de ce qu'au moment de ſa naiſſance, on conçut les plus grandes eſpérances de ce qu'il devoit être un jour.

Le Viſir qui adminiſtroit les affaires de ſon Empire, avoit les mêmes inclinations, &, après lui, il ſervoit de père à ſes ſujets, par le ſoin qu'il prenoit de les rendre heureux. Il étoit naturellement touché de compaſſion pour tous les affligés qui avoient recours à lui. Sa valeur à la guerre, ne le cédoit en rien à ſa prudence dans les conſeils. Il étouffoit dès leur naiſſance tous les troubles capables d'interrompre le repos de l'État. Son habileté dans les affaires publiques & particulières, étoit montée à un tel point, qu'un ſeul de ſes conſeils eût procuré la paix à cent peuples armés les uns contre les autres, de même qu'une ſeule de ſes lettres eût conquis à ſon Prince un climat entier. En quelque fâcheux événement qu'il ſe trouvât, il étoit inébranlable, & auſſi ferme qu'un navire à l'ancre dans la tempête la plus violente. Enfin ſa vigilance prévint, dans tous les cas, juſqu'à la moindre. apparence de révolte & de ſédition. Auſſi le bonheur, qui accompagnoit toujours ſes entrepriſes, lui avoit-il fait donner le nom de Khogeſteh-raï, ou Heureux conſeil. Humaioun-fal, qui avoit une parfaite connoiſſance de ſa capacité, n'entreprenoit rien ſans le conſulter.

Un jour, le Monarque, accompagné de ce ſage Miniſtre & des Gouverneurs de ſes États, qui faiſoient alors l'ornement de ſa Cour, ſortit de ſa capitale pour prendre le divertiſſement de la chaſſe, & jouir de la beauté de la campagne. Dès qu'il fut arrivé dans la plaine qui avoit été choiſie, les lions, les daims, les lievres, les lapins & les renards furent épouvantés par le bruit des chevaux & les cris des chaſſeurs; & ſi quelques-uns d'eux étoient aſſez heureux pour éviter une grêle de fleches, dont l'air étoit obſurci, ils étoient auſſi-tôt arrêtés par les chiens qui ne les épargnoient pas. En même-temps les éperviers & les faucons lâchés de la main, après avoir, à l'imitation de l'aigle qui pénétre juſqu'aux cieux, percé l'air, & ſ'être élevés à perte de vue, fondoient ſur les oiſeaux, & ſe repaiſſoient de leur ſang. La chaſſe fut enfin fi complette, qu'en peu de temps on ne vit plus de bêtes courir par la campagne, ni oiſeaux voler dans l'air; ce qui obligea Humaioun-fal de la faire ceſſer, après en avoir pris tout le divertiſſement qu'il pouvoit ſouhaiter. Il permit à ſes gens de prendre le devant, & reprit le chemin de ſon Palais au petit pas, avec ſon grand Viſir & le reſte de ſa Cour.

La chaleur étoit ſi exceſſive ce jour là, qu'Humaioun-fal, ne pouvant plus en ſupporter l'incommodité, ſe tourna du côté du grand Viſir : arrêtons-nous, lui dit-il, il eſt contre le bon ſens, non-ſeulement de marcher, mais même de ſe mouvoir, par une chaleur auſſi vive: je ſuis fâché, dit-il, de n'avoir pas fait apporter mon Pavillon. Ton eſprit inventif ne pourroit-il pas, en cette occaſion, me trouver un abri où je puiſſe attendre le retour de la fraîcheur.

Sire, répondit le Viſir, Votre Majeſté, qui eſt le Soleil de ſes États, & l'ombre de Dieu, devroit être à l'abri des atteintes de l'aſtre qui éclaire l'Univers. Pour moi, cette incommodité m'eſt tolérable avec le bonheur & l'avantage d'être à l'ombre de ſes bonnes graces. Mais puiſqu'il ſ'agit de conſerver une ſanté ſi précieuſe & ſi néceſſaire à ſes peuples, il eſt juſte de la mettre à couvert de cette chaleur inſupportable. La montagne que nous voyons eſt couverte de verdure depuis le haut juſqu'en bas; elle eſt la plus agréable que l'on puiſſe ſouhaiter, par les ruiſſeaux d'eau vive qui y coulent, & par la quantité de roſſignols qui y font un ramage charmant. Votre Majeſté pourra reſter autant qu'il lui plaira ſur le bord de l'eau, à l'ombre des arbres dont elle eſt bordée.

Le grand Viſir n'avoit pas achevé de parler, que le Sultan marchoit du côté qu’il lui avoit marqué, & preſſoit le pas pour être plutôt délivré de l'incommodité qu'il éprouvoit. Quoique la montagne fût fort haute, néanmoins elle n'étoit pas difficile, & l'on y montoit de la plaine preſqu'inſſenſiblement par un chemin un peu détourné. Son cheval, qui égaloit l'Alborat[2] en vîteſſe, le porta, en peu de temps, juſqu'au ſommet, où il fut agréablement ſurpris de voir mille beautés, & d'appercevoir une plaine d'une ſi longue étendue, que l'on n'en voyoit pas plus l'extrémité que celle des ſables des déſerts : la verdure qui couvroit la montagne, les ruisſeaux dont elle étoit arroſée, la fraîcheur que l'ombrage des arbres touffus y procuroit, l'émail des fleurs qui embaumoient l'air de leur odeur, le doux concert des oiſeaux qui y faiſoient leur ſéjour ordinaire; & enfin la beauté des cyprès, des pins, des ſapins, & des platanes plantés ſi près les uns des autres, qu'ils sembloient ſe donner la main & n'être là que pour faire honneur à ceux qui venoient y chercher du repos, rendoient ce lieu ſi charmant, que le Sultan ne put voir tant d'agrément réunis, ſans s'imaginer être dans un paradis terreſtre.

Au milieu de ce jardin, formé par les ſoins de la nature, étoit un grand baſſin d'eau ſi claire, que les poiſſons de couleur d'argent, fembloient autant de nouvelles lunes, qui donnoient de la lumiere dans ce miroir des cieux. Ce fut ſur le bord de ce baſſin que le grand Viſir fit poſer le ſiege de campagne du Sultan, & que ce Monarque, qui avoit déja mis pied à terre, s'aſſit, & commença à jouir de la fraîcheur qu'il cherchoit. Alors, les Courtiſans & les Officiers qui l'accompagnoient, s'éloignerent par reſpect, & le laiſſerent en liberté avec le grand Viſir, pour aller ſe repoſer à l'écart.

La première choſe que firent le ſultan & le grand Viſir, fut, dans leur entretien, de comparer avec plaiſir la chaleur incommode qu'ils venoient de ſouffrir, à la douceur de l'air qu'ils reſpiroient, & de réciter là deſſus des vers, dont le ſujet étoit que l'état agréable, où ils ſe trouvoient, étoit bien différent de celui dont ils venoient d'éprouver la rigueur, puiſqu'au ſortir des plaines arides & brûlantes d'un deſert affreux, ils ſe trouvoient tranſportés dans un jardin délicieux & frais.

Enſuite, comme s'ils euſſent oublié le ſoin & l'embarras de toutes ſortes d'affaires, ils firent pluſieurs réflexions ſur les ouvrages merveilleux & infinis du Créateur ; ils louerent ſa toute-puiſſance, & cet art avec lequel il perfectionnoit tous ſes ouvrages, & la manière dont il avoit diſpoſé ſur cette montagne, avec tant d'éclat & de ſageſſe, une ſi grande variété de plantes. Puis paſſant à d'autres penſées, ils récitoient des vers qui marquoient que le roſſignol ne ſe poſoit pas ſur les roſes vermeilles qu'ils voyoient devant leurs yeux, pour chanter les louanges de Dieu, parce que les épines dont elles étoient environnées, étoient autant de langues qui faiſoient le même office. Enſuite ils en récitoient d'autres, qui ſignifioient que quelquefois Dieu prenoit plaiſir à faire tranſporter ſur le dos des zéphirs, les feuilles qui tomboient des branches des roiſiers; & que d'autres fois il humectoit d'une douce pluie le pied du cyprès, pour lui fournir une ſeve abondante, & lui donner lieu de s'élever plus haut. Rien enfin ne ſe préſentoit à leurs yeux, qui ne leur donnât lieu d'exercer leur mémoire, & de faire paroître la vivacité de leur eſprit.

Près de l'endroit où ils étoient aſſis, il y avoit un arbre d'une hauteur ſi démeſurée, qu'il égaloit, ou même ſurpaſſoit les colonnes qui ſoutiennent le palais du Paradis terreſtre, & les poutres qui avoient ſervi à la conſtruction de l'arche de Noé. Ses branches étoient toutes rompues, & il étoit ſi vieux, que non-ſeulement il ne portoit plus de feuilles ni de fruits, mais même, ſemblable à ces vieillard décrépits, il n'avoit plus de mouvement; de ſorte qu'à le voir, on pouvoit dire que le vent d'Aquilon lui avoit enlevé plumes & aîles ; & que le temps, qui renverſe tout, l'avoit déja endommagé de fa faulx : quoi qu’il fût en cet état, son tronc étoit rempli d’effaims d’abeilles qui y dépofoient leur miel.

Elles y travailloient encore, lorfque le Sultan, jetant les yeux par hasard sur cet arbre, s’attacha fortement à remarquer ces petits animaux, & fut furpris de leur induftrie merveilleufe : leurs mouvemens, & l’application avec laquelle ils travailloient, lui cauferent une fi grande admiration, qu’ il ne put s’empêcher de s’adreffer à fon Vifir, dont les vaftes connoiffances s’étendoient sur toutes choses. Dites - moi quel deffein ont ces petits oiseaux, qui volent avec tant de légereté , de s’affembler autour de cet arbre, & ce qu’ils prétendent en allant & venant de côté & d’autre dans ce bocage ? A qui appartient cette armée fi nombreufe ? Qui est le Chef de ce petit peuple ? A qui obéit -il ?

Le Vifir reprenant la parole avec respect : Sire, répondit - il, ces animaux , malgré leur petiteffe, font très-utiles par le profit que l’on peut retirer de leur conduite admirable. Ce font des mouches à miel, qui ne font de mal à perfonne ; & leur nature est telle, qu’il femble qu’elles foient animées de l’ efprit de Dieu qui les fait agir en toutes choses, & exécutent fa volonté, comme toutes les autres créatures. Elles ont un Roi qui fe nomme Iafoub , plus gros de corps qu’elles, fous les ordres de qui elles tremblent comme la feuille d’un faule, & tombent devant lui, comme les feuilles desséchées dans l’automne, au souffle impétueux de l’aquilon. Il fait sa résidence dans une demeure quarrée & bien éclairée, en forme de Palais. Pour marque de sa grandeur, & pour l’exécution de ses ordres, il a un Visir, des Huissiers de sa chambre, des Chaoux, des Lieutenans, des Portiers & des Gardes. Ses Favoris, ses Courtisans & ses Sujets ont un esprit merveilleux ; & ils sont fi expérimentés dans l’Architecture, qu’ils lui bâtissent eux — mêmes son Palais avec tant d’art, que Simmar [3] & Archimède, ces Architectes célèbres, seroient surpris en voyant un édifice fi admirable, bâti par un peuple d’insectes. Le Palais achevé, le Roi reçoit le serment des mouches à miel fes fujettes, par lequel elles s’engagent à ne fe fouiller d’aucune ordure. Conformément à cet engagement, on ne les voit jamais fe pofer que sur les feuilles de roses, d’hyacinthe, de bafilic, & fur toutes sortes de fleurs belles & fraiches . Elles en tirent une nourriture délicate, dont fe forme dans leur eftomac le suc admirable que nous appelons miel, qui fert à compofer une boiffon très - utile pour la fanté. Lorsqu’elles retournent à leur demeure, les Portiers examinent avec foin, fi elles ne font pas fales. Quand elles font pures, ils leur donnent entrée ; fi au contraire elles font infectées d’ordures, ils les tuent aussi-tôt de leur aiguillon. Lorfque , par négligence , les Portiers en laiffent entrer quelques-unes d’impures, le Roi qui s’en apperçoit, en fait lui-même la recherche ; & après avoir fait venir les Portiers & les coupables au lieu du fupplice, il fait d’abord punir de mort les Portiers, & enfuite les mouches à miel convaincues d’avoir contrevenu à la difcipline de l’Etat, afin que ce terrible exemple en impofe à ceux qui auroient la hardieffe de tomber dans la même faute. Les Histoires rapportent que c’eft à l’exemple des Abeilles, que le fameux Empereur Gemſchict établit le premier des Portiers, des Gardes, des Huissiers de fa Chambre, & des Lieutenans à fa Cour, & fe fit dreffer un Trône ; que depuis lui, les autres Rois mirent la derniere perfection au bel ordre que l’on remarque préfentement dans leurs Cours & dans leurs Armées.

Lorsque le Vifir eut ceffé de parler, le Sultan curieux de voir ces merveilles par lui-même, s’approcha de l’arbre, & obferva pendant quelque temps, avec surprise, la conftruction de leur palais, le bel ordre qu’on y gardoit, la majefté avec laquelle toutes chofes s’y paffoient, la modeftie des Courtisans, la conduite, les manieres & les mouvemens de chaque Abeille en particulier. Il admira ce corps de petits animaux, qui agiffoient par l’instinct que Dieu leur avoit donné : & convaincu enfin qu’elles faifoient toutes leur devoir avec action , qu’elles ne fe repaiffoient que de nourritures très-délicates,ne buvant que de l'eau très-pure ; qu’elles vivoient ensemble fans se faire mal les unes aux autres, & se gouvernoient avec l'exactitude de la pointe d’un compas, qui ne fort point de la circonférence qu’elle décrit, il ne put s’empêcher de s’écrier : heureux l'état où les plus élevés & les plus puiffans, fe comportent avec la même retenue que s’ils étoíent les plus petits ! Enfuite, s’adreffant au Vifir : il est surprenant, dit-il, que ces Abeilles quoique fauvages, n’aient pasd’animosité les unes contre les autres, qu’elles ne fe fervent de leur aiguillon que pour prendre leur nourriture, & qu’elles montrent tant de douceur, quoiqu’elles paroiffent avoir un air farouche. Tout le contraire fe remarque parmi les hommes. On fe chagrine les uns les autres,on ne fonge qu’à infulter, ou à fe venger ; & l’on n’a d’autre embarras que celui d’être continuellement fur fes gardes.

Le Vifir reprit alors la parole : Sire, dit-il, ces animaux que votre Majefté vient de confidérer avec tant d’application & tant de profit, ne fe gouvernent tous que par un feul inftinct ; mais il en eft autrement des hommes, qui ont chacun un nature] différent. Comme ils font compofés d’ame & de corps,c’eft-à-dire, de deux choses bien différentes, l’une fubtile, & l’autre groffiere,de lumière & de ténèbres, d’une fubftance qui domine, & d’une fubftance qui eft dominée, d’un être relevé, & en même-temps d’un être vil & bas, l'un veut l'emporter fur l'autre, & c’eft ce qui fait en eux toutes les différences que l’on y remarque. De-là vient qu'ils s’abandonnent à la convoitife, à l'envie, à la haine, à la colère, aux cruautés, aux injures, à la médifance, aux impoftures, à la calomnie, enfin à toutes les paffions déréglées. Ils négligent de s’appliquer à la connoiffance de leurs propres défauts, pour faire un examen férieux de ceux d'autrui, & jeter du ridicule fur le bien qu'il fait.

Le Sultan, pénétré de ces paroles, reprit ainfi. Puifque les hommes, & particulièrement ceux qui lâchent la bride à leurs paffions font faits de la manière que vous venez de le repréfenter, le plus fûr feroit d’abandonner le monde,& de se jeter dans une profonde retraite, où l’on travaillerroit à corriger fes mœurs. Peut-être que par ce moyen, l'on éviteroit le rifque où l’on eft de fe laiffer corrompre, en reftant parmi eux. Selon mon fentiment, il faut fe tirer du milieu de cette mer orageuse, & gagner le rivage. Je n’avois pu concevoir jusqu’à préfent, que le véritable repos consistât dans l'éloignementde la foule des hommes ; je connois enfin qu’il eft plus dangereux de les fréquenter que d’être environné de vipères, & qu’il eft très-difficile de fe fauver en leur compagnie. Je ne fuis plus étonné, d’après cela, que tant de faints personnages aient pu fe résoudre à choifir une caverne pour demeure, & & à paffer le refte de leurs jours dans la pauvreté. Je vois bien qu’ils fe font réglés fur ce principe de morale, qui dit que le bon fens confifte à fe cacher. En effet, le véritable contentement se trouve dans la retraite ; & il vaut mieux vivre dans les ténèbres , que dans un chaos de mœurs corrompues. Ainsi, comme un homme de bien qui veut se conformer entiérement à Dieu & jouir du calme de son ame, doit rompre tout commerce avec les humains, c’est le parti que je me décide à prendre, afin que, lorsqu’il plaira à l’Etre-Suprême de me rappeler à lui, je fois entiérement détaché du monde & de fes erreurs.

A ce difcours, le Vifir voyant que l’intention du Sultan étoit d’ abandonner toutes chofes, voulut le détourner de cette réfolution. Sire, lui dit-il, tout ce que vient de dire Votre Majefté, eft véritable, & procède d’un génie très-éclairé. Je conviens que la fociété des hommes corrompt fouvent le cœur, & jette dans de grands égaremens ; que la retraite fait rentrer en foi-même, tant pour ce qui regarde l’ intérieur, que l’extérieur ; néanmoins, tout bien confidéré, d’habiles gens, & d’une intelligence profonde, foutiennent que la fociété est préférable à la folitude, parce que c’est dans le monde qu’on acquiert plus de vertus en combattant les vices.

Le fentiment de ces fages, eft qu’il ne faut pas abandonner le grand monde ; parce que, disentils, l’on eft en danger de perdre l’esprit & le bon sens dans la retraite. Votre Majesté se souviendra auffi de la maxime de fa Religion[4], qui rejette la vie folitaire, & qui dit qu’il n’y a pas de célibat dans la Religion Musulmane ; & elle en tirera cette conféquence, que la société lui est préférable. De plus, comment peut-on s’imaginer qu’il faille préférer la solitude à la vie civile, lorsque Dieu met les hommes dans la néceffité d’ avoir besoin les uns des autres  ? De-là, il est aisé de conclure qu’il faut rechercher la fociété.

A ces choses, j’ajouterai à votre Majesté, que les hommes ne poupouvant vivre sans un fecours mutuel, il eft impoffible qu’ils fe le donnent, s’ils ne vivent ensemble. Suppofons qu’un homme dans la folitude, veuille vivre, fe vêtir, & fe faire une maifon : pour être en état de pourvoir à fa fubfiftance, il faut d’abord qu’il fe faffe des instrumens propres à labourer la terre. Pendant qu’il y travaillera, demeurera-t-il fans nourriture ? C’eft cependant tout ce qu’il pourroit faire dans le cours de fa vie, que d’achever, je ne dis pas tous les inftrumens & tout l’attirail qui lui feroit nécessaire, mais même la moindre partie de tout cela. C’eft à ce fujet que des Sages ont dit qu’il falloit que mille ouvriers euffent employé leur travail, avant de pouvoir porter un morceau de pain à la bouche. Cela fait voir qu’un homme feul ne peut rien fans fecours, & ce fecours ne peut f’obtenir que par la fociété. Ainfi, loin que l’on puiffe prétendre que la vie folitaire foit avantageuse à l’homme, ce que je viens de dire fait connoître que c’eft une vie dans laquelle il est impoffible de fubfifter, & que Votre Majesté doit fe tenir à l’état dans lequel elle fe trouve ; car, à le bien prendre, la vie folitaire eft une vie de gens qui ne peuvent, ou qui ne veulent rien faire.

C’eft la Philofophie, reprit le Sultan, & les connoiffances que vous avez, qui vous font dire de fi belles chofes. Mais, quoique vous puiffiez dire, vous ne pourrez vous empêcher de convenir que les hommes ne peuvent vivre en communauté, fans avoir des différends, des difputes & des procès les uns avec les autres ; il faut juger ces procès ; on ne peut donner gain de caufe aux uns, fans défoler les autres en les condamnant. Si ceux qui auront perdu leur procès font opiniâtres, & ne veulent pas fe tenir à la décifion prononcée, jugez quel défordre ce doit être.

A cela, répartit le Visir, je répondrai à Votre Majesté, qu’il n’eft pas fi difficile d’étouffer les difputes & les procès, qu’elle s’imagine, en obfervant la loi conftante & certaine, qui veut que chaque particulier fe contienne dans les bornes de fon devoir & de fon état, & foit réprimé dès qu’il en fort.

C’eft par cette obfervation que l’on arrive à la diftribution de la juftice, qui confifte dans la médiocrité ; & la médiocrité n’eft autre chofe que la réduction de chaque chofe dans fes propres limites. Je supplie Votre Majefté de fe fouvenir de la maxime, qui dit que la médiocrité eft la regle de toutes les affaires.

Voilà, dit le Sultan Humaiounfal, qui eft le mieux du monde : mais qui fera le particulier affez fage pour adminiftrer cette juftice avec équité ? Le Vifir reprit auffitôt fans héfiter : Sire, celui que Dieu aura choisi pour commander aux autres. Comme les hommes négligent de faire leur devoir, par le penchant qu’ils ont à fe gouverner selon leurs paffions, Dieu leur donne un chef pour les obliger à pratiquer ce qui eft felon l’ordre de la juftice , & à s’abftenir de ce qui lui eft oppofé.

Mais quelles qualités, demanda le Sultan, doit avoir ce chef que vous dites ? car vous le chargez d’une fonction qui demande bien des foins, & beaucoup d’exactitude ; & je ne fçais s’il eft aifé, d’en trouver qui puiffe s’en acquitter dignement.

Ce chef, Sire, répondit le Vifir, doit avoir une connoiffance profonde des regles du gouvernement, & de ce qu’il y a de plus fingulier dans la diftribution de la juftice ; autrement fa puiffance ne fera pas affurée, & fes Etats feront expofés à changer de maître. Un Empire n’eft affermi que par la juftice : tout l’Univers ne fubfifte que par elle.

Il faut auffi que ce chef connoiffe parfaitement les perfonnes de la plus haute qualité, & les principaux Officiers de fes Etats, afin qu’il fçache, autant qu’il eft poffible, proportionner fes égards pour eux, felon leur rang & leur mérite. Il n’eft pas moins nécessaire qu’il connoiffe jufqu’à quel point il doit tenir fes peuples dans la foumiffion, afin qu’il en tire tout le fervice & tout le fecours qu’il en doit attendre. Il doit particulièrement s’étudier à connoître ceux qui approchent le plus près de fa perfonne ; parce qu’il y en a peu qui foient affez dévoués aux intérêts de leur Souverain, pour n’avoir autre chofe en vue que le bien de fes Etars, & la confervation de fa perfonne.

Cette connoiffance est d’autant plus importante, que la plupart abufent du rang qu’ils tiennent à la Cour, pour mieux exécuter leurs deffeins pernicieux ; &, loin d’avoir de la reconnoiffance envers l’auteur de leur élévation, ils ne cherchent qu’ à lui fufciter mille troubles & mille embarras. Si, d’un côté, le Prince s’imagine qu’il en tire des fervices, il a de l’autre mille fujets de chagrin de leur conduite. Les belles paroles ne leur manquent jamais pour capter fon eftime ; leur véritable intention, la plupart du temps, n’eft que d’en tirer de nouvelles faveurs. Ils cachent leur avidité & leur intérêt sous le voile d’une modeftie affectée ; & le plus fouvent, ils ont une haine & une envie mortelle les uns contre les autres.

Le Prince doit avoir une averfion toute particuliere pour ces derniers, qui font beaucoup plus nuifibles à l’Etat, qu’ils ne lui font avantageux ; & employer tous les moyens poffibles pour les éloigner de fa perfonne dès qu’il s’apperçoit de leurs mauvais desseins & de leurs cabales, afin d’en arrêter les fuites dangereufes. Si au lieu de fe garder d’eux, il écoute leurs difcours trompeurs, & néglige de pénétrer dans ce qu’ils fe font propofé, il peut donner lieu à un bouleverfement général. Il ne doit donc pas prêter l’oreille à ces fortes de perfonnes, parce qu’ils n’agiffent que par la haine & l’envie qu’ils ont dans le cæur ; & s’ils fe fentent foutenus, ils peuvent en un moment mettre tout en comcombustion. Si le Prince joint à fa pénétration, la vigilance la plus exacte, il fe gardera facilement des furprifes qu’ils pourroient lui faire, & découvrira la vérité à travers leurs menfonges. Par son attention à les obferver, il évitera non-seulement le trouble & le défordre, mais il arrivera même au plus haut degré d’autorité & de grandeur ; & la vigilance jointe avec la modération feront la bafe de son bonheur & de celui de fes peuples.

Après qu’il fe fera fait une étude des maximes de la fageffe & des regles de la juftice, qui conftituent le gouvernement de fon Empire, il eft encore très-important à un Monarque de prendre confeil de perfonnes fages & confommées dans les affaires, & avoir foin que fes Etats foient peuplés & cultivés, & que fes fujets vivent heureux et contens. C'eft de cette maniere que Dabchelim, ce puiffant Roi des Indes, gouverna autrefois par les fages confeils du fameux Bidpaï, pour fervir de modele, comme il le fit, à tous les Monarques de l'Univers qui vinrent après lui. Ce fut auffi par ce moyen, qu'il jouit d'un regne paifible, & de longue durée, conformément à fes fouhaits, & qu'à fa mort, il laiffa cette grande réputation, qui le rend fi recommandable à la poftérité. Cette réputation doit être l'objet et le but d'un grand Monarque, qui afpire à la gloire ; parce que de toute la grandeur, & de tout l'éclat dont il jouit en ce monde , c’eft la feule chofe qui refte après lui.

Aux noms de Dabchelim & de Bidpaï, le Sultan fe fentit épanouir le cæur, de la même maniere qu’un bouton de rofe s’ouvre le matin au fouffle d’un doux zéphir : il y a long-temps, dit-il au grand Vifir, que je defire être informé de l’hiftoire de Dabchelim & de fon Bramine, & d’entendre le récit de leurs entretiens les plus particuliers. Quelque foin que j’aie pris, jufqu’à présent, de me procurer cette fatisfaction, je n’ai trouvé perfonne qui m’en ait pu dire la moindre chofe. Mais je loue Dieu de ce que vous fçavez une hiftoire que depuis fi long-temps je defire d’apprendre. J’ai trouvé enfin ce que je cherchois, & je me vois au moment de jouir de ce que je demandois à Dieu avec tant de ferveur. Je me flatte que vous ne me remettrez pas à un autre temps, & que dès-à-préfent vous me ferez part des discours que ces deux perfonnes fi illuftres eurent ensemble, fans omettre rien de tant de chofes exquifes, dont je veux profiter.

Les marques de ma reconnoiffance vous feront connoître à quel point je me tiendrai obligé du plaifir que j’attends de vous. Comme je prétends que mes fujets tirent tout l’avantage des fages confeils que je vais entendre, cela doit vous faire juger de l’eftime que j’en ferai. Ne doutez pas auffi que je ne fçache très bien que la langue du sage, est la clef du tréfor de la fageffe. Ouvrez donc ce tréfor & parlez. Vous ne pouvez rien faire qui mérite davantage mon approbation, & celle de tout le monde, que d’expofer à votre Souverain, des chofes dont il puiffe faire fon profit, puifqu’il s’agit de la tranquillité & du bonheur de fes peuples.

Le grand Vifir, qui avoit l’efprit préfent & une grande facilité de s’énoncer, ne put fe difpenfer d’obéir au Sultan fon Maître, qui le preffoit fi obligeamment. Il lui donna la fatisfaction qu’il fouhaitoit, & raconta dans les termes fuivans, & avec toute l’éloquence dont il étoit capable, l’hiftoire qu’il demandoit.

  1. Anciens Rois de Perſe, ſelon les Orientaux.
  2. L'Alborat ou le Bourak, ſelon les rêveries du Mahométiſme, eſt la monture qui enleva Mahomet au Ciel, & qui lui en fit faire le voyage en ſi peu de temps, que l'eau de ſon pot de chambre qu'il avoit renverſé en partant, n'avoit pas achevé de ſe vuider lorſqu'il fut de retour.
  3. Simmar étoit un Architecte célèbre chez les anciens Perfans.
  4. C'eft la Religion Mahométane.