Contes et fables/Le Rôle le plus difficile

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Contes et fablesLibrairie Plon (p. 212-216).


LE RÔLE LE PLUS DIFFICILE


Le mari et la femme discutaient souvent sur le point de savoir lequel des deux dans le ménage avait le rôle le plus difficile ; l’homme disait que c’était le sien, et la femme prétendait le contraire.

Un jour d’été, ils changèrent d’occupation : la femme s’en alla aux champs, et le mari garda la maison.

— Fais bien attention, lui dit en partant la femme ; fais sortir à temps les vaches et les moutons ; donne à manger aux poussins, et prends garde qu’ils ne s’égarent ; prépare le dîner avant mon retour, fais les crêpes et bats le beurre ; n’oublie pas, surtout, de piler le millet.

La baba donna donc les ordres nécessaires, et partit.

Avant que le moujik eût pensé à faire sortir le bétail, les animaux étaient déjà loin, et c’est avec peine qu’il put les rejoindre.

Il revint à la maison, et pour qu’un milan ne pût enlever les poussins, il les attacha l’un à l’autre par les pattes, et fixa l’extrémité de la ficelle à la patte de la poule.

Il avait remarqué que sa femme, tout en pilant le millet, pétrissait la pâte ; il voulut donc faire comme elle. Il se mit à pétrir la pâte et à piler le millet ; et, pour pouvoir battre le beurre en même temps, il attacha le pot de crème à sa ceinture. « Lorsque le millet sera pilé, pensa-t-il, le beurre sera prêt aussi. »

À peine le moujik eut-il commencé, qu’il entendit la poule crier : « Kirikiki ! » et les poussins piauler. Il voulut courir pour voir ce qui se passait dans la cour, mais il trébucha, tomba, et le pot de crème fut brisé. Cependant, il se précipite dans la cour, et il aperçoit un énorme milan qui saisit un poussin et l’enlève avec les autres, ainsi que la poule. Pendant que le moujik restait bouche bée, le porc pénétra dans l’izba, renversa le pétrin, la pâte se répandit très à propos pour l’animal qui se mit à la dévorer.

Un autre porc se fourra dans le millet, tandis que le feu s’éteignit.

Le moujik rentra et, devant tous ces malheurs, ne sut plus où donner de la tête.

La femme, en revenant, regarde dans la cour : plus de poules ; elle dételle vivement le cheval et entre aussitôt dans l’izba.

— Où sont les poussins et la poule ?

— Un milan les a emportés ; j’avais attaché la poule et les poussins pour ne pas qu’ils s’égarent, mais un énorme milan survint et les emporta.

— Et le dîner est-il prêt ?

— Quel dîner ? puisqu’il n’y a pas de feu ?

— As-tu battu le beurre ?

— Mais, non ! en courant dans la cour, je me suis heurté et j’ai été culbuté ; le pot s’est cassé, et les chiens ont mangé la crème.

— Et qu’est-ce que c’est que cette pâte qui est répandue ?

— Les maudits cochons ! pendant que j’étais dans la cour, ils ont pénétré dans l’izba ; l’un a renversé le pétrin, et l’autre le millet dans le mortier.

— Comme tu as bien travaillé ! dit la baba. Moi, j’ai labouré mon champ, et je reviens de bonne heure.

— Ah ! oui ! là-bas il n’y a qu’une chose à faire tandis qu’ici, il faut tout faire à la fois ; prépare ceci, soigne cela, songe à tout, comment y arriver ?

— Et moi cependant, j’y arrive chaque jour ; ne discute donc plus, et ne dis plus que les babas n’ont rien à faire.