Contes et fables/Le Mouvement perpétuel

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Contes et fablesLibrairie Plon (p. 79-82).


LE MOUVEMENT PERPÉTUEL

HISTOIRE VRAIE


Un moujik se fit meunier, et construisit des moulins.

Puis, l’idée lui vint d’en construire un qui ne marcherait ni avec de l’eau, ni avec des chevaux. Il voulait qu’une lourde pierre, en montant et redescendant, fit mouvoir, par son poids, la roue continuellement, de façon que le moulin marchât seul.

Le moujik alla chez le barine et lui dit :

— J’ai inventé un moulin au mouvement perpétuel, qui peut marcher sans eau et sans chevaux, et qui ne s’arrêtera que lorsqu’on le voudra ; seulement, j’ai besoin d’argent pour acheter de la fonte et du bois ; prête-moi, barine, trois cents roubles, et je te donnerai le premier moulin que je construirai.

Le barine demanda au moujik s’il savait lire ; le moujik répondit négativement.

Alors le barine lui dit :

— Voilà, si tu savais lire, je te donnerais un livre qui traite de la mécanique, et tu verrais qu’on ne peut construire un pareil moulin ; que beaucoup sont devenus fous en recherchant ce moulin qui marche seul.

Le moujik n’ajouta pas foi aux paroles du barine, et lui répondit :

— On écrit bien des mauvaises choses dans vos livres ; je connais un mécanicien qui a construit un moulin pour un marchand, mais il l’a manqué ; eh bien, moi, quoique je ne sois qu’un ignorant, d’un simple coup d’œil j’ai reconnu le défaut, je l’ai arrangé, et il a marché.

Le barine dit :

— Et comment lèveras-tu la pierre lorsqu’elle sera descendue ?

— Elle remontera toute seule avec la roue, répondit le moujik.

— Oui, elle remontera, mais pas assez haut, et la seconde fois moins haut encore ; puis elle s’arrêtera, malgré toutes les roues que tu monteras : c’est comme si tu t’élançais sur un traîneau, d’une haute montagne sur une plus petite, tu ne pourrais de cette petite t’élancer sur la grande.

Le moujik persistait dans son idée ; il se rendit chez un marchand, et lui promit de lui construire un moulin sans eau ni chevaux.

Le marchand lui avança l’argent, le moujik construisit, construisit ; les trois cents roubles y passèrent, mais le moulin ne marcha pas.

Le moujik consacra tout son bien à cette entreprise, et tout fut perdu sans succès.

Alors le marchand lui dit :

— Livre-moi le moulin, et surtout qu’il marche sans eau et sans chevaux, sinon rends-moi mon argent.

Le moujik alla de nouveau trouver le barine et lui fit part de son embarras.

Le barine lui donna de l’argent et lui dit :

— Maintenant, reste à travailler chez moi, construis-moi de simples moulins, — pour cela tu t’y connais, — mais à l’avenir, ne t’engage pas à faire des choses aux-quelles des gens plus intelligents que toi ont dû renoncer.