Contes et fables/Le Loup et le Moujik

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Contes et fablesLibrairie Plon (p. 173-179).


LE LOUP ET LE MOUJIK

CONTE


Un loup, poursuivi par un chasseur, rencontra un moujik qui revenait des champs, portant un sac et une chaîne à battre le blé. Alors le loup lui dit :

— Moujik, cache-moi ! les chasseurs me poursuivent.

Le moujik eut pitié du loup, le cacha dans son sac, et le mit sur son épaule.

Les chasseurs vinrent et demandèrent au moujik s’il n’avait pas vu le loup.

— Non, je ne l’ai pas vu ! répondit le moujik.

Les chasseurs s’éloignèrent, le loup sortit du sac, et se jeta sur le moujik.

Et le moujik s’écria :

— Oh ! loup ingrat ! tu n’as pas de honte ? je viens de te sauver la vie, et c’est moi que tu veux dévorer !

Le loup lui répondit :

— Un bienfait s’oublie !

— Non, reprit le moujik, un bienfait ne s’oublie pas ; interroge qui tu voudras, on te le dira.

Et le loup reprit :

— Eh bien, soit ! Allons ensemble sur la route, nous demanderons à la première personne que nous rencontrerons si un bienfait s’oublie ou non. Si l’on me dit « Non », je te laisserai vivre. Si c’est le contraire, je te mangerai !

Et ils continuèrent leur route.

Bientôt ils rencontrèrent un vieux cheval.

Le moujik lui demanda :

— Dis-moi, cheval, si un bienfait s’oublie ou non.

Le cheval dit :

— Voilà ce que je sais, moi. J’ai vécu douze ans chez mon maître, et je lui ai donné douze chevaux, et, en même temps, je l’ai aidé dans la culture ; l’an passé, je devins aveugle ; alors il me fit travailler au moulin. Enfin, je perdis mes forces, et, un jour, je tombai sous la roue. On me frappa, on me traîna par la queue, et l’on me mit dehors. Quand je revins à moi, je m’éloignai. Où je vais ? je n’en sais rien !

Alors le loup dit :

— Vois-tu, moujik, qu’un bienfait s’oublie ?

Et le moujik répondit :

— Attends encore, et demandons à un autre.

Plus loin, ils rencontrèrent un vieux chien qui boitait et se traînait avec peine.

Le moujik demanda :

— Chien, dis-nous si un bienfait s’oublie ou non.

— Voilà ce que je dirai, répondit le chien ; j’ai vécu quinze ans chez mon maître ; je gardais sa maison, j’aboyais, je me jetais sur les malfaiteurs pour les mordre ; mais aujourd’hui que je n’ai plus de dents, on m’a chassé de la cour, on m’a poursuivi avec un trait dont on m’a frappé ; j’ai les reins brisés, et je me traîne comme je peux, je ne sais où, mais je veux m’éloigner le plus possible de mon ancien maître. Et le loup reprit :

— Entends-tu ce qu’il dit ? Et le moujik répondit :

— Attends la troisième rencontre !

Plus loin, ils rencontrèrent un renard.

— Dis-moi, renard, reprit le loup, un bienfait s’oublie-t-il ou non ?

— Pourquoi, dit le renard, veux-tu savoir cela ?

Le moujik répondit :

— Voici pourquoi. Le loup était poursuivi par des chasseurs, il me pria de le cacher, et maintenant, il veut me dévorer.

— Est-ce qu’un si grand loup peut se placer dans un sac ? Si je voyais cela, je vous mettrais d’accord, repartit le renard.

— Il s’y est glissé entièrement, s’écria le moujik, il te le dira lui-même.

— C’est vrai ! répondit le loup.

Alors le renard reprit :

— Montre-moi donc comment tu as pu te faufiler dans le sac, je ne le croirai qu’en le voyant.

Le loup se glissa dans le sac et dit :

— Voilà comment j’ai fait !

— Entre entièrement, insista le renard, car je ne vois pas !

Le loup entra tout à fait dans le sac, et le renard dit au moujik :

— Maintenant il faut le lier.

Le moujik lia le sac, et le renard lui dit :

— Montre maintenant, moujik, comment tu bats le blé !

Le moujik se mit à rire et battit le loup avec la chaîne ; puis il reprit :

— Regarde, renard, battre le blé, comme sous la chaîne le grain s’ouvre. — Et il donna un coup sur la tête du renard, le tua, en disant :

— Un bienfait s’oublie !