Contes en vers (Voltaire)/Préface de Catherine Vadé

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 3-8).


PRÉFACE

DE CATHERINE VADÉ

pour les contes de Guillaume Vadé[1].

(1738[2])

Je pleure encore la mort de mon cousin Guillaume Vadé[3], qui décéda, comme le sait tout l’univers, il y a quelques années : il était attaqué de la petite vérole. Je le gardais, et lui disais en pleurant : « Ah ! mon cousin, voilà ce que c’est que de ne pas vous être fait inoculer ! Il en a coûté la vie à votre frère Antoine[4], qui était, comme vous, une des lumières du siècle. — Que voulez-vous que je vous dise ? me répondit Guillaume ; j’attendais la permission de la Sorbonne, et je vois bien qu’il faut que je meure pour avoir été trop scrupuleux. — L’État va faire une furieuse perte, lui répondis-je. — Ah ! s’écria Guillaume, Alexandre et frère Berthier[5] sont morts ; Sémiramis et la Fillon, Sophocle et Danchet, sont en poussière[6]. — Oui, mon cher cousin ; mais leurs grands noms demeurent à jamais : ne voulez-vous pas revivre dans la plus noble partie de vous-même ? Ne m’accordez-vous pas la permission de donner au public, pour le consoler, les contes à dormir debout dont vous nous régalâtes l’année passée ? Ils faisaient les délices de notre famille ; et Jérôme Carré, votre cousin issu de germain, faisait presque autant de cas de vos ouvrages que des siens : ils plairont sans doute à tout l’univers, c’est-à-dire à une trentaine de lecteurs qui n’auront rien à faire. »

Guillaume n’avait pas de si hautes prétentions ; il me dit avec une humilité convenable à un auteur, mais bien rare : « Ah ! ma cousine, pensez-vous que dans les quatre-vingt-dix mille brochures imprimées à Paris depuis dix ans mes opuscules puissent trouver place, et que je puisse surnager sur le fleuve de l’Oubli, qui engloutit tous les jours tant de belles choses ?

— Quand vous ne vivriez que quinze jours après votre mort, lui dis-je, ce serait toujours beaucoup ; il y a très-peu de personnes qui jouissent de cet avantage. Le destin de la plupart des hommes est de vivre ignorés ; et ceux qui ont fait le plus de bruit sont quelquefois oubliés le lendemain de leur mort. Vous serez distingué de la foule ; et peut-être même le nom de Guillaume Vadé, ayant l’honneur d’être imprimé dans un ou deux journaux, pourra passer à la dernière postérité. Sous quel titre voulez-vous que j’imprime vos Opuscules ? — Ma cousine, me dit-il, je crois que le nom de Fadaises est le plus convenable ; la plupart des choses qu’on fait, qu’on dit, et qu’on imprime, méritent assez ce titre. »

J’admirai la modestie de mon cousin, et j’en fus extrêmement attendrie. Jérôme Carré arriva alors dans la chambre. Guillaume fit son testament, par lequel il me laissait maîtresse absolue de ses manuscrits. Jérôme et moi lui demandâmes où il voulait être enterré ; et voici la réponse de Guillaume, qui ne sortira jamais de ma mémoire :

« Je sens bien que, n’ayant été élevé dans ce monde à aucune des dignités qui nourrissent les grands sentiments, et qui élèvent l’homme au-dessus de lui-même ; n’ayant été ni conseiller du roi, ni échevin, ni marguillier, on me traitera après ma mort avec très-peu de cérémonie. On me jettera dans les charniers Saint-Innocent, et on ne mettra sur ma fosse qu’une croix de bois qui aura déjà servi à d’autres ; mais j’ai toujours aimé si tendrement ma patrie, que j’ai beaucoup de répugnance à être enterré dans un cimetière. Il est certain qu’étant mort de la maladie qui m’attaque, je puerai horriblement. Cette corruption de tant de corps qu’on ensevelit à Paris dans les églises, ou auprès des églises, infecte nécessairement l’air ; et, comme dit très à propos le jeune Ptolémée, en délibérant s’il recevra Pompée chez lui :

. . . . Ces troncs pourris exhalent dans les vents
De quoi faire la guerre au reste des vivants[7].

« Cette ridicule et odieuse coutume de paver les églises de morts cause dans Paris tous les ans des maladies épidémiques, et il n’y a point de défunt qui ne contribue plus ou moins à empester sa patrie. Les Grecs et les Romains étaient bien plus sages que nous : leur sépulture était hors des villes ; et il y a même aujourd’hui plusieurs pays en Europe où cette salutaire coutume est établie. Quel plaisir ne serait-ce pas pour un bon citoyen d’aller engraisser, par exemple, la stérile plaine des Sablons, et de contribuer à faire naître des moissons abondantes ! Les générations deviendraient utiles les unes aux autres par ce prudent établissement ; les villes seraient plus saines, les terres plus fécondes. En vérité, je ne puis m’empêcher de dire qu’on manque de police pour les vivants et pour les morts[8]. »

Guillaume parla longtemps sur ce ton. Il avait de grandes vues pour le bien public, et il mourut en parlant, ce qui est une preuve évidente de génie.

Dès qu’il fut passé, je résolus de lui faire des obsèques magnifiques, dignes du grand nom qu’il avait acquis dans le monde. Je courus chez les plus fameux libraires de Paris ; je leur proposai d’acheter les œuvres posthumes de mon cousin Guillaume ; j’y joignis même quelques belles dissertations de son frère Antoine, et quelques morceaux de son cousin issu de germain Jérôme Carré. J’obtins trois louis d’or comptant, somme que jamais Guillaume n’avait possédée dans aucun temps de sa vie. Je fis imprimer des billots d’enterrement ; je priai tous les beaux esprits de Paris d’honorer de leur présence le service que je commandai pour le repos de l’âme de Guillaume : aucun ne vint. Je ne pus assister au convoi, et Guillaume fut inhumé sans que personne en sût rien. C’est ainsi qu’il avait vécu ; car encore qu’il eût enrichi la Foire de plusieurs opéras-comiques qui firent l’admiration de tout Paris, on jouissait des fruits de son génie, et on négligeait l’auteur. C’est ainsi (comme dit le divin Platon[9]) qu’on suce l’orange, et qu’on jette l’écorce ; qu’on cueille les fruits de l’arbre, et qu’on l’abat ensuite. J’ai toujours été frappée de cette ingratitude.

Quelque temps après le décès de Guillaume Vadé, nous perdîmes notre bon parent et ami Jérôme Carré, si connu en son temps par la comédie de l’Écossaise, qu’il disait avoir traduite pour l’avancement de la littérature honnête. Je crois qu’il est de mon devoir d’instruire le public de la détresse où se trouvait Jérôme dans les derniers jours de sa vie. Voici comme il s’en ouvrit en ma présence à frère Giroflée[10], son confesseur :

« Vous savez, dit-il, qu’à mon baptême on me donna pour patrons saint Jérôme, saint Thomas, et saint Raimond de Pennafort, et que, quand j’eus le bonheur de recevoir la confirmation, on ajouta à mes trois patrons saint Ignace de Loyola, saint François-Xavier, saint François de Borgia, et saint Régis, tous jésuites ; de sorte que je m’appelle Jérôme - Thomas- Raimond - Ignace - Xavier - François - Régis Carré. J’ai cru longtemps qu’avec tant de noms je ne pouvais manquer de rien sur terre. Ah ! frère Giroflée, que je me suis trompé ! Il faut qu’il en soit des patrons comme des valets : plus on en a, plus on est mal servi. Mais voyez, s’il vous plaît, quelle est ma déconvenue (car ce terme est très-bon, quoi qu’en dise un polisson. Montaigne, Marot, et plusieurs auteurs très-facétieux, en font souvent usage ; il est même dans le Dictionnaire de l’Académie). Voici donc mon aventure :

« On chasse les révérends pères jésuistes ou jésuites, pour ce que leur institut est pernicieux, contraire à tous les droits des rois et de la société humaine, etc., etc. Or Ignace de Loyola ayant créé cet institut appelé Régime, après s’être fait fesser au collége de Sainte-Barbe, Xavier, François Borgia, Régis, ayant vécu dans ce régime, il est clair qu’ils sont tous également répréhensibles, et que voilà quatre saints qu’il faut nécessairement que je donne à tous les diables.

« Cela m’a fait naître quelques scrupules sur saint Thomas et saint Raimond de Pennafort. J’ai lu leurs ouvrages, et j’ai été confondu quand j’ai vu dans Thomas et dans Raimond à peu près les mêmes paroles que dans Busembaum[11]. Je me suis défait aussitôt de ces deux patrons, et j’ai brûlé leurs livres.

« Je me suis vu ainsi réduit au seul nom de Jérôme ; mais ce Jérôme, le seul patron qui me restait, ne m’a pas été plus utile que les autres. Est-ce que Jérôme n’aurait pas de crédit en paradis ? J’ai consulté sur cette affaire un très-savant homme : il m’a dit que Jérôme était le plus colère de tous les hommes ; qu’il avait dit de grosses injures au saint évêque de Jérusalem, Jean, et au saint prêtre Rufin ; que même il appela celui-ci hydre et scorpion, et qu’il l’insulta après sa mort : il m’a montré les passages. Je me vois obligé de renoncer enfin à Jérôme, et de m’appeler Carré tout court ; ce qui est bien désagréable. »

C’est ainsi que Carré déposait sa douleur dans le sein de frère Giroflée, lequel lui répondit : « Vous ne manquerez pas de saints, mon cher enfant : prenez saint François d’Assise. — Non, dit Carré ; sa femme de neige[12] me donnerait quelquefois des envies de rire, et ceci est une affaire sérieuse. — Hé bien, prenez saint Dominique. — Non, il est auteur de l’Inquisition. — Voulez-vous de saint Bernard ? — Il a trop persécuté ce pauvre Abélard, qui avait plus d’esprit que lui, et il se mêlait de trop d’affaires : donnez-moi un patron qui ait été si humble que personne n’en ait jamais entendu parler ; voilà mon saint. »

Frère Giroflée lui remontra l’impossibilité d’être canonisé et ignoré. Il lui donna la liste de plusieurs autres patrons que notre ami ne connaissait pas ; ce qui revenait au même : mais à chaque saint qu’il proposait, il demandait quelque chose pour son couvent ; car il savait que Jérôme Carré avait de l’argent. Jérôme Carré lui fit alors ce conte, qui m’a paru curieux :

« Il y avait autrefois un roi d’Espagne qui avait promis de distribuer des aumônes considérables à tous les habitants d’auprès de Burgos qui avaient été ruinés par la guerre. Ils vinrent aux portes du palais ; mais les huissiers ne voulurent les laisser entrer qu’à condition qu’ils partageraient avec eux. Le bonhomme Cardero se présenta le premier au monarque, se jeta à ses pieds, et lui dit : « Grand roi, je supplie Votre Altesse royale de faire donner à chacun de nous cent coups d’étrivières. — Voilà une plaisante demande, dit le roi ; pourquoi me faites-vous cette prière ? — c’est, dit Cardero, que vos gens veulent absolument avoir la moitié de ce que vous nous donnerez. » Le roi rit beaucoup, et fit un présent considérable à Cardero. De là vint le proverbe qu’il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints. »

C’est avec ces sentiments que passa de cette vie à l’autre mon cher Jérôme Carré, dont je joins ici quelques opuscules[13] à ceux de Guillaume : et je me flatte que messieurs les Parisiens, pour qui Vadé et Carré ont toujours travaillé, me pardonneront ma préface.

Catherine VADÉ.



  1. Sous le nom de Contes de Guillaume Vadé, Voltaire donna, en 1764, un volume in-8o, dans lequel on trouvait les sept premiers contes qui suivent : Ce qui plaît aux dames, l’Éducation d’un prince, l’Éducation d’une fille, les Trois Manières, Thélème et Macare, Azolan, et l’Origine des métiers, et qu’il avait fait précéder de la préface sous le nom de Catherine Vadé.

    Peu après parut une brochure de 24 pages, intitulée le Bijou trop peu payé, et la Brunette anglaise, nouvelles en vers pour servir de supplément aux Œuvres posthumes de Guillaume Vadé ; à Genève, chez les frères Cramer, 1764, in-8o. Le dernier de ces contes a été réimprimé sous le nom de Voltaire à la page 1 de l’Almanach des Muses de 1774. Mais ce conte est de Cazotte.

    Le succès des Contes de Guillaume Vadé suggéra au libraire Duchesne l’idée de publier les Contes de Jean-Joseph Vadé pour servir de tome second à ceux de Guillaume Vadé, mcclxv (au lieu de mdcclxv), in-8o. Ce volume n’est autre que le quatrième tome des Œuvres de Vadé. Il n’y eut point réimpression : le libraire fit les frais d’un frontispice et d’un Avis de l’Éditeur. (B.)

  2. C’est ce millésime qui se trouve dans l’édition originale. Nous croyons que c’est une faute typographique, et qu’il faut lire : 1758, date de la mort de Vadé. (G. A.)
  3. Vadé, auteur de poésies poissardes et de quelques pièces pour les théâtres de la Foire, mort le 4 juillet 1757, s’appelait Jean-Joseph ; il était né en 1720.
  4. Antoine Vadé est, comme Guillaume Vadé, un personnage imaginaire.
  5. Le P. Berthier n’est mort qu’en 1782 ; mais Voltaire avait publié, en 1759, une Relation de la maladie, de la confession, de la mort, et de l’apparition du jésuite Berthier. (B.)
  6. Voyez tome Ier du Théâtre, page 286, Fête de Bélébat, un passage analogue dans l’exhortation faite au curé de Courdimanche.
  7. Corneile, Pompée, acte Ier, scène ire.
  8. Voltaire n’a cessé de demander le déplacement des cimetières. (G. A.)
  9. Le divin Platon est ici pour le roi de Prusse ; voyez la lettre à Mme  Denis, du 2 septembre 1751.
  10. C’est le nom du moine théatin qui figure dans Candide.
  11. Voyez dans l’Essai sur les mœurs une des notes du chapitre clxxiv.
  12. Saint Bonaventure, chapitre v, page 61 de la Vie de saint François d’Assise, qui fait partie du second volume d’octobre des Bollandistes, publié en 1768, parle d’une femme de neige qui apparut à saint François pendant qu’il se flagellait pour vaincre la concupiscence. (B.)
  13. Dans le volume publié en 1764, sous le titre de Contes de Guillaume Vadé, on trouve d’autres opuscules, soit en vers, soit en prose ; parmi ces derniers en est un intitulé du Théâtre anglais, par Jérôme Carré, qui, sauf quelques corrections et transpositions, n’est autre que l’Appel à toutes tes nations de l’Europe des jugements d’un écrivain anglais. (B.)