Contes en prose (Leconte de Lisle)/Préface

Texte établi par Jean Dornis, Société Normande du livre illustré (p. vii-xxiv).


PRÉFACE



«… La famille paternelle de Leconte de Lisle est originaire d’Avranches — Normandie —. Elle vint habiter Dinan, en Bretagne, vers le milieu du XVIIIe siècle. »

Ces quelques lignes, tracées de la main de Leconte de Lisle pour être placées en tête de l’ « Essai » qu’il désirait voir écrire sur sa personne et sur son œuvre, ont donné à la Société normande du Livre illustré l’heureuse pensée de faire, à l’auteur des Poèmes Antiques et des Poèmes Barbares, une place dans la galerie des écrivains dont la Normandie a le droit de s’enorgueillir comme de ses fils.

La Société normande du Livre illustré ne cède donc point, dans l’occasion, au désir de s’annexer une gloire qui dépasse le rayonnement de toute célébrité régionale, voire française, et qui appartient désormais au patrimoine de l’humanité lettrée. Ce n’est pas seulement en fait — ainsi qu’en témoignent ses papiers de famille, — mais physiquement et moralement que Leconte de Lisle apparaît comme un type représentatif de ces Normands campés aux frontières du pays celtique qui à travers l’histoire donnent une si vigoureuse réplique aux Normano-Irlandais du Royaume-Uni.

Quand on compare les portraits que nous ont laissés de Leconte de Lisle, les écrivains et les artistes, peintres ou sculpteurs, qui l’entouraient, on constate que, dans tout ce qui est essentiel, ces images se ressemblent entre elles. Dépouillé de ce qu’il a de tout à fait personnel dans l’expression, de ce qu’il doit au reflet du génie, à la concentration perpétuelle de la pensée, le visage de Leconte de Lisle rappelle les traits d’un Mac-Kinley, c’est-à-dire d’un de ces normano-celtiques d’outre-mer qui tiennent de leurs origines les larges plans du visage, la structure noble et nette du menton, la claire expression du regard, derrière lequel on sent de la mysticité à la minute même où le dessin de la bouche révèle l’ironie.

Au moral, ce que Leconte de Lisle doit à ses atavismes de la Manche apparaît de façon plus éclatante encore.

… « Mon père », dit-il, dans une autre note dont le manuscrit est également entre nos mains, « est d’origine normande et bretonne ».

Ces deux hérédités se disputeront Charles Leconte de Lisle.

Autant, on le sait, le Normand est homme d’action, autant le Celte se contente de se laisser bercer par son rêve. Toute sa vie, le poète, tourmenté par ses atavismes normands, souhaite passer de la méditation à l’acte. C’est l’occasion de toutes les tentatives qu’il ébaucha pour aborder la vie politique. Il sent gronder en lui une éloquence, fille de sa conviction — disons-le, un goût normand de la parole harmonieuse — qui voudrait s’exprimer à la tribune.

Entre Racine, Parisien de culture, homme de cour, et l’intransigeant Corneille, qui a une croyance morale et littéraire qu’il veut imposer aux foules, le choix de Leconte de Lisle est vite fait : c’est le Normand Corneille qu’il préfère. Peut-être même aurait-il, à la fin, déserté la poésie pour l’éloquence, la méditation pour l’action, si un fond de langueur créole, un des rares emprunts qu’il eût fait à Bourbon, ne fût venu renforcer en lui la nonchalance du Celte.

Il n’est pas moins remarquable que Leconte de Lisle, qui a ouvert sur la nature bourbonienne des yeux si émerveillés, n’ait guère manqué une occasion de dire que, parmi les créoles de Bourbon, il se sentait un étranger.

Si l’on groupe les divers traits empruntés aux pages de jeunesse qui sont ici publiées, on remarquera qu’une note de défaveur accompagne presque toujours, chez le poète, la peinture du caractère de ces Français d’outre-mer que le hasard et les hérédités maternelles avaient faits cousins ou concitoyens de Leconte de Lisle : « Le créole dit-il dans Sacatove, a le cœur fort peu expansif, il trouve parfaitement ridicule de s’attendrir ; ce n’est pas du stoïcisme, mais bien de l’apathie. »

Fils d’hommes du Nord, qui ont dû dompter la terre par la charrue, Leconte de Lisle demeure en extase devant les fécondités spontanées, qui, d’un rivage de corail au sommet d’un pic neigeux, juxtapose, le long des flancs de l’île Bourbon, tous les aspects de la vie végétale. Il est prêt à frémir de colère quand il constate que cette beauté n’éveille, chez les créoles de l’île aucun mouvement d’enthousiasme.

D’ailleurs, un fait caractéristique entre tous se dégage non seulement de la lecture de ces nouvelles, mais de l’examen de l’œuvre entière de Leconte de Lisle.

L’idéal féminin qu’il porte en soi n’est pas un reflet de cette glorieuse féminilité brune, si ferme en ses contours de jeunesse et de volupté qui, avec une abondance presque anonyme — créole, quarteronne ou négresse — jaillit de l’humus africain.

D’un bout à l’autre de son œuvre, le type de femme qu’il dégage des brouillards du songe et revêt des voiles de la rêverie afin de le produire dans tout son éclat, c’est la vierge du Nord, la jeune druidesse de « l’île de Sein » aussi bien que l’élégante petite flirteuse des Chansons Écossaises :


Ne dit pas non, fille cruelle,
Ne dis pas oui ! J’entendrais mieux
Le long regard de tes grands yeux
Et ta lèvre rose, ô ma belle !


Ce choix n’est pas un pur élan d’atavisme. Il est raisonné. À cet égard le conte ici publié : Mon premier amour en prose, a la valeur d’un document psychologique. Leconte de Lisle dit pour quelles raisons il rompit, très jeune, avec les belles et orgueilleuses jeunes filles de l’île Bourbon. Il les a symbolisées, incarnées dans cette héroïne de son premier amour qui, sur une peau orangée et des cheveux noirs, portait « un frais chapeau de paille à roses blanches et à rubans rouges »

Il avait longtemps adoré la jeune fille de loin, avec ardeur et tremblement, lorsqu’un jour il entendit la voix aigre, impitoyable à l’esclave, sortir des lèvres vermeilles, il vit les belles mains esquisser le geste de la menace, le corps souple raidi par la colère méchante. Alors le cœur du jeune poète se serra dans sa poitrine, il s’approcha de celle à qui, jamais, il n’avait osé adresser la parole, et il s’écria : « Madame ! je ne vous aime plus ! »

Cet adieu, Leconte de Lisle le jetait là à toutes ces femmes, quarteronnes ou créoles, dont il sentait les âmes — à la fois inertes et cruelles — si différentes de la sienne.

Et son parti pris d’ostracisme ira, un moment, jusqu’à le rendre injuste pour toute beauté brune.

Ainsi, le poète haïra Dianora, l’héroïne florentine d’un autre de ses contes, parce que cette Italienne, cousine par sa passion sombre des amoureuses d’Afrique, est cause de douleur et de mort pour les hommes qui l’approchent.

« Les Italiennes », écrit-il avec une espèce de volupté à se venger, « aiment et détestent avec fureur, il n’y a pas d’homme qui ait l’haleine assez longue pour porter jusqu’au bout le poids de leur haine ou de leur amour. »

Son parti est si énergiquement pris que désormais quand la nécessité du décor l’oblige à mettre en scène une jeune fille créole, il écarte décidément toutes les beautés africaines pour ne recommander à nos imaginations que des vierges couronnées d’épis d’or. Ainsi la jeune créole qui trouble l’esclave Sacatove au point de lui faire perdre le goût de la vie est dépeinte avec « une peau de neige, des yeux bleus, des cheveux blonds ». Elle semble une sœur de cette délicieuse Mlle de Lanux, petite cousine du poète que Leconte de Lisle aima d’un amour juvénile et pur, et qui, à jamais divinisée par cette tendresse, passe, dans le demi-jour du Manchy, avec « ses yeux de sombre améthyste » et ses cheveux « qui dorent l’oreiller ».

Ce n’est pas trop insister sur une obsession qui commença tôt chez le poète et dura autant que lui.

L’héroïne de sa nouvelle : Une peau de Tigre, qu’il publiait à l’âge de vingt-deux ans, est une jeune Hollandaise blonde.

La vierge qui apparaît dans Le songe d’Hermann a « les yeux bleus, les cheveux blonds ».

La jeune fille qu’on aperçoit dans la Rivière des Songes est une enfant de seize ans qui a l’idéale beauté des femmes du Nord, quand elles unissent à la limpidité fluide des yeux, à la transparence de la peau, l’abandon pensif et harmonieux de la démarche et de la pose ».

D’autre part, des documents que nous avons sous les yeux, témoignent, qu’au moment même où Leconte de Lisle arrivait en Bretagne, il se réjouissait de rencontrer, dans les salons de Dinan, deux jeunes sœurs anglaises, Mlles Caroline et Mary Beamish, « vaporeuses et blondes », auxquelles il dédiait des pièces de vers sous ce titre transparent : Mens blanda in corpore blando.

Une telle persistance dans les aspirations sentimentales et plastiques dépasse la fidélité d’un cœur. On a souvent corrigé le proverbe : « Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es » en cette forme équivalente : « Dis-moi qui tu aimes et je te dirai qui tu es ».

Celui qui, lorsqu’il prend les traits du jeune Ménalcas, évoque ainsi la petite paysanne qu’il préfère à toutes les princesses : « elle revenait du marché en rossignolant, avec ses yeux bleus, ses lèvres roses, sa robe bariolée, son sourire joyeux, ses seize ans et toutes les belles fleurs qu’elle cueillait sur son passage », celui qui a eu cette vision aime, en Normand, la Normandie elle-même.



Ces remarques peuvent servir de fil conducteur pour cheminer, sans se perdre, à travers les nouvelles qui composent ce recueil.

Et tout d’abord, elles permettent de sortir du labyrinthe, en apparence sans issue, qu’est ce conte, d’écriture médiocre mais de portée symbolique : Une Peau de Tigre.

En 1837, le poète, alors âgé de dix-neuf ans, avait quitté son île natale pour venir achever ses études en Bretagne. Au passage du cap de Bonne-Espérance, des lettres de présentation lui avaient ouvert la maison hospitalière d’un riche Hollandais. Ce négociant était le père heureux d’une de ces jeunes filles blondes que Leconte de Lisle préférait à toutes les beautés d’Afrique à cause de leur douceur, de leur mélancolie, de leur romanesque.

Elle s’appelait Mlle Anna Bestaudy. Elle chantait agréablement au clavecin. Il lui dédiait des vers :


… Anna, jeune Africaine aux deux lèvres de rose,
À la bouche de miel, au langage si doux,
Tes regards enivrants où la candeur repose
Accordent le bonheur quand ils passent sur nous[1]


Il lui parle « de sa main blanche », de ses cheveux « qui tombent si mollement sur les contours neigeux de son cou ». Puis il se rembarque, continue de penser à elle et demeure assez possédé de son souvenir pour lui dédier les premières pages de prose qu’il fait imprimer : Une Peau de Tigre[2].

Un souvenir douloureux le hante : sur le divan où la belle Anna s’étendait, le poète avait aperçu la dépouille d’une magnifique panthère. De qui Mlle Bestaudy avait-elle pu tenir ce présent, sinon de l’homme à qui elle était fiancée et qui l’épouserait demain ? Sans doute quelque bel officier anglais ou hollandais, qui avait tué le fauve aux Indes ou à Java, et puis en avait jeté la dépouille, en hommage, aux pieds de la vierge de son choix ? Qu’avait-il, lui, le pauvre Charles Leconte de Lisle, à offrir, en contre-poids d’un don si viril ? Des lignes inégales tracées sur le papier d’une main tremblante, des vers…

Du moins se venge-t-il dans la distance et le recul du temps en imaginant, dans sa nouvelle, celle que son rêve naïf a effleurée, mariée à ce chasseur brutal.

Il la montre désillusionnée, meurtrie, repentante peut-être d’avoir préféré la force à la tendresse, un livre de vers à la main, et rêvant. Mais soudain elle frissonne car les griffes aiguës, féroces, inertes de la bête qui gît là, étendue sur le divan où elle-même repose, se sont accrochées aux dentelles de sa robe, les déchirent, tiennent son bras prisonnier.

L’intensité des sentiments du poète ne devait avoir d’égale que leur durée dans son cœur.

En effet, sept ans âpres la publication de Une Peau de Tigre. Leconte de Lisle reprend ces souvenirs pour les compléter et les magnifier. Il n’est pas satisfait du dénouement qu’il a donné à l’idylle ébauchée avec Mlle Anna Bestaudy : il remet la jeune fille en scène dans La Rivière des Songes[3].

Cette fois elle a changé de nom, mais elle n’a pas changé de décor et elle apparaît une fois encore « vêtue de blanc », autant pour satisfaire aux exigences du climat africain qu’à l’esthétique du poète.

Dans un coin de la chambre, il y a un meuble que nous connaissons, « un magnifique piano ». Et il est là aussi, « le divan » sur lequel « Édith est à demi couchée » exactement comme dans la nouvelle : Une Peau de Tigre — pour les « lionceaux » et les babouins », qui forment la ménagerie de la jeune fille, ils sont des fils et des cousins de ces lions et de ces singes que le poète adolescent avait aperçus en 1837, chez un autre habitant du Cap, M. Villet.

Évidemment ici le poète embellit un peu les choses. Dans une longue épître qu’il avait adressée, au moment même de son passage au Cap[4], à un ami de Bourbon, il avait dépeint Mlle Bestaudy non comme une rêveuse sentimentale, mais comme « une grosse Hollandaise très gaie ». De même n’avait-il jamais fait avec elle de promenade en canot sur la Rivière des Songes, mais bien risqué une excursion : « dans une voiture à six places par une route généralement sablonneuse mais bordée de charmantes maisons », pour se rendre à Constance, site éloigné de quatre lieues du Cap.

On a pourtant la preuve qu’il y avait un peu de fanfaronnade dans cette description, par trop ironique, adressée par le jeune Leconte de Lisle à l’ami bourbonnien. Le poète n’avait pas voulu paraître trop aisément conquis. Le fait est que, dès lors, il était revenu de sa promenade en voiture tout à fait subjugué et qu’un petit tour au « Jardin de la Compagnie » où « jouait la musique militaire » avait achevé sa déroute sentimentale. Autrement on ne pourrait expliquer ces vers que Charles avait déposés, avec la timidité qu’on devine, sur le piano de la jeune fille


… Oh si je pouvais, si je pouvais te dire
De ta voix, de tes pas les charme infinis,
Les suaves pensées que ta présence inspire,
Mes vers seraient charmants et d’eux-mêmes surpris[5] !


Il est bien divertissant de penser que décidé à jouer dans La Rivière des Songes le rôle de l’amoureux préféré, le poète s’accorde les supériorités qui lui manquaient dans Une Peau de Tigre. Il s’affuble de la défroque d’un jeune Anglais « qui a tant vu, tant senti, que la vie lui semble lourde, pâle et longue ». Et il a bien soin de se peindre en même temps sous les traits d’un moderne Nemrod qui a « chassé l’ours en Russie, le loup en Lithuanie, l’élan au Canada, le lion en Afrique et seize tigres royaux dans le Bengale »

Comment Mlle Anna Bestaudy résisterait-elle, cette fois, à des mérites si accumulés et si contradictoires ? Il y a sûrement l’écho de paroles qui furent dites, dans ce naïf et charmant dialogue qui s’engage entre les deux jeunes gens

— « Rien n’est beau comme cette vallée, je voudrais y vivre et y mourir. J’emporterai en Angleterre le regret douloureux d’avoir entrevu le bonheur sans t’atteindre. »

— « De si graves intérêts sont-ils donc attachés à votre départ ? demanda Édith en baissant la tête par une sorte de pressentiment qu’une heure décisive allait sonner pour elle. »

— « Le plus grave intérêt de la vie, miss Polwis. »

Le fait est que Charles Leconte de Lisle se rendait à Dinan pour y passer son baccalauréat.

Cela ne changea rien aux choses, et l’écolier, devenu homme, avait le cœur gonflé de la mélancolie d’un souvenir toujours cher, quand — dix ans plus tard — fixant ses réminiscences, il écrivit le conte émouvant qui finit par ces mots :

« Ô première larme de l’amour, si rien n’a terni ta chaste transparence, la mort peut venir… tu nous auras baptisés pour la vie éternelle. »



Tel est bien le sentiment profond de Leconte de Lisle. Entre une amoureuse tragique comme sa Dianora, et les vierges que le désir approche mais ne touche point, il n’hésite pas. Ses poèmes nous avaient ouvert cette mystérieuse fenêtre sur les profondeurs de son cœur : les pages de jeunesse, recueillies ici, commentent éloquemment, éclairent comme par un rayon pur, la passion de cette âme d’élite pour l’idéal intact.

Certes, c’est pour préciser cet idéal là que le poète a écrit : La Mélodie incarnée ; Le Songe d’Hermann.

Qu’est-ce que cette femme qui, au matin, se dégage de l’obscurité d’une pauvre chambre et apparaît à un mélancolique joueur de violon une seconde avant que son cœur et son instrument se brisent à la fois ? C’est l’Âme du Stradivarius. Et, si elle se manifeste au musicien, c’est que la veille, pour la première fois, il a eu la révélation de la Nature. Ses sens se sont ouverts. Pour lui, le son est devenu visible : la beauté lui a été révélée.

Cette Vierge, que le musicien de la Mélodie incarnée aperçut au moment où son violon se brisait, elle surgit une seconde fois, presque de la même manière, au milieu de cet autre conte : Le Songe d’Hermann.

Celui qui, momentanément, représente le poète lui-même, la dépeint par ces mots :

— « … Cette femme est le type humain de la Beauté que j’aime dans la Nature. Les plus sublimes créations du cœur ont une réalité, sois-en sûr. Je rencontrerai cette femme sur la terre ou dans un autre monde, je ne sais, mais je la rencontrerai.

Et, voilà que, docile à celui qui l’appelle, la Vierge se révèle. Il suffit pour cela qu’Hermann ferme les yeux sur les réalités extérieures et que, dans le rêve, il évoque les souvenirs de sa jeunesse. Lorsqu’il relève ses paupières, la vision s’est évanouie avec l’aurore. Le poète ne cherche point à la préciser, il ne conte à personne quelle douceur il a goûtée, dans le songe, avec elle, quelles paroles éternelles l’intangible fiancée lui a dites. Non, pas plus en prose qu’en vers, pas plus à cette minute de jeunesse que plus tard sous sa couronne de cheveux blancs il ne trahira le secret de son âme.

Elles sont bien de l’homme qui, dans la force de la vie, écrira le sonnet des Montreurs, ces lignes qui, malgré lui, nous font apercevoir, déchiré par les épines de la route, un cœur tout palpitant

« Notre pauvre monde ressemble aux parades de la foire, chacun à son heure, en son lieu, monte sur les tréteaux du paillasse. Or, le paillasse qui pleure est hué. Le monde antique était plus indulgent, il accordait un masque à l’histrion. Libre à lui de pleurer dessous, mais de notre temps on cloue le rire aux lèvres. »



La nouvelle intitulée Marcie a été empruntée par Leconte de Lisle à un fond de chroniques bourbonniennes qui content les dangers que faisait courir, aux jeunes filles créoles l’ardeur et la tendresse de leurs esclaves noirs.

On notera pourtant que, dans Marcie aussi bien que dans Sacatove, la passion du nègre pour sa jeune maîtresse demeure un sentiment, et ne va pas jusqu’à la consommation.

Ce qui se passe encore aujourd’hui dans l’Amérique du Nord, où le noir n’est plus un esclave mais, théoriquement, un citoyen libre, donne ici raison à la réserve de Leconte de Lisle. L’entreprise d’un noir américain aux dépens d’une jeune fille ou d’une femme de race blanche, est, sans doute, immédiatement punie d’une manière effroyable par le lynchage, par des demi-pendaisons dans lesquelles le supplicié sent, à la fois, un feu allumé sous ses pieds, une corde attachée sous son menton et les déchirures de balles qu’on lui tire dans le corps. Mais la seule crainte du supplice n’est point en cause, pas plus dans le Sud ou l’Ouest américain, qu’à Bourbon. La vérité c’est que le noir reconnaît vraiment le blanc comme son supérieur. Il sent l’abîme qui le sépare de la femme blanche et, s’il y a mépris d’une part, il y a admiration, vénération presque religieuse du côté de l’homme de couleur envers une créature qui lui semble plus qu’humaine.

En affirmant par deux fois dans ses nouvelles cet état d’âme de l’esclave en face de la créole, Leconte de Lisle a voulu rendre un témoignage loyal en faveur de ces humbles serviteurs pour lesquels il ne se contentait pas de rêver l’affranchissement, mais dont il contribua, plus que tout autre, à faire des hommes libres, puisqu’un an après la publication de ce conte — en 1848 — on le voit se placer à la tête de la Délégation qui va réclamer, au Parlement français, la liberté des esclaves de l’Île Bourbon et, le premier, signer la requête qui aboutira à cette mesure d’humanité.

En dehors de ce souvenir historique, la lecture de Marcie fournit des indications particulièrement intéressantes sur la façon dont Leconte de Lisle travaillait, sur le procédé par lequel il mêlait, aux fantaisies de son imagination, tantôt l’érudition, tantôt des observations directes. Et d’abord il convient de noter à quel point le décor de l’Île Bourbon, où il fait mouvoir ses personnages, est peint avec exactitude. Cela commence par l’espèce d’acte d’adoration du créole exilé pour ce vaste tableau où resplendissent, aux premières lueurs du soleil, cette ardente, féconde et magnifique nature, qu’il n’oubliera jamais. Puis s’accumulent les détails précis sur la partie de la forêt du Bernica « qui est cultivée » aussi bien que sur la « libre étendue que couvre encore une abondante et vierge parure » où l’on voit la route de Saint-Paul à Saint-Leu « qui sépare les terres, de la savane de Boucan-Canot ».

En ce qui concerne l’anecdote même qui est la trame de Marcie, il est difficile de démêler si l’écrivain l’attribue aux véritables acteurs du drame ou à des prête-noms. Ceci est sûr : en sa qualité de colonial, Leconte de Lisle s’était minutieusement intéressé à l’histoire de la conquête et de l’organisation de « l’Inde française » sur laquelle, dix ans après la publication de ce conte, il écrira une longue étude où il caractérisera, en historien, les rôles de La Bourdonnais et de Dupleix.

Sans doute est-ce dans les lectures qu’il fit à ce sujet qu’il rencontra l’épisode romanesque, qui est à l’origine de sa nouvelle et qui met en scène une mésalliance : le mariage d’un Rabastens, marquis de Villefranche, avec une jeune bourgeoise Arménienne, échappée au massacre de Madras.

Leconte de Lisle n’avait qu’à regarder tout près de soi pour étudier les effets d’une telle fantaisie amoureuse. Elle était, on le sait, fort en désaccord avec les habitudes du milieu où il vivait :

« Cette union, dit-il dans Marcie, mécontenta M. de Villefranche, le père, mais il finit par la sanctionner comme il est d’usage. De ce mariage insolite entre l’héritier des Rabastens et la fille d’un marchand arménien de Madras, résulta la naissance d’une enfant. »

Cette enfant est Marcie.

De même façon, Leconte de Lisle se connaissait-il un oncle, le fils de sa propre grand’mère maternelle, un marquis de Lanux qui, rompant avec les préjugés créoles, avait épousé une mulâtresse. De ce mariage, qui avait jeté un froid entre les deux branches de la famille, était née cette fille, Mlle de Lanux, qui réunissait les séductions des deux races, et que le poète a chantée dans des vers qui dureront autant que la langue française[6]

Doit-on conclure de là que Leconte de Lisle ait cherché à se représenter lui-même dans ce Georges Fleurimont qui épie le passage de Mlle de Villefranche, avec un amour à la fois timide et furieux ?

Physiquement, moralement, socialement parlant, il semble bien que ce soit en effet à lui-même que Leconte de Lisle ait songé ici. Comment Fleurimont est-il peint ? Il a « de grands yeux bleus, le front large, les lèvres fines et les cheveux blonds ». Ses gestes sont ceux d’un poète : « Il s’assoit au penchant du précipice, pose son front entre ses mains et reste immobile. » Psychologiquement on nous le montre « orgueilleux et indolent ». Pour sa passion : « elle est d’autant plus violente que sa nature normale est apathique ». Des désirs inassouvis le dévorent : « Si Marcie de Villefranche avait pu deviner que cet homme pâle qu’elle rencontrait si fréquemment dans ses promenades et qui, à sa vue, se hâtait de fuir ou de se cacher pour la suivre à la dérobée, nourrissait pour elle un amour sauvage qu’il ne pouvait contenir, à coup sûr elle se fût gardée d’affronter un danger devenu terrible ; mais à peine la fière créole avait-elle prêté une attention passagère à ces rencontres, aussitôt effacées de sa mémoire. »

Il n’y a pas moyen de ne point penser ici, une fois de plus, à Mlle de Lanux. Et, aussi bien, semble-t-il que ce fut elle, la fille du marquis, qui dédaigna son cousin, le roturier, fils de « petits blancs » comme on nommait alors, à Bourbon, ceux qui ne pouvaient se targuer de rouler du sang bleu dans leurs veines. Sans doute la jeune fille ne pouvait l’oublier : sa mère était quarteronne. Elle se révoltait de la défaveur que ce métissage pouvait jeter sur elle, et d’autre part elle dédaignait les autres blancs de l’île du haut de son marquisat.



Deux dates, 1847-1852, assignent à la nouvelle qui a pour titre La Princesse Yaso’da, sa place critique dans l’œuvre de Leconte de Lisle. Ce fut en 1846 que parurent : L’Introduction à l’Histoire du Boudhisme et l’Histoire poétique de Krischna, publiées et traduites par Burnouf. Leconte de Lisle, que préoccupait déjà le désir d’habiller de poésie l’histoire des religions humaines, fut un des premiers lecteurs de ces magnifiques ouvrages qui lui apparaissaient comme des révélations. Il s’y jeta avec une passion qui donna de l’inquiétude à Sainte-Beuve.

« M. Leconte de Lisle », écrivit en effet le critique dans un de ses feuilletons du Constitutionnel, « a quitté le paysage du midi de l’Europe et fait un pas vers l’Inde ; qu’il ne s’y absorbe pas. »

Le fait est que Leconte de Lisle s’y « absorba » à ce point, qu’en 1852, il publiait, dans le premier recueil de ses vers, plusieurs de ses poèmes indiens[7].

La Princesse Yaso’da, que les lecteurs de la Démocratie pacifique lurent vers la fin de l’année 1847, doit être considérée comme un premier essai, en prose, de ce que l’on a pu nommer la manière hindoue de Leconte de Lisle.

Elle en a tous les caractères en les exagérant.

On sait en effet que le poète était singulièrement préoccupé d’écarter, de ses œuvres de prose ou de vers, tout ce qui ne lui semblait pas scrupuleusement caractéristique d’une époque, d’un peuple, d’un génie. Dans cet effort, il se montre ici plus Hindou que son modèle le lyrique Jayadeva, « qui écrivit cinq cent soixante-treize millions d’années après que l’énergie mâle eut fécondé l’énergie femelle ». Un des inconvénients de l’art hindou est la juxtaposition des détails dans un pêle-mêle qui empêche l’œil et l’esprit de saisir l’ensemble. En effet, les temples, les bas-reliefs, les statues, les broderies, les teintures sur étoffes, les bibelots, que nous a légués l’art hindou sont aussi écrasés que sa littérature, sous cette abondance touffue.

Leconte de Lisle qui, un jour, apportera de l’ordre dans cette rêveuse incohérence, cède ici au désir juvénile de s’en enivrer. Il y a du jeu dans cet essai, et cela se sent à des détails qu’il faut noter au moins en marge.

Si, plus tard, il y eut encore une part de gageure dans le glorieux entêtement avec lequel le poète rima son œuvre hindoue au milieu de l’indifférence de la majorité de ses contemporains, et si, volontairement ou non, dans quelques-uns de ses poèmes des plus parfaits, il a laissé percer une nuance d’ironie, dans la Princesse Yaso’da ce sourire est apparent. Ici la disposition railleuse de l’écrivain se donne libre carrière, aux dépens, non seulement du lecteur, mais des philosophes hindous eux-mêmes. On y relève, en abondance, des traits comme ceux-ci : « Les Sages admirent avec délices le regard bienveillant qui s’écoule des grands yeux du roi Satyavrata ; mais la race perverse contemple en frémissant la ligne droite de son nez auguste, signe infaillible de l’inflexibilité de sa justice ».

La délicieuse petite princesse Yaso’da elle-même, « la perle du monde », n’échappe pas à ces satires. Elle est trop différente des beautés de la Hollande ou des vierges celtiques. Aussi notre auteur remarque qu’elle a « le nez pointu comme la flèche du désir ».

Ce sont là des éclairs qui traversent l’œuvre entière de Leconte de Lisle, comme ils passaient dans son clair regard, lorsque ayant décoché avec un sourire quelque mot mordant, il laissait tomber son monocle et abaissait ses paupières.

Mais cette ironie n’est pas le seul lien qui unit ces fantaisies en prose et les plus belles d’entre les pièces hindoues des Poèmes antiques, elles ont encore, en commun, l’émotion et la profondeur du sentiment.

Le même railleur qui vient de se moquer du pieux roi occupé à se mouiller les oreilles en l’honneur du Dieu conservateur de l’Univers, se penche, sans vertige, sur l’insondable abîme de la Sagesse hindoue. Son cœur, si vite las, si définitivement épris de repos, aime à s’enivrer de la promesse que les yeux du sage se fermeront sur « les manifestations visibles et passagères, et qu’un jour viendra où ses oreilles n’entendront plus rien des bruits sensuels ».

… « Que verraient en effet les justes ? qu’entendraient-ils ? L’abîme de ce qui est un, et par soi-même est noir, inouï. »

Et Leconte de Lisle ajoute « Telle est la doctrine des Justes. Elle est consolante. »



De pareils traits dépassent le plaisir, qu’au sortir d’une lecture dont son imagination s’est divertie, un écrivain éprouve à donner une première forme aux réflexions ou aux rêveries que le tête-à-tête avec un poème archaïque a suggérées en lui. Elles seront le leit-motiv même de la philosophie de Leconte de Lisle. Elle se dessine ici avec netteté.

Aussi bien ces pages de prose, liminaires de l’œuvre du poète, que la piété littéraire de la Société normande du Livre illustré a voulu recueillir, ne font-elles pas penser à ces palettes de peintre que des amateurs passionnés collectionnent pour y relever des traces, toutes fraîches, de la « manière » de l’artiste ?

En effet, à travers cette captivante collection de récits, on peut découvrir l’ébauche de tout ce qui sera, un jour, la pensée et le génie du poète, à savoir la passion de la nature, la passion de l’histoire, la passion et la crainte de la femme, la passion et la pitié de la créature, l’engloutissement final des désirs et des apparences sensibles dans une philosophie qui submerge tout.

Ainsi, dès la première et juvénile manifestation de son activité littéraire, le poète se révèle tel que des forces, qu’on n’élude point, l’ont dégagé du bloc héréditaire, tel que ses rêveries, ses aspirations personnelles, l’ont déjà modelé. Dans l’incertitude philosophique, politique et littéraire de son temps, Leconte de Lisle se dresse vraiment comme un de ces phares, robustes et blancs, qui bordent les falaises normandes, qui explorent l’horizon de leurs feux tournants, qui entraînent, dans l’orbe de leur lumière, tout le palpitement de la vie ailée, et, qui, à travers les périls de la nuit et de la tempête, enseignent, aux tremblants navires, où est l’écueil et où est le port.


JEAN DORNIS.


Louveciennes, 17 juillet 1909.



  1. Le Cap, 3 avril 1837.
  2. La Variété, 1840.
  3. La Démocratie pacifique (13 juin 1847).
  4. En 1837, à son camarade Adamolle.
  5. À Mlle Anna Bestaudy. Au Cap de Bonne-Espérance, le 5 avril 1837.
  6. Voir Le Manchy ; et : L’Illusion suprême (Poèmes barbares).
  7. Poèmes antiques.