Contes en prose/Maman Nunu

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Contes en proseLibrairie L. HébertO.C. François Coppée, Prose, tome I (p. 178-184).


Mes parents n’étaient pas assez riches pour avoir une servante. Certes non, les pauvres gens ! et je me souviens même qu’elles duraient très longtemps, les redingotes à collet de velours de mon père, et que maman faisait assez souvent de petits savonnages. Dès le matin, le pauvre homme s’en allait à son ministère, emportant dans sa poche un morceau de pain fourré de charcuterie pour son déjeuner ; mes deux sœurs – elles étudiaient la peinture – partaient pour leur atelier, et tandis que la cadette, celle qui devait mourir à vingt-trois ans, hélas ! et que nous appelions alors « la grosse Marie », finissait le ménage, ma pauvre mère s’installait à son petit bureau, près de la fenêtre, et commençait à copier des mémoires de charpente ou de serrurerie pour les entrepreneurs du voisinage. Or j’étais alors un important personnage de six ans, désigné ordinairement par le sobriquet de « Cicis », un gamin maladif vêtu d’un petit caban de drap écossais, à carreaux blancs et rouges, chef-d’œuvre de l’industrie maternelle, dont j’étais très fier. Ma sœur Marie, bien que déjà elle se rendît utile à la maison, n’avait que trois ans de plus que moi, et d’aussi jeunes enfants avaient besoin d’exercice et de grand air.

Aussi, vers midi, la mère Bernu, une pauvre vieille du quartier, venait nous prendre tous les deux pour nous mener à la promenade. Elle déjeunait sur un coin de table et maman lui donnait dix sous. Avec cette petite ressource, les secours du bureau de bienfaisance et quelques autres aumônes peut-être, elle trouvait encore moyen de vivre ; et mes humbles, très humbles parents, qui, par des prodiges d’économie, conservaient dans la pauvreté un air de décence bourgeoise, devaient lui faire l’effet de puissants capitalistes.

Très âgée, avec un bonnet d’aïeule campagnarde d’une blancheur éclatante, une robe brune à petites fleurs et un châle vert toujours tiré à quatre épingles, « maman Nunu », comme nous la nommions, offrait un visage aux traits réguliers, ridé comme une pomme de conserve, où quelques poils blancs frisaient autour d’une bouche édentée. Elle était d’une propreté scrupuleuse, conservait les formes polies du peuple d’autrefois, et, ayant eu elle-même une nombreuse famille, s’entendait à merveille au gouvernement des bambins.

Maman Nunu nous emmenait donc, ma sœur Marie et moi, dans les avenues désertes qui rayonnent autour des Invalides. J’habite aujourd’hui de ce côté ; je suis revenu là, poussé par un irrésistible attrait ; car le Parisien est plus fidèle qu’on ne croit à ses souvenirs d’enfance et garde un sentiment attendri pour son quartier natal. Il y avait à cette époque, sur ces lointains boulevards, de magnifiques ormes qui ont été coupés pendant le siège, de vieux bancs de bois vermoulu, des fossés pleins d’herbe et des réverbères à potence datant du Paris révolutionnaire, des réverbères à pendre l’aristocrate. C’était un lieu mélancolique, presque agreste, très solitaire. On n’y rencontrait que de rares invalides, – ancien modèle, – avec l’habit bleu à pans retroussés et le grand tricorne à cocarde, porté en bataille, ou des pauvresses à cornettes de nonnes et à fichus croisés sur la poitrine, qui vivaient de la charité des hôtels et des couvents du faubourg Saint-Germain, tout proche, et qui, dans la journée, se chauffaient sur les bancs au soleil. La mère Bernu prenait place auprès d’elles et faisait volontiers un bout de causette, tandis que, Marie et moi, nous nous accroupissions à ses pieds et jouions avec le sable.

Mais, si petit bonhomme que je fusse, j’avais déjà de l’imagination, et les récits que la mère Bernu faisait à ses simples compagnons m’intéressaient puissamment. Écoutée avec respect à cause de son grand âge, elle leur parlait souvent, comme d’une personne considérable et qui faisait honneur à sa famille, de sa fille, l’unique enfant qui lui restât, – car les autres, tous des garçons, avaient été tués pendant les guerres de l’Empire, – de sa fille qui tenait la loge d’un hôtel du faubourg Saint-Honoré, où son mari était cocher, et qui, par un hasard ironique, s’appelait Madame Napoléon. Ce nom de Madame Napoléon, qui revenait constamment dans les discours de la mère Bernu, exerçait sur moi une sorte de fascination, et je ne pouvais me figurer la concierge du faubourg Saint-Honoré que coiffée de la couronne et traînant le manteau impérial. Un jour, maman Nunu nous conduisit chez sa fille : c’était une grosse commère, déjà vieille, qui nous offrit des tartines d’excellent raisiné. Mais mon cerveau d’enfant ne voulut pas admettre cette réalité, et, même après cette visite, le nom prononcé de Madame Napoléon n’évoqua jamais dans ma pensée que l’image d’une radieuse impératrice.

Comme toutes les personnes âgées, la mère Bernu, dans ses entretiens du boulevard des Invalides, remontait volontiers vers ses plus lointains souvenirs. Elle avait dîné dans la rue, sur une table dressée devant sa maison, le jour de la Fédération ; elle avait vu passer Marie-Antoinette dans la charrette, « en camisole blanche » ; elle décrivait son fils aîné, le grenadier de la garde impériale, avec son grand bonnet à poils et ses hautes guêtres noires ; et j’entrevoyais, en l’écoutant, des drames confus et de vagues splendeurs. Hélas ! ce qu’elle se rappelait le mieux, c’étaient les réjouissances publiques dont le petit peuple a sa part : la fête de l’Empereur et les distributions de vin, le jour de la naissance du roi, où l’on jetait des cervelas à la foule.

Chose navrante – j’y songe aujourd’hui – que ce cours d’histoire contemporaine fait par une pauvresse !

Un jour, elle voulut montrer son logis à l’une de ses vieilles amies et la conduisit, avec nous, bien entendu, dans une misérable maison de la rue Rousselet. Nous entrâmes dans une chambre au carreau froid, mal éclairée par un châssis à tabatière, où il n’y avait qu’un lit de paysan et quelques chaises de paille. Pourtant, sur une vieille commode, une petite chapelle en plâtre, dont les fenêtres étaient garnies de verres de couleur, charma mon attention enfantine. Maman Nunu expliqua l’origine de ce singulier objet à sa camarade. Sous l’ancien régime, le jour de la Fête-Dieu, les enfants du peuple, comme ils font encore aujourd’hui, disposaient de petites chapelles aux portes des maisons ; mais ils n’avaient pas besoin d’importuner les passants pour leur arracher quelques sous : car, en ce temps-là, les personnes de qualité faisaient arrêter leurs voitures devant la petite chapelle, mettaient pied à terre, s’agenouillaient un instant et laissaient une large aumône. C’était ainsi que la mère Bernu, alors toute jeune fillette, avait vu descendre de son carrosse et prier devant cette chapelle de plâtre un vieux seigneur « très paré » qui, son oraison dite, lui avait souri et donné un louis d’or, le seul peut-être qu’elle eût touché de sa vie ; et ce seigneur n’était autre que le maréchal de Richelieu en personne, alors extrêmement âgé et tombé dans la dévotion. La mère Bernu, qui se vantait d’avoir été jolie, avait eu le dernier sourire de Fronsac !

Ainsi je passais mes après-midi à écouter les belles histoires de maman Nunu ; puis à la tombée du jour nous revenions vers la rue Vanneau, où demeurait ma famille, et nous remontions nos cinq étages. Les grandes sœurs étaient de retour, et, riant de leur beau rire de jeunes filles, aidaient la mère à mettre le couvert. Puis le père revenait de son bureau, fatigué, courbé, pauvre homme d’esprit et de rêverie qui s’usait sur des paperasses ! Mais quand il avait embrassé tout son monde, son visage, son naïf et fin visage sans barbe, sous une brosse de cheveux gris d’argent, s’éclairait d’un heureux sourire. Il ôtait sa redingote, – cette redingote qui durait si longtemps ! – disait : « Ouf ! » en enfilant sa robe de chambre ; et, comme la soupière fumait déjà sur la table et que la mère Bernu la regardait du coin de l’œil, tout en faisant mine de s’en aller, il lui disait gaiement, avec sa générosité de pauvre et sa bonne grâce de gentilhomme :

« Asseyez-vous là, maman Nunu... vous dînerez avec nous. »