Contes en prose/Le Coucher du Soleil

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Contes en proseLibrairie L. HébertO.C. François Coppée, Prose, tome I (p. 149-157).
LE COUCHER DU SOLEIL

Cette après-midi de fin d’octobre avait été magnifique, et le paisible flâneur l’avait employée tout entière à bouquiner. Il avait passé en revue les étalages, en commençant par le parapet du quai Saint-Michel, non dans l’espoir de découvrir l’Alde rarissime ou l’introuvable Elzévir, — il est loin le temps où l’on pouvait dénicher le Pâtissier françois dans la case à deux sous ! — mais pour jouir plus longuement de la belle promenade des bords de la Seine et pour charmer sa rêverie au dernier sourire de la belle saison. La bonne journée ! un ciel pur, un soleil tiède, et parfois la subite caresse d’un vent frais et léger. Vers la moitié de sa course, devant l’hôtel des Monnaies, le bouquineur avait trouvé et acquis, pour la modique somme de deux francs, un exemplaire un peu piqué, mais très présentable encore, du Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand, qui comblait la plus importante lacune de sa collection de romantiques ; puis, serrant tendrement sa trouvaille sous son bras, il avait continué son inspection jusqu’au pont Royal, où il arriva vers cinq heures. Il était un peu fatigué ; les tables rondes rangées devant le café d’Orsay l’invitèrent au repos. Il s’assit donc et se fit servir un verre de bière.
Alors il promena ses regards autour de lui ; l’heure était exquise. Là-bas, sur la gauche, dans l’azur pâle qu’il moirait de ses rayons, le soleil descendait majestueusement, jetant à l’admirable paysage de Paris son adieu doré. Le bouquet de platanes dont les branches se mêlent aux vergues de la Frégate, les sveltes peupliers qui ombragent les bains Vigier, et, plus loin, les marronniers touffus de la Terrasse du bord de l’eau, venaient de s’enflammer au long baiser du couchant, et leurs feuillages semblaient de cuivre et d’or. Un éclair pourpré jaillissait de toutes les fenêtres du pavillon des Tuileries, et la ligne harmonieuse et grise du vieux Louvre s’était baignée d’un reflet rose. Une lumière éblouissante et chaude frappait obliquement tous les objets, allongeant les ombres sur le sol, obligeant les passants à cligner des yeux, faisant miroiter le cuir verni des voitures et la croupe luisante des chevaux. La nature, cette grande virtuose désintéressée, faisait, ce jour-là, de l’art pour l’art et soignait son coucher de soleil ; et le flâneur, qui contemplait par hasard ce spectacle, se sentit tout à coup pris d’un enthousiasme enivré devant la calme et radieuse splendeur qui transfigurait les édifices, les arbres et le ciel.
Cependant, parmi les nombreux piétons regagnant leur logis qui venaient de franchir le pont et de traverser le quai, plusieurs passaient devant les tables du café, et le consommateur saisissait au vol des lambeaux de conversation.
Ce furent d’abord deux hommes graves, tout de noir vêtus, — têtes d’avocats à pince-nez et à favoris, — chargés de lourdes serviettes de chagrin noir.

« Et vous croyez que le groupe Lavigne votera avec les droites ? disait l’un d’eux avec fureur... Mais ce serait une infamie !

— Que voulez-vous ! répondit l’autre d’un air important. C’est de la tactique parlementaire. »
Et ils s’éloignèrent, tout à cet intéressant dialogue, sans honorer d’un regard le soleil couchant.
Soudain, les milliers de petits oiseaux dont la palpitation d’ailes secouait d’un frisson les platanes de la Frégate, commencèrent ce que le peuple appelle naïvement leur prière du soir. Après un prélude de quelques cris isolés, le concert éclata brusquement, et, des grands arbres criblés d’étincelles, un gazouillis fou s’éleva où se mêlaient le sifflet des merles, le guilleri des moineaux et le fringottement des pinsons, unis et confondus dans un chœur immense qui imitait le bruit clair et continu d’un torrent lancé sur des pierres.
Deux jeunes bourgeoises, assez élégamment mises, passèrent alors en bavardant. Auprès d’elles marchait un petit garçon, habillé comme un chien savant et tenant à la main un ballon captif sur lequel étaient écrits ces deux mots :
Au Louvre.
« Je vous assure, ma chère, disait l’une des deux femmes à sa compagne, que vous avez eu tort d’acheter aujourd’hui vos gants de Suède... Il y aura samedi une exposition au Bon Marché... Des occasions superbes... » Et, sans attirer l’attention de ces étourdies ni de personne, le soleil descendait toujours, avec une pompe et une lenteur royales. Maintenant il touchait presque au dôme vitré du Palais de l’Industrie, qui flambait comme une montagne de diamant. La voûte céleste avait changé d’aspect.
Restée pure vers le levant, elle prenait une nuance plus foncée ; tandis qu’à l’ouest, de longs nuages violets, frangés d’or, restaient immobiles dans un abîme d’un bleu de turquoise.
Un gros capitaine et un mince sous-lieutenant de hussards, sanglés dans leurs uniformes, arrivèrent alors du côté du quartier de cavalerie en traînant leurs sabres sur le trottoir, et s’arrêtèrent un moment au seuil du café.
« J’en suis certain, mon capitaine... Le lieutenant Tardieu sera compris dans la promotion de janvier... C’est son « tour de bête ».
— Eh bien ! moi, je vous réponds qu’il n’a pas son rang d’ancienneté.
— Il est bien aisé de nous en assurer... Consultons l' Annuaire. »
Et ils entrèrent dans l’estaminet, où les appelait du reste l’heure de l’absinthe. À ce moment, l’astre, que voilaient les arbres lointains des Champs-Elysées, plongea derrière l’horizon, et soudain tout s’assombrit. En quelques secondes, les maisons et les monuments devinrent tristes et noirs comme s’ils avaient vieilli de cent ans ; les feuillages d’automne, dont tout à l’heure la cime brillait encore, prirent un funèbre ton de rouille ; le concert des oiseaux continua pendant une minute en s’affaiblissant, puis se tut ; un vent froid souffla du nord et traversa l’espace, pareil à un long soupir de regret.
Mais, en même temps, obéissant à la loi qui veut que tous les foyers qui s’éteignent jettent en mourant un plus brillant éclat, le soleil, déjà disparu, déploya, dans le coin du ciel où régnait encore son souvenir, toutes les magnificences du crépuscule ; et, là-bas, vers le pont de la Concorde, au-dessus de la rivière, se creusa dans l’horizon une grotte de pierreries qui faisait songer à l’entrée des souterrains où les despotes d’Asie enfouissent leurs trésors. Autour de ce foyer fulgurant, les nuages s’amoncelaient, variant sans cesse de nuances et de formes. D’abord ils s’étaient massés comme une chaîne de montagnes d’or ; puis, la cordillère s’était rompue, et un archipel d’îlots couleur de rubis nagea dans un océan d’un vert adorablement tendre. Mais voilà que les îles s’allongeaient et se transformaient en serpents de lumière, en poissons de feu ; et, tout à coup, sans qu’on s’en fût aperçu, d’autres nuages s’étaient formés, plus loin, à droite, à gauche, partout, ébauchant des chimères fugitives, se revêtant de tons à désespérer Véronèse, construisant et détruisant à la hâte des Babels aériennes. Il y en avait d’énormes, dont les plans s’enfonçaient dans le lointain avec des perspectives d’architecture ; un gros nuage, d’un brun violacé, se tordait comme un crocodile en ouvrant une gueule monstrueuse, et là-haut, toute seule, une petite nuée, pure comme une vierge, semblait une fleur s’épanouissant dans l’infini.
Un omnibus traversait alors le pont Royal ; il était complet, et tout un rang de voyageurs de l’impériale était placé juste en face du merveilleux crépuscule. Mais il se passait alors un événement à sensation — triple assassinat ou crise ministérielle — et tous ces hommes assis lisaient le journal du soir, mettant la banalité d’un premier-Paris ou l’horreur d’un fait-divers entre leurs regards et les sublimes féeries du couchant.
Le soleil était vaincu ; mais, avant de disparaître tout à fait, il tenta un suprême effort contre l’indifférence des citadins, et, du fond de son gouffre, il lança une telle lueur de pourpre que tout le paysage en fut incendié. Les solitudes du ciel rougirent, comme prises de pudeur ; le fleuve roula dans ses flots du sang et des roses ; et les façades des maisons et les visages des passants eux-mêmes se colorèrent de ce reflet érubescent.
Mais le bouquineur, assis devant le café d’Orsay, observa vainement les physionomies, écouta vainement les fragments d’entretiens de ceux qui défilaient devant lui. C’étaient des artisans silencieux revenant vers la soupe du soir, courbés par le labeur, les yeux fixés au sol ; c’était un couple d’hommes de lettres en train de déchirer un confrère ; c’étaient des gens de négoce et de finance absorbés dans un calcul mental, rêvant à quelque stratagème contre le bien du prochain ; c’était une jolie femme dont les regards ne cherchaient que la flatterie caressante des autres regards.
Aucun de ces êtres-là ne se souciait du coucher du soleil.
Seul, un bourgeois, qui donnait le bras à son épouse, daigna jeter les yeux sur l’horizon ; puis il prononça ces simples paroles :
« Le ciel est rouge... C’est signe de vent. » La nuit montait. Dans le sombre azur du levant venaient d’éclore quelques débiles étoiles ; il ne restait plus du crépuscule qu’une brume rousse, semblable à celle qui suit les feux d’artifice ; et le flâneur quelconque, dont la contemplation de la nature avait, ce soir-là, fait un poète, fut un instant tout fier et tout troublé en songeant que le soleil s’était couché pour lui seul.