bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-05-29ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1373-376
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Un Excellent Garçon
Cela se passa en plein jour. Il est vrai
que la route de Cherville à Grandpré traverse
un pays absolument désert, et qu’il
n’est pas d’endroit mieux conditionné
pour un guet-apens. N’importe ! Il faut
une jolie dose de hardiesse à celui qui se
met ainsi, sous le soleil de midi, à l’affût
du voyageur isolé.
Je descendais donc la longue côte du
Col-Rouge, les deux freins bien en main,
et assez lentement, car des coudes brusques
et continuels obligent à beaucoup
de prudence.
Après l’un de ces tournants, un petit
bois s’offrit, qui dévalait sur les bords
escarpés de la route.
Et soudain j’eus l’impression d’une
corde qui se raidissait devant moi, à hauteur
de mon guidon. Je tombai.
La chute fut brutale. Je restai un moment
étourdi, non point blessé, mais incapable
du moindre effort.
Et en même temps j’assistai à ce spectacle :
Du petit bois un homme avait
bondi. D’un geste il ramassa ma bicyclette,
l’enfourcha et s’enfuit à toute allure.
Je réussis à me soulever sur mon coude.
Et ce fut aussi rapide, aussi brusque
que cela l’avait été pour moi. Cent mètres
plus loin, l’homme faisait un écart, zigzaguait
un instant, puis s’écroulait au
pied d’un poteau télégraphique.
⁂
Je crois que la profonde satisfaction
que j’éprouvai en voyant cet immédiat et
juste châtiment contribua fort à me remettre
d’aplomb sur mes jambes et à cicatriser
radicalement les égratignures
que j’avais pu me faire. C’était vraiment
délicieux de rentrer ainsi en possession
de ma chère bicyclette. Pourvu qu’elle
ne fût pas brisée !
Elle ne l’était pas, je m’en rendis
compte tout d’abord. Je n’avais donc
plus qu’à l’enfourcher à mon tour et à
filer.
Le désir légitime d’ajouter ma correction
personnelle à celle que le destin
avait infligée à mon voleur me porta
vers lui.
Il gisait sans mouvement. Mais je pus
m’assurer aussitôt qu’il n’était pas évanoui.
À mon approche il ouvrit les yeux
et prononça :
— Soyez tranquille, je ne chercherai
pas à m’échapper. Pour sûr, j’ai la jambe
cassée… la droite…
Je touchai sa jambe. Il poussa un cri
et devint d’une pâleur mortelle. Je lui
dis :
— C’est bien. Je vais aller jusqu’à
Grandpré et avertir la gendarmerie. On
enverra sans doute une charrette.
Il ne répondait pas. Je m’éloignai et relevai
ma machine. Pourtant je ne partis
point. Non. Cela m’eût été absolument
impossible. Ce n’est pas pour si peu
qu’on livre à la justice un enfant de vingt ans — il devait avoir à peu près cet
âge.
Oh ! certes, ma bicyclette m’eût été dérobée
qu’aucun châtiment ne m’eût paru
assez rigoureux pour un tel crime. Mais
elle était là, je la tenais. N’ayant donc
subi aucun dommage, rien ne s’opposait
à ce que je fusse indulgent.
D’autre part, je ne pouvais pas le laisser
là sur la route, blessé, sans soins.
Que faire ? Des soins, j’étais incapable
de lui en donner.
Je l’interrogeai. Il me dit qu’il habitait
au hameau de Fougron, deux kilomètres
avant Grandpré. Son père était garde-barrière.
Lui, il travaillait au village.
— Et tu voles les bicyclettes ?
— Oh ! fit-il, j’en avais tellement envie
d’une !
Il dit cela du ton convaincu d’un
amoureux qui parlerait d’une femme à
laquelle il ne peut prétendre.
— De sorte que tu n’as pas pu résister… ?
— Je n’ai pas pu… Voilà des années
que j’y pense. Mais il fallait de l’argent…
Le père a été malade… j’ai dû le
nourrir… Et plus ça allait plus j’en voulais
une… Alors…
Alors il avait essayé de s’approprier la
mienne. Cette envie, plus forte que tout,
me toucha au plus profond de mon âme
de cycliste fervent. Il est bien que l’on
éprouve de ces envies-là. Et si l’on ne
recule devant rien pour les satisfaire, on
fait preuve ainsi d’une volonté et d’une
énergie qui ne sont pas du ressort de
tout le monde.
J’abandonnai toute idée de vengeance.
D’ailleurs il avait une figure si douce et
si sympathique, une de ces bonnes figures
d’ouvrier qui respirent l’honnêteté
et la droiture.
JE me sentis subitement tout disposé
faire quelque chose pour lui. L’essentiel
était d’abord de ne pas le laisser crever
au milieu de la route.
Je lui demandai, après une minute de
réflexion ;
— Écoute, je vais essayer de te tirer de
là. Es-tu en état de te tenir sur ma
bicyclette ?
— Pour aller où ?
— Chez ton père.
— Et vous ?
— Je te conduirai.
— À pied ?
— À pied.
⁂
Une demi-heure plus tard mon nouvel
ami, Denis Guilbain, assis sur ma bicyclette,
sa jambe malade étendue sur des branches fixées à la fourche, glissait sans
secousse vers sa demeure.
Et moi je le poussais vaillamment, une
des mains au guidon, l’autre aux ressorts
de la selle. Et je ne manquais pas de suer
à grosses gouttes.
⁂
Denis Guilbain est un excellent garçon,
travailleur, exact, consciencieux,
dévoué, sans défaut, me semble-t-il.
Et la meilleure preuve de l’estime où je
le tiens, c’est que, l’an dernier, ayant
acheté une automobile, je le fis placer
dans un garage, et qu’après quatre mois
d’apprentissage il est entré chez moi à
titre de mécanicien.
Ce n’est pas pour dire qu’il faut voler
pour être un honnête homme, et je ne
conseille à personne d’attendre, pour engager
un mécanicien, qu’il s’en présente
un au coin de quelque bois… Mais cependant…
enfin, quoi ! que voulez-vous de
plus ?… Je Suis enchanté de lui.